Chapitre IV partie 2

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Chris bat frénétiquement des jambes pour remonter à la surface, lorsqu’une force le pousse vers la délivrance. Il inspira avec force en atteignant la surface, constatant que les eaux de la rivière sont effectivement plus calmes une fois la chute passée. Il regagne la rive avec peine. Épuisé, il s’allonge sur un rocher et tentant de reprendre son souffle. La clé est chaude à son cou et lorsqu’il la prend en main, celle-ci rougeoie. Une vague de chaleur le submerge, séchant instantanément ses vêtements et sa peau – un autre de ses pouvoirs dont il ne soupçonnait pas l’existence. Une fois sec, il retrouve une respiration normale, son esprit s’éclaire.

Bien que perdu et esseulé dans un endroit qu’il ne connaît pas, Chris se rassure en voyant que la chute d’eau, d'environ quinze mètres de haut, forme une sorte de cratère aux parois abruptes. À moins d’y plonger, Line et ses sbires devront forcément faire un détour pour le rattraper.

« Je devrais suivre la rivière, je tomberais bien sur des habitations »

Le crépuscule approche – le soleil a déjà entamé son inexorable déclin à l’horizon. En contrebas de la cascade, Chris trouve un petit sentier qui longe sinueusement le cours d’eau. Il profite de son confort, s’évitant ainsi une fracture de la cheville en escaladant chaque rocher qui borde la rivière, lorsque les contours d’une petite maison se dessinent au loin.

De plus près, la masure faite de planches, couverte de mousse et d’herbes par endroits, semble sur le point de s’écrouler. Une sorte de lierre, parsemé de petites fleurs orange, forme un rideau recouvrant tout un côté et entourant une minuscule fenêtre ronde. Le toit est en branchages posés anarchiquement, fixés avec de la corde. Du côté donnant sur la rivière, une autre fenêtre ronde est ouverte – une légère fumée s’en échappe, ainsi qu’une agréable odeur de thé.

Chris frappe à la porte, espérant trouver une âme charitable. Celle-ci s’entrouvre.

— Il y a quelqu’un ?

Sa question reste sans réponse – il entre sur la pointe des pieds. Couvrant tout un pan de mur sur sa gauche, une grande étagère, garnie de bocaux, entoure la minuscule fenêtre ronde. Cette dernière doit être verrouillée depuis très longtemps, vu les toiles d’araignée et la poussière la recouvrant. Sur la droite, un petit fourneau est allumé – une théière en métal argenté y chauffe, laissant échapper un filet de vapeur. Il y a aussi une petite réserve de bois juste à côté, ainsi qu’une sorte de garde mangé.

Dans le fond, une multitude de caisses, paniers et autres cagettes de tailles diverses, sont entassées. Une échelle monte à ce qui semble être une mezzanine, d’où Chris peut apercevoir des ballots de foins et de branchages. Une table, cernée de deux tabourets, trône au centre de la pièce, d’où une petite lampe à pétrole, surmontée d'un chapeau en verre jauni, éclaire l'endroit d'une douce lumière dansante.

La délicieuse odeur de thé lui revient aux narines – des arômes de fruits des bois et de thé noir, avec une pointe de miel. Sans même se demander qui l’a préparé, il ramasse un gobelet et le remplit à ras bord. Le goût herbacé, âcre et amer du breuvage, se mélange à une substance visqueuse qui colle au fond du verre. Rien à voir avec ses délicieuses effluves.

— Faut pas se gêner, mon vieux ! lance une voix nasillarde dans son dos.

Surpris, Chris déglutit sa gorgée de thé en manquant de s’étrangler, prit sur le fait.

— Excusez-moi, commence-t-il en se retournant. La porte était ouverte…

Il perd toute contenance face à la créature qui se dresse devant lui – une grenouille d’un mètre soixante, à la peau verte et marron, le jauge du regard. Elle porte un pantalon en tissu bleu clair avec un foulard orange autour du cou, un gigantesque chapeau de paille planté sur la tête.

— Ça vous arrive souvent de rentrer comme ça chez les gens ?

— Vous êtes… une grenouille ?

— Mon nom n’est pas « grenouille », mais Thèoffric ! répond la créature. Je suis un Batravien de la faction de la forêt de Flaïne et vous êtes dans ma demeure ! Puis-je au moins savoir qui vous êtes ?

— Euh… je m'appelle Chris…

— Très bien, monsieur Chris, puis-je savoir ce que vous faites dans ma maison, à l’heure de soupé, les mains vides ?

