La colline des sages

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Lermin est couché dans son lit. Hier, Erloa est partie déguisée en paysanne, telle qu’il l’avait vue sur la tablette, quelques jours plus tôt. Il est tôt le matin, le jour ne s’est pas encore levé, il ne pense pas avoir dormi tant il est inquiet pour sa sœur.

« J’aurais dû être excité à l’idée d’aller sur la colline, ça fait trois ans que j’attends ce moment et pourtant, non. Je ne le suis pas. Je suis bien plus angoissé pour ma sœur que je le pensais… je brûle d’envie de regarder la tablette pour voir si elle est arrivée ou si elle a eu des ennuis mais je me retiens. Il ne faut pas que je devienne dépendant de l’objet. »

Cela le fit sourire, peut-on être dépendant d’un objet ? Certes, cela parait impensable, pourtant cette tablette l’attire inlassablement. Hier matin, avant le départ d’Erloa, ils ont regardé à deux les tablettes. Ils n’ont pas vu de grands dangers, Erloa papotait avec une jeune fille sur le bateau la menant à Hadzel avec dans le fond de l'image, Nouala qui semblait avoir maille à parti avec un homme pâle et tondu. Cela les avait fait sourire, la maroquinière vendait tellement de gri-gri qu’avoir des clients mécontents étaient monnaie courante.

  • Debout espèce de paresseux ! crie son père en ouvrant la porte avec fracas.
  • Bonjour Pé…

Nilakin est déjà parti. Bah, il ne l’a traité que de paresseux, ça va encore. Mais la porte se rouvre :

  • Je vois que tu as préparé ton corset de fille, pas question que tu le portes.
  • Mais père, c’est pour mon dos !
  • T’as déjà vu un phoque avec un corset ? Non, alors il n’en est pas question.

Et le voilà reparti.

Le dos de Lermin est légèrement de travers, monter à cheval est un véritable supplice, surtout sans cette ceinture que lui a confectionnée la guérisseuse de la cour, Calrice. Celle-ci et Lermin sont très proches. Elle l’a aidé à perdre sa graisse superflue et lui a conseillé une série d’exercices dont la natation, pour fortifier son dos. D’autre part, depuis un an, Calrice l’initie à l’art de la guérison, dans le plus grand secret.

C’est une très grande alliée dans ce château, où Nilakin se moque de son fils perpétuellement. Il le traite de phoque, parce que Lermin était un peu trop gros et parce qu’il était nul en art du combat. Du coup, il n’est pas rare d’entendre dans le dos du jeune prince, le cri de phoque imité par un palefrenier ou un autre sous-fifre. Lermin est la risée du château entier, seules trois personnes prennent sa défense, Calrice, Euléria et évidemment, Erloa.

Lermin passe chez la guérisseuse avant de rejoindre la cuisine pour le petit déjeuner. Il lui fait part de l’interdiction de mettre son corset.

  • Je m’en doutais, dit-elle. Du coup, je vous ai préparé deux cataplasmes, un pour aujourd’hui et l’autre pour demain. Cela ne supprimera pas votre douleur mais l’atténuera assurément.

Elle avait étalé l’onguent sur deux larges bandes de tissu. Elle lui attache la première sous sa chemise et emballe l’autre dans une grande feuille de bananier. Lermin la glisse immédiatement dans sa ceinture de guérisseur.

  • Très belle ceinture, remarque Calrice.
  • C’est Erloa qui me l’a donnée pour partir sur la colline. C’est gentil, hein ?
  • Je sais ! répond Calrice en riant. Nouala m’en a déjà parlé. Elle m’a dit que vous alliez suivre Bachy et que votre père était d’accord.

Lermin rit puis ajoute avec une pointe d’inquiétude :

  • Elle ne vous a rien dit d’autre ?
  • Non, pourquoi ?
  • Pour rien, cette pipelette a l’art de dire tout et n’importe quoi !

Calrice penche un peu la tête en scrutant son élève. Lermin n’est pas trop à l’aise, il a toujours l’impression qu’on lit dans sa tête comme dans un livre ouvert.

  • Est-ce vous le mouchard ? chuchote-elle.

Lermin rougit jusqu’au deux oreilles.

  • Je n’avais pas envie que tout Pastel sache ce qui s’est passé dans sa boutique, avoue-t-il.

Calrice éclate de rire.

  • Lermin vous m’épatez ! dit-elle. Je n’ai jamais vu Nouala aussi angoissée. Elle ne m’a pas expliqué pourquoi elle avait cette boucle d’oreille mais elle m’a demandée de la lui retirer. Je ne lui ai pas dit que le bijou n’avait aucun pouvoir, cela m’amusait de la voir prise dans son jeu de commère.

Lermin affiche un petit sourire mais il réalise avec angoisse que leur visite chez Nouala n’est absolument plus préservée. C’est trop tard, Erloa est partie et lui disparaîtra d’ici quelques heures. Si jamais Nouala brûle sa langue, on ne pourra quand même pas les localiser.

Lermin descend à la cuisine en se demandant s’il ne ferait pas une petite visite à Nouala avant de prendre la route. Que lui dirait-il ? Déjà que son mouchard l’a trahi. Et puis, il ne va quand même pas lui mettre un autre ! il pourrait lui inventer un autre bobard pour préserver Erloa. Lui dire qu’elle est partie à Yxiris rejoindre son oncle guerrier, pour lui faire ôter l’envie de rejoindre Tiboin.

Il hésite en passant la porte. Ses parents mangent l’un en face de l’autre sur la grande table en bois. Sa mère l’aperçoit et le salue d’un mouvement de tête. Il y a quelque chose dans son regard d’un peu triste. Elle ne veut pas l’avouer mais laisser partir sa fille est très dur pour elle. Son père ingurgite son café en faisant du bruit. Tandis que Lermin se sert au buffet, Nilakin fixe sa femme avec sévérité et dit :

  • Je t’en prie, Euléria, arrête ! Elle est en sécurité. Bachy suivra le convoi discrètement et j’ai obligé les sages à admettre Albé au voyage. Sois digne, Euléria ! tu es reine.

Lermin s’assied à côté de sa mère et commence à manger un énorme morceau de galancia. La galencia est un gâteau au chaquila, amandes et oranges confites. Il adore. C’est évidemment très calorifique et, d’habitude, il n’en prend pas. Mais aujourd’hui, juste pour ennuyer son père et pour se donner du courage, il en savoure un, sous les yeux réprobateurs de son paternel. Le roi se lève en grommelant quelque chose que personne n’a pas capté et que nul n’essaie de comprendre.

  • J’ai eu la visite de Nouala, hier soir… dit Euléria, une fois Nilakin parti.
  • Ah bon ? Que voulait-elle, demande Lermin innocemment.
  • Elle avait l’air affolée, répond-elle en me scrutant. Elle a demandé à voir Erloa et puis toi. Elle voulait récupérer un truc qu’elle vous avait vendu. Qu’avez-vous acheté chez elle ?
  • Une ceinture de guérisseur. Ça remplace mon corset que Père ne veut pas que je porte, explique-t-il avec une pointe de rancœur.

Euléria soupire. Elle sait que la relation père - fils est loin d’être au beau fixe.

  • Je ne suis pas sûre qu’il te laissera la mettre… réplique-t-elle doucement. Nouala ne vous a-t-elle pas vendu autre chose ?
  • Oui et une fortune d’ailleurs.
  • Elle est prête à te le racheter le double.
  • C’est trop tard, Erloa est partie avec l’objet.
  • Qu’est-ce donc ?

Lermin explique à sa mère leur visite chez la marchande. Il lui relate son inquiétude quant au silence de Nouala. Cette dernière, les a déjà trahis, non pas en disant où partait sa sœur, mais en avouant qu’elle avait vendu la tablette. Lermin et sa mère ne pense pas que ce soit grave, personne ne sait où les jumeaux se trouvent.

Lermin embrasse sa mère, elle le retient par le bras. Il la sent très vulnérable, petite, encore tellement maternelle. Il la regarde et lui murmure :

  • Que se passe-t-il ?

Elle hésite un instant, les larmes pleins les yeux et secoue la tête :

  • Rien, j’ai encore besoin de vous avoir près de moi. C’est tout, ça va passer.

Il la scrute un instant :

  • Nouala vous a dévoilé votre avenir et cela vous fait peur, c’est cela ?
  • Un homme veut absolument cet objet, avoue-t-elle à mi-voix.
  • Et l’homme ne nous trouvera pas. Erloa est partie loin d’ici tandis que je serai inaccessible sur la Colline. Pas de panique, Mère.
  • Elle m’a dit que si vous ne rendiez pas cette tablette, je ne vous reverrai jamais… murmure-t-elle en éclatant en sanglot.
  • C’est de la bêtise, Mère ! s’écrie Lermin. Vous savez bien que je ne risque rien tandis qu’Erloa est avec Albé et Saléïs, toutes les chances sont de son côté. Ne vous inquiétez pas, je vous en prie.
  • J’aimerais tellement suivre son voyage au jour le jour… peux-tu me montrer cette tablette ?

Légèrement ennuyé, Lermin la sort de sa besace. Il la place devant sa mère qui ne voit rien d’autre qu’une tablette de cire mais dès que Lermin pose les yeux sur l’objet, celui-ci s’anime et dévoile Erloa et Albé accostant sur Hadzel. Ils ont le sourire aux lèvres et saluent de la main une jeune fille.

  • C’est Gabelle, la fille de la reine, déclare Euléria en montrant la jeune fille. Elle a fini le tour des iles. J’espère qu’elle aura donné à Erloa quelques ficelles pour pouvoir rapidement terminer sa mission.
  • Ce serait formidable en effet, répond Lermin.

Euléria est rassurée, rien sur cette ile ne mettra Erloa en danger. Albé, par contre, sera moins en sécurité, car le sort des hommes sur Hadzel est peu enviable. Ils sont les servants de la gent féminine et s’ils ne sont pas d’accord, ils doivent quitter l’ile. Cependant, Albé est le guerrier le plus sage et le plus fidèle de Chandelon. C’est certain qu’il restera dans l’ombre de la princesse. Euléria sourit à son fils.

  • Merci, lui dit-elle. Me voilà apaisée pour le mois qui vient.
  • Èlon nous a promis que nous pourrions communiquer dès qu’elle sera chez les sages de l’ile visitée. Je vous ferai savoir comment elle se porte, promet-il.
  • Et tout ce que la tablette dévoilera, d’accord ?
  • Oui, mais ne parlez de cette tablette à personne. Il ne faut pas que l’homme ait une piste.

Euléria en est convaincue également. Elle ne fera rien qui pourrait mettre en danger ses enfants.

Sur le chemin qui mène à l’écurie, Lermin se dit qu’il n’a jamais vu sa mère aussi si petite, si démunie. Il enrage contre Nouala et se promet qu’il ira lui faire une visite qui ne sera pas de courtoisie.

