Le cambriolage - Jaken

19 minutes de lecture

Mon nom est Jaken Reid et je suis un ignoble salopard.

Vous vous attendiez peut-être à l’une de ces histoires où le héros sauve le monde, découvre qu’il a des pouvoirs extraordinaires ou qu’il est l’élu d’une très ancienne prophétie. Et bien désolé de vous décevoir, mais le récit de ma vie ne ressemble pas à un conte de fées. Je n’ai aucun sens moral, je méprise mes semblables et je trahis mes partenaires sans l’ombre d’un remord. Âmes sensibles s’abstenir ; j’ai fait des choses atroces au cours de mon existence, et je compte bien m’amuser encore un peu avant que la Faucheuse vienne frapper à ma porte. Si jamais ça vous pose un problème, vous pouvez reposer ce livre car je n’ai pas l’intention de changer juste pour vous faire plaisir. Et au passage, profitez-en pour aller vous acheter une corde ; vous rendriez certainement service à pas mal de monde.

Vous êtes toujours là ?

Bon sang, il faut que je vienne faire le nœud coulant à votre place ?!

Mauvaise nouvelle, je n’ai vraiment pas le temps de m’en occuper. Je suis en plein milieu d’un cambriolage et je n’ai qu’une quinzaine de minutes avant le prochain tour de ronde. Alors si vous ne voulez pas que je refroidisse un garde dès la première page, taisez-vous et laissez-moi faire mon boulot tranquille. Ce n’est pas facile de crocheter une serrure aussi élaborée que celle de l’atelier de Matheus Finch, alors si en plus vous ne me lâchez pas la grappe, je ne risque pas d’y arriver.

« Alors Jaken, ça avance ?

– Ta gueule, Coddie. »

Non mais qu’est-ce que vous avez tous, ce soir ? C’est la réunion des abrutis ?

Je jette un regard assassin à la jeune femme qui se tient nerveusement à côté de moi, emmitouflée dans sa pèlerine de laine rembourrée. La pauvre claque des dents tellement fort qu’on pourrait la confondre avec un régiment de cavalerie. Il faut dire que le froid est particulièrement mordant ce soir, je commence sérieusement à regretter de lui avoir donné ma pelisse. Mais c’est un mal nécessaire et mon sixième sens me dit que vous comprendrez pourquoi avant la fin du chapitre. À condition que je parvienne à ouvrir cette fichue porte, évidemment.

Malgré mes doigts raides et le vent glacial qui transperce ma peau, je continue de m’acharner sur l’huis pendant de longues secondes. Soudain je sens la résistance s’affaiblir et je pousse un peu plus fort pour dégager le loquet et ouvrir le mécanisme.

Crac !

Est-ce que je vous ai déjà dit que je suis un énorme poissard ? Non ?

Parce-que je viens juste de casser mon crochet porte-bonheur, et je n’en ai pas d’autre sur moi pour le remplacer. Quant à la serrure, elle reste aussi solidement fermée que les cuisses d’une Mère Supérieure après trente ans d’ascétisme dans un couvent. Pour être honnête (ce qui ne m’arrive pas souvent, profitez-en), je viens même d’aggraver ma situation : un morceau de mon outil s’est coincé à l’intérieur et bloque l’accès à la moitié des goupilles. Autant dire que cette beauté, je ne vais pas la dépuceler avant le siècle prochain.

Tant pis pour la discrétion : aux grands maux, remède de bourrin.

Je sors de ma poche un sachet de poudre noire et j’en verse une généreuse partie à l’intérieur de la fente, que j’obstrue ensuite avec une épaisseur de coton. Croyez-en mon expérience de professionnel : si vous débutez une carrière de monte-en-l’air, prévoyez toujours de quoi étouffer le bruit d’une détonation. J’achève mes préparatifs en glissant une mèche à travers le rembourrage et j’actionne le percuteur de mon briquet pour faire un beau feu d’artifices.

Rien.

Nada, que dalle, même pas un petit pssshhhht de réconfort. Décidément, c’est vraiment mon jour de chance. Hélas, il ne me reste qu’une solution pour ouvrir cette maudite porte. J’aurais préféré ne pas en arriver là devant Coddie, mais le génialissime Jaken Reid doit défendre sa réputation. Beaucoup me considèrent comme le meilleur dans mon domaine et il y a une raison à cela : je ne renonce jamais quand j’ai signé un contrat.

D’un geste hésitant, je retire le velours noir qui couvre ma main gauche.

Des bas-quartiers de la Fangeuse aux tours d’argent d’Ambreciel, les gens s’imaginent qu’on m’appelle Jaken Main-Noire à cause des gants que je porte en permanence. Rares sont ceux qui connaissent la vérité sur l’origine de ce surnom. Et pour cause : ceux qui ont le privilège ou le malheur de me voir retirer mes gants ont une fâcheuse tendance à disparaître dans les minutes qui suivent. Et quand je dis disparaître, j’entends par-là que les hommes du Guet ne retrouveront jamais leurs cadavres. Quand il s’agit de protéger mes secrets, je sais faire preuve d’une cruauté redoutable.

