Les iles baladeuses
Aurait-on un jour imaginé un spectacle pareil ?
Non.
Adossé contre un arbre, Lermin fixe la mer, une pointe d’inquiétude au fond du ventre.
Non, vraiment non, on n’aurait jamais pu envisager cela : les iles alentour larguent leurs amarres pour aller vers le nord, et sans doute le Grand Nord.Là où les saisons sont au nombre de quatre, là où les fruits ne se cueillent que sur quelques lunes et surtout, là où il fait froid, même très froid.
Pourquoi ces iles se promènent-elles ainsi ?
Lermin remue toutes ces questions sans en trouver un élément de réponse. Il est allé se renseigner auprès des marchands, au port de Pastel. Personne n’en a la moindre idée. Pire, tous acceptent ce phénomène avec résignation. Il parait même que les habitants des iles baladeuses se réjouissent de ce voyage inattendu en restant chez eux. Seuls quelques commerçants regrettent de ne plus avoir autant de territoires pour leurs affaires mais aucune inquiétude ne les ronge.
Lermin si. Il adore Chandelon, son ile. Il aime la chaleur, les jours égaux aux nuits, les forêts luxuriantes, les fruits que l’on cueille tout au long de l’année, la saison sèche et celle des pluies.
- Il me semble que le guérisseur gamberge un peu trop ! lui lance Erloa sur un ton moqueur.
Lermin ne l’a pas entendue venir. Il sursaute légèrement, puis lui sourit et répond :
- Salut la guerrière ! Oui c’est vraiment inquiétant.
Erloa attache son cheval et s’assied près de lui. Ils demeurent un moment sans rien dire, contre l’arbre, face à la mer.
- Combien d’iles sont parties ? demande Erloa.
- Six. Il n’en reste autour de nous qu’une dizaine et plus loin, je ne sais pas.
- On s’en fout de plus loin !
- Non, on ne peut pas s’en foutre. Il faut savoir si c’est un phénomène global ou local.
Erloa n’a pas envie de continuer cette conversation, il lui a déjà bassiné les oreilles avec ça. Elle dépose sa tête contre l’épaule de son frère.
- J’ai un autre souci…
- Mm ?
- Tu vas me trouver mesquine parce qu’il ne concerne que moi, mais quand même, c’est un gros problème !
- Et c’est ?
- Tiboin. Il viendra faire sa demande officielle dans trois jours.
- Déjà ? Mais tu dois d’abord terminer ton instruction !
- Pas à Guerlon. Il vient voir si ça vaut la peine d’attendre.
- Tu es trop bien pour lui !
- Tu m’aideras à le dissuader de me marier ?
- Compte sur moi ! réplique Lermin avec sourire carnassier.
Ils rient tous les deux. Ils s’aiment au-delà de tout. Jumeaux, ils ne se sont jamais quittés et la perspective de voir Erloa partir dans un lointain pays du nord glace le sang de son frère. De plus Tiboin de Guerlon est insupportable. Pédant, superstitieux, misogyne, pas cultivé pour un sou, il est tout bonnement ennuyeux. La dernière fois qu’il est venu, il avait même giflé Erloa avec ses gants, comble de l’humiliation à Chandelon.
Les jumeaux n’ont pas le droit de choisir leur futur compagnon ou compagne de vie. Ceux-ci sont désignés par les diplomates de l’ensemble de l’archipel afin de garantir l’unité sur ces territoires qui s’étalent sur l’ensemble de la Terre. Cependant, les souverains peuvent refuser le prétendant si le mariage ne peut pas aboutir sur une union heureuse. Ainsi, le roi Nilakin et sa reine Euléria ont décidé que si le prince n’était pas digne de leur fille, ils rejetteraient les noces. Il en va de même pour Lermin dont la promise est Barnicie, une princesse de Piryck. À Chandelon, les unions ne peuvent se conclure qu’une fois l’instruction terminée, cela laisse encore quelques années de complicité aux jumeaux. Cependant, à Guerlon, l’ile de Tiboin, l’alliance peut être actée dès que la jeune fille est pubère.
