Chapitre 2 - Hellevator
Diane
Aujourd’hui...
Un frisson secoue mon corps et me force à ouvrir les yeux. Je grimace sous la sensation désagréable des branches qui me rentrent dans le dos. Les courbatures atrophient mes muscles et l’odeur du bois humide achève de me réveiller. Mes souvenirs me reviennent : la raison de ma présence ici, ce foutu nœud qu’il faut que je termine... Dans un soupir las, je me redresse et porte ma main à la poche arrière de mon jeans. Je m’immobilise. Pourquoi mon téléphone n’est plus là ? Je fouille frénétiquement le sol de la tente. Rien. D’un geste précipité, j’ouvre la fermeture de ma tente pour retrouver l’image familière de la forêt. Mes doigts se crispent. Toutes mes affaires ont disparu. Plus de sac, plus de corde, plus de déchets. Mes sens sont en alerte. Ma tête se tourne d’un côté, puis de l’autre avec tant de force que je sens naître une brûlure au creux de ma nuque. Je scrute l’horizon, chaque bruit me hérisse. Les fantômes me font moins peur que les vivants.
Ce n’est pourtant pas ça le plus étrange. Il fait encore nuit. J’aurais juré m’être endormie à l’aube... Mais sans mon téléphone, impossible de savoir depuis combien de temps je dors. Mes jambes se mettent en mouvement. Les feuilles mortes crissent sous mes pas hésitants. Je dois retrouver cette corde. Le reste n’a plus d’importance. Si je dois y passer, je préfère en être la seule responsable. J’ai trop d’orgueil pour que quelqu’un d’autre s’en charge. Les pulsations de mon cœur s’agitent. Je manque de trébucher sur une racine et me rattrape de justesse à un arbre. L’écorce me tranche la paume, me faisant pousser un juron. Une coupure nette maculée de sang apparaît, contrastant avec l’opale de ma peau. Je poursuis ma progression dans le noir. Pas question de m’arrêter pour si peu.
Ma bouche s’assèche et une couche de chair de poule recouvre mon épiderme. Le croassement d’une corneille au-dessus de ma tête me fait sursauter. Un hoquet de frayeur m’échappe et la fait s’envoler dans un battement d’ailes brusque. J’ai l’impression que la forêt entière se ligue contre moi. Je voulais juste quitter ce monde proprement. Est-ce que ça mérite vraiment une punition pareille ?
Un cri lointain déchire la nuit. Mon sang se glace et mon souffle se coupe net. Ma vision ne parvient pas à percer les ténèbres. Une chouette ? Non... le hurlement se répète, trop humain pour m’apaiser. Mes jambes s’emballent d’elles-mêmes. Je sprinte dans la direction opposée avec l’espoir de m’éloigner des plaintes. Le souffle court, je traverse une zone brumeuse. Je ne perçois rien d’autre que des ombres menaçantes. Les branches me fouettent le visage, le brouillard s’accentue, mais je continue. L’idée de finir mes jours ici ne m’avait pas autant effrayée qu’à cet instant. Ce n’est juste pas la fin que j’imaginais.
Au bout de ce qui me semble être une éternité, le manque d’oxygène m’oblige à faire un arrêt. Les mains sur les genoux, je m’accroupis, à bout de force. La nausée me gagne et la pression qui bat la mesure dans mes oreilles s’intensifie. Le décor autour de moi vacille. Je lutte pour garder l’équilibre d’une main fermement posée sur le sol meuble. Une odeur âcre de fumée attire mon attention. Une lueur étrange à quelques mètres crève la brume. Je résiste à l’envie de rester assise et me laisse guider par ce phare, seule lueur d’espoir dans la nuit. Plus je m’en rapproche, plus les crépitements significatifs d’un feu de bois me parviennent. Mon corps agit par sa propre volonté, pourtant, mon esprit m’appelle à la prudence. Trop tard : la vision balaye d’un coup mes doutes.