Le ton de sa voix s'adoucit, Chris sent la clé irradier une chaleur rassurante.

— Je suis vraiment désolé, Thèoffric, je n’avais pas prévu de me retrouver chez vous. J’étais poursuivi et je suis tombé de la chute d’eau, plus haut. Ensuite, j’ai aperçu votre maisonnette et, en frappant, la porte s'est ouverte…

— Bah, ce n’est pas grave, mon ami ! répond Thèoffric avec un large sourire. Vous ne m’avez pas l’air dangereux et nous autres Batraviens avons le sens de l’hospitalité. Nous savons reconnaître un visage amical lorsque nous en voyons un !

Il dépose une tape amicale sur l'épaule de Chris qui ouvre de grands yeux, surprit par la chaleur de sa main à quatre doigts.

— Vous appréciez mon thé aux mûres ? demande Thèoffric en s’asseyant.

— C’est… original… pour du fruit… répond Chris en s’asseyant à son tour.

Il porte le douteux breuvage à sa bouche. Ne voulant pas vexer son hôte, il réprime une grimace de dégoût.

— Des fruits ? Les mûres sont des araignées, voyons ! Les bleues, avec de longues pattes vertes velues.

Chris est pris de haut-le-cœur en visualisant celle croisée dans les buissons et, sans le vouloir, le liquide jaillit de sa bouche et de son nez. Thèoffric éclate d'un rire moqueur tandis que Chris se confond en excuses tout en s’essuyant avec la manche de son manteau.

— Je vous le concède, son goût affreux dénote avec son fumet, mais c’est une boisson traditionnelle de mon peuple, bonne pour le fonctionnement du corps. C’est la seule raison qui me pousse encore à en boire…

Il se penche vers Chris et place sa main devant sa bouche, tentant d’être discret, il chuchote :

— Personnellement, je trouve que c’est dommage de gâcher l’eau de la rivière pour un tel résultat.

Chris acquiesce, partagé sur la bonne attitude à avoir. Mais malgré leur récente rencontre, la compagnie de Thèoffric lui est bizarrement agréable, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Et bien que son apparence le déconcerte, Chris sent qu’il peut avoir confiance en ce nouvel ami.

Après avoir nettoyé les éclaboussures de thé, Thèoffric attrape un bocal et le pose sur la table – d’étranges fruits, d’un rouge cramoisi, baignent dans un liquide sirupeux qui dégage un parfum sucré. Thèoffric fouille dans son garde-manger pour en tirer deux bols garnis d’une crème brunâtre. Il en tend l’un à Chris, planté d'une cuillère, puis l’invite à prendre des fruits. Soucieux de ne pas savoir de quoi il s'agit, mais ne voulant, là encore, pas vexer son hôte, Chris en attrape un, puis en croque une minuscule bouchée. Ses yeux s’écarquillent d'étonnement lorsque le subtil mélange de poire, d’épices et de vin blanc vient titiller ses papilles.

— C’est encore meilleur mélangé à la crème de Rougeotes, annonce Thèoffric en pointant le bol à la substance brunâtre avec sa cuillère.

— Ce n’est pas une autre espèce d’araignée ? demande Chris, un brin d’inquiétude dans la voix.

Thèoffric pouffe de rire.

— Rassurez-vous, la Rougeote est une plante à fleurs amarante qui pousse sur les berges de la rivière. Nous utilisons sa sève pour en faire cette crème, et les feuilles servent à soigner les plaies. D’ailleurs, les fleurs sont délicieuses en infusion, mais elles ne se récoltent qu’au tout début de l’hiver, juste avant qu’elles ne se flétrissent. À cette période, le poison qu’elles contiennent redescend vers les racines pour les protéger du froid. Il faut être extrêmement vigilant, car il est mortel.

Thèoffric en engouffre une pleine cuillère et l'avale goulûment. L’imitant, Chris est surpris par son goût de pistache sucré, qui se révèle encore plus délicieux une fois mélangé au fruit.

Durant plusieurs heures, Thèoffric lui explique avec passion les différents produits qui remplissent ses bocaux, ainsi que leurs vertus – la nature de cette région n'a aucun secret pour lui. Pour marquer leur fortuite mais plaisante rencontre, Thèoffric leur verse un verre d’alcool de plantes qu’il fabrique lui-même. Pour Chris, le breuvage n’a pas plus de goût qu’un simple verre d'eau, tandis que Thèoffric tousse grassement en l’ingurgitant d’un trait.

