Partie 2 V4

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Ma mésaventure débuta un soir de pleine lune, le 1er avril 1865. Des camarades étaient venus étudier avec moi. Nous avions écrit chacun une histoire, comme nous les aimions, de fantômes et de revenants. L'heure de la fermeture des portes approchait et, bientôt, mes amis venus d'autres pensions durent y retourner.

Je me préparais en vue de me coucher et je m'attendais à ce que mon voisin monte bruyamment les escaliers d'une minute à l'autre, comme à son habitude. Et ce fut sans surprise le cas, au point où j'entendis notre logeuse sortir de sa chambre du rez-de-chaussée et crier :

– Mister Hooker, un peu de discrétion je vous prie ! Une telle attitude est inadmissible !

– Laissez-moi tranquille… hic… la vieille ! Je n'ai pas d'ordre à… recevoir d'une bonne femme ! Et encore moins d'une… hic… boniche à trois pennies !

La brave dame ronchonna mais l'échange en resta là. Les pas de mon voisin résonnèrent dans le couloir puis s'arrêtèrent devant ma porte. Il tenta d'y insérer sa clé dans la serrure de celle-ci, sans succès. Je n'osais rien dire, ne souhaitant pas avoir affaire à lui dans un tel état. Il finit par comprendre de lui-même qu'il n'était pas à la bonne porte. Ses pas lourds firent à nouveau trembler le parquet. Finalement, il parvint à insérer la clé dans la bonne serrure et entra dans sa chambre.

Je restais allongé sur mon lit à écouter attentivement ce qu'il se passait de l'autre côté du mur. La première chose qu'il fit, et je n’en fus pas très étonné, fut de vomir. Puis, une fois cela terminé, il murmura des mots que je ne réussis pas à comprendre. Il devait marmonner des inepties, comme toujours. Pourtant, ce que je crus discerner ce soir-là — ou ce que mon imagination me fit comprendre — me glaça le sang. Cela ressemblait fort à une incantation de magie noire, de celles que nous nous amusions à décrire dans nos histoires d'épouvante : une litanie infernale. Mais le plus terrible de tout, c'était qu'elle me paraissait singulièrement familière, ce qui provoqua en moi un profond malaise.

Soudain, je sursautai au son de plusieurs explosions de verre. Puis, plus rien. Je tendis l'oreille, à l'affût du moindre bruit, retenant ma respiration pendant plusieurs dizaines de secondes. Finalement, j'entendis distinctement le parquet grincer sous ses pas. Mais quelque chose provoqua en moi un profond malaise : ce n'était plus des pas lourds que traduisaient les grincements, mais un pas sûr et léger. Comme si mon voisin avait désaoulé en une poignée de secondes.

Ensuite, un son mécanique retentit, celui d'une fenêtre qu'on ouvre. Puis, à nouveau, un silence sans fond. Je finis par m'endormir après plusieurs minutes passées à m'imaginer la scène voisine.

Le lendemain matin, je me rendis à la messe dans la chapelle de mon College. Elle apaisa quelque peu mon âme tourmentée. La lecture du jour était sur l'altruisme, ce qui m'inspira grandement.

J'aperçus mon voisin au petit-déjeuner. Il était au coin du feu, avec son habituelle assiette de charcuterie et son café. Soudainement, il me fixa, l'air grave. Je lui rendis son regard. Il me fit signe de le rejoindre à sa table pour la première fois depuis que nous nous connaissions. Je le saluai :

– Bonjour Mister Hooker.

– Bonjour cher voisin. Appelez-moi Eddie, je vous prie.

– Oh, comme il vous plaira. Comment s'est passé votre nuit Eddie ?

– J'ai légèrement abusé de la boisson, mais cela ne doit pas vous étonner je suppose.

– Non, effectivement. Je m'inquiète cependant pour vous. J'ai cru entendre des verres se briser dans votre chambre hier soir.

– Vous m'espionnez ?

– Non, je n'en avais nullement l’intention. Mais je ne pouvais pas ignorer ce vacarme à une heure pareille.

Il découpa soigneusement un morceau de bacon qu'il porta à sa bouche. Il mâcha la viande avec allégresse tout en me souriant, bouche close. J'en eut un haut le cœur que je réprimai du mieux que je pus. Puis il me répondit :

– Excusez-moi, je plaisantais. Vous avez raison, je vous dois quelques explications. J'ai trébuché en voulant aller me coucher et j'ai bêtement renversé des verres posés sur la table. C'est pour vous dire dans quel état je me trouvais…

– Et vous ressortez ce soir ?

– Oui, bien évidemment !

– Loin de moi l'intention de vous donner des leçons de vie, mais je pense qu'il serait plus judicieux de vous reposer, au moins aujourd'hui.

Il leva les yeux de son assiette et les fixa dans les miens, fourchette et couteau en main :

– Effectivement, cela ne vous regarde pas. J'irai où bon me semble profiter des plaisirs de la vie.

– Oh non, mais je ne vous en empêche pas ! Je vous dis juste que l'on peut en profiter, mais avec modération. Du moins, pour un moment. Le temps de vous remettre de vos émotions de la veille.

