La genèse des iles

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Quelques jours plus tard, un Conseil d’État extraordinaire a lieu au château. Il se passe dans l’arène royale de Pastel. Il s’agit d’une pièce munie de gradins sur lesquels grimpent, suivant leur importance, les représentants des guildes. Les patriarches de la nation entourent le monarque face aux guildes. Toute personne qui le désire peut assister derrière les gradins, pour autant qu’il se taise. Le dauphin, Lermin, est assis au pied de son père.

La discussion tourne en rond. Personne n’ose dire au roi que le problème ne les passionne pas et tous bâillent plus ou moins discrètement alors que le monarque expose les risques. Lermin est fâché par le manque de réaction de la classe dirigeante, seul Saléïs est aussi inquiet que lui.

Alors que le conseil va se terminer par une mesure anodine et désuète, quelqu’un ouvre la porte du fond avec fracas. Deux personnes âgées entrent et se dirigent cahin caha vers le centre de l’arène. Lermin interloqué lance un regard à son père, celui-ci a un petit sourire satisfait. Dans les quelques chuchotements que Lermin perçoit, il capte que ce sont les sages de Chandelon.

C’est la première fois qu’il les voit. Èlon est un homme relativement grand, surtout pour Chandelon. Il se tient très légèrement vouté et boite du pied gauche. Chande est une petite femme, pliée en deux, extrêmement maigre. Bien que son âge soit terriblement avancé, ses yeux sont pétillants de vitalité. Elle est debout, appuyée à un long bâton et fixe les guildes en tournant le dos au roi. Èlon, quant à lui, prend le temps de saluer la classe dirigeante. Pour finir, le sage dévisage Lermin aux pieds de son père. Il le gratifie d’un sourire très doux et d’un long hochement de tête satisfait.

Lermin est subjugué par l’effet qu’ils produisent autour d’eux. Ils n’ont aucun artifice, ils sont habillés chichement, presque en guenilles mais leur présence impose un silence empreint d’un grand respect. Èlon demande à mi-voix au jeune homme d’aller chercher un tabouret.

Lermin s’exécute immédiatement. Il ne doit pas courir longtemps, un serviteur le lui apporte à l’entrée de la salle. Il le présente à Chande qui le fusille du regard et d’un coup de menton, désigne son homologue. Rouge écrevisse, le jeune homme se tourne vers Èlon. Celui-ci est amusé par la scène et s’assied doucement. Chande prend la parole, avec une pointe d’emphase :

  • Et si c’était nous ? dit-elle. Et si c’était Chandelon qui larguait ses amarres pour aller s’accoler à une ile qui est tellement au nord qu’aucune de nos plantes ne survivrait ? Imaginez alors la campagne dénudée de nos bananiers, manguiers, de toutes nos forêts tropicales, et même de notre précieuse galance. Imaginez la terre devenue une immense savane, où nos herbivores mourraient dans les deux ans et les carnivores hanteraient vos villages à la recherche de chairs fraiches…

Chande laissa couler un temps en permettant à chacun de visualiser la situation d’horreur que serait le départ de l’ile. Puis elle reprend un peu plus bas :

  • Toutes les iles que vous voyez bouger se dirigent à Piryck.

Elle désigne d’un doigt un homme au quatrième rang :

  • Toi, la guilde du chaquila, dit-elle, peux-tu nous dire combien de chaquilas avez-vous vendu depuis un cycle à Piryck ?

Le représentant de la guilde concerné bredouille :

  • Aucune, les friandises sont interdites.
  • Alors toi, la guilde de la soie, dis-nous !
  • Ben, répond celui-là, nous non plus, nous ne pouvons y accoster car chacun doit s’habiller avec du lin, qui ne pousse que sur place.
  • Qui dans les marchands peut faire affaire avec Piryck ? persévère Chande.

Lermin est subjugué, il est admiratif de la manière dont Chande interpelle le conseil, c’est sûr qu’après cela, ils seront bien plus convaincus que par Nilakin.

