Chapitre IV partie 3

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Durant la soirée, Thèoffric explique que les Batraviens vivent, la plupart du temps, en solitaire. Cependant, aux premiers jours du printemps, les différents clans se réunissent pour une gigantesque fête – un bon moyen de prendre des nouvelles et, pour certains d’entre eux, l’occasion de trouver un compagnon pour se reproduire, s’ils en ressentent le besoin.

Il n’y a pas vraiment de genre défini dans leur espèce. À partir de l’âge adulte, soit quatre ans en vie humaine, ils peuvent se reproduire avec n’importe quel autre Batravien, même d’une race différente. Chris est attristé d’apprendre que leur espérance de vie ne dépasse guère les vingt années humaines.

Thèoffric lui avoue n’avoir jamais eu de partenaire, malgré ses presque sept ans. Cela ne le gêne en aucunes manières, car il n’a, pour le moment, jamais ressenti le besoin de se reproduire, préférant la compagnie calme et silencieuse de la forêt, à celle plus bruyante et envahissante de ses semblables.

Les Batraviens n’ont pas de travail au sens humain de la chose, et vivent en revendant les fruits de leurs cueillettes, ou en confectionnant des bocaux. Cependant, une sorte de « tâche », dictée par un livre très ancien, leur incombe et se transmet de génération en génération.

Selon les écrits, Balata, la divinité des éléments, offre sa bénédiction aux Batraviens en échange de leur aide pour maintenir l’équilibre naturel du Vaste-Monde. Thèoffric, pour sa part, doit s’assurer que la partie de la forêt où il a élu domicile, reste propre et en santé. Sa mission est de prévenir les anciens de son clan au moindre changement inquiétant, tout comme ses ancêtres avant lui.

À ses yeux, il n’existe pas d’endroit plus parfait que la forêt de Flaïne pour dépenser son existence.

— L’eau de la rivière est fraîche et limpide. Les diverses essences d’arbres me permettent de manger de délicieux fruits variés tout au long de l’année. Et les sous-bois me fournissent des insectes, de la viande et quelques champignons, à l’occasion, dit-il les yeux remplis de fierté. De plus, nous autres de la faction de Flaïne supportons mal le soleil, c’est pour cela que la forêt est idéale – elle nous protège de ses rayons et nous apporte l’humidité dont notre corps a besoin.

Les Batraviens sont divisés en trois factions : celle de la forêt de Flaïne, celle du marais de Bahalande et celle du lac Tihâdo. La forêt de Flaïne est une immense zone boisée centrale, au carrefour des différentes régions. Le marais de Bahalande, quant à lui, est un territoire marécageux, difficilement franchissable, qui recouvre les terres de l’ouest sur des centaines de kilomètres carrés. Enfin, situé à la lisière sud de la forêt de Flaïne, le lac Tihâdo est une sorte de mer intérieur regorgeant d’une faune et d’une flore marine exceptionnelle, qui s’étire jusqu’au désert de Zëisth.

Les différentes factions ont chacune leurs coutumes et leurs traditions, mais ils vénèrent tous Balata. Leur rituel mortuaire est particulièrement fascinant – lorsque l’un d’entre eux quitte le Vaste-Monde, les restants organisent une grande fête pour célébrer le retour du défunt aux côtés de Balata. La dépouille est ensuite déposée dans un endroit à l’écart des lieux d’habitation, puis recouverte de fleurs sauvages, de mousses et de branchages, lui laissant ainsi le temps de rejoindre paisiblement la terre. Il n’est aucunement question de religion, car pour eux, la vie est offerte par la nature qu’incarne Balata. Il est donc normal de lui rendre son enveloppe charnelle une fois son temps révolu, et ainsi perpétuer le cycle de la vie – préceptes d’un peuple sage et respectueux du vivant.

Chris se sent extrêmement chanceux que son chemin ait croisé celui de Thèoffric.

— À la vie. Sous toutes ses formes, clame-t-il en levant son verre.

Thèoffric fait de même et tous deux boivent le breuvage d’un seul trait.

Dehors, la nuit est tombée depuis plusieurs heures, la fatigue se fait ressentir pour nos deux amis.

— Il faut vous reposer si vous souhaitez partir à l’aube demain. Il y a un matelas de foin et une couverture au-dessus, dit Thèoffric en indiquant l’échelle.

— C’est très gentil, mais je ne veux pas vous priver de votre lit, je vais dormir par terre.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas mon lit, nous autres Batraviens dormons à même le sol, pour l’humidité.

Thèoffric s’agenouille, croise ses mains devant lui, puis y pose sa tête.

— Vous voyez, comme ça.

— Vous êtes sur ? Vous allez mourir de froid.

— Justement, nous dormons au ras du sol pour réguler notre température interne grâce à l’humidité ambiante. Tant qu’elle reste à un niveau acceptable, tout va bien.

— D’accord, merci mon ami, acquiesce Chris en posant sa main sur son épaule.

Thèoffric lui rend son accolade puis, avec une tape sur les fesses, le pousse vers l’échelle en le pressant d’aller se reposer. Malgré l’aspect rudimentaire de sa couche, celle-ci s’avère très confortable, Chris n’a aucun mal à s’endormir. Une fois encore, il profite d’un sommeil paisible, sans rêve.

— Monsieur Chris ! C’est incroyable, venez vite voir !

La voix enjouée de Thèoffric le réveille en sursaut.

— Que se passe-t-il ? bredouille-t-il en se frottant les yeux.