Cependant, son père est déjà sur son cheval. Traditionnellement, c’est le roi qui doit le mener aux sages. Il n’aura pas l’occasion de repasser par la boutique avant le départ. Ce dernier discute avec Calrice qui lui remet le petit coffre dont il ne se sépare jamais. Lermin se demande ce qu’il contient pour être à chaque coup du voyage. Nilakin voit ses yeux posés sur le coffre.

  • Tu le porteras aussi quand tu seras roi, pour cela il faudra que tu arrêtes de te goinfrer comme un phoque, grince-t-il.

Lermin serre les dents et avale la remarque. Calrice lui tapote la cuisse en guise de soutien. Ils se regardent un instant, elle tente de lui insuffler tout le courage qu’il lui faudra pour supporter son père. Lermin lui sourit dans un soupir. Il repense à la marchande et demande à Calrice :

  • Pouvez-vous dire à Nouala de quitter Pastel pour quelques temps ?
  • Bien sûr, où voulez-vous qu’elle aille ?

Lermin hésite un instant, il ne faut pas qu’elle soit dans une des demeures royales et qu’elle soit isolée du monde des marchands.

  • Peut-être dans une cabane de pêcheur, sur le bord du lac de Thak…
  • Sur l’île du milieu du lac, intervient son père.

Lermin regarde son père avec étonnement. Comment sait-il qu’il faut l’écarter ?

  • Ça lui apprendra à dire des bêtises ! continue Nilakin. Elle a fait une de ses peurs à Euléria, c’est insupportable.

Lermin opine de la tête.

  • Quant à toi, Lermin tu n’as pas à donner des ordres à ma place.

Lermin ne répond pas. Il serre les dents et grimace à Calrice son exaspération. Plus que deux jours à le supporter, après, il restera au chaud, sur cette colline couverte de livres et de vieux parchemins.

Il est relativement impatient de rejoindre ce lieu mythique. Personne ne sait où elle se trouve, pourtant, une colline, c’est loin de passer inaperçu ! Tout ce qu’il connait c’est que c’est le lieu où tous les savoirs de l’ile sont stockés, que les sages y vivent sans se préoccuper d’être nourris, que la communication entre les iles passe par là. Il en a conclu que la bibliothèque doit être immense, les champs autour prolifiques, et que, pour que la communication passe entre les iles, il doit y avoir un port caché où les sages des autres iles puissent débarquer sans être inquiétés. Ça fait beaucoup de monde qui doivent travailler pour eux. Il a déjà observé les cartes de près pour tenter de localiser l’endroit mais cela s’est avéré vain. Il en a déduit que la colline devait peut-être être un ilot dont les récifs découragent les visiteurs.

Lermin et son père longent la mer en silence, le fils derrière le père. Lermin regarde le large et pense aux iles qui devraient parsemer le paysage et qui créent actuellement un grand vide.

  • Depuis quand as-tu remarqué ce phénomène ? lui demande son père, tout à coup.
  • Ben, depuis qu’Annèpe est partie.
  • C’était la première ?
  • Oui

Lermin en est soufflé. Comment se fait-il que son père ne l’ait pas remarqué ? C’est vraiment un ahuri. Certes, il estdistrait mais au point de ne pas voir qu’une ile manque au paysage, il faut le faire.

  • Ne me juge pas, s’il te plait, lui dit Nilakin doucement.

Lermin rougit. Le roi lui lance un petit regard en coin, puis éperonne son cheval et part au galop. Le garçon soupire, son père sait pertinemment que c’est un calvaire pour lui. Son cheval suit la cadence, il s’accroche à sa crinière et essaie de rester en selle.

Le roi s’arrête assez vite, devant un petit ilot. Il descend de cheval, Lermin suit la manœuvre et prend les rênes des chevaux pour les attacher à un vieux tronc échoué sur la plage. Son père se déshabille et l’interpelle :

  • Le premier au récif a gagné.

Lermin sourit en se déshabillant. Le père attend, prêt à le battre à plat de couture. Ils s’élancent ensemble. Lermin a trop mal au dos pour prendre de l’avance à la course et Nilakin est dans l’eau quelques secondes avant lui. Mais l’eau calme la douleur et Lermin nage à grande foulée. Le fils dépasse le père assez rapidement. Nilakin ricane, pensant que son rejeton ne tiendra pas son rythme.

Cependant, sans vraiment se presser, Lermin gagne l’îlot bien avant lui. Il se couche avec un petit sourire vainqueur. Il a la victoire modeste, car il connait assez son père pour savoir qu’il n’est pas bon joueur. Celui-là arrive enfin, il se couche à côté de lui en soufflant comme un buffle.

  • On fait la revanche ? demande le garçon avec une pointe de satisfaction.
  • Attends que je reprenne mon souffle.

Nilakin ajoute au bout d’un moment :

  • J’aurais dû me douter qu’un phoque va plus vite sur l’eau que sur terre, c’est donc à ça que te sert ta graisse !

Lermin est loin d’être sanguin, mais il n’en peut plus de ses sarcasmes. Il se lève d’un bond et met un pied sur le thorax de son père. Il gronde :

  • Je ne suis pas un phoque ! Je ne suis pas gros. Arrêtez de m’en harceler !

Nilakin étonné et vaguement fâché d’être ainsi interpellé tente de se redresser sur ses coudes. Lermin l’en empêche.

  • Regardez-moi, père, et dites-moi où y a-t-il une once de graisse !

Nilakin veut prendre la cheville pour le déstabiliser et l’envoyer bouler sur le côté, afin de prendre le dessus. Lermin prévoit la manœuvre et d’un mouvement souvent répété aux exercices de combat, il immobilise le poignet d’un petit coup de pied. Nilakin émet une légère grimace. Certes, la douleur n’est que très passagère, Lermin lui démontre par là qu’il ne veut pas lui faire mal mais garder le dessus.

  • Ça suffit, Lermin, claque-t-il. Pour qui tu te prends ? Ce n’est qu’une plaisanterie.
  • Non, ce n’est pas une plaisanterie, c’est une moquerie, une médisance, une méchanceté. Vous la dites tellement souvent, que vous ne vous en rendez même plus compte. Vous m’avez forgé une réputation de phoque ; vous étiez fier de votre jeu de mots entre « dauphin et phoque ». Vous êtes lourd, Père, très lourd !

Sans attendre d’autre réaction, Lermin tourne les talons et plonge dans la mer. Nilakin reste pantois. Le Lermin qui l’a remis en place n’est pas celui qu’il côtoie, à moins qu’il ne connaisse pas vraiment son fils...

Nilakin ne peut donner tort à son fils, cette plaisanterie est une moquerie. Mais il l’a fait pour son bien, pour l’endurcir, comme son père l’avait fait quand il avait son âge. Nilakin se souvient qu’il avait seulement éprouvé de la honte de ne pas être à la hauteur des espérances de son père. La suite des événements avait prouvé que la méthode avait été désastreuse : elle n’avait fait qu’éloigner le père et le fils. En une fois, Nilakin s’en veut. Pourquoi a-t-il réitéré ce que lui-même avait enduré ? Il reste un moment sur le sable à méditer cet état de fait, tout en regardant son fils nageant avec une certaine grâce jusqu’à la berge.

Quand Nilakin rejoint son fils, celui-ci finissait de charger son bagage, sur sa monture en silence. Lermin est soulagé d’avoir pu dire son amertume à son père mais à présent, il redoute sa colère. Nilakin se rhabille en vitesse et se prépare à la route, sans aucune parole. Il grimpe aisément sur son cheval, tandis que Lermin se prend deux fois le pied dans l’étrier avant d’y parvenir.

  • Tu dois toujours être à la gauche du cheval, sinon l’animal a peur de toi, lui dit son père doucement.

Lermin acquiesce en réalisant qu’il s’est trompé de côté. Il a toujours confondu sa gauche et sa droite. Il enfourche son canasson et l’éperonne doucement. Nilakin le suit. Le roi observe la silhouette de son fils. Certes, il n’est plus gros, seules ses deux bonnes joues lui donnent un air grassouillet.

Pourquoi lorsque Lermin est à cheval parait-il si gauche ? Il se tient mal sur son cheval, il est vouté, et tend la jambe droite un peu plus que l’autre.

Tout à coup, il trouve qu’il n’est pas convenable d’être derrière son fils alors qu’ils arriveront, d’ici un quart de lieue, à un village de pêcheurs. Il accélère l’allure pour être à sa hauteur.

Lermin lui lance un regard un peu inquiet, puis il replonge dans ses pensées. Aucun des deux ne parvient à briser la glace. Ils arrivent à un moulin à marée, Nilakin lui propose de l’observer seul tandis qu’il s’entretient avec le meunier.

Le moulin est doté d’un large bassin qui garde l’eau en marée haute pour la lâcher à marée basse par une roue actionnant un arbre à canne. Très fier de son moulin, le meunier parle avec Nilakin tandis que Lermin s’en va, seul, observer le système de son côté. Il est à son plein rendement, la marée est au plus bas pourtant Lermin estime que la roue tourne trop faiblement. Il se penche ne voit rien qui peut ralentir le mouvement.

  • Vous vous demandez pourquoi elle ne tourne pas mieux, l’interpelle une voix relativement grave derrière lui.

Surpris, Lermin se retourne. C’est une jeune fille, en pantalon et en chemise. Elle le regarde, attendant sa réponse, calmement. Lermin fronce légèrement les sourcils :

  • Oui. Je n’y connais pas grand-chose, mais la force de la marée devrait être plus efficace. Pourquoi l’a-t-on bâti ici et non quelques pas plus loin, là où la pente est plus importante ?
  • C’est ce que j’ai dit à mon père ! mais le problème n’est pas seulement là, explique-t-elle. Il se trouve un peu dans l’ensablement du bassin et surtout dans la grandeur de la vanne. Si la vanne était plus petite, cela engendrerait une rotation plus rapide.
  • Pourquoi l’a-t-on construite si large alors ?
  • Par paresse ! Quand on a dressé le bassin, une partie du mur d’enceinte est tombé à cet endroit et ils en ont déduit que les Dieux voulaient que le moulin soit installé ici ! ajoute-t-elle en levant les yeux au ciel.

Cela fait sourire Lermin.

  • C’est peut-être le cas, dit-il plus pour la titiller que croyant véritablement que les Dieux avaient choisi ce lieu qui était à vue de nez, loin d’être le meilleur.
  • Vous le pensez vraiment ? réplique-t-elle d’un ton agacé. Les Dieux ont assez de choses à faire que pour réfléchir au lieu idéal d’un moulin à marée !
  • C’est du blasphème, non ?
  • Non ! le blasphème, c’est de prétendre que les Dieux décident de tout ! Les Dieux ne décident pas non plus de notre caractère et celui du meunier est aussi lascif que celui des ingénieurs qui ont construit ce moulin.
  • Ah bon ?
  • Venez, je vais vous montrer.

