Juin 1777, une aventure digne d'un western

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Mémoire sur l'arrivée de l'équipage en Amérique de « la Victoire » par Charles-François, chevalier et vicomte du Buysson, cousin de La Fayette et officier du régiment des dragons de Noailles.

Il sert comme volontaire dans la brigade de Sieur Conway, brigadier-major, puis devient aide de camp du baron de Kalb ; il sera grièvement blessé en tentant de secourir celui-ci en 1780 et sera fait prisonnier par les Anglais. En 1786, il meurt de ses blessures.

Il doit suffire de dire que le vaisseau acheté par le marquis de La Fayette est parti de Bordeaux le 25 mars, et est arrivé à Charlestown le 20 juin. Les causes d'une aussi longue traversée sont notre séjour forcé sur la côte d'Espagne pour attendre le marquis de La Fayette et Mr de Mauroy, des longs calmes, et des vents souvent contraires. La mauvaise administration des vivres, ayant été distribués avec profusion dans les commencements, nous a forcés a beaucoup de frugalité dans les derniers jours de notre voyage. Notre désir était d'arriver droit au port de Charlestown ; mais les courants et la crainte de tomber entre les mains des Anglais nous ont fait aborder 25 lieues plus haut.

Après avoir pris langue, le marquis de La Fayette, le baron de Kalb, 5 officiers et 2 domestiques y descendirent. Les autres restèrent dans le vaisseau qui n'arriva que 4 jours après à Charlestown. Nous y fûmes par terre à pied, n'ayant pu trouver que 3 chevaux. Quelqu'un de nous étaient en bottes : mais ne pouvant marcher ainsi, ils furent obligés de les jeter, et d'achever la route nus-pieds, manière de voyager peu commode sur un sable brûlant et dans des bois. J'en ai eu pendant quinze jours les jambes aussi grosses que les cuisses.

Nous avions préférés nous charger d'armes plutôt que de linge, pour nous défendre des nègres-marrons. Aussi arrivâmes nous après trois jours de marche à Charlestown fait comme des gueux et des brigands. Nous fûmes reçus en conséquence, et montrés au doigt par la populace du pays lorsque nous nous dîmes des officiers français uniquement conduits par le désir de la gloire et de défendre leur liberté, et traités d'aventuriers même par les Français, qui sont en grand nombre à Charlestown.

La plupart de ces Français sont des officiers perdus de dettes, plusieurs chassés de leurs corps. Les colonies françaises en fournissent beaucoup. Les gouverneurs les purgent le plus qu'ils peuvent de tous les mauvais sujets qui arrivent de France, en leur donnant des lettres de recommandation pour les généraux anglo-américains. Les premiers ont été fort bien reçus ; mais leur conduite ayant fait connaître ce qu'ils étaient, on n'a plus de foi aujourd'hui aux lettres de recommandation, et l'on fait en Amérique fort peu de cas des gens qui les apportent, et tous les Français y sont bien peu payés des sacrifices qu'ils font pour un peuple qui leur en sait peu de gré, et qui le mérite aussi peu.

Le lendemain de notre arrivée le vaisseau du marquis de La Fayette entra triomphant dans le port, et fit une révolution sur les esprits en notre faveur.

Nous fûmes alors parfaitement accueillis ; et les officiers français qui avaient été les premiers a se moquer de nous vinrent en foule faire bassement la cour au marquis de La Fayette, et cherchèrent à se rallier à lui.

La populace de Charlestown ainsi que celle de toute cette partie du continent déteste les Français et l'accable d'invectives. Il n'en est pas de même de la bonne compagnie. Nous en fumes parfaitement accueillis, et fêtés partout.

Nous avons passé huit jours en fêtes et gala. Nous en avons eu une dans un Fort à 6 mille de la ville des plus magnifiques. On y rendit au marquis les honneurs que l'on aurait put rendre à un maréchal de France, ou au protecteur de la liberté. Ce Fort est curieux par sa construction, par 80 pièces de canon prises aux Français sur le vaisseaux Le Foudroyant, et par la vigoureuse défense qu'il a fait l'année dernière ; mais plus encore par un revêtement intérieur et extérieur de palmiers couchés les uns sur les autres, et liés fortement. Cet arbre est si spongieux, que le boulet s'y amortit, et entre dans le bois sans faire d'éclat. Le trou se referme de lui-même : de sorte que les Anglais l'ont rendu plus fort en le battant, étant aujourd'hui comme fraité de boulets.

Nous avions compté partir le 25 juin : mais il se présenta un obstacle très imprévu. Le marquis avait sur son vaisseau une riche cargaison. Il s'était annoncé pour vendre le tout. Il avait trouvé de 3 à 4 cent pour cent de profit. Sur cette somme considérable il espérait tous nous obliger. Nous comptions en avoir assez pour passer au moins 2 ou 3 ans avec aisance dans ce pays-ci ; mais quelle fut notre surprise quand le capitaine du vaisseau apporta au marquis un billet de 40 000 livres (document) à lui dûs, et 35 pour cent, 25 d'assurance et 10 de commission. (Monnaie royale = écu ; billet de banque à partir de septembre 1715 ; billet de banque en 1777 : de 200 et de 300 livres tournois en rouge et de 600 et de 1000 livres tournois en noir).