Des silhouettes surgissent du voile. Semblables à des ombres chinoises sur du papier, elles s’étirent, allongées par le brouillard. Leurs murmures s’immiscent jusqu’à mes oreilles quand le craquement des brindilles sous mes pieds les fait taire. Je franchis le dernier mur de fumée et nos regards se croisent. Ils sont quatre... peut-être. Je n’ai pas le temps de les compter : ma main tremblante s’empare d’un bâton, que je brandis comme une arme improvisée. L’écho du hurlement résonne encore dans ma tête. Qui qu’ils soient, ils n’ont rien à faire ici. Surtout pas dans une forêt comme Aokigahara...
Une femme se redresse du rondin où elle était assise. La lueur des flammes sculpte ses traits délicats, presque trop nets pour appartenir à ce brouillard. Bien que son approche ne me semble pas agressive, je recule aussitôt, brandissant mon bâton plus haut, prête à frapper.
« Je ne compte pas t’attaquer. » Sa voix est douce, mais teintée d’une assurance qui me glace autant qu’elle me rassure. « Tu peux baisser cette branche ? »
« Ouais, avant de crever un œil à quelqu’un... » Une voix froide s’élève et j’observe l’homme qui vient de prononcer ces mots. Je dois me concentrer pour discerner son visage dans la pénombre. Dans la lumière tremblante du brasier, je peine à discerner son genre tant ses traits sont féminins. Ses longs cheveux argentés et son maquillage noir autour des yeux me font hésiter. Pourtant, la profondeur de son timbre tranche avec cette image frêle. Quand il s’avance, sa mâchoire anguleuse se détache dans la lueur et ses yeux arctiques me clouent sur place. Sa seule présence me fait froid dans le dos.
« Elle est peut-être effrayée... » Un garçon fait son apparition, et je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Dans ma panique, l’obscurité brouille mes repères. Ses lunettes, énormes sur son visage mince, accentuent encore son air fragile, presque déplacé dans cet endroit. Un contraste si absurde que mon malaise grandit au lieu de se calmer.
« Merci pour ta perspicacité, Ako. » La remarque claque, sèche mais sans agressivité. La femme croise les bras sur sa poitrine, ses traits tirés par l’exaspération. Dans la lumière du feu, son visage se crispe comme si elle en avait déjà trop entendu.
Mes yeux glissent sur la quatrième silhouette qui est restée silencieuse. Un jeune homme est toujours assis près du feu et me fixe si intensément que j’ai l’impression d’être traversé par des pics de glace. Sa jambe droite s’étend devant lui, raide, comme s’il défiait le monde de le faire bouger. Je n’ai pas le temps de l’observer davantage : la femme s’avance vers moi. Mes muscles se bandent d’instinct et je redresse brusquement le bâton.
« Vous êtes qui, bordel ? Et pourquoi vous campez ici ? Je sais que c’est vous qui m’avez pris mes affaires. Les seules personnes présentes à des kilomètres à la ronde sont soit des flics, soit des pendus. Alors rendez-moi mon sac ! » Les mots sortent si vite que je m’étonne d’arriver à articuler. Ma voix tremble, déraille sous mon accent, mais je m’en fiche. « Répondez ! »
Ils me regardent tous comme si je venais d’une autre planète. Pourtant, ma question est simple. La fille en treillis militaire finit par lever lentement les mains, paumes ouvertes, dans un geste qui cherche à calmer la tempête.