Elle l’entraîne à la salle des machines et lui explique comment les engrenages peuvent décupler la force de la grande roue pour faire tourner une meule horizontale et broyer plus de grains. Lermin est suspendu à ses lèvres, aussi fasciné par sa leçon, que par sa beauté. Elle parle avec son corps, se déplace avec aisance au-dessus, entre les rouages pour lui désigner tel ou tel engrenage qui n’a pas la dimension adéquate pour avoir le nombre de dents nécessaires. Elle a au centre du dos de sa main, un petit tatouage qui intrigue Lermin. Celui-ci ne mesure qu’un quart de pouce et Lermin s’en serait bien approché pour en déterminer sa forme car ses yeux ne lui permettent pas une analyse plus complète. La jeune fille s’aperçoit qu’il fixe ce tatouage et se frotte la main comme si elle désirait le retirer.

  • Un « cadeau des Dieux », lui murmure-t-elle gênée.

Lermin rougit de son indiscrétion et veut désamorcer l’embarras qui s’installe par une question sur la hauteur des grandes marées. Elle penche la tête et le dévisage avec une pointe de moquerie.

  • Vous sortez de votre cambrousse, ou quoi ? lui dit-elle.

Lermin estime qu’elle a mal joué. Il a tenté de retirer la gêne, pourquoi en profite-t-elle pour attaquer ? Il hésite un moment à se présenter, il y renonce, il n’a pas réellement envie d’arrêter la conversation. Toutefois, il répond :

  • Sûrement moins que vous. On m’a toujours appris que la question d’un néophyte n’était jamais idiote ; l’expert, par contre, en sous-estimant son élève ou en le méprisant devient aussi inutile qu’un rouage trop grand.

Loin d’être perturbée par cette réplique, la jeune fille éclate de rire.

  • Bien répondu ! Cela dit, ça m’étonnerait que je sois moins bien née que vous ! Je suis Axile.
  • Axile ? dit Lermin. Je suis désolé, je ne vois pas en quoi cela devrait m’éblouir.

Axile fronce légèrement les sourcils, un peu vexée de ne pas être reconnue. Elle lui demande sèchement :

  • Et vous ?
  • Ma réponse, d’abord ! réplique Lermin avec un large sourire.

Axile penche la tête, la figure espiègle et l’entraîne près d’un long tuyau. Il est bouché par un petit capuchon. Elle fait mine de vouloir le dévisser mais elle n’en a pas la force. Très galamment, il lui propose un coup de main. Il n’a pas fini d’ouvrir la vanne qu’il est éclaboussé d’un jet puissant. Elle éclate de rire et dit :

  • Vite ! refermez-le.

Lermin ne se fait pas prier et visse énergiquement pour ne plus être trempé. Il est légèrement en colère mais le rire d’Axile le désarme.

  • Bien joué ! dit-il. Comment se fait-il qu’il y ait un jet si puissant ?

Elle lui explique qu’une source alimentait un bassin supérieur et qu’en cas de grosse affluence de blé, cela peut faire tourner le moulin plus souvent qu’une fois par marée.

  • Le meunier ne doit donc plus attendre les grandes marées pour moudre plus de grains. Seulement, comme ilest très paresseux, il ne l’emploie jamais !
  • Vous n’êtes pas très tendre avec votre père ! dit Lermin.
  • Mon père ? Le meunier n’est pas mon père ! Je suis Axile de Sendre, et vous ?

Lermin lève un sourcil, amusé. Elle doit donc être la fille du patriarche chez qui il passera la nuit. Il hésite à lui décliner son identité puis il y renonce, ce serait une excellente manière de lui renvoyer la taquinerie du tuyau. Il est attiré par une odeur assez plaisante.

  • Qu’est-ce donc cette odeur, demande-t-il, on dirait du caramel.
  • Hi hi, c’est mon petit plaisir quand je viens ici ! venez, je vais vous montrer !

Elle l’emmène près d’une meule un peu plus petite. Elle empoigne quelques manivelles pour l’arrêter. En une fois une série d’engrenages se tait, cela crée un espace plus intime. Elle prend une poignée de cette farine et la présente à Lermin.

  • Goûtez ! dit-elle.

Lermin trempe son doigt et le met en bouche.

  • Incroyable s’exclame-t-il, une farine de sucre, je n’en avais jamais vu !
  • C’est une de mes spécialités ! j’adore faire de la pâtisserie et cette farine entre dans quelques-unes de mes recettes. Ce soir, nous recevons le roi et son fils et j’ai promis de faire un gâteau digne du fiston ! Il paraît qu’il ne mange que ça, qu’il est aussi rond qu’un tonneau et aussi blanc qu’un linceul parce qu’il ne sort jamais du château. Son père l’emmène chez les Sages afin qu’il soit un peu plus gaillard.

Lermin ne sourit plus vraiment. Dans tout le royaume, on parle de lui comme d’un goinfre, peu habile et lourdaud. Il a ouï dire sa réputation et essaie tant bien que mal de ne pas y penser.

  • Vous l’avez déjà vu ? dit-il d’un ton un peu abrupt.
  • Non, répond simplement la jeune fille. Pour ma part, je veux le voir avant de me faire une idée sur notre futur roi !
  • Belle attitude.
  • C’est l’attitude de tout scientifique : ne pas croire sans preuve ! rétorqua-t-elle vivement.

Lermin ricane doucement. Il change de sujet :

  • Je peux sentir, dit-il en prenant la main d’Axile pour la mettre à hauteur de son nez.

Axile se laisse faire. Elle prend un air mutin et en une fois souffle sur sa main, aspergeant son visiteur. Lermin en est barbouillé tout autour de la bouche et du nez. Cela l’exaspère. Cette fille est décidément trop imprévisible.

  • Vous ne manquez pas d’air ! mademoiselle de Sendre ! dit-il avec une pointe d’exaspération.
  • Ha ha ! c’est le cas de le dire ! dit Axile en riant.

Désarmé, Lermin écarte les sourcils. Il soupire en s’essuyant le visage avec un mouchoir. Axile observe le mouchoir qui n’est pas de petite facture, une broderie assez compliquée doit être des armoiries. Elle fronce les sourcils.

  • Vous n’êtes pas un manant pour vous laver avec un mouchoir pareil. Qui êtes-vous donc, vous m’intriguez, murmure-t-elle.
  • Qui je suis ? Vous serez bien ennuyée de l’apprendre. J’aurai ma revanche, n’en doutez pas.
  • Je l’accepterai de bon cœur, si cela éteint votre courroux actuel, dit-elle en s’inclinant légèrement la main tatouée sur son cœur.

Lermin penche la tête. Ce tatouage l’intrigue vraiment. Il lui prend la main et l’observe attentivement. C’est un hexagone parfait.

  • Premièrement, que veut dire cet hexagone ?
  • C’est l’alvéole d’une abeille.
  • Signe des ingénieurs... Vous êtes donc ingénieure ?
  • Apprentie seulement ! rectifie-t-elle. Et vous, monsieur le guérisseur ? D’où venez-vous pour ignorer mes faiblesses ?
  • De quoi souffrez-vous pour que tous les guérisseurs se précipitent à votre chevet ? D’une trop grande impertinence, sûrement, mais cela ne fait pas de vous une malade !

Axile sourit en écartant les sourcils.

  • Je suis prise de quinte de toux, qui m’empêche de respirer. J’en deviens toute bleue et je frôle la mort à chaque fois.
  • Cela vous arrive souvent ?
  • Cela dépend du temps : en saison des pluies, cela va mieux qu’en saison sèche, en réalité, c’est le changement de saison qui m’est insupportable. Mon père me plaisante en disant que je pourrais être un baromètre !
  • C’est sûrement dû aux pollens et à la poussière. Votre chambre est-elle couverte de tapis ?
  • Bien entendu !
  • Enlevez-les. Faites une inhalation de molène avant de vous coucher. Cela vous soulagera à défaut de vous guérir, déclare Lermin en sortant de sa ceinture une poignée de feuilles séchées.
  • Nous en avons, mon père s’en sert pour en faire des torches !
  • Alors, vous n’avez plus qu’à prendre les feuilles que votre père n’utilise pas. Il arrive que les patients aient des bronchites à cause de leurs allergies.
  • Ah, te voilà ! claironne Nilakin en entrant dans la salle des machines. Nous partons !

Il tourne tout de suite les talons tout en continuant à parler avec le meunier.

  • Seriez-vous l’apprenti du médecin du roi ? souffle Axile.
  • J’aimerais être médecin et je me forme auprès de la meilleure guérisseuse du royaume. Mais je ne le serai jamais, les Dieux en ont décidé autrement !
  • Encore les Dieux !
  • Oui, mais cette fois, ce sont bien eux les responsables !

Lermin rejoint son père, laissant Axile à ses interrogations.

Durant les deux heures qui suivent, Nilakin observe son fils du coin de l’œil. Celui-ci a un léger sourire au coin des lèvres qui persistent. Il est bien heureux d’avoir caché son identité, il savoure déjà la tête qu’elle fera lorsqu’elle la découvrira.

  • Eh bien, mon ami, je vois que tu n’as pas perdu ton temps ! lui dit Nilakin. La première fille que tu croises,tu lui comptes fleurette !
  • Je ne l’ai pas courtisé ! s’indigne Lermin dont le teint dément résolument ses paroles. C’est elle qui m’a fait la visite du moulin, elle souffre d’asthme, je lui ai donné des herbes pour la soulager.
  • Tiens donc... murmure Nilakin, un large sourire fendant sa figure.

Quelques minutes passent en silence. Puis Nilakin reprend :

  • Que tu te fasses passer pour un guérisseur est aussi stupide que de ne pas étudier la politique de notre royaume, claque son père. Je te rappelle qu’à ton âge, J’étais roi et que je jonglais avec tous les dossiers en cours. Tu dois connaître ton pays, comme le fond de ta poche ou plutôt de ta ceinture ! à ce propos, enlève-la au prochain arrêt, c’est ridicule et malvenu, elle t’empêche d’être bien assis sur ton cheval.

Lermin affaisse les épaules et courbe la tête. Il n’en peut plus. Son père est aussi pénible que les élancements de son dos. Il brûle d’envie de lui répondre que les dernières lois émises pour le bien de Chandelon, c’est lui qui les a non seulement insufflées mais également relues avant sa royale signature, corrigeant çà et là quelques erreurs. Lermin ne le dit pas, il serre les dents et laisse le cheval de son père prendre un peu d’avance.

Il repense à Axile et se réjouit de la revoir ce soir. Même si ses plaisanteries sont un peu à ses dépens, elle est très charmante.

Ils arrivent enfin à proximité du château de Sendre. Celui-ci se dresse non loin de la mer, sur un pic rocheux qui domine la région. L’architecture du château est étonnante, elle devrait être défensive mais il n’en est presque rien. Le rez-de-chaussée est relativement fermé et quatre tours couronnent le bâti, comme la plupart des châteaux des environs. Cependant, une large terrasse couverte se dessine au premier étage, sur chaque pan du château. Puis le deuxième étage est composé de belles fenêtres toutes munies de volets qui s’ouvrent non pas sur les côtés mais au-dessus de la fenêtre, créant par là un abri aux rayons trop chauds du soleil. Lermin n’avait jamais vu un château de la sorte. Il siffle son admiration :

  • Belle demeure ! Nous devrions en être jaloux ! Cependant, les fenêtres sont un peu grandes pour les attaques éventuelles !
  • En effet. C’est surtout de son infrastructure dont nous devrions baver ! Si je t’ai emmené jusqu’ici, c’est pour que tu puisses admirer toute l’ingéniosité d’Ecéona. Elle alimente d’eau chaque étage de son château et les fenêtres que tu vois sont toutes blindées par un système de poulies qui les protègent d’une herse lors d’une bataille. J’aimerais, en effet, rénover Pastel de la sorte.
  • Pourquoi ne demandez-vous pas à l’ingénieur de venir chez nous ?
  • Parce que l’ingénieur est Ecéona ! Elle ne peut pas quitter son comté pendant les mois de travaux. Cependant, elle m’a écrit qu’elle avait un apprenti de très grande qualité et que d’ici un an ou deux, celui-ci pourrait superviser des améliorations à Pastel.