  • Surement pas une femme ! intervient Nouala, représentante de la guilde des tanneurs. Plus une femme ne peut accoster sur Piryck sans être accompagnée d’un mari.
  • En effet, les femmes sont séquestrées dans leur maison. Aucune d’elle ne peut sortir seule même pour aller au marché, sous peine d’être fouettée publiquement.

Cette fois, un grondement se fait entendre parmi les guildes. De nombreux marchands font affaire directement avec les femmes.

  • Et ce n’est pas tout ! continue Chande qui s’emballe un peu en désignant de son bras maigre un autre représentant. Dis-nous ce qui se passe dans l’océan quand une ile lève ses amarres !
  • C’est compliqué, c’est vrai ! avoue l’homme. Un tourbillon est créé à l’emplacement de chaque ile, il faut les contourner d’assez loin pour ne pas être emporté. Seuls les marins expérimentés y arrivent, j’ai perdu deux navires.
  • Voilà pourquoi la situation est terriblement préoccupante : Piryck est infectée par une secte dont le gourou, Grabaude détient les rênes. Quand les iles s’accolent à Piryck ; elles deviennent stériles, les habitants sont les esclaves d’une classe dirigeante cruelle et injuste…

Chande attend quelques secondes que l’information soit reçue par tous. Lasse, presque triste, elle réajuste ses guenilles et ajoute entre ses dents :

  • Inutile de vous dire qu’Elaap est derrière cette colonisation. Nous ne sommes pas à l’abri du phénomène, Nilakin a raison de vous convoquer.
  • Que peut-on faire ? s’écrie une femme affolée.

Chande est satisfaite de l’effet, chacun maintenant, prend la mesure du danger. Elle désigne d’une large main son compagnon et dit :

  • Rappelons-nous d’abord de l’histoire de Paale et d’Elaap.

Èlon toussote et raconte :

« Jadis, il y avait un royaume dont le territoire s’étendait sur l’immensité de la terre. Le roi était nommé l’Unique car sa sagesse, sa justice et l’amour de sa patrie n’avaient pas d’égal. Il avait des jumeaux, Elaap et Paale. Si l’Unique se réjouissait d’avoir une fille dont la sagesse, l’amour et le sens de la solidarité étaient son portrait ; il se désolait de voir son fils guerroyer pour un mot, tuer pour un autre. L’Unique était arrivé à l’âge où il devait déterminer lequel de ses enfants recevrait le royaume en héritage. Si son cœur lui dictait de le confier à Paale, la justice lui ordonnait de les envoyer en mission afin de départager le vainqueur.

Il les convia tous les deux, devant une table sur laquelle étaient déposées deux cordes, deux épées, deux fleurs, deux mangues, deux pains et deux outres de vin. Il leur dit :

  • Celui qui reviendra avec la lumière de notre pays, celle qui brille le jour comme la nuit, recevra mon royaume pour y régner en maitre absolu. Vous avez douze jours pour me la présenter. Prenez ce que vous voulez.

Elaap prit une épée, un couteau et du vin. Dans un coup de vent, il partit sans plus attendre. Paale, tourna longuement autour des objets, passa son doigt sur chacun d’eux et choisit, au bout du compte de les prendre tous excepté l’épée qu’elle trouva trop encombrante. Elle quitta son père sans avoir oublié de l’honorer.

On dit qu’on pouvait suivre le sillon d’Elaap tant il semait la terreur et la mort sur son passage mais personne ne put dire où se trouvait Paale. Quand ils se présentèrent au bout du temps imparti, Elaap avait trois charriots pleins d’or et de pierres précieuses tandis que sa sœur arrivait munie d’une petite bourse ordinaire. Elaap ricanait et savourait déjà sa victoire.

Toute la cour était rassemblée dans la salle. Elaap les narguait, évaluant ceux qu’il chasserait et ceux qui resteraient à sa botte. Quand l’Unique arriva, il s’assit sur son trône et demanda à son fils quelle fut sa découverte :

  • Père, lui dit Elaap, j’ai parcouru votre royaume et j’ai trouvé tout l’or et toutes les pierres précieuses qui brillent le jour et la nuit. Le pays en est tellement pourvu, que les enfants en font des pierres de jeu, tandis que votre peuple n’en connait pas sa valeur.