Tiboin a été accueilli dans la salle de réception. Il est de taille moyenne, assez maigre. Des petits yeux d’un bleu délavé sont enfoncés sous une arcade sourcilière bombée tandis que son menton rentre dans les plis de son cou ; son nez est crochu, relativement fin, avec quelques poils qui dépassent des narines. Et comme si cela ne suffisait pas pour en en faire un prétendant hideux, une de ses deux incisives centrales supérieures est déjà manquante. De plus, un turban qui couvre l’ensemble de ses cheveux allonge son crâne un peu exagérément.
Tiboin reçoit comme cadeau de bienvenue un cœur en chaquila. Le chaquila est une friandise faite à base d’une fève qui pousse sous le climat de Chandelon. On la torréfie et on la mélange avec du sucre et de l’huile de coco. Le tout donne une pâte qui durcit en barre brune légèrement amère et terriblement énergisante. C’est une spécialité de Chandelon. Tiboin hume la plaque avec un petit sourire, il remercie la cour poliment. Il la donne d’un geste négligeant à son majordome et ajoute d'une voix nasillarde :
- Eh bien, il ne me reste plus qu’à vérifier si Erloa est aussi savoureuse que cette sucrerie.
Erloa bouillonne. Ses yeux lancent des éclairs. Avec Lermin, ils ont prévu une petite mise en scène autour du chaquila, mais c’est raté, il aurait fallu qu’il la garde en main.
Tiboin a tourné autour d’elle, comme si elle était un cheval, mesurant sa taille, la finesse de ses chevilles, la longueur de son cou.Comme elle tournait sur elle-même à mesure qu’il l’inspectait, il a laché :
- Reste !
À Chandelon, inspecter de la sorte une personne est des plus grossiers, l'ordre tutoyé, est un affront de plus. La reine Euléria en est choquée, elle manque de clore l’entretien. Le roi montre un petit signe de désapprobation en claquant de la langue. Saléïs, le diplomate de Chandelon trépigne, en soufflant à son homologue guerlonais l’incident qu’il est en train de commettre.
Tiboin n’entend rien du grondement de la cour. Il garde un air suffisant. Il se plante devant Erloaet ordonne :
- Souris, pour voir !
Un autre vrombissement dans les rangs de la cour se fait entendre. Erloa réplique :
- Pour voir quoi ? S’il me manque plus de dents qu’à vous ?
La cour éclate de rire. Furieux, Tiboin veut la souffleter avec ses gants comme il l’avait fait deux ans auparavant. Erloa ne s’est pas laissé prendre deux fois, elle attrape les gants au vol et dit :
- Merci, mais c’est un peu grand pour moi. Ce sera pour mon palefrenier.
Sans attendre la réponse, elle les lance derrière elle. La cour s’esclaffe de plus belle, le prince serre les dents, se penchevers elle et lui souffle :
- À Guerlon, tu serais châtiée pour moins que cela, Princesse.
- Je ne suis pas à Guerlon et je ne compte pas y aller, rétorque-t-elle sur le même mode.
- C’est ce que nous verrons.
- C’est déjà tout vu !
Tiboin quitte la pièce sur-le-champ. Erloa regrette presque que cela s’arrête, car elle et Lermin ont prévu une suite à la prestation. Cependant, l’affaire est entendue, Erloa ne l’épousera pas.
***
Tiboin vient trouver Erloa le jour suivant. Il se plante devant elle et lui promet :
- Je t’épouserai, petite peste, de gré ou de force. Tu seras à mes pieds et Chandelon m’appartiendra.
- Allons, faites preuve d’intelligence ! rétorque-t-elle, même si vous m’épousiez de force, ce qui m’étonnerait franchement, vous n’auriez pas Chandelon. C’est le royaume de mon frère, vous n’avez aucun droit là-dessus.
- Je ne demande pas à une femme d’être maligne et c’est tant mieux, réplique-t-il. Crois-tu vraiment que ton frère est immortel ?
- Je vous rappelle que ce sont les sages qui décideront de la succession du trône, inutile d’attenter à la vie de mon jumeau !
- Les sages ne sont que de vieux vagabonds désuets, nous sommes à la fin de leur règne.
- Peut-être chez vous mais pas ici.