Lorsqu’ils arrivent à proximité, une allée de torches s’enflamme toute seule et les guide vers la haute cour où le seigneur les attend avec sa femme et ses deux filles.

Dès leur descente de cheval, le roi et son fils s’inclinent respectueusement tandis que les femmes se courbent dans une large révérence.

Une troisième fille dévale l’escalier pour venir s’aligner précipitamment à côté de ses sœurs. Sa coiffure a été faite à la va-vite pour être présente à l’accueil du roi. La matriarche lui lance un bref regard courroucé et lui indique sa place d’une main sévère. Axile se range en déplissant encore sa robe. Lermin savoure déjà la tête que fera la jeune fille quand il la saluera. Les trois sœurs ne se ressemblent pas, l’ainée a un long turban qui emballe ses cheveux et allonge sa tête, un peu comme celui de Tiboin. Elle porte une longue tunique étroite qui dessine ses courbes avec une certaine grâce. La deuxième, Lermin la reconnait, c’est Riacane, une grande amie d’Erloa. Elle est habillée en guerrière, fière de l’être. Lermin sait qu’elle est aussi habile que sa sœur ; à deux, elles ont déjà mis au sol plus de cinq guerriers, consécutivement. Axile est la seule à porter l’habit traditionnel, un sari bleu nuit doté d’un châle dans les mêmes tons couvrant une de ses épaules.

La matriarche prend la parole :

  • Sire, vous m’honorez de votre présence. Voici mon époux, Mod, mes filles Solaire, Riacane, et Axile.

Nilakin et Lermin font un bref salut de la tête, devant les corps courbés. Lermin attend que la plus jeune se relève pour lui sourire légèrement moqueur. Celle-ci rougit en croisant son regard. Elle se maudit d’avoir été si cavalière, deux heures auparavant. Elle est furieuse contre Lermin : s’il s’était présenté, elle n’aurait jamais osé lui balancer de la farine. Le jeune homme, par contre, trouve cela très amusant.

Nilakin demande à sa sœur politique de visiter les salles des machines du domaine. Les châtelains ne se font pas prier, c’est là toute leur fierté. Ils montrent d’abord la manière dont il alimente la forteresse en eau courante. Il y a au sommet d’une tour un tuyau bouché par un capuchon vissé. Mod, le mari de la matriarche fait un clin d’œil au père et propose à Lermin de l’ouvrir.

  • Sûrement pas ! répond Lermin, cela m’aspergerait de l’eau de cette montagne que l’on perçoit de cette fenêtre, n’est-ce pas ?
  • Allons fils, ne sois pas ridicule ! maugrée le roi. Je ne vois pas d’aqueduc.
  • L’aqueduc est souterrain, c’est un conduit de plomb qui relie le lac au château. Comme le lac est plus haut que le château, l’eau peut remonter les étages sans avoir besoin de pompe. Cela leur permet, aussi, en cas de siège, d’être toujours approvisionnés en eau potable. Me trompé-je ? demande-t-il en se tournant vers leur hôte.

Le roi fronce les sourcils en fixant Mod. Celui-ci éclate de rire et répond :

  • Presque pas. Bravo ! en réalité, il ne s’agit pas d’un lac, mais d’une source dont seuls quelques-uns connaissent l’endroit exact afin de ne pas l’empoisonner.

Axile sourit. Lorsque le groupe des adultes se sont désintéressés du système pour aller voir le mécanisme des herses desfenêtres, Lermin attrape le bras de la jeune fille et lui murmure à l’oreille :

  • Je vous pardonne pour la douche !

Axile pouffe.

  • Mais pas encore pour la farine de sucre, je colle de partout ! ajoute-t-il en resserrant sa prise. De cela, ma vengeance sera terrible...

Axile lui lance un regard de travers. Lermin lui sourit et lâche le bras. Le groupe arrive au donjon. Celui-ci est plus haut que les autres tours, un de ses murs plongent directement dans la mer. Juste avant d’entrer dans la salle des machines, Axile souffle au jeune homme :

  • Souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur les rouages !

Lermin hoche la tête en levant les yeux vers la formidable machinerie. Il doit s’y prendre à plusieurs fois pour comprendre quel engrenage entraîne un autre et pour quelle fenêtre. Il y parvient peu à peu mais il est loin d’être certain de supporter la leçon que le patriarche imposera. Il préfère l’attaque plutôt que la défense :

  • Tout ça, c’est simplement brillant ! dit-il. Pourquoi n’y a-t-il pas de herse sur la partie nord ?
  • Parce que nous en sommes trop éloignés, un mécanisme similaire mais moins grand y est monté sur la tour qui la domine, répond Ecéona.
  • Vous ne vous êtes jamais fait attaquer depuis que vous avez installé ce système, n’est-ce pas ?
  • Non pas encore ! il est tout neuf. Vous ne semblez pas y croire, mon prince.
  • Je pense qu’il est dissuasif, certes, cependant il est trop lent, donc inefficace !
  • Expliquez-vous, grince-t-elle légèrement vexée.
  • Pour actionner ce premier levier, vous devez immobiliser plusieurs soldats qui doivent au préalable, monter jusqu’ici. Cela doit prendre un sablier d’un quart. Enfin, quand cette partie est protégée, ils doivent redescendre et remonter dans la partie nord pour lever l’autre vérin. Durant tout ce temps, votre forteresse reste sans défense.
  • Non, d’autres vont directement de l’autre côté.
  • Donc moins de gardes en première ligne de défense ?
  • Certes, mais nous voyons nos assaillants de loin, réplique Mod, et ma garde est plus nombreuse que les dix soldats réquisitionnés pour le système... argumente le patriarche.
  • Un héraut peut, d’un coup d’épée, briser cette corde et l’ensemble du château garde les bras grands ouverts. Il ne manque qu’un petit plus, pour le rendre invincible.
  • Et c’est ? demande la matriarche, piquée au vif.

Tout le monde se tait. Le roi regarde son fils avec curiosité. Il a raison et cela ne lui déplait pas que ce soit lui qui ait fait cette analyse, il n’a pas aimé la manière dont l’époux de sa soeur a essayé de le ridiculiser avec ce tuyau. Axile mord sur sa lèvre, elle sait que sa mère doit être terriblement froissée, non seulement, parce qu’on déprécie son invention mais surtout, car le prince a raison. Pour sa part, Lermin ne sait pas très bien où il va. Il est particulièrement doué en analyse, nettement moins en solution. Il se donne quelques secondes pour réfléchir avant de suggérer d’un ton hésitant :

  • C’est difficile…Peut-être quelques poulies qui l’actionneraient de la haute cour ? Vous pourriez alors protéger les deux parties du château en même temps, cependant, je ne suis pas ingénieur, mon idée n’a sans doute pas de sens.
  • Nous y avons pensé mais c’est trop lourd pour les cordes, elles cassent, répond Ecéona.
  • Avez-vous tenté un décuplement des forces par un jeu de plusieurs poulies ?
  • Je ne comprends pas... grommelle-t-elle.
  • Mais oui ! c’est certain, Mère ! intervient Axile tout excitée.

Elle prend une tablette de cire et explique la proposition de Lermin. Lermin a lancé l’idée parce qu’il a vu, lors d’une visite dans un navire à Pastel, un système pratiquement pareil pour lever les voiles. Le capitaine du navire a inventé cette petite astuce pour diminuer le nombre de matelots. Lermin ne sait absolument pas si le système peut convenir pour ce château, il l’a émis essentiellement pour sortir de l’ornière.

Il se tient derrière Axile et tente de voir ce qu’elle dessine au-dessus de son épaule. Nilakin se penche lui aussi pour faire bonne figure, mais il ne comprend rien aux explications de la jeune fille. Quand Ecéona approuve la thèse, elle se redresse et adresse un franc sourire au jeune homme.

  • Décidément, vous m’épatez, Altesse !

« Altesse » se dit Lermin avec une pointe d’amusement. C’est bien la première fois qu’on le nomme ainsi. Il incline la tête modestement. La matriarche-ingénieur se tourne vers le roi :

  • Votre Majesté, nous avons, devant nous, une terrible génération ! Chandelon restera la perle de l’archipel et reconnue pour son ingéniosité pendant les longues années à venir.

Nilakin sourit et acquiesce d’un hochement de tête. Il tapote sur l’épaule de son fils, dont il est terriblement fier tout à coup ; puis il se tourne vers la jeune fille afin de la féliciter également. Il l’observe quelques secondes avant de reconnaître la demoiselle qu’ils ont croisée au moulin et lève un sourcil sévère :

  • Certes, déclare-t-il, votre fille me semble bien dégourdie ...

Axile rougit jusqu’aux deux oreilles ; furieuse de l’allusion du souverain mais ne pouvant décemment pas répliquer.

Le couple de Sendre continue à démontrer leur ingéniosité durant le repas du soir. Ainsi les invités mangent sur une large table ronde composée de trois disques concentriques. Sur le disque extérieure le couvert est dressé et chacun s’assied à la place qui lui revient.

Lermin est intrigué par une chaine qui apparait du centre de la table et s’élève vers le plafond. Il lève la tête et remarque un homme assis sur une petite nacelle devant une manivelle à quelques pouces de la voute.

Il n’a pas le temps de poser des questions que la matriarche fait signe au majordome. Comme à l’accoutumée, une dizaine de serviteurs entrent chacun portant des plats fumants mais contrairement aux usages, ils déposent leur met, non pas sur une table adjacente qui servirait de buffet mais sur le disque médian de la table. Le roi lève un sourcil étonné, cela ne va pas être facile de se servir.

Le majordome frappe dans les mains, la chaine se tend et le disque médian se met à tourner lentement. Le majordome se place à côté du roi et explique ce que chaque plat contient au fur et à mesure qu’ils se présentent devant le roi. Au bout d’un tour, le plateau s’arrête et Mod précise :

  • C’est une petite invention pour ne pas devoir se lever pendant le repas. Nous allons commencer par nous servir de l’ensemble des plats en actionnant la machine très lentement. Ensuite, il vous suffira de lever le bras pour que Majhe fasse actionner les rouages, jusqu’à ce que le plat désiré soit devant vous. Dans ce cas, vous baisserez le bras afin de vous servir.

Le roi et Lermin en sont soufflés. Ils aiment ce côté ludique du repas.