Coddie pose les yeux sur ma main noire et racornie et pousse un cri de surprise. C’est normal, je fais souvent cet effet-là aux femmes. Quand on se trouve face à un vaurien séduisant et charismatique comme moi, on ne s’attend pas à découvrir un vieux bout de chair calciné qui pendouille à l’extrémité d’un bras ravagé par les flammes.

« Jaken Main-Noire… murmure-t-elle, visiblement fascinée.

– En personne. Tu comptes m’admirer encore longtemps ou tu vas enfin éclairer la serrure avec cette foutue lanterne ? »

Mon apprentie s’exécute et rapproche la lampe-tempête de la porte. Par prudence, je jette un rapide coup d’œil aux alentours pour m’assurer que personne ne risque de nous surprendre. C’est une chose de se faire coincer en plein milieu d’un cambriolage, mais ce que je m’apprête à faire sous vos yeux ébahis pourrait me condamner à mort. Avec beaucoup d’appréhension, je place ma main gauche en dessous de la mèche, paume ouverte vers le ciel. Il ne faut qu’un instant pour que l’habituelle sensation de picotements envahisse mon corps, suivie de près par une intense chaleur. Les yeux fermés, je fais de mon mieux pour projeter cette énergie à travers mon bras et, à mon grand soulagement, Coddie pousse aussitôt son deuxième cri stupéfait de la soirée.

Au creux de ma main, une flamme noire et blanche vient d’apparaître.

Alors oui, je sais : je vous avais promis que le héros de cette histoire ne posséderait pas de pouvoirs extraordinaires. Mais si ça peut vous rassurer, je ne comprends rien au fonctionnement de la magie. En ce qui me concerne, ce don obtenu à ma naissance s’apparente plutôt à une terrible malédiction. De un, parce que j’ai cramé accidentellement la ferme de mes parents quand j’étais gosse. Avouez que pour devenir orphelin, il y a quand même des solutions beaucoup plus amusantes. Deuzio, ce satané pouvoir m’a carbonisé le bras gauche jusqu’au coude comme une brindille ; il s’en est fallu d’un cheveu que mon visage ressemble à une vieille croûte de fromage fondu. Et tertio, au cas où vous débarqueriez d’une autre planète, les mages sont pourchassés et éradiqués dans la Cité-Monde. Dénoncez un Anormal au Guet et vous deviendrez un héros parmi les Vertueux ; abritez-le ne serait-ce qu’une journée chez vous et on vous crèvera les yeux. Réjouissant, n’est-ce pas ? Et ne me parlez pas d’apprendre à maîtriser mes pouvoirs ou de m’inscrire dans une école de sorcellerie issue d’un conte pour enfants. Ici à Ambreciel, la seule chose à laquelle je peux prétendre, c’est une foule nombreuse et vindicative pour assister à mon exécution.

Bref, chaque fois que j’ai recours à la magie, j’ai la trouille au ventre.

Il faut pourtant reconnaître que quand j’arrive à le maîtriser, mon don fait des merveilles. La mèche trempée de ma bombe s’embrase comme du bois mort, et quelques secondes plus tard la serrure infranchissable cède place à un trou béant dans le chêne massif. J’y suis sans doute allé un peu fort sur la dose de poudre, mais à ma décharge cette saleté l’avait bien cherché. Coddie, de son côté, continue de me dévisager avec des yeux ronds comme des soucoupes et la bouche en cœur. Je l’ignore totalement et renfile avec soulagement mon gant de velours.

Bon allez, je ne résiste pas à l’envie de faire un aparté avant d’entamer la visite des lieux. Il faut absolument que je vous la décrive, parce-qu’à cet instant sa grosse tête d’ahurie mériterait qu’on l’encadre dans la salle du trône. Et je ne parle pas de celui réservé à un royal séant, si vous voyez ce que je veux dire. Il faut avouer que Coddie a toujours le chic pour traîner une dégaine épouvantable : elle a le crâne ovale comme une pastèque, des cheveux raides qui se battent en duel avec une couche de crasse, un nez minuscule et des mirettes comme deux balles de tennis ; sa mâchoire me donne en permanence l’impression qu’elle va se décrocher, et la fascination qui illumine son regard à chaque fois qu’elle pose les yeux sur moi me donne la nausée. Franchement, une fillette de quinze ans qui prend pour idole le truand le plus sanguinaire des Fosses de la Fangeuse, ça en dit long sur son intelligence, pas vrai ?

« Je rêve ou tu viens de créer du feu dans ta main, Jaken ?

