Chapitre 3 - Double Knot
Diane
Le choc contre la terre ferme résonne dans ma cage thoracique. L’espace d’un instant, mon cerveau chavire, comme secoué dans un tambour de fer. Mes doigts s’enfoncent dans le coussin humide de l’herbe. Je peine à assembler les éléments qui m’entourent. L’odeur effroyable de la rouille et les cliquetis des chaînes perturbent mes autres sens. La lune pleine trône dans le ciel sombre. Sa lueur fantomatique projette les ombres des arbres. Au loin, j’aperçois une structure en bois se confondant dans la roche, comme si elle avait poussé là au fil du temps. Les lumières grésillent, des sons mécaniques s’ajoutent à cet orchestre macabre. Toujours étendue sur le ventre, la tête encore embrouillée, je cherche à comprendre où je me trouve.
Un grincement strident me fait lever la tête. Au-dessus de moi, un crochet de boucher se balance au gré de la brise. Les taches de sang séché se mélangent à l’ocre de la rouille. Ma main glisse sur le côté, fuyant cette image cauchemardesque. Elle rencontre la froideur mordante du métal. Un frisson électrise mon corps quand je distingue la forme menaçante d’un piège à ours, dissimulé entre les brindilles d’herbe. Je bondis sur mes pieds, chancelante. Où est-ce que je suis, putain ?!
L’écho d’un claquement de ferraille me fait tressaillir. Tel un chevreuil pris dans les phares d’une voiture, je me sens cernée de toutes parts. J’ai l’impression de suffoquer. Les battements de mon cœur résonnent dans mes oreilles. Mon sang pulse à mes tempes et déjà mes jambes s’élancent entre les arbres. Chaque respiration m’arrache un râle de panique. Un mur de briques se dresse soudain dans la brume, comme s’il avait jailli de nulle part. Mes poings s’y écrasent dans l’espoir de briser les barreaux de ma prison. Le moindre croassement, le plus faible gémissement du vent me tend comme une corde prête à rompre. J’essaie un autre chemin, mais les murs me repoussent obstinément. Je suis coincée. J’hyperventile, une boule me bloque la gorge, mes pupilles se dilatent. Les larmes troublent ma vision, déformant les spectres éclatants de la lune. Je rebrousse chemin, repasse par les sentiers déjà empruntés, fais face au même obstacle. Le désespoir m’écrase.
Une secousse brutale me percute la poitrine et me déséquilibre un instant. Une main m’empêche de basculer. Ruka se tient devant moi, tenant fermement mon bras. Son expression me confirme que c’est lui que j’ai heurté. Ses doigts se resserrent sur ma chair alors qu’il m’intime le silence d’un doigt sur ses lèvres. Il décèle déjà mes questions interminables et me tire à sa suite pour nous dissimuler à l’ombre d’une cloison de bois. J’ai à peine le temps de remarquer qu’il y en a des dizaines, disséminées à travers la forêt. Un ancien terrain de paintball ? Les empreintes de mains et les taches cramoisies qui maculent les planches ne ressemblent pas à de la peinture...
Ruka m’interrompt dans mon observation et m’oblige à m’accroupir. Dans sa main, une canne étrange, dont je ne comprends pas l’usage. Je fronce les sourcils, intriguée. Une ombre s’allonge sur notre droite. Mes yeux suivent son avancée, chaque pas résonne comme un battement sourd. Une cadence lente, implacable. La curiosité l’emporte et je risque un coup d’œil à travers une ouverture. Mon sang se glace.
Une silhouette massive se dresse, muette, traînant derrière elle une lame titanesque. Un masque, terni par la crasse, semble littéralement soudé à son visage. Sa salopette usée pend sur son torse, et sa peau grisâtre évoque déjà la décomposition. Tout ça ne peut pas être réel... Le monstre se fige. Son souffle exhale des volutes spectrales dans la clarté lunaire. Dans un craquement sinistre d’os, son visage pivote vers nous. Un cri d’effroi se brise dans ma gorge, prêt à éclater. Ruka l’anticipe : sa main se plaque brusquement sur ma bouche.
« Si tu fais le moindre bruit, on est mort... » Je retiens mon souffle. Je mords ma langue et une saveur de cuivre envahit ma bouche.