– Le temps ? Mais je n'en ai pas. Je pourrais rendre l’âme demain, je le sais très bien. Je vois tellement d'animaux mourir devant mes yeux, sous mon scalpel le plus souvent, ou à la chasse. Mais je ne peux m'empêcher de dire que Dieu est ainsi. Il arrache votre âme à la vie comme bon lui semble.

– Je ne peux pas vous laisser nous comparer à de vulgaires animaux.

– Vous êtes donc de ceux qui pensent que l'homme n'est pas un animal ?

– Effectivement, car l'homme est la création de Dieu. Il a été fait à son image. Mais nous n'allons pas refaire les débats entre darwinistes et créationnistes, nous n'en avons pas le temps ni la sagesse. Revenons à ce soir. Que pensez-vous faire ?

– Comme à mon habitude, me rendre à la brasserie The Globe Inn dans Barnwell, voir quelques amis et trouver un peu de compagnie.

– Très bien. J'espère que vous passerez une bonne soirée.

Notre logeuse me servit mon petit déjeuner, composé d'un thé et de petits pains au lait. Nous débutâmes ensuite une seconde conversation sur l'avancée de nos études. Eddie m'apprit qu’il travaillait sur un groupe de végétaux des plus intéressants : les parasites. Ceux-ci avaient en effet l'étonnante faculté d'exploiter d'autres plantes. Le plus connu, me confia-t-il, était également des plus communs, mais personne ne se doutait de son véritable visage. Il s'agissait du gui.

Car oui, c'était une plante parasite, contrairement au lierre qui grimpait sur les arbres à l'aide de ces racines. Le gui, lui, plantait des harpons, appelés suçoirs, dans l'écorce de l'arbre pour se nourrir de sa sève. C'était comme ça qu'il croissait et qu'il devenait très imposant parfois. Les blessures qu'il infligeait à l'arbre laissaient inéluctablement la porte ouverte aux bactéries et aux champignons. L'arbre étant déjà en état de faiblesse à cause de la sève que lui prélevait le gui, il finissait tôt ou tard par dépérir.

Eddie se rectifia en m'avouant avoir un peu simplifié son explication. Le gui n'était pas une plante parasite, mais plutôt semi-parasite : il volait l'eau et les minéraux de la sève de l'arbre mais produisait sa propre photosynthèse, et donc ses propres glucides. Bien que s'il se répandait trop, cela entraînait un affaiblissement de la structure de l'arbre et un appauvrissement en lumière.

Même si l'on se plaît à s'embrasser en dessous de lui, comme le veut la tradition, toutes ces révélations me firent le plus grand des effets et changèrent à jamais ma vision de cette plante qui devint à mes yeux une créature cauchemardesque. Jamais je ne perpétuerai ce rite amoureux.

Nous partîmes chacun de notre côté une fois notre petit déjeuner terminé. Arrivé au College, j'appris que mon professeur était absent toute la matinée. Je décidai tout de même d'aller étudier à la bibliothèque de l'université.

Elle faisait partie de l'un des bâtiments les plus anciens du quartier auxquels on avait greffé, entre autres, la Senate-House et la Divinity School. Elle se situait au premier étage de l'édifice et rassemblait des dizaines d'immenses armoires d'ouvrages divers et variés. Comme dans toute bonne bibliothèque, des échelles étaient mises à disposition afin de nous permettre d'escalader et d'atteindre ainsi les volumes de ses sommets. Bien que ces étagères culminaient à une altitude considérable, ce fût le plafond qui m'interpellait le plus lors de ma première visite. Plusieurs immenses moulures se croisaient : des lignes longitudinales parsemées d'octogones, et d'autres, perpendiculaires, d'ovales. L'ensemble dessinait nombre d'autres figures géométriques qu'un seul regard ne suffisait pas à discerner.

Je fus ravi de voir deux des amis de mon voisin - que j'avais vu en sa compagnie à plusieurs reprises - au milieu de ces montagnes de bois. C'était là l'opportunité de glaner quelques informations sur ce dernier. Aussi, je m'approchais de leur table.

Je leur demandais si je pouvais m'asseoir avec eux, ils acceptèrent. Je m'installais, sortis un livre de mon sac que je n'ouvris pas, et m'adressai à nouveau à mes hôtes en chuchotant :

– Comment-vous appelez-vous ?

Ce fut le plus distingué d'entre eux qui me répondit. Les traits de son visage étaient fins, ses cheveux châtains, courts. Et ses yeux, espiègles.

– Je me prénomme Henry Lovecroft et voici mon ami Julian Higgins.

– Enchanté, Henry. Je m'appelle Rian Byrne. Qu'étudiez-vous ?

– La botanique. Plus précisément, les moyens de reproduction des plantes.

– Ça à l'air fascinant !

– Oui, ça l'est. Imaginez-vous des milliers de graines qui s'envolent au ciel. Si les femmes pouvaient faire la même chose avec leurs embryons, ça serait un sacré spectacle !