Majhe a un œil attentif dès qu’un bras se lève, il lève un doigt, l’homme perché au plafond tourne la manivelle jusqu’à ce que le bras de l’hôte se baisse, ainsi que celui du majordome.

Lermin est assis entre les deux sœurs ainées d’Axile. Il regrette de ne pas pouvoir être à côté d’Axile. À sa droite, Riacane se prépare à être guerrière, c’est une très bonne amie d’Erloa. Elle presse Lermin de questions sur le départ de leur maître d’armes.

  • Je ne comprends pas ce qu’il lui a pris, dit-elle, il semblait heureux parmi nous !
  • Ce n’est que provisoire, répond Lermin, il a demandé un congé pour aller se former sur d’autres méthodesguerrières. Il vous suffit d’attendre une petite année pour qu’il revienne et vous verrez, il vous en apprendra davantage !
  • Un an ! je me languis déjà de ne plus pouvoir me battre. Comment Erloa tient le coup ?

Lermin sourit malicieusement et répond :

  • Je l’ai initiée à la lecture mais ça ne marche pas vraiment !

Riacane éclate de rire.

  • Je n’en suis pas étonnée, je ne suis pas non plus faite pour rester dans un sofa ! J’irai la voir afin qu’on puisse s’entraîner à deux, à défaut d’Albé.

Lermin hoche la tête sans rien ajouter. Plus on croira qu’Erloa est à Chandelon, plus elle sera en sécurité ailleurs. Solaire, la fille ainée du patriarche prend la parole à son tour :

  • Savez-vous, altesse, que nous avons la même passion ?
  • Ah bon ?
  • Je viens de terminer ma formation de guérisseuse.
  • Félicitation ! Vous avez été formée par quel maitre ?
  • Oh plusieurs ! je reviens d’un voyage fort intéressant où j’ai appris quelques autres techniques très performantes.
  • Lesquels ? demande Lermin tout à coup très intéressé.
  • L’art des aiguilles et celle de la lumière.
  • Expliquez-vous…
  • L’art des aiguilles vient de Sylhenck. On place de minuscules aiguilles à des points précis du corps afin de soulager le patient de certains maux. Ainsi pour les maux de dos, on place aiguilles non seulement dans le dos mais en plus dans les mains les pieds et les genoux.
  • Incroyable ! Èlon accepte cette pratique ?
  • Oui, il la connait et l’utilise régulièrement. Cependant, entre nous, je ne pense pas qu’il soit plus compétent qu’un guérisseur actuel. Il est trop vieux ! les méthodes évoluent et lui ne quitte pas Chandelon.

Lermin penche un peu la tête en la fixant.

  • J’ai appris plus en un an qu’en quatre avec Bachy. Je vous assure qu’il faudrait que tous les guérisseurs passent par Sylhenck ou mieux à Piryck.
  • Piryck ? Vous m’étonnez. Si la médecine y était performante, actuellement, ses guérisseurs ont déserté l’île.
  • Uniquement ceux qui ne respectent pas leur roi. À Piryck, la médecine a fait des progrès considérables, continue Solaire avec enthousiasme. Plusieurs îles sont venues s’y accoler, du coup, les praticiens ont pu se croiser et apprendre des uns et des autres et là où ils hésitent, ils ont du bétail pour expérimenter les pratiques.
  • Ils expérimentent sur des moutons ?
  • Non ! sur des réfractaires à la cause de Grabaude. Ceux-là sont considérés comme des bêtes. Les guérisseurs peuvent faire des expériences dessus.

Lermin manque de s’étouffer. Sous le choc des mots de Solaire, ses mains commencent à trembler. Il devient verdâtre. Solaire s’en aperçoit et dit :

  • Vous ne vous sentez pas bien ? Voulez-vous que je vous examine ?
  • Ne me touchez pas ! arrive-t-il à articuler.

Il reste quelques minutes sans pouvoir parler ou suivre la conversation. La table autour de lui danse légèrement. Il s’accroche à sa chaise. Au fur et à mesure que tout le monde s’aperçoit de son état, les conversations se taisent. Lentement, il lève la tête vers Solaire aperçoit une patte d’araignée qui disparait sous le long turban qu’elle a sur la tête. Cela le dégoute.

  • Qui vous a permis de pratiquer l’art de la médecine ? arrive-t-il à dire dans le silence qui s’est installé.
  • En réalité, je n’ai pas encore reçu l’approbation des sages… dit-elle, légèrement confuse. Mais cela ne serait tarder.
  • J’en doute, murmure-t-il.

Son père le fixe sévèrement, Mod ne semble pas surpris et hoche la tête imperceptiblement. La matriarche sourit à Lermin relativement satisfaite de sa réaction. Solaire n’y prend ombrage et demande comme s’il n’y avait aucun malaise :

  • Et vous, altesse, avez-vous renoncé à être guérisseur ?
  • Les dieux en ont décidé autrement. Cela ne m’empêche pas d’étudier les médecines. Je connais ainsi par cœur le serment que les guérisseurs prêtent aux sages avant de pouvoir pratiquer. Je suis étonné que les sages de Piryck acceptent le serment de ces praticiens.
  • Pff les sages… dit-elle en envoyant sa main en arrière. On les a chassés de l’ile. Avouez que c’est absurde d’avoir deux vieux débiles habillés en haillon comme maître suprême !
  • Solaire, quitte cette table, immédiatement, grince son père.

Solaire dodeline légèrement de la tête, pince les lèvres et se lève. Elle semble vouloir encore dire quelque chose mais son père feule :

  • File !

Le roi la regarde partir en écarquillant les yeux. Mod se confond en excuse. La matriarche explique plus calmement leur désarroi face à cette jeune fille qui était pleine d’avenir, extrêmement douée pour le soin et qui, depuis son voyage en Piryck, a changé de religion, elle est devenue étrangère au château, elle parle aux serviteurs avec condescendance et ne daigne soigner que ceux qui ont la même religion qu’elle.

  • Pour tout vous dire, sire, termine-t-elle, nous sommes allés la rechercher à Piryck pour la sortir de cette secte, mais rien n’est encore gagné, elle y croit dure comme fer. Elle ne vénère que Grabaude, elle a cassé mes statuettes de prière en les jetant contre un mur et, tour à tour, elle tente de persuader ses sœurs de la suivre dans son délire.
  • Il n’y a pas de souci à se faire pour nous, Mère, intervient Riacane. Nous n’entrerons jamais dans une secte où la femme est traitée comme une enfant toute sa vie ! savez-vous qu’elles n’ont pas le droit de lire ?
  • Et que les hommes ont tout pouvoir sur elles ! continue Axile. Ils les marient dès leur naissance et deviennent directement le jouet de leur futur mari. Comme elles n’ont pas connu autre chose, elles ne se plaignent jamais. Solaire nous a dit que tôt ou tard, nous serions grabaudaises. Ça nous fait marrer, ce n’est pas ici qu’on se laisserait embobiner de la sorte.
  • Lors d’une cérémonie, on lui a mis un turban et depuis son crâne s’étire vers l’arrière, c’est répugnant ! continue la matriarche en secouant une main devant elle.
  • Ma pauvre, intervient le roi, je vous plains de tout mon cœur. Voulez-vous qu’on l’enferme quelques temps dans un couvent ?
  • L’enfermer ? Ne pensez-vous pas qu’on en ferait une martyre ? demande Lermin.

Le roi fixe son fils en fronçant les sourcils. Lermin se mord la langue, il n’aurait pas dû le contredire. Mais le roi répond en hochant la tête :

  • Vous avez raison, fils. Il vaut mieux qu’elle ne puisse pas pratiquer la médecine tant qu’elle a ce genre d’idée en tête, j’en parlerai aux sages. Quoi qu’il en soit, merci de la garder chez vous et de lui interdire d’aller prêcher ses idioties ailleurs, nous n’avons vraiment pas besoin de ça !
  • Oh elle ne quitte presque pas sa chambre,elle y élève dans deux grands bassins, une flopée de larves qui lui serviront à faire des remèdes, nous dit-elle. Ce n’est pas bien méchant et ça l’occupe, ajoute son père. Mais assez parler d’elle, elle n’en vaut pas la peine. Passons aux desserts !

Il claque dans les mains et sans plus attendre, le disque médian de la table s’enfonce dans le sol, sous la surprise des invités. Quelques secondes plus tard, il réapparait remplit de fruits, gâteaux et crèmes aux multiples goûts. Le roi éclate de rire et applaudit.

  • Vous arrive-t-il de faire les choses simplement, comme le commun des mortels ? C’est extraordinaire !
  • Nous ne pouvons nous empêcher de créer des machines avoue Ecéona simplement.
  • Et vous excellez, c’est très impressionnant !
  • Oh, intervient Riacane en riant, c’est parce que vous ne voyez que le résultat, si vous aviez vu les essais, vous les prendriez pour des fous !
  • Un bras cassé, deux côtes fêlées, sans compter le nombre de fois où Père revient les habits en lambeau et les cheveux brûlés ! énumère Axile en riant.

Toute la tablée rit de bon cœur. Lermin est en admiration devant cette famille qui se chambre si gentiment sans la moindre parcelle de moquerie. Ce n’est pas lui qui aurait osé parler à son père de la sorte. Il comprend qu’Axile en le raillant au moulin n’avait pas voulu le froisser mais plutôt lui faire une bonne blague. Même Mod lors de la visite ne comptait pas le moquer, il avait ri d’avoir été déjoué. Quelle différence !

Tandis que chacun se sert de dessert, il réfléchit un petit sourire aux lèvres à la différence entre moquerie et blague innocente. En repensant à sa réaction fâchée voire vexée de s’être laissé prendre, il ne pense pas que c’était une bonne blague. N’est-ce pas ça la différence : pour que ce soit une plaisanterie, il faut que chacun puisse rire de la farce. Donc, la famille de Sendre a tort de prendre pour cible une personne sans la connaître, mais ils ont tellement raison de se plaisanter mutuellement, l’ambiance y est mille fois plus agréable. Axile le sort de ses réflexions en lui soufflant :

  • Prenez celui-là, C’est un délice !

Elle lui désigne un gâteau rose sur la base, recouvert d’une coquille blanche solide. Lermin s’exécute. Il déguste le gâteau avec plaisir. La coquille est sucrée, elle fond légèrement dans sa bouche avec un délicieux goût de caramel. Axile lui explique que celle-ci est faite à partir d’un blanc d’œuf additionné de la poudre de sucre qu’elle bat afin qu’il devienne solide. En le cuisant à feu très doux pendant longtemps, il devient dur mais garde un moelleux à l’intérieur. Le dessous du gâteau est fait d’une mousse de mangue et d’hibiscus.

  • Je n’ai jamais rien mangé de tel, dit Lermin sous le charme. C’est un régal.

Le roi se fige, voir son fils prendre plaisir à manger le crispe immanquablement. Pourtant il l’a vu, il sait qu’il n’est pas gros, pourquoi est-il toujours si agacé ? Lermin sent son regard pesant sur lui. Il relève les yeux vers lui et lève un sourcil un peu provocateur.

  • Goûtez, Père, vous en serez soufflé !