« Ae-Ris. C’est mon nom. » Cette première approche me décrispe légèrement. Pourtant, je refuse de lâcher prise. Le bois rugueux s’enfonce dans mes paumes, et j’ai presque l’impression qu’il y laisse des échardes. « Capitaine Obvious juste là, c’est Ako. Le bloc de glace c’est Kazuo et celui-ci... C’est Ruka. » Son pouce désigne le brun toujours muet sur son rondin. « Maintenant, tu veux bien baisser ton bout de bois avant que ça ne finisse mal ? »
« Qu’est-ce que vous faites à Aokigahara ? » Le silence qui suit s’écrase entre nous comme une pierre dans l’eau. Leurs regards se figent, incrédules. Je distingue, fugace, un rictus au coin des lèvres de Ruka… ou peut-être l’ai-je inventé ? Il détourne aussitôt la tête, me laissant dans l’incertitude. La colère monte malgré moi. « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? »
« Pas de doute, tu viens de débarquer... » La moquerie dans la voix de Kazuo est tranchante comme une lame fine. Mes nerfs s’embrasent aussitôt, une décharge électrique me parcourt des épaules jusqu’au bout des doigts.
« Écoute... Comment te le dire sans que tu t’enflammes ? » Ae-Ris pince les lèvres, son regard glissant brièvement vers le foyer comme pour y chercher les bons mots.
« Le monde réel que tu as connu n’existe plus. » Tous les regards se braquent sur Ako. Il ajuste ses lunettes d’un geste mécanique, comme s’il venait d’annoncer la météo. L’exaspération flotte aussitôt sur les visages autour du feu, mais lui continue, imperturbable : « Tu n’es plus vraiment au Japon. Nous non plus d’ailleurs. Mais bon... si on reste soudés, main dans la main... »
« Oh, pitié... » Kazuo lève les yeux au ciel en chassant une mouche invisible de sa main.
« Sérieusement ? C’est quoi votre délire ? Vous jouez aux illuminés ou vous êtes juste des junkies en manque ? »
« Si seulement... » Ae-Ris fuit mon regard en soupirant. « Tu as basculé. Tu es prisonnière de son monde, maintenant. » Je serre les mâchoires, le bâton glissant jusqu’à racler le sol. Mon regard saute d’un visage à l’autre, incrédule. « Tu as été choisie toi aussi pour participer à son jeu. »
« Son monde ? Mais de qui tu parles ? Son… jeu ?! Je pige rien à tes conneries ! » Ma voix monte d’un cran, brisée par la panique. J’ai l’impression que mes nerfs sont sur le point de lâcher. « Je veux récupérer mes affaires, maintenant ! »
« Je crois que ça sert à rien d’insister. Elle finira par le comprendre toute seule. » Le muet prend enfin la parole. Sa voix est aussi glaciale que son regard fixé sur les flammes. Une bouffée de rage me traverse : j’ai envie de lui balancer mon bâton à la figure pour effacer ce masque suffisant. Ruka dit enfin : « Quoiqu’il en soit... bienvenue au camp des survivants. »
« Le camp des survivants ? Survivants de quoi ? »
Ako ouvre la bouche pour répondre, mais le son qui jaillit n’a rien d’humain. Encore ce cri. Non… pas un cri. Un mugissement grave, une corne de brume surgie des entrailles de la terre. La vibration gonfle, roule dans ma poitrine comme une vague et s’élève tel un chant sacré perverti — avertissement funèbre d’un danger en marche. Le volume s’intensifie jusqu’à crever le brouillard qui s’agite autour de nous. Mes mains lâchent la branche pour se plaquer contre mes oreilles. Je cherche désespérément au milieu des constellations l’origine du bruit, mais il semble provenir de nulle part et partout à la fois. Où que je tourne la tête, le son me poursuit, s’écrase sur moi encore plus fort.
Les autres survivants lèvent les yeux vers le ciel avec une sérénité désarmante, comme si ce vacarme faisait partie de leur quotidien. La cravate d’Ako claque dans la bourrasque, la chevelure de Kazuo est fouettée par le vent. Le manteau vermeil de Ruka se déploie comme une flamme et ses yeux, fixés sur l’âtre, ne cillent pas. Ae-Ris, quant à elle, reste droite, inébranlable, tel un rocher qui défie la marée. Ses lèvres s’ouvrent pour laisser passer un murmure, presque englouti par le vacarme, mais que le vent porte jusqu’à moi.
« Ça va commencer... »
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