Chapitre 1

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Un soir d'automne en 1997

La main suspendue au-dessus de la poignée, le souffle coupé, c’est avec peine que j’essaie d’analyser les grognements qui me parviennent par-delà la porte de la chambre de mes parents.

La chambre de ma mère, désormais.

Mon corps est en alerte à la moindre variation de sa voix. Les râles s’intensifient et se meurent dans un long silence, avant d’être rompu par un nouveau gémissement.

Je sens une agitation soudaine dans mon dos, qui m'oblige à me retourner.

— Tu fais quoi, Eli ? chuchote une jolie tête brune à la tignasse bouclée qui me rejoint en quelques pas.

Elle m’arrive à hauteur des hanches et traine M.Alaska par terre.

Devant mon air interdit, ma petite sœur réitére sa question. Je lui intime le silence en mettant un doigt devant ma bouche. Surprise, elle esquisse un sourire, pensant sûrement qu’il s’agit d’un nouveau jeu, mais un grognement plus audible le lui fait perdre. Nos têtes se tournent vers l'origine des bruits. Nous restons figées jusqu’à ce que le râle se meure quelques instants plus tard.

Elle ne peut pas rester ici.

Elle ne doit pas rester ici.

Alors que Lili continue de fixer la porte, je pose un genou à terre pour arriver à sa hauteur. Elle m'ignore.

— Hey,Lili.

Pas de réaction. J’attrape son menton avec douceur pour l’obliger à me regarder. Il faut qu’elle le fasse. Il faut que je l’éloigne de ça.

— Va dormir, Lili chérie. Il est tard et demain tu as école. Et puis, tu dois être en forme si tu veux que l’on aille s’amuser dans la cabane. On pourrait demander à Hugo de venir jouer avec nous, si tu veux.

Un éclair de joie passe dans ses prunelles. Je l’ai bernée et je m’en veux aussitôt d’user de ce genre de stratagème. Jusqu’à quand va-t-elle y croire ? Je lui murmure toutes les excuses possibles tout en effleurant ses cheveux sans casser ses boucles délicates. Lili exécute quelques pas avant de s’arrêter net, puis se retourne l’air grave.

— Maman va bien ?

Oui, est-ce que maman va bien ? C’est pour cette raison que j'étais plantée devant sa porte, qui s'érige comme un mur infranchissable, avant d'être prise sur le fait par ma petite soeur. J'ignore ce qui se passe de l'autre côté et je meurs d’envie d’avoir le courage d’y répondre. Mais pour cela, il faut que je parvienne à franchir le pas de sa chambre, que je pénètre dans son intimité, dans cette semi-obscurité qui me terrifie.

— Tu peux… aller la voir ? Et promis je vais me coucher.

Je hausse les sourcils, doutant sérieusement de sa parole. Lili reste plantée sur le palier tandis que je réunis le peu de courage que j’ai pour me relever.

— Va d’abord te coucher et je m'occupe de maman ensuite. Je passerai dans te voir avant de me coucher.

Je tente la négociation douce. Lili hésite encore en se balançant d’un pied à l’autre. M.Alaska, le nounours blanc, plus très blanc d’ailleurs, cogne sa tête contre le genou de sa propriétaire.

— Promis ?

Je pensais que Lili profiterait de la situation pour obtenir plus de services de ma part. Elle n’en fait rien. Elle saute directement à l’étape ultime. En faisant cela, je sais également qu’elle est réellement inquiète. Ce n’est pas de la comédie.

— Je te le jure sur la tête de M.Alaska, répondis-je en désignant son doudou.

L’inquiétude quitte aussitôt les traits de ma jeune sœur. Il n’existe pas de promesse plus importante, plus solennelle. Il s’agit de LA promesse ultime que nous ne devons jamais, au grand jamais, trahir sous peine de perdre toute confiance en l’autre. Et la confiance, c’est sacré. Nous pouvons nous provoquer, nous faire des blagues, mais du moment que l’on jure sur la tête de M.Alaska, la vérité doit apparaitre instantanément.

Et jusqu’à présent, ni l’une ni l’autre n’a jamais trahi sa parole, renforçant un peu plus à chaque fois son pouvoir. Je crois que c’est Lili qui a commencé à jurer sur la tête de son doudou, car il n’y a rien de plus précieux dans sa vie. Faire serment sur lui était un gage de sincérité ultime. Au début, je l’ai imité, pour la taquiner avant de la faire mienne aussi, avant que ça ne devienne une alliance tacite contre le reste du monde.

Je m'assure de l'entendre grimper dans son lit avant de reporter mon attention sur le mur imaginaire qui se dresse entre ma mére et moi. J’en avais presque oublié les gémissements mais ils sont toujours là. Irréguliers.

Cette fois ma main n’hésite plus. Je pénètre à pas feutrés dans la chambre plongée dans une obscurité qui me serre la poitrine instantanément. Je laisse mes yeux s’habituer à la pénombre. Je connais cet endroit par cœur, mais j'ai l’habitude d’y aller en pleine journée. De nuit, l’ambiance change totalement.

Un grand lit occupe le centre de la pièce, tout en fer blanc, avec quatre grosses boules dorées à chaque coin. Je m’y amuse souvent avec Lili pour rejouer la scène du film animé l’Apprentie sorcière, où les personnages principaux passent du monde réel au monde animé grâce à un lit magique qui leur sert de véhicule. Nous l’adorons. Comme dans le film, nous prenons place sur le matelas, tournons la boule dorée sur elle-même, et nous imaginons un voyage extraordinaire sans quitter la pièce.