Nilakin se reprend et émet un sourire un peu figé. Il prend le gâteau et le mange à son tour. Il hoche la tête estimant que le dessert est bon, de manière distraite ou polie.

  • Quel dommage, se dit Lermin, savoir apprécier les bonnes choses est aussi important que les déprécier.

Lermin est reparti dans ses réflexions. Cette fois, elles se dirigent vers son père. Il est un peu désolé pour lui d’être aussi peu attentif aux petits plaisirs. Le repas se termine, les adultes vont au salon tandis qu’Axile et Riacane proposent à Lermin de se balader dans le parc.

  • Alors, quelles sont les inventions à découvrir ici ? demande Lermin curieux.

Les deux filles rient. Riacane montre une direction, mais Axile lui baisse le bras et s’adresse à Lermin en disant :

  • Cherchez !

Lermin sourit en parcourant des yeux le parc. Celui-ci est englouti dans la nuit noire. Seules les torches font un éclairage relativement mystérieux. Tout là-bas, le cliquetis d’une fontaine attire le pas de Lermin.

Lermin en fait le tour, la sculpture représente un ours qui avale un poisson. Il ne trouve pas que l’artiste ait réalisé une œuvre primordiale et il ne voit rien qui pourrait être ingénieux. Il fait un pas pour s’en éloigner quand, tout à coup, il entend son père rire à gorge déployée. Il se retourne, il ne le voit pas. Il regarde le château et l’aperçoit avec le patriarche, derrière une fenêtre.

Lermin comprend tout de suite que l’astuce doit être à la fontaine. Il regarde le poisson dont la bouche est béante. Il monte sur le rebord du bassin et touche le poisson. Les filles applaudissent en riant. Comme il n’arrive pas à prendre le poisson, Riacane monte à son tour et pousse sur l’œil de l’ours, qui expulse le poisson. Celui-ci est relié à un petit tuyau mou, si on pose la bouche du poisson contre son oreille, on entend très distinctement les conversations dans la pièce.

  • C’est magique, s’exclame-t-il. C’est quoi cette matière ?
  • C’est un tuyau fait à base d’une substance qu’on trouve assez profondément dans le sol. C’est un artisan de notre père qui le fabrique. Il en fait une pâte qu’il moule au gré des demandes.
  • Vous devriez aller le visiter, à la place des moulins à marée, ajoute Axile. C’est bien plus innovant.
  • Est-ce dans ce domaine que vous allez faire une invention pour votre nomination d’ingénieur ? demande-t-il pour finir.
  • Non ! s’écrie Axile. C’est déjà inventé ! Je voudrais m’atteler à un défi plus important, qui utiliserait cette pâte.
  • Et quoi donc ?

Axile soupire en secouant la tête :

  • Je ne sais pas encore. Je n’ai pas d’idée.
  • Pas d’idée ? vous ? plaisante Lermin. J’en suis surpris.

Axile sourit en haussant les épaules. Elle aimerait inventer un objet utile pour tous qui n’existe pas encore. Certes, elle met la barre trop haute, elle le sait, mais elle ne peut se résoudre à améliorer un outil existant comme le font la plupart des apprentis ingénieurs.

Lermin se sent bien avec les deux filles de Sendre. Ils continuent leur balade plus calmement dans le parc. Arrivés à un petit banc, Riacane propose une pause face à la mer. Lermin grimace légèrement, en s’asseyant. Son dos se manifeste avec force.

  • Vous avez mal ? s’inquiète L’une d’elle.
  • Les chevauchées sont terribles pour mon dos. J’ai un mal de chien. Voyez Axile, je vous couronnerais de l’ordre suprême des ingénieurs si vous pouviez trouver un moyen de transport autre qu’un canasson !
  • Ça c’est un bon défi ! s’exclame la jeune fille en battant des mains. Ça me plait beaucoup !

Elle sourit déjà à l’idée de cet engin qui ferait concurrence aux chevaux. Riacane rit de voir sa sœur si emballée, même si elle ne voit vraiment pas comment on pourrait inventer une machine pareille.

La soirée se poursuit dans les étoiles. Les trois jeunes rêvent à leur destinée, bien que Lermin connaît par cœur la rengaine « tu seras roi et non guérisseur » il ne désespère pas de pouvoir combler ce vœu. Chandelon est une ile calme, prospère, si le titre de roi est ronflant, le rôle en est relativement paisible. Il a longuement observé son père, il passe beaucoup de temps à la chasse et aux jeux d’extérieur, peu d’heures sont consacrées aux affaires de l’état. Il en parlera à Èlon, il a une foule d’arguments pour persévérer dans sa vocation. Il pense que le sage approuvera sa thèse.

Axile est déjà dans l’élaboration de cet engin qui permettrait d’éviter le cheval. Elle y voit nombre d’avantages par rapport à la bête. Le premier est que les villes seraient propres. Plus de crottin sur les pavés, plus d’odeur et, pour la bête, un repos mérité. Riacane rit des arguments de sa sœur. Certes, les pavés ne devraient plus être nettoyés, mais les chevaux aiment l’exercice et il y a entre l’homme et la bête un lien qu’on ne pourrait jamais avoir avec une machine.

Axile grimace, elle aime les machines, souvent elle leur parle même si elle sait qu’elles ne sont que de fer et de bois. Elle les trouve belles et elle est fascinée, grisée par un roulement d’engrenage parfait. Elle félicite encore Lermin pour sa proposition de décupler les forces par un jeu de poulies.

  • Je ne l’ai pas fait exprès, avoue Lermin. J’ai seulement émis une idée, c’est vous qui l’avez exploitée.
  • Ne soyez pas trop modeste, altesse ! s’exclame Axile.
  • Ne m’appelez pas altesse, mais Lermin, je suis trop jeune pour ce genre de titre.
  • Trop jeune ou trop humble ? demande Riacane avec un petit sourire taquin.

Lermin rit. Il y a vraiment bien longtemps qu’il ne s’est plus senti aussi à l’aise.

  • Moi je vous appellerai toujours Altesse ! déclare Riacane, je suis guerrière et vous serez mon chef.

Lermin hausse les sourcils. Tout cela est encore terriblement loin.

  • Je ne serai roi que dans dix-sept ans. D’ici là, je resterai dans l’ombre de mon père ou, je l’espère, dans la peau d’un guérisseur.
  • Ne restez pas dans l’ombre, Lermin, réplique Axile, vous méritez mieux que ça !
  • Pourquoi ? C’est dans l’ombre qu’on agit le plus efficacement. Cela je l’ai déjà appris et testé, répond-il un petit sourire aux lèvres.

Quand le roi et son fils quittent le château de Sendre, le lendemain, ils sont tous les deux silencieux, chacun perdu dans les propos et l’échange qu’ils ont eu la veille au soir. Nilakin est assez fier de son fils, mais il ne le dira pas. Il a aimé ses interventions, il l’a trouvé averti, astucieux et franc. Lermin pense encore aux deux sœurs. Quelle belle soirée ont-ils eue là ! il comprend pourquoi Erloa aime tellement se rendre à Sendre. Il envie cette famille qui allie humour et intelligence. Quoique l’humour doit encore être affiné pour ne pas être blessant…

  • Que retiendras-tu de cette visite, fils, demande Nilakin à brûle-pourpoint.
  • Que l’humour doit être empreint de bienveillance, répond Lermin sans trop réfléchir.
  • Qu’est-ce que tu peux être sot ! réplique son père. Il me semble bien plus important de voir les dégâts que peuvent faire Grabaude sur une jeune fille douée de raison qu’une plaisanterie soit-elle lancée avec bienveillance ou pas. Tu places tes petits problèmes d’amour-propre au-dessus des affaires de l’État.

Lermin pourrait répondre qu’il n’a pas appris grand-chose sur les dégâts d’une secte parce qu’il était déjà au courant qu’il connait les soucis de l’État bien plus en profondeur que la plupart de ses conseillers et surtout que l’humour dont son père croit être garant en plaisantant grassement avec ses soldats n’est qu’une série de moqueries au dépend des uns, des autres. Mais il ne répond rien. Il se tait, serre la mâchoire.

Il rumine sa relation avec son roi de père. Certes, il est blessé dans son amour-propre parce qu’il le traite de gros, de balourd, de phoque, mais qui ne le serait pas ? Et qu’est-ce que cela engendre ? Uniquement de la rancœur.

Une lourde rancœur…

Ils ont déjeuné, pratiquement en silence, puis ils ont repris la route sans que la moindre colline se dessine devant eux, pire ils ont quitté la plage pour s’enfoncer dans les terres. Il fait presque nuit, maintenant. Lermin balaie le paysage, peut-être que la colline ne se trouve pas sur la plage, après tout, c’est lui qui l’avait défini sans aucune preuve. Au loin, la plaine se mue tout doucement en colline et, plus loin encore quelques sommets de montagne apparaissent. Il scrute l’horizon cherchant un monastère ou un château qui pourrait abriter les sages. Mais ce n’est que nature, forêt et champs.

  • Et c’est quoi la bienveillance pour toi ? demande tout à coup son père.

Lermin écarte les sourcils. Sa réponse « si sotte » est arrivée au cerveau de son père et ça le fait enfin réfléchir ? Il aura fallu une petite journée pour qu’elle atteigne son esprit. Il hésite cependant à répondre car il risque à tous les coups de se faire rabrouer.

  • Vas-y ! l’encourage son père. Explique-toi !
  • C’est une large notion qui demande réflexion, murmure Lermin.
  • Eh bien, réfléchis ! on a tout le temps devant nous !

« Tout le temps » ? relève Lermin pour lui-même. Il est terriblement déçu, il aurait aimé que la Colline se cache derrière ces premiers vallonnements. Le ciel a déjà rosi, bientôt il fera nuit. Il réfléchit à la réponse qu’il pourrait donner à son père sans que celui-ci le rembarre.

  • Est-ce de l’indulgence ? continue son père.
  • Il y a surement une grande part d’indulgence mais c’est empreint de bonté et de respect, il me semble, répond Lermin, encore sur le qui-vive.
  • Oui ?
  • C’est vouloir que du bien à l’autre… les Sendre se moquent gentiment de l’un ou de l’autre, même les filles chambrent un peu leur père et leur mère qui en rient parce qu’ils savent tous qu’au fond de leur cœur, ils s’aiment profondément. Du coup, cela ne les affecte pas. Par contre, quand Mod veut me mouiller en me faisant ouvrir un tuyau, cela devient de la moquerie, même si à leurs yeux cela ne l’était pas.
  • Explique-toi…
  • Il ne me connait pas, ou alors rien que ma réputation… En me mouillant, il me manque cruellement de respect. Tandis que si nous avions eu quelques liens amicaux avant, cela deviendrait une plaisanterie bon enfant.
  • Donc, quand je te traite de phoque, ce n’est qu’une plaisanterie, je te connais nous avons des liens forts et toujours aimants.

« Aimants » ? sûrement pas. Lermin se tait. Il a la réponse sur le bout de la langue, mais il doute que son père l’apprécie.