- C’est ce qu’on verra !
Tiboin tourne les talons et s’en va d’un pas altier. Erloa le regarde partir avec une pointe d’angoisse qu’elle ne s’explique pas. Elle va trouver Lermin et lui relate cette dernière conversation. Lermin est plus rassurant. Les lois de l’archipel sont tellement imbriquées les unes dans les autres qu’aucune ile ne peut prendre le pouvoir sur l’autre. Cependant, un jeune pédant pourrait quand même faire des dégâts. Ils décident d’en parler à Saléïs, le diplomate de la cour et frère du roi.
Saléïs balaie les craintes des jumeaux rapidement. Les iles ont trop de liens commerciaux entre elles pour que l’une décide de prendre de l’ascendant sur les autres.
- Pourquoi venez-vous m’en parler avant d’en parler au roi, votre père ?
Lermin hausse les épaules et répond :
- Pour la même raison que je ne lui parle pas des iles baladeuses.
- Les iles baladeuses ? Expliquez-vous ! demanda Saléïs.
Lermin raconte ses observations et ses inquiétudes. Saléïs se plante devant la fenêtre et analyse le large. En effet, le paysage de son enfance n’est pas le même que maintenant. Il s’en veut de ne pas l’avoir remarqué. Il fait volteface et fixe Lermin d’un regard sévère :
- Mais c’est très inquiétant, pourquoi n’en avez-vous pas parlé au roi ?
Lermin hausse un sourcil et soupire en baissant les épaules. C’est de notoriété publique : Nilakin considère son fils comme un gamin sans intérêt. Lermin est très maladroit au combat et n’aime pas le cheval. Nilakin se moque ouvertement de ses inaptitudes. Du coup, toute la cour s’en gausse. Lermin s’est réfugié dans les livres, il connait par cœur tous ceux de la bibliothèque du château. C’est là qu’il a découvert sa vocation de médecin. En secret, il suit Calrice, la guérisseuse de la cour.
- Il n’en a rien dit à Père peut-être, mais il en a parlé à Mère, répond Erloa sur un ton provocateur. On attend qu’elle relate les faits à son mari car, comme vous le savez, pour le roi, Lermin est une tête d’œuf, un rat de bibliothèque, incapable de faire quoi que ce soit.
- Et votre mère est plus écoutante ? réplique le diplomate.
Lermin et Erloa se sourient d’un air complice. Erloa explique à son oncle comment son frère procède pour le bien de Chandelon sans que son père se doute qu’il intervient dans ses décisions. Ainsi, et sans que personne ne le sache, la loi sur l’école obligatoire jusqu’à 15 ans, c’est lui ; celle sur l’interdiction de couper les arbres sans permis préalable, c’est lui aussi. En réalité, depuis près de deux ans, les lois qui font de Nilakin un monarque accompli sont érigées dans l’ombre par Lermin. Les patriarches pensent que c’est Euléria, sa femme, qui tient le royaume en main et ils l' acceptent sans sourciller parce que les idées sont pleines de bon sens et les lois qui en découlent sont justes pour le royaume.
Saléïs en est soufflé. Il regarde pour la première fois son neveu avec une pointe d’admiration.
- Mais tu as quel âge ? dit-il.
Lermin lui sourit. Saléïs est passé au tutoiement. Si ce n'est pas toléré dans les représentations publiques, c'est un signe de tendresse entre les parents proches. Le frère de son père est passé du statut de diplomate à clui d'oncle.
- Comme Erloa, lui rappelle-t-il, 15 ans.
- Je comprends maintenant pourquoi les sages t’ont choisi, murmure-t-il.
Les sages sont les dirigeants suprêmes, ils décident du monarque, des patriarches de chaque province, cependant, ils les désignent dans la famille royale sauf si celle-ci n’a pas d’enfant. Ils habitent une colline dont personne ne connait l’emplacement exact. Ils n’apparaissent que dans des cas extrêmes pour mettre fin aux discussions stériles ou lors d’un procès qui ne serait pas équitable. Leur parole est d’or. À Chandelon, l’un s’appelle Barden, l’autre Aély. On dit qu’ils sont nés avec l’ile, tant ils sont vieux.

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