Chapitre 2
Paris 16 novembre 199… Charlotte
Charlotte habitait à quelques pas du Grand Bara, deux petites pièces au troisième étage d’un immeuble Haussmannien. Elle avait été bien inspirée d’être économe du temps où elle donnait des cours de peinture à la femme et aux rejetons d’un type qui avait fait fortune dans l’immobilier, parce qu’à présent, illustratrice indépendante… s’il avait fallu payer un loyer, c’était l’exil au-delà du périphérique. On entrait directement dans le salon. Sur la droite, donnant sur une cour intérieure se trouvait sa chambre. Elle se débarrassa de son imperméable et de ses boots et s’allongea sur le canapé en tissu Liberty songeant à ce personnage bizarre qui l’avait accostée avec un rare culot. Elle ne savait pas pourquoi mais ce type lui plaisait, ça l’énervait d’ailleurs car elle n’aimait pas ce genre d’imprévus. Mais il était cultivé, il avait de l’allure, de l’humour, un style improbable avec ce trench coat à la Bogart, ses cheveux courts un peu grisonnants, le nez cassé et puis ces yeux gris… Quelle présence, il ne jouait pas un rôle. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ne ressemblait pas à ceux qui avaient croisé sa vie jusque-là.
- Pff… les mecs, dit-elle à haute voix… Tous pareils… Pour qui il se prend !
Sa vie sentimentale n’avait vraiment pas été une réussite… Des médiocres succédant à d’autres médiocres. Cette rencontre la troublait. Elle s’étira sur le canapé et eut envie d’un bain.
La salle de bain était meublée dans le style Art Décos, avec une baignoire à pied dont elle était très fière. Elle ouvrit en grand les robinets et saupoudra quelques cristaux de sels. L’eau prit une couleur ambrée et une odeur exquise envahit la pièce. Elle ôta son Jodhpur de cuir chocolat et son pull en cachemire. Elle grimaça en s’apercevant que la laine usée avait percé au coude, elle retrouva le sourire en s’attardant un instant sur son reflet dans la glace, assez satisfaite de ce qu’elle voyait. Elle fit glisser son soutien-gorge taupe en dentelle, dévoilant une poitrine ronde. Elle l’agaça du bout de l’ongle et poussa un soupir d’aise.
Elle se glissa dans l’eau presque brulante et s’abandonna, les yeux fermés, à la caresse du liquide mousseux et délicatement parfumé, se laissant aller à une douce torpeur. Elle s’imaginait blottie contre un torse solide, sa peau collée à une autre peau. Ses doigts descendirent sur son ventre, glissant sur sa taille, un peu hésitante, comme une main étrangère, la main d’un homme, pas la main de n’importe quel homme. La main de l’homme du bar. Serait-elle tendre ou brutale ? Elle serait douce, sensuelle, elle en était sure… La tension montât, montât encore. Son doigt échappa au contrôle de son esprit, le mouvement s’accéléra, s’accéléra encore. Son corps se tendit, elle poussa un cri bref. Elle resta longtemps dans l’eau, délicieusement engourdie, l’esprit à la dérive. Parfois elle entrouvrait la bouche comme pour accueillir un baiser. Ce désir intense, ces sensations inattendues éveillées par cette rencontre d’une fin d’après-midi l’inquiétaient. Cela faisait presque trois ans maintenant qu’elle n’avait aucun homme dans sa vie. Ils étaient vraiment trop décevants.
Pour assouvir ses sens, elle avait découvert d’autres plaisirs. Sa voisine était une Irlandaise, exilée à Paris, fraiche comme les landes de son pays. Son mari, voyageur autant que volage, l’abandonnait souvent, trop souvent. Une soirée entre filles, légumes crus croquants, vin blanc et musique…
Instants de folie… Juliane assise sur le divan, les jambes repliées sous-elle. Vingt-deux ans, pleins de sève, un teint lumineux de porcelaine, des cheveux ondulés blond-roux, rassemblés par un foulard à motifs Paisley. Un pantalon d’équitation en velours vert sombre, un chemisier en coton. Elle avait ôté ses derbys vernis. Ses pieds longs et fins, étaient comme nimbés de la brume de ses collants.