  • Parle, Lermin ! ordonne son père. Ose me dire en face ce que tu penses !
  • Il n’y a pas de bienveillance parce qu’il n’y a pas de contre-partie. Jamais, ô grand jamais, vous ne me flattez ou vous reconnaissez quelques qualités à mon égard. Ce n’est donc pas une plaisanterie. De plus, elle est ressassée à longueur de temps, elle m’a forgé une réputation qui va bien au-delà du château. C’est très différent d’un bout de tuyau qui me mouillerait.
  • Mais ce n’est pas si dramatique, quand même.
  • Dès que je croise l’un de vos soldats, celui-ci imite le cri du phoque dans mon dos, pensez-vous que ce soit une plaisanterie ou une moquerie ?
  • Mais, bats-toi !
  • Pensez-vous réellement qu’un gamin de huit ans peut se confronter à une vingtaine de soldats aguerris ? s’emballe Lermin, Non ! le plus sage est de battre retraite. Et si ce n’était que cette histoire de phoque, ça irait encore. Vous ne pouvez pas me parler sans me rabaisser, m’humilier. C’est ça la différence, c’est l’humiliation. Le père de Sendre n’est pas humilié par ces filles parce qu’il sait qu’elles l’estiment grandement et lui peut les taquiner parce qu’il a à côté de cela des gestes d’amour qui sont forts, puissants. De plus, leurs plaisanteries ne quittent pas le giron familial. Faites le tour de la manière dont on vous a présenté ces filles, l’une est guérisseuse, certes elle n’est pas sur le bon chemin mais on vous l’a présenté comme une fille brillante, la deuxième est guerrière, amie d’Erloa et on vous l’a décrite comme l’une de celle qui vous soutiendra coûte que coûte et la troisième, future ingénieure, elle en est leur fierté, leur continuation. Tandis que vous …
  • Ça va j’ai compris, dit son père calmement. Tu crois que je te déprécie.
  • Ai-je tort ?
  • Bien entendu ! mais tu es toujours négatif, tourné vers sur ce qui ne va pas. C’est toi qui te forges cette réputation, tu ne peux pas m’en incomber !

Lermin ricane. En une phrase, son père venait de lui prouver le contraire, quelle mauvaise foi !

  • Mais tu veux quoi ? se fâche son père. Tu voudrais que je te couvre d’éloges à chaque fois que tu montes sur un cheval ou que tu ouvres la bouche ? Qui es-tu pour prétendre à tant de louanges ? Tu n’es qu’un prétentieux ! je te demande de te battre ce n’est pas avec des armes (ce que tu serais incapable de faire, d’ailleurs), mais avec ton éloquence dont tu me bassines actuellement.
  • En une phrase, rétorque Lermin avec une pointe de rage, vous venez de me prouver que j’ai raison. Vous me traitez de prétentieux, vous me dites incapable de me défendre avec des armes, et je vous bassine avec mon discours. Vous voulez savoir comment je me défends ? Je vais vous le dire : depuis l’âge de huit ans, je vous fuis. J’agis dans votre dos.
  • Et que fais-tu donc dans mon dos ?
  • Voyez-vous la loi sur la désignation des fiefs par les sages plutôt que par les pairs ? C’est moi qui l’ai insufflée à Mère pour qu’elle vous en parle. Et lorsqu’elle était sur votre bureau, je l’ai encore corrigée pour ne pas permettre aux personnes influentes de la cour, de prendre trop de pouvoir.

Nilakin se tourne lentement vers son fils. Il se sent blessé, manipulé par sa femme et par son fils. Cependant, il doit avouer que la loi est judicieuse. Il ne sait plus que penser. Il voudrait sermonner Lermin et il lui prouverait encore qu’il a raison, qu’il ne sait pas lui parler sans le déprécier.

  • C’est une belle trahison, finit-il par grincer.
  • Trahison ? sûrement pas ! je ramasse les pots que vous cassez, Père ! Si je vous avais dit ce qui se tramait à la cour, vous m’auriez envoyé paître. Vous vous en seriez moqué ouvertement, vous m’auriez brûlé auprès de mes informateurs. Ce n’est pas une trahison, c’est un moyen d’être entendu, de pourvoir à votre sécurité, si par malheur un groupe de désabusés mettaient votre vie en péril.
  • Avec quoi tu viens ?
  • Vous êtes puissant, vous avez une cour qui vous flatte, qui rit de vos traits d’humour même s’ils sont lourds et aux dépends de l’un d’eux. Remarquez-vous seulement la tête de ceux dont vous vous êtes moqués ? Ceux-là, vous n’en faites pas des alliés sur lequel vous pouvez compter. Ils se vendront au plus flatteur,si le vent tourne. Et oui, je suis peut-être pessimiste, j’ai sans doute trop lu dans la bibliothèque de Pastel. Mais n’est-ce pas par le passé qu’on apprend pour le présent ? Je ne veux pas qu’un groupuscule attente à votre vie.
  • Ni à ton futur règne, ricane Nilakin.
  • Rassurez-vous Père, de moi, ils s’en foutent. Vous m’avez forgé une telle réputation, que la cour entière me prend pour une loque qu’il faut juste caresser dans le sens du poil. Ils ne joueront pas avec ma vie, tant que je reste dans l’ombre, que je les écoute ou que je compatis. N’avez-vous pas remarqué le ballet de votre cour dans la bibliothèque ? Pensez-vous un seul instant que la cour se prend à une frénésie de lecture ? Non ! On vient me trouver, moi Lermin le phoque, on se pousse du coude afin que je demande au conseil d’avoir untel comme conseiller, s’il vous arrivait malheur. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai compris que votre règne avait du plomb dans l’aile.

Nilakin est soufflé. Il est complètement perdu. Il n’imaginait pas être la proie à des spéculations, et surtout être protégé par son fils. Il n’a pas le temps d’approfondir son débat interne que quelqu’un applaudit dans leur dos. Lermin et Nilakin se retournent ensemble. C’est Chande et Èlon.

Chande frappe des mains tandis que Èlon sourit benoitement.

  • Voilàààà ! bravo Lermin, dit-il. Il fallait que ça sorte, maintenant on va pouvoir travailler ensemble.

Nilakin doit encore digérer les paroles de son rejeton, il leur sourit mollement. Chande l’interpelle joyeusement :

  • Eh bien Nilakin, est-ce si dur de constater que ton fils a plus dans le ventre qu’il n’y parait ?
  • Lermin, descend de ton cheval ! ajoute Èlon sans transition, Chande est fatiguée.
  • Je ne suis pas fatiguée, espèce de menteur, rouspète la vieille dame.

Lermin sourit de la réplique et s’exécute directement, trop heureux de pouvoir marcher. Il veut aider la vieille femme à monter sur sa monture, elle le rabroue directement :

  • Je peux encore monter toute seule sur un cheval, merci !

Lermin écarte les sourcils en reculant d’un pas. Èlon lui fait un clin d’œil en riant. Chande monte sur la monture aussi agilement qu’un chat. Elle empoigne énergiquement les rennes et oblique directement sur la gauche en quittant la route.

Au bout d’une demi-lieue, ils traversent un cours d’eau. Tout à coup, l’atmosphère se feutre comme s’ils rentraient dans une chambre tapissée de tissus épais. À quelques pas d’eux, un feu ronronne. Chande et Nilakin sautent de leur cheval.

Lermin reste planté en se demandant quel est le phénomène. Èlon lui tape doucement sur l’épaule et dit :

  • Bienvenue à la Colline !
  • C’est ici ? s’étonne Lermin.
  • Oui.

Il tourne autour de lui-même sans comprendre.

  • Mais où dormez-vous ? dit-il.
  • Ici, près du feu ou là-bas, quand il fait trop chaud, répond Chande en montrant vaguement un espace près de la rivière.

Lermin s’approche de l’eau, il s’aperçoit qu’elle fait le tour du lieu et détermine ainsi les limites de la Colline. Sinon, rien d’autre. Aucun siège, aucun attirail de cuisine, juste un grand coffre largué au milieu de l’endroit.

  • Mais où sont les bibliothèques ? demande encore Lermin.

Nilakin éclate de rire. D’un petit mouvement de la main, Èlon lui intime de se taire et répond à Lermin :

  • Il n’y en a pas, tout est dans notre tête. Viens t’asseoir près du feu, nous allons manger.

Lermin obéit, une énorme déception l’assomme littéralement. En une fois, il se demande ce qu’il fera sur ce terrain sans livre sans autre occupation que d’écouter les Sages. Ça va être long, très long ; monotone, très monotone, mortifère, très mortifère.

Nilakin lui met une main sur l’épaule et lui souffle :

  • Ne t’inquiète pas, ils ne seront pas aussi barbants que tu le crois.

Ils s’assoient tous, Èlon sert un potage assez épais avec un quignon de pain. Chande et Èlon parlent des derniers événements qui circulent à Chandelon, avec Nilakin. Ils sont au courant de tous ce qu’il se passe, Lermin se demande vaguement comment ils sont informés. Il est fourbu de fatigue et ne tarde pas à sombrer dans un sommeil profond. Èlon improvise une paillasse afin qu’il se couche près du feu.

Tout à coup, alors que les adultes continuent leurs bavardages, Lermin danse sans pouvoir s’arrêter. Il ne comprend pas vraiment, il s’est endormi au milieu de la conversation et en une fois il se trémousse comme s’il n’était pas si fatigué. Tout en gesticulant, il regarde autour de lui et se voit dormir, une petite couverture sur le corps. Son père et les sages continuent leur conversation sans faire attention à lui. Il regarde sous ses pieds. Il est dans le feu et pourtant il ne brûle pas.

  • Non, réalise-t-il, je ne suis pas dans le feu, je suis au-dessus, je suis dans la fumée. Oh ! que c’est drôle !

Lermin n’arrive pas à être sérieux. Cela ne lui ressemble pas. Il rigole de la bêtise qu’il vient d’émettre, il a l’impression d’être ivre. De l’autre côté du feu, son père et le vieux couple paraissent préoccupés, alors que lui, Lermin, s’amuse comme un fou. Il veut les entraîner dans la danse et se dirige vers eux. Le roi l’écarte d’un geste agacé.

  • Comme c’est bizarre, pourquoi je ne sens pas sa main ? Ah, je comprends, pense-t-il en riant, je suis la fumée !

Lermin tente d’écouter ce qu’ils se disent, il entend quelques bribes, cela n’a aucun autre sens que celui de le faire rire. Lermin n’imaginait pas que son père a le sens de l’humour, il rit encore plus volontiers de ses plaisanteries.

  • Ryck est donc un voleur de cœurs.
  • Ryck ? s’esclaffe Lermin. Ce roi dépourvu d’aucune grâce folâtrant à la place de gouverner. Hahaha ! je voudrais savoir quelles sont les filles qui succombent à ses charmes !
  • Son île est devenue gigantesque, Il a quadruplé sa population, dit le vieux. C’est plutôt Grabaude le voleur, pas Ryck, celui-là n’est qu’une marionnette qui jouit de la victoire de son conseiller. Lermin a raison, chez nous aussi, il y a quelques mauvais conseillers qui rôdent, nous ne serions pas étonnés qu’on vous empoisonne ou qu’on crée un accident de chasse.
  • Qui donc ?
  • Oh rassure-toi, je les ai expédiés par-delà la mer… réplique-t-elle.
  • Nous ne sommes pas rendus si la petite vieille, se bat seule contre ces malabars ! réplique Lermin.