Je ne pus m'empêcher de lâcher un rire que le voisin de la table d'à côté s'empressa de punir d'un soupir agacé. Je m'excusai. Henry sourit et me dit :

– Mais j'imagine que ce n'est pas la botanique qui vous amène à notre table, si ?

– Non, en effet. Pour tout vous dire, je m'inquiète pour Mister Hooker. Il me semble que c'est l'un de vos amis ?

– Effectivement oui, nous nous côtoyons depuis fort longtemps. Nous nous voyons lors de bal et dîners depuis que nous sommes enfants. De plus, nous fréquentons maintenant les mêmes cours. Un garçon charmant. Quoi qu’un peu trop porté sur la boisson.

– Effectivement, c'est bien ce dernier point qui m'inquiète.

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Hier, je l’ai entendu rentrer, très tard comme à son habitude. Il avait l'air particulièrement imbibé car il s'est trompé de porte. Et lorsqu'il a retrouvé sa chambre et a réussi à y entrer, j'ai perçu de nombreux bruits de vaisselles et de verres brisés. Au matin, je l'ai vu et il se portait comme un charme, comme si rien ne s'était passé.

– C'est vraiment fâcheux qu'il vous ait dérangé. Mais croyez-moi, c'est mieux ainsi. Vous auriez pu être dans la rue hier soir.

– Je ne comprends pas…

– On a retrouvé le cadavre d'une prostituée tôt ce matin, dans une ruelle de Barnwell. La scène de crime était particulièrement sanglante, à ce que les journaux racontent.

– Mais c'est horrible !

– Et ce n'est pas le plus terrible. Figurez-vous que la veille, nous avons croisé Edward dans une rue non loin, en fin de soirée. Il n'a pas voulu rentrer avec nous. Il était à peine une heure avant le couvre-feu.

– Et vous a-t-il dit ce qu'il comptait faire ?

– Il me parlait d'aller trouver une fille pour lui tenir compagnie le reste de la nuit.

– Qu'insinuez-vous par là… Que se serait lui le meurtrier ?

– Je n'ai jamais rien dit de tel ! C'est l'une de ses habitudes nocturnes, et il n'a jamais tué personne jusque-là.

– Pardonnez-moi, je ne voulais pas faire de remarque déplacée. Je ne le crois pas capable d'avoir tué cette jeune fille, ce ne serait pas digne d'un homme de son rang.

– Ce n'était pas une jeune fille, plutôt une misérable prostituée. Personne ne la plaindra.

– Tout de même, c'est un être humain, voyons !

– Je ne suis pas sûr qu'on puisse appeler cela un être humain, répondit son ami, muet jusque-là.

C’en était trop pour moi, j'étais scandalisé. Je lus dans leurs regards qu'il s'agissait là de la réaction attendue. Je quittai la table sans les saluer et sortis de la bibliothèque.

Tout en marchant à pas rapide, j'eus le loisir de réfléchir à toutes ces informations. Les faits qu'ils m'avaient exposés étaient des plus troublants. Mon imagination ne pouvait que créer un lien entre le meurtre et le témoignage de cet odieux personnage. Cependant, je devais garder mes soupçons pour moi : mon voisin était d'une famille de scientifiques prestigieux. Je ne voulais pas m'attirer les foudres de celle-ci, ni sur moi ni sur la mienne. De plus, je ne pouvais me fier au seul témoignage d'une personne proche de lui.

J’allais dans Midsummer Common Park m’installer sous un arbre afin d'étudier loin de ces deux cyniques, mais je ne parvins pas à m’y concentrer. Ce meurtre me remplissait d'effroi et de révolte. À force d'y penser, il me vint une folle théorie. La description du cadavre de la malheureuse dans l’article du Cambridge Chronicle que j'étais en train de lire évoquait l'œuvre d'un monstre sans âme, et si j'ajoutais à cela l'incantation singulière entendue dans la chambre de mon voisin ainsi que les nombreux bruits de verre brisé, il n'y avait alors plus qu'une seule explication, aussi insensée soit-elle : Eddie avait réussi à invoquer quelque chose.

Cette idée, bien que je fus adepte des histoires horrifiques, me glaça le sang. Je priais pour me tromper et qu'il n'y ait jamais de seconde victime, qu’il en soit le meurtrier ou non.

Ce soir-là et les suivants, heureusement, aucun nouveau drame ne fut à déplorer. Mister Hooker ne m'invita pas à sa table le matin et m'ignora du mieux qu'il pût. De mon côté, je me concentrais sur mes études et m'efforçais d'oublier cette effroyable nuit. Je passais du temps avec mes amis auxquels je n'avais rien raconté et que je n'invitais plus chez moi afin de ne pas les mêler à cette affaire étrange.

Ils me changeaient les idées. Pourtant, je ne pouvais pas m'empêcher de guetter le moindre bruit chaque nuit depuis mon lit. Comme à son habitude, Eddie rentrait plus ou moins soûl, mais heureusement, ne bredouilla aucun mot dans ce dialecte étrange.

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