À mesure que j’observe Ruka, je me demande comment il peut rester aussi calme. Son visage ne laisse filtrer aucune inquiétude — seulement une concentration glaciale. Ses yeux bruns fixent la silhouette du géant qui rôde à quelques mètres, guettant l’instant propice pour bondir hors de notre cachette. Voyant que mon corps est aussi gelé que mon esprit, il m’attrape et m’entraîne à sa suite, m’arrachant à ma torpeur.
Nous débouchons devant une étrange machine dissimulée à l’orée d’un cabanon. Des tuyaux enchevêtrés et des fils électriques serpentent jusqu’aux valves et aux boulons, un chaos métallique qui me donne des maux de tête. Figée, je le regarde planter sa canne dans la terre avant de s’agenouiller devant le bloc mécanique, les mains plongées dans la trappe. Les crans des écrous claquent, les grésillements électriques s’intensifient. Son regard pressant se plante dans le mien, m’évaluant dans mon immobilité.
« Qu’est-ce que tu attends ? » Ma bouche s’ouvre, mais aucun son n’en sort. Je tente de rassembler les pièces du puzzle, mais j’ai l’esprit embué. « Il suffit de trouver le bon engrenage. Tu dois juste tourner les valves quand tu sens une vibration et connecter les fils de la même couleur. Et sois délicate, j’ai pas envie que tu me le fasses exploser. » Je reste muette. Je ne sais même pas par quelle question commencer, tant tout ça me paraît insensé. Voyant ma détresse, Ruka suspend ses gestes et reprend, plus posé : « Ce sont des générateurs. Ils sont reliés au système d’ouverture des portes qui vont nous permettre de quitter la zone. Il y en a cinq à réparer. »
Je suis incapable de savoir si je délire ou si je suis en plein cauchemar. Voyant que je ne bouge pas, Ruka soupire et poursuit son œuvre en haussant les épaules. La vapeur qui s’extirpe de la machine et le claquement des pièces entre elles ne parviennent pas à me sortir de ma paralysie. Un grondement plaintif attire soudain mon regard à travers la vitre. Le monstre de tout à l’heure transporte le corps d’une fille s’agitant sur son épaule, comme si elle ne pesait rien. Ses poings martèlent le dos musculeux de la bête là où ses jambes ensanglantées se débattent dans le vide. La vision d’horreur me coupe le souffle. Un haut-le-cœur m’arrache un cri.
Il la hisse sans effort au-dessus de lui et la suspend à un des crochets que j’ai aperçus plus tôt. L’image du sang séché me revient comme une décharge. L’hameçon traverse sa poitrine et la maintient accrochée, prise de convulsions. Son rugissement de souffrance explose dans ma tête. Je hurle, foudroyée par la vision du sang qui s’écoule de sa plaie béante. L’effroi me paralyse, m’empêche de faire le moindre geste, même quand le titan franchit le pas de la porte, attiré par mon cri. Je vois sa lame se dresser au-dessus de moi. Soudain, un éclat de lumière traverse l’obscurité et interrompt son mouvement. Derrière moi, Ruka pointe le faisceau d’une lampe torche sur son masque. La créature grogne et détourne le visage.
« Barre-toi d’ici ! » L’ordre de mon sauveur me traverse comme une décharge d’adrénaline. Mes muscles explosent d’un élan de survie et me portent vers la porte arrière de la cabane. Je m’enfuis, abandonnant Ruka à son sort. Mon thorax se resserre comme dans un étau, mon estomac se noue. Je jette un regard en arrière, mais la scène disparaît derrière les fondations de la cabane. Je suis vraiment ignoble. Pire que cette bête assoiffée de sang. Inhumaine. Des images atroces défilent dans ma tête. Je n’ose imaginer ce qu’il subit à cet instant.
Absorbée par mes regrets, je réalise à peine que je me suis égarée de nouveau en plein cœur de la forêt. Soudain, la morsure du fer déchire ma chair. La douleur explose, irradie jusqu’à mon crâne et m’arrache un rugissement animal. Foutu piège à ours. La vision de mon os qui perce ma peau me fait éclater en sanglots.