Imaginer Chande, petite, maigre, perclue de rhumatisme, encerclée par les cinq traitres que Lermin a démasqués, envoyer ceux-là dans la mer par une simple prise de combat fait immanquablement éclater de rire Lermin. Il rit tellement que même son corps endormi est légèrement secoué.

Les adultes le regardent un moment avant de reprendre leur conversation. Seule Chande passe du gamin au feu deux ou trois fois puis elle examine le feu, voit Lermin et lui fait un clin d’œil.

  • Que peut-on faire ? demande le roi.
  • Préserver notre cœur, dit le vieux Èlon.
  • Jamais je ne donnerai mon cœur à Rix, et sûrement pas à Grabaude ! s’indigne Nilakin.

Lermin imagine son père dans le lit de Ryck et cela le fait hurler de rire. Les deux hommes se tournent vers lui endormi. Le roi le désigne du menton et dit :

  • Dire qu’il faut qu’il dorme pour pouvoir rire. J’ai vraiment tout gâché. Pourtant Paale sait comme je l’aime et je l’estime.
  • C’est si compliqué de le lui dire ? dit doucement Èlon.

Le silence s’installe.

  • Je n’avais pas envie qu’il devienne prétentieux…
  • Le véritable amour n’a jamais rendu prétentieux.
  • Mon fils sera un grand roi, s’il m’arrivait malheur, promettez-moi de lui dire que je l’aimais. Je veillerai sur lui où que je sois.

D’un pied, le roi rassemble les bûches vers le foyer Lermin devient plus compact, moins danseur. Il s’assagit, il tented’écouter mais son esprit cabriole de plus belle.

  • Je vous confie son cœur, vous êtes la meilleure cachette.

« Son cœur ? Le cœur de qui ? Père a une maîtresse ? » se demande Lermin en riant.

Le roi se lève, Lermin double ses efforts pour atteindre son père.

« Que c’est dur d’être fumée, presque aussi éprouvant que d’être à cheval » pense-t-il

Et il se remet à rire. Le roi tend ce petit coffre ridicule à Chande qui le cache directement dans ses affaires. « Il y a un cœur là-dedans ? Beek » pense Lermin, quel sale garçon ! et dire qu’il me fait la morale » Lermin s’esclaffe de plus belle.

  • Il y a autre chose, Nilakin, déclare Èlon. Lysvie, la reine de Sylenk nous a demandé de prendre Barnicie plus tôt, parce qu’elle a une tendance à devenir grabaudaise. Ce serait la fin de son règne.
  • Mais nous n’allons pas marier Lermin si vite !
  • Certes non ! mais si elle réside à Pastel, nous pourrions peut-être la sauver.
  • D’accord, j’enverrai un pigeon à Lysvie.

Les bûches sont pratiquement consumées, le feu se meurt, la fumée ne devient plus que quelques filaments. Lermin devient froid, acide. Il se rapetisse tellement qu’il se sent disparaître. Il tente de souffler sur quelques braises mais plus il se concentre sur les tisons plus ceux-ci se ternissent, étouffés par lui-même. Lermin suffoque, il hurle dans un dernier souffle :

  • Je ne veux pas disparaître !

Il se réveille en sursaut. Il est à côté du foyer, tout le monde dort, le feu est éteint. Chande lui souffle de sa couche :

  • Chut ce n’était qu’un cauchemar, rendors-toi...

Lermin replonge dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain matin, Lermin s’éveille avec un énorme mal au crâne. Èlon et Chande mangent leur petit déjeuner, son cheval broute un peu plus loin mais son père est déjà parti. Il se lève et rejoint le vieux couple. Ils lui sourient :

  • Bien dormi ?

Lermin hoche la tête en se frottant le dos. Il a encore très mal, les deux jours de cheval l’ont complètement achevé. Il cherche dans son baluchon le corset de Calrice qu’il avait caché pour pouvoir le mettre durant son séjour sur la Colline. Il hésite un instant à l’enfiler. Il a peur d’être ridicule mais à la fois cela le soulagerait tellement. Èlon le regarde hésiter et dit :

  • Mets-le et vient manger. Après le repas, je te soignerai.

Lermin s’exécute. Il mange sans vraiment d’appétit. Il est encore largement déçu d’être sur un simple morceau de terre, sans le moindre intérêt, entouré de deux vieilles personnes, certes très intéressantes et même sûrement passionnantes. Pour Lermin, rien ne vaut plus qu’un livre. Surtout, pense-t-il, à leur âge, rien ne dit qu’elles n’ont pas perdu beaucoup de leur mémoire.

Les deux sages le regardent manger avec bienveillance. Lermin en est un peu gêné, il balaie la Colline d’un regard circulaire pour ne pas croiser le leur.

  • Que vois-tu ? lui demande Chande.

Étonné par la question Lermin la fixe sans comprendre. Elle fait un large geste autour d’elle et répète la question. Le jeune homme pose les yeux sur ce curieux refuge. Il n’y a vraiment pas grand-chose d’extraordinaire. Il grimace en répondant :

  • Un feu éteint, des herbes folles, une flaque d’eau, tiens non, ce n’est pas une flaque, c’est une source.
  • C’est exact. Mais encore ?
  • Ben... l’eau est-elle magique ?
  • Mais non, voyons ! il n’y a pas de magie ici ! dément Chande.
  • Enfin, pas comme tu l’entends, ajoute Èlon, entre ses dents.
  • Ne me contredis pas ! réplique Chande à l’adresse de son mari. Allez mon garçon, Chandelon a la chance d’avoir un futur roi dont l’intelligence est supérieure à bien d’autres, fais marcher tes méninges !

Lermin rougit. C’était la première fois qu’on le déclare intelligent, sans qu’il y ait un ton moqueur ou obséquieux. Il ne se laisse pas prendre au piège de la flatterie et plisse les yeux et cherche encore.

Il observe chaque plante qu’il reconnait instantanément.

  • Vous faites un conservatoire des plantes de Chandelon ?
  • Non, répond Èlon en agitant la main d’impatience. Mais c’est peut-être une piste... promène-toi...

Lermin se lève et déambule sur la colline. Les plantes sont ordonnées d’une drôle de manière. Il fait deux ou trois fois le tour puis revient au centre. Chande veut l’aider mais, pris au jeu, Lermin lève les mains pour l’arrêter.

Lermin se met à plat ventre. Il fixe l’horizon. Au loin, il y a la montagne du dragon, appartenant à son oncle Yxiri. Si ce n’est son nom, elle est peu impressionnante quoiqu’on en raconte. On dit que le diable, Elaap, y séjourne. Aux enfants, on prétend qu’il se réveillera à la moindre bêtise. Les plus crédules affirment qu’Elaap salue la venue d’un pirate ou d’un malfaiteur sur l’île en rejetant un peu plus de fumée ; si ces jours-là, on est sur le point d’accepter un marché, l’affaire ne se conclue pas, au risque d’apporter le malheur à Chandelon et faire une mauvaise affaire. Petit, Lermin avait demandé à son oncle si c’était vrai qu’Elaap y sommeillait, Yxiri qui est le plus blagueur de la famille avait ajouté maints détails la rendant encore plus extraordinaire qu’elle ne l’est. Euralia avait grondé son beau-frère en remettant la légende à sa place.

En réalité, cette montagne est loin d’être magique, et si on la croit décapitée, c’est qu’elle est un volcan. Quelques fois, elle gronde et une faible fumée s’en dégage, prouvant par-là que le volcan n’est pas éteint. Cependant, de mémoire d’homme, l’activité de la montagne ne s’arrête qu’à ce filet blanc qui monte droit vers le ciel, comme un cierge qu’on vient d’éteindre. La terre y est très fertile, c’est le grenier à grain de Chandelon.

Lermin réalise que son esprit se dissipe et il fronce les sourcils en ramenant son regard vers l’abri. Il constate que la fumée de leur feu est exactement la même que celle qui s’échappe de la montagne. Les volutes que le vent déforme sur la montagne sont identiques en miniature que celles sur le dessus du foyer.

Lermin se relève d’un bond. Il s’approche de la source presque en courant :

  • Ça, c’est le duché de Thakan, autour du lac Thak ! En découle, nos trois grands fleuves, ajoute-t-il en montrant les filets d’eau qui s’éparpillaient de la flaque.

Très excité, il se tourne pour mieux s’orienter et énumère, le Candeur, l’Accompli et celui-là l’Impériosité. Il court vers un petit monticule d’aubépine, et dit :

  • Ici, je suis à Salèse, chez Saleïs Père du bois, patriarcat de la mesure et de la sagesse !

Il saute d’un coin à l’autre en disant à chaque fois où il se trouve :

  • Et ici je suis chez Écéona, Mère de l’Accompli, patriarcat de la mémoire et de l’ingénie. Maintenant je suis chez Misiane Mère de l’Impétuosité, patriarcat de la témérité, à voir son fleuve, on comprend qu’il soit difficile à franchir ! Et ici ce petit bout de territoire qui ressemble à un paradis, c’est celui de Cémana, la candeur et la simplicité !

Il revient vers le feu où les deux sages l’attendent en riant avec lui :

  • Et ici, on est chez Yxiri et sa fameuse montagne ! vous avez créé une Chandelon en miniature ! c’est extraordinaire !
  • Tu as tout compris, dit Èlon, sauf qu’on ne l’a pas vraiment créé.
  • Mais si on l’a créé ; pourquoi tu dis qu’on ne l’a pas fait ? intervient Chande.
  • Enfin ce n’est pas vraiment, nous...
  • C’est nous ! arrête de te dévaluer de la sorte ! se fâche-t-elle.

Lermin sourit en les voyant se chamailler ainsi. Ils ne sont pas vraiment sages pour des sages.

D’un mouvement, Chande demande à Èlon de la rejoindre. Ils discutent de manière animée pendant quelques minutes.

« Deux perruches, pense Lermin, elles s’adorent et se disputent à longueur de temps. Et dire que je devrai vivre avec eux pour apprendre je ne sais quoi d’idiot pendant que ma sœur se sacrifie. Quelle bêtise ! Comment Père a-t-il laissé faire cela ? Erloa est sa fille chérie, pourquoi l’avoir laissée en pâture à tous les dangers ? Il n’a vraiment rien dans le ventre ». Cela lui donne mal au ventre. Tout à coup, il a envie de voir Erloa, de lui parler. Il sait qu’il devra attendre que ce soit elle qui fasse le premier pas. Elle doit être chez les sages de Hadzel pour pouvoir lui parler.

Comme s’ils avaient entendu sa déception, Èlon lui dit :

  • Tu pourras bientôt lui parler, pourrais-tu d’ici là enlever les mauvaises herbes de la Colline ?

Lermin s’exécute, le cœur chaviré.

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