— Racontez-moi, mon ami, vous disiez être pourchassé ?

— Pour tout vous dire, je ne sais pas qui ils sont, ni même ce qu’ils me veulent… ils portaient des toges blanches, avec un arbre argenté brodé dans le dos et...

Thèoffric le coupe brusquement.

— Les Syndaris ? La garde personnelle du grand prêtre Miriël ? annonce-t-il avec gravité, tandis que son regard se fige.

— Est-ce que leur cheffe est une jeune femme avec de très longs cheveux blonds et des yeux d'un vert intense ? demande Chris, interloqué par la réaction de Thèoffric.

— Lindelle de Borest… répond Thèoffric avec une angoisse palpable. Vous ne pouvez pas rester ! Si les Syndaris sont à vos trousses, c’est que vous avez fait quelque chose d’extrêmement grave ! Je ne veux pas finir ma vie dans les geôles de la forteresse de Sylandar en aidant un fugitif !

Ses yeux s'écarquillent de panique.

— Attendez, je vous assure que je n’ai absolument rien fait de mal…

— Sortez immédiatement de chez moi ! hurle Thèoffric.

Avec une force et une agilité incroyable, il attrape Chris par le bras et le fait voler à travers la pièce, le précipitant à l’extérieur. Chris tombe lourdement les fesses à terre, juste devant la porte que Thèoffric referme violemment. Une douleur irradie dans le bas de son dos tandis qu’il se relève. Époussetant ses vêtements, il tambourine à la porte.

— Je vous en supplie, Thèoffric, vous devez m’aider ! Je vous jure que je n’ai rien fait !

— Lindelle de Borest et les Syndaris ne se déplacent pas pour rien, monsieur Chris ! lance-t-il à travers la porte.

— Réfléchissez un instant. Si j’avais fait quelque chose de répréhensible, aurais-je abordé le sujet de cette façon plutôt que de vous mentir ? Je ne suis pas un criminel… je suis juste… perdu… loin de chez moi… répond Chris, un sanglot dans la voix.

Il réalise subitement qu’il a abandonné sa vie et ses proches en suivant aveuglément la clé. Son cœur se serre et ses yeux s’embrument de larmes à mesure qu’il comprend qu’il ne les reverra peut-être jamais. Thèoffric entrouvre la porte.

— Ce que vous dites n’est pas sans raison… mais vous restez un inconnu pour moi. Devrais-je vous faire confiance sur parole, au risque de me retrouver au cachot ? Demandez-vous ce que vous feriez si nos rôles étaient inversés !

— Je comprends… la confiance se gagne durement et se perd facilement. Mais je vous aurais laissé le bénéfice du doute. Non pas que je veuille prêcher pour mes intérêts, mais simplement parce que je l'ai senti. Et je suis persuadé que vous aussi !

Les mots sortent de sa bouche sans qu’il ait besoin de les peser. Thèoffric ouvre doucement la porte, la mine basse – son chapeau de paille entre les mains.

— J’avoue, monsieur Chris. J'ai éprouvé une sensation étrange, dès les premiers mots que nous avons échangés, et je ne saurais l’expliquer… cette intuition m’a convaincu de la nécessité de vous aider. D’ailleurs, je la ressens encore…

Lorsque Thèoffric tend sa main vers lui, Chris remarque que la clé dégage à nouveau une chaleur apaisante. Son nouvel ami le regarde de ses grands yeux remplis de larmes.

— Pardonnez-moi, monsieur Chris... pardonnez mes doutes…

Ému de le voir penaud et larmoyant, Chris ne peut retenir ses larmes en l'attirant vers lui pour le serrer dans ses bras. Un flot indicible de sentiments contraires l’envahit. Son contact est chaud, sa peau dégage une douce odeur de fleurs.

— Je ne veux pas que vous mourriez enfermé dans un cachot par ma faute. Laissez-moi juste rester cette nuit, je vous promets de partir à l’aube.

— D’accord, monsieur Chris, répond Thèoffric en s'essuyant les joues. Cependant, il faut que vous sachiez que dans cette maison, nous buvons du thé aux mûres au petit déjeuner.

Thèoffric se pince les lèvres pour réprimer un rire.

— Quelle dommage de gaspiller ainsi la délicieuse eau de la rivière… ajoute Chris avec humour.

Éclatants d'un fou rire incontrôlable, leurs voix s’entremêlent, raisonnant dans l’immensité de la forêt, tandis que les derniers rayons du soleil disparaissent à l’horizon.

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