Il déchargea les trois charriots aux pieds de son père. Le père claqua la langue

  • Tous ces trésors brillent-ils vraiment dans l’obscurité absolue ? dit-il.
  • Certes non ! répondit le garçon, il faut une pointe de lumière, mais à quoi servirait la lumière s’il n’y avait pas la richesse ?

Le roi soupira et ne répondit pas à la question de son fils. Il se tourna vers sa fille et d’un geste de la main l’invita à parler.

  • Père, lui dit-elle, je ne peux vous apporter ce que vous avez déjà. Cependant, je me présente devant vous avec ceci.

Elle sortit d’une bourse six cailloux, dont la beauté, la couleur ou la forme ne différaient en rien de ceux qui emplissaient les chemins. Elle les aligna sur la table et dit en désignant le premier :

  • J’ai échangé celui-ci contre la corde, à un groupe de paysans qui tentaient de délivrer une vache d’une crevasse. Il représente la solidarité.

Le caillou se mit à briller.

  • Celui-ci, poursuivit Paale sans remarquer que le premier caillou était devenu une bluette, m’a été offert par un orphelin avec lequel j’ai partagé le pain, il représente la générosité.

Le deuxième caillou se mit à briller.

  • Le troisième m’a été donné alors que je riais avec un soldat pour lui avoir mis la fleur à la flèche, il désignel’humour. Le quatrième est la justice, je l’ai confisqué à un enfant qui tentait de tricher à un jeu d’osselet. Le cinquième est la tendresse, il m’a été offert par un adolescent avec qui j’ai partagé la mangue. Le sixième est le respect, c’est d’un vieil homme dont j’ai célébré la vie avec le vin, avant de lui fermer les yeux.

Au fur et à mesure qu’elle énumérait les qualités de chaque caillou, ceux-ci devenaient brillants comme de petites lucioles dont la lumière ne peut pas s’éteindre la nuit. Quand la cour se mit à applaudir, Paale l’arrêta d’un geste.

  • Je n’ai pas fini, murmura-t-elle.

Elle tourna lentement la tête vers son père. Le roi fronça les sourcils et d’un signe l’enjoint à poursuivre.

  • Ce dernier caillou, c’est le vôtre. C’est l’amour que vous portez à vos proches et à votre peuple, dit-elle, en baissant les yeux.

L’Unique partit d’un éclat de rire joyeux. Il retira le saphir qui ornait sa couronne et prit les six cailloux de lumière. Il les rassembla au creux de sa main et couvrit celle-ci de l’autre main. Puis il les rouvrit, les pierres formèrent une seule boule qui se mit à émettre un lent battement de cœur.

  • Tu as trouvé le cœur de mon royaume, lui dit-il, je te le confie car je sais que tu veilleras à ce qu’il ne disparaisse pas. Tant qu’il battra, mon peuple vivra dans la paix.

Il prit une mangue qui trônait sur une petite table à côté de lui. Il l’ouvrit. Il la présenta à ses enfants et déclara :

  • Mangez-en une part, vous faites désormais partie du Conseil des sages.

Elaap furieux de s’être fait éconduire refusa d’en manger. Paale prit son morceau, quitta la salle du conseil. Celle-ci donnait sur la cour où le peuple attendait qu’on lui désigne le futur souverain. Elle le partagea au premier homme qui fut devant elle.

  • Voici une part de la Mangue du pouvoir, lui dit-elle. Vous m’avez guidé, elle vous revient de droit.

On dit que chacun put en gouter, car l’amour se multiplie. L’Unique apprécia son geste et lui confia le noyau du fruit.

  • Enterre-le, il sera porteur d’un arbre aux fruits purs et toute personne qui en mangera trouvera la sagesse et l’amour.

Il se tourna vers son fils qui n’avait pas voulu prendre une part de mangue et dit :

  • Quant à toi, Elaap, tu as tué pour t’emparer des richesses d’autrui, tu as volé le jeu des enfants, tu as semé la convoitise et la mort. Disparais de mon royaume. Pars vers des cieux inconnus et tâche de trouver la sagesse et le repentir.