« Bordel... Pourquoi moi...? » Les sanglots étouffent ma voix. Je me penche dans l’espoir désespéré de retirer ce piège sans me sectionner le pied. L’air me manque. Mon esprit tangue. Un point noir dévore le centre de ma vision. « Putain... Non... » La blessure est bien pire que ce que je croyais. L’adrénaline me fait saisir le piège à pleines mains et je pousse pour l’ouvrir. La vue de ma chair accrochée aux dents métalliques me retourne l’estomac. Avec un effort surhumain, j’arrache enfin ma cheville et rampe plus loin, haletante. Les battements assourdissants de mon cœur résonnent dans mon crâne : il m’a entendu. Je ne suis en sécurité nulle part. La traînée sanglante derrière moi sera une piste bien trop facile à suivre. Je dois trouver un moyen de stopper l’hémorragie.
Je trouve refuge dans un tunnel de mine. L’odeur âcre des lampes à huile emplit l’espace étroit, et leurs flammes vacillantes mènent mes pas jusqu’à un générateur encore intact. Je mobilise mes pensées embrouillées, cherchant à me rappeler les conseils de Ruka, à me figurer chacun de ses gestes. Mes doigts tremblants glissent sur le métal glacé, puis sur le cambouis visqueux qui macule les pièces mécaniques. Je tourne les manivelles à l’aveugle, maladroite, mes gestes saccadés par la précipitation.
« Je dois sortir de là... Dépêche-toi... » Ma voix brisée se répercute contre les parois du tunnel, décuplée par l’écho. « Réveille-toi, par pitié... »
Un mouvement sur ma droite m’arrache un juron. J’aperçois la silhouette athlétique d’un homme. Ses vêtements, maculés de sang et de terre, ses cheveux en bataille, tout en lui porte la marque d’une course effrénée. Son visage m’est inconnu, pourtant son regard me percute avec une intensité qui me glace. Est-ce l’écho des horreurs que je viens de subir, ou ce rictus figé sur ses lèvres ? Quoi qu’il en soit, il émane de lui une aura malsaine, troublante. Je perçois un éclat de métal étrange à sa ceinture lorsqu’il se remet en mouvement. En un battement de cœur, il disparaît, comme une hallucination. Mais la raison de sa fuite ne tarde pas à se révéler.
Depuis la crevasse qui remonte à la surface, son corps massif se penche, et son regard croise le mien. Les détails de son visage me frappent comme un cauchemar sculpté dans la chair : des armatures de métal rivées dans la peau, des clous rouillés fixant ce masque grotesque. Des tiges tordues remplacent ses dents dans une bouche béante, prête à m’engloutir. Le temps se fige. Nous restons là, à nous observer, comme si l’univers entier retenait son souffle. Chaque seconde me ronge un peu plus. Puis il bouge. Un simple frémissement de son bras suffit à déclencher la panique dans mon corps. La douleur fulgurante de ma cheville m’éclate dans les nerfs au moment où je prends appui. Je ne comprends pas comment je peux encore courir avec cette jambe. L’adrénaline me porte, anesthésie ma chair en lambeaux — ou bien est-ce encore un cauchemar qui brouille la douleur réelle ? J’esquive de justesse un coup de lame qui m’arrache l’air du visage, avant de me traîner en boitant vers une fenêtre. De l’autre côté, la douleur me transperce à nouveau, encore plus cruelle, comme si ma chair se souvenait du premier supplice et décidait de le rejouer.
« Encore ?! » Le cri m’échappe, déchiré entre rage et désespoir. « J’en peux plus ! »
Ma cheville n’est plus qu’un amas de chair broyée, et le fait que mon pied tienne encore en place relève presque du miracle grotesque. La douleur pulse dans chaque nerf, chaque battement de cœur me lacère davantage. Cette fois, je n’ai même pas le répit d’arracher mes os aux mâchoires d’acier. Le piège m’enserre encore quand l’ombre du tueur se dresse au-dessus de moi. Il n’a plus qu’à me cueillir, comme une proie déjà condamnée.
Il me hisse sur son épaule avec une brutalité qui me coupe le souffle. Mes dernières forces s’embrasent dans une lutte dérisoire, mes doigts s’accrochent à son masque, tirent, griffent, sans parvenir à le faire chanceler. L’adrénaline m’arrache à la douleur, je ne ressens plus rien d’autre que l’obsession de m’échapper. Puis, une morsure aiguë me traverse le dos. Le crochet s’enfonce lentement, savourant chaque millimètre de chair déchirée. Mes os vibrent, mon cri s’étrangle en un hoquet. Un flot de sang s’échappe de mes lèvres. Ma peau résiste un instant, seulement pour prolonger l’agonie. Quand la pointe, luisante de sang, ressort de ma poitrine, je crois sombrer. La pendaison aurait été une bénédiction en comparaison. Rapide, presque miséricordieuse. Ici, chaque seconde est une éternité. Et le pire, c’est que je reste consciente. Prisonnière d’une douleur si absolue qu’elle m’écrase toute entière.