Le marquis aurait signé à Bordeaux sans examen tout ce que lui aurait demandé celui qui lui offerait de seconder son amour pour la gloire ; mais à Charlestown son caractère obligeant souffrit cruellement d'avoir été aussi volé.

Nous fumes très heureux de trouver à gros intérêt 36 mille livres à emprunter. Avec cette somme nous fîmes nos équipages et nous préparâmes à partir pour Philadelphie. Nous nous partageâmes en trois bandes. 6 de nous achetèrent 2 chariots 7000 livres. Cette première dépense a été plus chère que la nôtre : mais il leur en a néanmoins bien moins coûté qu'à nous pour arriver. Ils ont eu l'agrément de porter avec eux tous leurs équipages sans être volés comme nous. Trois de nous ont été par eau sans craindre d'être pris par les Anglais.

La Fayette, le baron de Kalb et ceux de nous qui avons débarqués avec eux avons loué 4 chariots 5, 700 livres pour nous conduire avec nos équipages.

L'aide-de-camp du marquis se chargea d'être notre guide, quoiqu'il n'eut aucune idée du pays. Voilà quel fut l'ordre de marche en sortant de Charlestown. La marche était ouverte par un des gens du marquis vêtu en hussard. La voiture du marquis était une espèce de sofa découvert porté par 4 ressorts avec un avant-train. À côté de sa voiture, il avait un domestique à cheval faisant les fonctions d'écuyer. Le baron de Kalb était dans la même voiture. Les deux colonels conseillers de La Fayette suivaient dans une seconde voiture à deux roues. La troisième était celle des aides-de-camps. La 4ème pour les équipages, et la marche était fermé par un nègre à cheval.

Dès le quatrième jour une partie de nos voitures était en poussière. Plusieurs de nos chevaux qui étaient tous vieux et poussifs, étaient crevés ou éclopés.

Nous avons été obligés d'en acheter d'autres en route. Ces dépenses ont consommer tous nos fonds. Nous avons été obligés de laisser en route une partie de nos équipages, et une partie nous a été volé. Nous avons faits une grande partie du chemin à pied, couchant souvent dans les bois, mourants de faim, arrassés de chaud, plusieurs de nous avec la fièvre et la dysenterie ; enfin après 32 jours de marche nous sommes arrivés à Philadelphie dans un état encore plus piteux que lors de notre entrée à Charlestown. Je crois pouvoir dire qu'il n'y a pas de campagne en Europe plus dure que ce voyage. Les peines n'y sont jamais continuelles. Elles sont même compensées par bien des plaisirs : au lieu que dans ce voyage nos maux s'augmentaient chaque jour et n'avaient d'autres soulagements que l'espoir d'arriver enfin à Philadelphie.

L'idée flatteuse que nous nous étions faite de la réception qu'on nous ferait nous soutenait, et nous aurait je puis le dire avec vérité fait braver les travaux les plus rudes avec le même zèle et la même gaieté que l'on m'a vus lorsque je me suis décidé au parti que j'ai pris. Nous étions tous animés du même esprit.

Le zèle de La Fayette aurait enflammé celui qui en aurait eu moins que lui.

Nous arrivâmes le 27 juillet au matin.

Par ces mémoires je disais qu'étant venu avec La Fayette, étant son parent, du même régiment que lui, recommandé par les mêmes personnes que lui, je dois dire en France pour y justifier mon retour que La Fayette n'a pas même ici le crédit d'y faire placer le seul officier pour lequel il s'intéresse.

J'envoyai ces mémoires à La Fayette au camp pour les signer. Il vint le lendemain me trouver à Philadelphie, il me promit que je serais placé major d'un régiment de cavalerie, si je voulais attendre et rester avec lui. C'était tout ce que je demandais. Je consenti volontiers à rester. Il me remercia de ne pas l'abandonner, et me promit qu'il allait travailler pour moi.

Le congrès les prit pour des aventuriers et ne voulait plus de Français ; un des membres de celui-ci était chargé de tous les renvoyer sans exception.

Aujourd'hui 15 août, réponse du congrès : il est décidé à nous renvoyer tous, exceptés La Fayette, en payant notre retour.

Depuis deux mois le baron de Kalb et moi sommes avec deux chemises et un seul habit tout déchiré, mais bien portant, et malgré mes maux fort content d'avoir fait ce voyage. Mon infortune constante m'a accoutumé à souffrir patiemment et à savoir trouver des moments de plaisirs au milieu des peines et de l'infortune.

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