Charlotte avait remarqué que, lorsqu’elles passaient une soirée ensemble, Juliane regardait souvent le cadre qui était accroché au mur en face d’elle. C’était un autoportrait en nu, très stylisé, au fusain. La main était posée sur le pubis, la tête, sans visage hormis une bouche entrouverte, rejetée en arrière. Ce soir-là, Juliane semblait encore plus fascinée qu’à l’accoutumée par cette représentation élégante et audacieuse de son amie. Charlotte lui sourit. Jamais encore elle n’avait été attirée par une autre femme. Tout au plus, parfois, trouvait-elle une fille belle, en général cela lui inspirait un dessin… Juliane la fixa de ses yeux d’un bleu intense. Elles approchèrent leurs visages, sans se toucher, restant immobiles, comme pour suspendre l’instant. Cédant à la sensualité Charlotte, vint poser un baiser léger sur la bouche entrouverte. Elle se souvenait de la sensation de ce moment. Le gout du rouge à lèvres, de la bouche close qui s’entrouvre, puis les langues qui se mêlent. Et leur étreinte, de plus en plus passionnée, le chemisier de Julianne glissant sur ses épaules rondes, ses seins lourds aux pointes rose pâle libérés du soutien-gorge brodé de fleurs. Tout en douceur, elles avaient redécouvert l’amour, redécouverts leurs corps avides de sensations inconnues. Tout leur semblait simple, naturel, tendre.
- La première fois que je t’ai vue, j’ai eu très envie de le faire avec toi, c’est ton dessin je crois, il m’a ensorcelée, en Irlande on croit aux pouvoirs des objets, lui avait avoué Juliane dans un souffle alors que, pelotonnées l’une contre l’autre, nues et superbes d’harmonie, elles regardaient l’aurore qui pointait derrière les rideaux de la chambre. Charlotte avait saisi une boite de pastel et, regardant dans la glace le reflet de leurs corps mêlés, elle avait tracé sur un papier sombre comme l’empreinte de leurs courbes enlacées.
Leur amour, amitié, amitié amoureuse, fut exquis, tendre, joyeux, sensuel. Elles adoraient choquer les passants en s’embrassant à pleine bouche. Charlotte avait toujours avec elle un carnet de dessins consacrés uniquement à Juliane. Elle s’amusait à varier les styles, passant de l’encre au crayon, du pastel à l’aquarelle, d’un paysage avec une silhouette dans le lointain à un nu à l’érotisme torride. Charlotte eut un fou rire en repensant aux regards courroucés des badauds, qui les regardaient s’enlacer passionnément, offertes au soleil d’un été qui s’attardait, un week-end de septembre près du Phare des Baleines, sur un Ile de Ré enfin débarrassée des profs à vélo du mois d’aout. A la fin de l’après-midi, au grand courroux d’un couple offusqué, et malgré la fraicheur de la brise du large, Julianne s’était coulée hors de sa robe écrue en lin et, seulement, coiffée d’une casquette à la Gavroche, elle avait marché, nymphe légère, sur la jetée qui s’avançait dans l’Océan. Des croquis que lui avait inspiré cet instant, Charlotte avait tiré une aquarelle d’une élégance troublante, tons de vert bleuté et de rose très pâle fondus. Rencontre de ce corps élancé avec l’eau et le ciel.
Et puis Juliane avait quitté Paris… Était-elle redevenue une jeune épouse modèle auprès de son « cadre sup » de mari, là-bas en Californie ? Avait-elle cédé à d’autres étreintes ? Un temps Charlotte avait rêvé qu’elle ne partirait pas, qu’elle quitterait cet homme vieux avant l’âge, qu’elles resteraient ensemble à Paris… Ou mieux qu’elles iraient près de l’océan, là où elles avaient vécu les plus beaux moments de leur histoire… Et puis, et puis… il n’y a guère que dans les romans que la raison, les conventions, toutes ces choses qui emprisonnent, ne sont pas les plus fortes…
Elle frissonna, l’eau du bain commençait à devenir froide, elle sortit de la baignoire et décida qu’elle n’avait pas faim. Le sommeil la saisit presqu’aussitôt qu’elle fut dans son lit. Elle s’endormit en s’imaginant noyée sous les caresses mêlées de Juliane et de l’homme du bar.

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