La nuit suivante, Elaap tua son père. Il revendiqua la moitié du royaume de sa sœur car l’Unique n’avait pas encore entériné son testament. Mais les nobles rejetèrent Elaap avec force, car ils avaient tous été émerveillés par les cailloux devenus le cœur de leur pays. Elaap fut conduit par-delà les frontières.

Paale prit les rênes du pouvoir. Elle se maria avec un homme doux et bon. Ils eurent six enfants. Comme elle se doutait que son frère reviendrait semer la terreur, elle divisa son territoire en sept et cacha dans chacune des parties, un des cailloux du cœur de l’Unique. Chacun de ses six enfants fut gardien d’une de ces pierres et elle se réserva le septième, celui de l’amour qu’elle garda dans la partie centrale. Elle planta ensuite le noyau au milieu de son royaume afin que tous puissent venir gouter au fruit, si le besoin s’en faisait sentir.

Elaap créa un volcan afin d’anéantir l’arbre. Paale créa une source qui ne pouvait en aucun cas se tarir, elle éteignit le volcan. Grâce à la source, l’eau remplit les surfaces profondes d’immenses lacs poissonneux.

Elaap réagit en salant l’eau pour qu’aucun arbre ne puisse y pousser et que les flots emportent les hommes. Cependant, il ne put saler la source qui continua à couler sur la terre et c’est ainsi que nous avons de l’eau douce et de l’eau salée.

La colère d’Elaap fut tellement forte que la Terre entière trembla et le monde de Paale se fractionna en sept royaumes. Paale et ses sujets créèrent d’innombrables ponts afin que les échanges se perpétuent.

Elaap éloigna alors chaque ile, de telle sorte qu’il faille plusieurs jours de bateau pour se rejoindre, minimisant de la sorte la communication entre les iliens. Fatiguée par tant de volonté à nuire, mais non vaincue, l’héritière de l’Uniquedessina son archipel sur une tablette de cire. Elle posa un caillou sur chacune d’elle. Chaque caillou se métamorphosaen une colline sur l’ile en question. Paale relia ces collines par un fil indestructible. Ainsi le territoire restera lié éternellement et les gardiens du cœur vivront sur la colline.

  • Et les gardiens du cœur deviennent les sages de l’ile… murmure Lermin pour lui-même.

Èlon s’est tu, il a entendu Lermin et approuve d’un petit signe discret.

Si tout le monde connait l’histoire, tous ont été bercés par la voix mélodieuse du vieux sage. Ils restent encore quelque temps sous le charme. Chande interrompt la pause en déclarant :

  • Certes, notre ile est forte, notre foi en Paale est encore bien présente, mais vous ne verrez pas entrer le ver dans le fruit. Vous ne vous apercevrez que trop tard qu’Elaap habite dans le cœur des hommes par l’intermédiaire des grabaudais.
  • Mais que pouvons-nous faire ? crie quelqu’un parmi les guildes.
  • Restez fidèles au roi et surtout gardez au fond de vous l’amour de Paale. Nous savons qu’un cavalier précède Grabaude dans la colonisation de l’ile. Il est habillé tout de vert et il sème la mort là où son message est réfuté par les habitants, répond Èlon. Nous savons que vous êtes tous pleins de bonnes intentions.

Chande semble satisfaite du désarroi dans lequel le Conseil est plongé. Elle le laisse se prolonger le temps d’un sablier avant de reprendre :

  • Nous avons discuté avec les sages de l’ensemble des iles de Paale. Chacune d’elles enverra un de ses ressortissants en mission. Ils iront trouver Paale et établiront le plan de riposte. Comme cette ultime mission doit être menée dans le secret, personne ne connaitra celui ou celle qui l’accomplira.

Chande et Èlon n’attendent pas que les conseillers reprennent leurs esprits ou posent des questions. Ils sortent de l’arène comme ils y sont entrés.

Le roi se lève et clôt la séance. Lermin se redresse en même temps que tout le monde. Avant de quitter la salle, il écoute les commentaires des représentants des guildes et ceux des patriarches. Tous sont confiants, rien de plus simple que de ne pas faire de vagues et d’être fidèle au roi. Plus personne ne parle du cavalier vert.

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