D’autre fois, je m’allonge sur un des deux tapis positionnés en descente de lit. Je les trouve très beaux, un fond rose clair, avec des dessins japonais, des cerisiers en fleurs, de ponts entre deux cours d’eau. J’aime particulièrement suivre les contours des dessins.

Pour le reste, nous avons ordre de ne rien fouiller et nous n’essayons pas de transgresser cette règle. Jamais.

Seule la lumière de la table de chevet éclaire faiblement la pièce. Une lumière chaude et étouffante. Mon regard est d’abord attiré par l’immense masse mouvante que forme la couette, j'y devine ma mère mais ne distingue que quelques mèches de cheveux bruns qui s’en échappent. Puis, j’aperçois des flacons de médicaments bien alignés sur la table de chevet, comme mis en scène sous la seule lampe. C’est l’effet que ça me fait sans que j’en saisisse la raison. Une sorte de pièce de théâtre où je suis à la fois spectatrice et actrice. Je fronce des sourcils. De nouveaux râles interrompent ma pensée.

— Maman ? ça va ?

Je m’approche d’un autre pas sans atteindre le lit. Mon cœur bat la chamade. Je me pince le poignet pour être sûre de ne pas être dans un mauvais rêve. Je grimace. La douleur est réelle.

— Maman ? Avec Lili, on s’inquiète.

Inclure ma sœur dans ma peur, me donne une forme de courage. Je me sens moins seule.

— Laissez- moi….

J’ai bien distingué ces mots. Laissez-moi…

— Quoi ?

— Tout le monde m’abandonne.

Je reste pétrifiée pendant de longues secondes qui me semblent être une éternité. Je ne sais pas où je puise le cran de rompre ma léthargie.

— Je… Je suis là, moi. Maman ?

Seul le silence me répond.

Le silence du coton froissé. Comme vexé de n'avoir qu'une seule présence à son chevet .

Après un moment qui me semble être une éternité, d’autres phrases à peine audibles me parviennent. Plus cruelles encore.

— Je suis tellement fatiguée, laissez-moi dormir.

Soudain, la vérité me percute en pleine face. Mes yeux naviguent des flacons bien alignés aux mèches brunes entremêlées. Leur présence si évidente confirment le pressentiment que je n’avais jusque-là pas totalement saisi.

— Maman, tu as pris beaucoup de médicaments ? Maman ? Réponds-moi, s’il te plait !

Les grognements reprennent. J’ai une peur bleue de m’approcher un peu plus. Mon esprit s’affole.

— Je dois appeler papi ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ? Dis-moi Maman !

— Je veux juste qu’on me laisse dormir, me répond une voix faible mais claire. On s’en fiche de moi, tout le monde s’en fiche. Je ne compte pour personne.

Je me surprends à essuyer des larmes que je n’ai pas senti couler. Ma poitrine se comprime, mes organes se contractrent, mes épaules se voutent et ma taille se réduit à néant. Tout mon être rapetisse. Je disparais dans ses mots. Engloutie dans une vérité qui me gifle de plein fouet. Mon existence ne fait pas le poids.

Je quitte sa chambre sans un mot de plus et file en direction de la mienne, en face de celle de Lili.

Je pousse un soupir de soulagement à la vue de mes meubles marins tous coordonnés. Tous blancs, surmontés d’un liseré bleu marine avec un petit navire en bois contrecollé sur le coté droit. J’aime bien ma chambre mais je trouve qu’elle commence à faire trop bébé. Je fonce sur mon bureau, et fouille dans les tiroirs jusqu’à tomber sur ce que je cherche. Une idée saugrenue m’a traversé l’esprit. Je ne sais pas pour quelle raison mais je sais ce que je dois faire.

Je tiens avec fébrilité mon carnet de catéchisme. Mes parents sont croyants et ont voulu que j’ai une culture catholique. Malheureusement pour eux, je n’y crois pas, c'est un fait, mais j’avais trouvé l’année enrichissante et surtout rassasiante car je préférais largement les gouters aux conversations.

Ma mère y croit, elle.

Je trouve rapidement la page que je cherchais et quitte ma chambre avec l’ouvrage contre la poitrine.

Lily, devant le pas de sa porte, serre M. Alaska dans ses bras.

— Tu m’avais promis de venir, Eli !

— Lili… j’allais venir ! me justifiai-je. Maman a besoin de ... elle a besoin …

De silence ? De dormir en paix ? De nous ?

Moi, j’ai besoin d’aide.

— Viens avec moi.

J’attrape son poignet et l’oblige à suivre mes pas tout en la maintenant derrière moi. Je m’érige en rempart.

— Fais-moi confiance Lili, lui soufflé-je .

Rien n’a changé depuis que je l’ai quitté quelques minutes plus tôt. Toujours les mêmes râles alternant avec le silence, toujours cette masse mouvante dans ce bruit de coton froissé, la lumière chaude de l'agonie.

Je perçois une pression sur ma main. Lili me jette un regard surpris. Je tente d’esquisser un sourire rassurant et agite sous son nez mon carnet de catéchisme. J’ai entre les mains la solution. J’en suis sûre.

Notre mère ressasse les mêmes mots. Lili, qui les entends pour la premiére fois ne parvient pas à masquer sa tristesse sur ses traits enfantins. J’aurais dû l’obliger à rester dans sa chambre. Je regrette aussitôt de l’avoir amenée ici avec moi. Mais pour ce que j’ai l’intention de faire, il ne fallait pas que je sois seule.

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