Des voix d’outre-tombe résonnent dans ma tête. Est-ce mon imagination qui se délite, ou l’annonce glaciale de ma mort imminente ? Une silhouette jaillit de la pénombre, se précipite vers moi. Je le reconnais : c’est le garçon aperçu quelques instants plus tôt. Mon esprit continue de tourner, mais je suis presque certaine que mon cœur, lui, ne bat déjà plus. Une fraction de seconde, l’espoir me transperce. Je crois qu’il va me décrocher. Que cet enfer prenne fin. Mais il me dépasse sans un regard. Du coin de l’œil, je l’aperçois se pencher, la clé tournant dans une serrure invisible. Un déclic métallique résonne, suivi de l’ouverture d’une trappe béante. Sans hésiter, il disparaît dans le gouffre, me laissant clouée à mon agonie. Un trou noir m’engloutit. Ma dernière vision : le monstre qui m’observe sous la cime des arbres, immobile, comme un gardien de ma damnation. Puis… le néant.
Comme si ma mort n’était qu’un passage obligé, la brume me recrachant pour mieux me broyer à nouveau. J’ai la sensation de sauter depuis le ciel et de m’écraser lourdement dans l’herbe. Une inspiration violente m’arrache la gorge, au point de m’étouffer. Mon corps convulse, mes yeux roulent dans leurs orbites comme si je revenais de l’au-delà. Les souvenirs traumatiques affluent, m’éventrent de l’intérieur. Mes mains se posent frénétiquement sur ma cheville, puis sur ma poitrine, à la recherche des plaies béantes qui devraient m’avoir tuée. Rien. Pas une goutte de sang, pas la moindre cicatrice. Comme si tout n’avait été qu’un cauchemar d’un réalisme insoutenable. Je me recroqueville, tremblante, mes bras serrés autour de moi comme une armure dérisoire. Je ne devrais pas être en vie. À cet instant, la mort m’aurait paru plus clémente.
Ce n’est qu’alors que je remarque les silhouettes, comme si elles avaient surgi des ténèbres de la nuit pour m’encercler. Ruka me fixe, le front barré d’inquiétude, tandis qu’Ae-Ris se penche vers moi. Sa main tendue, simple geste d’aide, m’apparaît pourtant comme une agression. Mon souffle se bloque, mes muscles se crispent. Dans un réflexe brutal, je lève la main pour la repousser. Mon geste manque de force, mes doigts effleurent à peine sa peau — mais l’intention claque comme une gifle. Elle se fige aussitôt, retenue par l’éclat de panique qui brûle dans mes yeux.
« Ne me touche pas !! » Ce son jaillit du plus profond de mes entrailles, saturé de terreur qui lacère mes cordes vocales comme des éclats de verre. Ma propre voix m’est devenue étrangère. Je ne me reconnais plus. Au bord du cercle, le garçon échappé par la trappe me dévisage. Un sourcil arqué, l’air presque amusé. Son calme indifférent se heurte à ma panique, comme un miroir cruel tendu à ma folie.
Je veux oublier. Oublier jusqu’à la dernière image, jusqu’à la moindre sensation qui m’a éventrée de l’intérieur. Je recule à l’aveugle, mes talons griffant la terre pour m’arracher à toute présence humaine. Mes doigts s’accrochent à mes cheveux, les arrachent, comme si je pouvais aussi extraire mes souvenirs par la racine. Mes sanglots se calquent sur ma respiration, haletante, saccadée, mécanique. Qu’est-ce qui m’arrive ?
« Je vais me réveiller... Je vais me réveiller... » Le balancement de mon corps accompagne chaque mot, une poupée désarticulée frappée par ses propres murmures. Mes bras serrent mes jambes, maigre rempart contre cette brutalité qui m’anéantit. « Tout ça n’est qu’un cauchemar... Un simple cauchemar... » Le mantra se brise en hoquets, s’amplifie jusqu’à déchiqueter ma gorge. Mais plus je le répète, moins j’y crois.
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