Sans même lui laisser le temps de s’étirer, Thèoffric l’attrape par le bras et lui fait dégringoler la mezzanine. Le Batravien arbore un grand sourire et ses yeux brillent d’excitation.

— Regardez ! Là ! dit-il en désignant un point par la fenêtre.

À quelques mètres de la cabane, dans les premières lueurs de l’aube, une créature aux formes féminines leur tourne le dos, assise sur un rocher au bord de la rivière. Sa peau bleue et laiteuse semble ruisselet d’eau sur ses formes généreuses. Ses cheveux ressemblent à des algues, vertes et épaisses. Elle fredonne une chanson, mélodieuse, lancinante, tout en balançant sa main gracile sur la surface de l’eau.

— C’est un miracle ! murmure Thèoffric en hoquetant de joie.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Chris, dubitatif.

— C’est une nymphe, monsieur Chris, une enfant de Balata, gardienne et protectrice des cours d’eau ! Jamais, même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé avoir la chance d’en voir une de mes propres yeux !

— Est-elle dangereuse ?

— Dangereuse ? répond Thèoffric en le fusillant du regard. Les nymphes sont parmi les êtres les plus purs et les plus rares en ce monde ! Leurs apparitions sont une bénédiction, un signe ineffable envoyé par Balata !

Ses yeux brillent de larmes tant la vision de cette mystique créature le chamboule.

La nymphe cesse son chant ensorcelant, tendant l’oreille comme si elle venait d’entendre leur conversation. Elle tourne doucement la tête dans leur direction, croise leurs regards. Ses yeux brillent d’un bleu cristallin, comme deux saphirs d’une pureté extraordinaire. Elle sourit en les apercevant, puis se retourne vers la rivière et s’y penche. Une lueur émane de ses mains tandis qu’elle dépose un objet sur un rocher voisin.

Elle se tourne à nouveau vers les deux amis, puis embrasse ses mains, soufflant un baiser dans leur direction. Une étrange sensation traverse Chris, Thèoffric frissonne. La créature se retourne avec délicatesse, puis plonge, disparaissant dans les eaux tumultueuses de la rivière.

Thèoffric reste interdit plusieurs secondes, le regard perdu dans le vide, ébahi.

— Le baiser d’une nymphe est un cadeau inestimable… c’est le signe que nos destins sont liés aux desseins de Balata…

Chris pose sa main sur son épaule, Thèoffric secoue la tête pour retrouver ses esprits.

Dehors, l’objet déposé par la nymphe scintille en reflétant les rayons de l’aurore. Les deux amis sortent pour voir de quoi il s’agit.

— Un cadeau d’une nymphe ? C’est absolument fabuleux ! lance Thèoffric.

Posée sur le rocher, une pierre précieuse d’un bleu turquoise mat, ciselée dans la forme d’un étrange coquillage noueux, rayonne d’un éclat minéral intense, malgré son opacité.

— Je pense que son cadeau est pour vous, murmure Chris.

Il en est certain – la nymphe elle-même le lui a confié de sa douce voix mélodieuse. Des paroles qu’il fut le seul à entendre lorsque leurs regards se sont croisés :

« Si les dangers sont trop grands ou si le soleil vous accable, les eaux des rivières de ce monde sauront vous désaltérer et vous apportez la protection dont vous aurez besoin à tout instant, élu. Balata veille sur vous à présent. Il faut cependant vous hâter – le mal qui se terre depuis des millénaires au cœur du Vaste-Monde et sur le point de se répandre à nouveau. Accomplissez votre destin – sauvez les peuples libres »

Ne pouvant lui répondre, Chris avait respectueusement incliné la tête et accepté son baiser.

— Je dois partir mon ami, dit-il avec amertume, en se tournant vers Thèoffric.

Ce dernier, à genoux, tient le cadeau de la nymphe au creux de ses mains, hypnotisé, tant par la beauté de l’objet que par tout ce qu’il signifie.

— Je comprends, monsieur Chris. Vous êtes une personne exceptionnelle, les nymphes n’apparaissent pas sans raison. Emportez ce talisman, il vous protégera, dit-il en lui tendant la pierre.

— Merci, mon ami. Mais ce cadeau est pour vous, pour votre peuple. Cette amulette est l’irréfutable preuve de la divinité de Balata. Tel le drapeau de la victoire après une bataille, portez-la avec fièreté. Vous êtes le plus sage et le plus sympathique Batravien que je connaisse.

— Combien d’autre connaissez-vous ? demande Thèoffric avec un sourire en coin.

— Aucun. Mais votre thé aux mûres est de loin le meilleur que j’ai eu l’occasion de boire, ajoute Chris en se retenant de rire.

— Pour sûr, vous avez raison, mon ami ! J’espère de tout cœur que nous aurons à nouveau l’occasion d’en partager un verre…

— J’en suis certain.

Tout en posant sa main sur l’épaule de Thèoffric, Chris ressent une nouvelle fois la désagréable sensation de devoir précipiter son départ.

— Continuez sur le sentier, vers l’aval. La ville de Bärglade est à la lisière de la forêt, cris Thèoffric, tandis que Chris s’éloigne. Mais méfiez-vous des gobelins, ce sont de vrais radins !

Chris le salue une dernière fois, puis reprend son chemin, soucieux du sort de son ami. Les larmes coulent sur ses joues, tandis qu’il s’éloigne, hanté par la vision que la nymphe a insinuée dans son esprit. Il ne peut se résigner à prendre le risque de la voir se réaliser. Son cœur se serre à la pensée que l’on puisse faire du mal à son nouvel ami.

« Une prémonition ? »

La cabane de Thèoffric, en flammes…

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