– Non, Coddie. Je voulais vraiment exploser cette fichue serrure, alors la mèche s’est embrasée toute seule pour me faire plaisir. »

Elle hausse les sourcils et affiche une moue déçue. Qu’est-ce que je disais ? Une vraie lumière, cette gamine. Elle gobe tout ce que je raconte à la vitesse d’une encyclopédie, mais elle n’a pas une once de jugeote. Libre à vous de rédiger une thèse sur l’art du cynisme pour l’aider à allumer ce qui lui sert de cerveau ; moi, je préfère m’engouffrer dans l’atelier de Matheus Finch avant que la patrouille de cinq heures ne me cueille comme un fruit trop mûr.

Je pénètre dans une grande pièce aux murs dénudés et au sol recouvert de dalles, encombrée d’établis, d’engrenages et de pots en terre. Dans un coin, un automate aux allures de faucon déploie ses ailes mécaniques par intermittence, juste à côté d’un gnome en métal qui semble jouer de la trompette. Un peu plus haut sur une étagère, une jeune femme en cuivre porte des outres de bronze pour servir des convives imaginaires. Autour d’elle, des soldats de plomb paradent en armure dans une boucle sans fin. Au centre de la pièce se trouve le squelette inachevé d’un ursidé gigantesque dressé sur ses pattes arrières. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’admirer le travail d’un véritable Façonneur, mais je dois avouer que ça me laisse de marbre. Les statues qui bougent, les horloges murales et autres appareils capables de servir le thé, ce n’est pas tout à fait mon genre de marchandise. D’ailleurs, une fois n’est pas coutume, on ne m’a pas envoyé ici pour dévaliser la boutique ou liquider le propriétaire des lieux. Mon employeur a clairement stipulé que rien ne doit disparaître. Si jamais je casse quelque-chose, il le déduira aussitôt de ma prime.

« Allez princesse, montre-moi ce que tu sais faire. »

En dépit de son apparence exécrable, ma Coddie est un peu plus utile qu’une endive plantée dans un champ de maïs. Il faut dire qu’elle a été formée par le meilleur, donc quand je lui confie une tâche à réaliser, elle ne se débrouille pas trop mal. La voilà qui s’élance sans hésitation vers l’ours mécanique ; elle repère du coin de l’œil un escabeau en bois et s’élève en quelques secondes à hauteur de la gueule de l’animal. À l’intérieur se trouve la gemme d’éclat censée alimenter l’automate pour l’amener à la vie : c’est une espèce de grosse pierre bleue mal dégrossie qui brille faiblement dans la nuit. Problème, je ne peux pas toucher cette saleté sans éveiller mon don et me transformer aussitôt en torche humaine. Les gemmes d’éclat ont la fâcheuse tendance d’amplifier les pouvoirs des mages et de les rendre erratiques. Comme je ne suis pas vraiment un adepte de la combustion spontanée, je préfère laisser ma pupille manipuler cet engin de mort à ma place. Si jamais Coddie s’embrase et disparaît dans d’atroces souffrances, on aura au moins découvert qu’elle avait des pouvoirs magiques.

Avec prestance, mon apprentie déloge la pierre de son socle et la glisse dans sa sacoche, avant de la remplacer par un deuxième modèle à peu près similaire.

Et voilà. Fin du cambriolage, mission accomplie, on peut rentrer chez nous.

Comment ça, vous vous attendiez à quelque-chose de plus spectaculaire ? J’ai l’air d’un type assez cinglé pour voler la couronne de la princesse d’Ambreciel ?

Ce que j’aime, ce sont les missions faciles et qui payent bien. La vie n’est pas tendre pour les habitants des rives de la Fangeuse, chaque jour passé dans les Fosses est un combat sans merci. Les bas-quartiers d’Ambreciel sont un mouroir pour les pauvres et les mendiants ; on est bien loin des tours d’argent dans lesquelles les Vertueux organisent des orgies paradisiaques. Chez moi, les seules choses que l’on trouve en abondance, ce sont les vermines et les maladies. La Fangeuse ne porte pas son nom par hasard, c’est une rivière d’immondices et d’eaux usées qui se déversent en provenance des enclaves supérieures de la Cité-Monde. Ceux qui vivent au détour de ses méandres manquent de tout, en particulier d’eau potable. Alors forcément, quand un quidam un peu louche me propose d’aligner trois barils d’eau douce pour échanger deux cailloux pourris dans une boutique, j’accoure. Et même si j’ai ma petite idée sur l’objectif du type qui m’a confié cette mission, je ne dirai rien pour ne pas vous gâcher la surprise. Croyez-moi, ça va déclencher un joyeux bordel.

« HALTE ! Au nom du Guet, vous n’avez rien à faire ici ! »

Il était temps ! Ça fait des plombes que j’ai explosé la porte de l’atelier. Les gardes sont décidément trop longs dans leurs interventions. Bouillonnant de l’intérieur, j’adresse à Coddie un sourire carnassier avant de remonter mon masque au-dessus de mon nez. C’est à cet instant que commence ma partie préférée de la mission, celle où je m’amuse comme un fou : la poursuite.

D’un geste brusque, j’écrase au sol deux capsules de verre contenant un puissant fumigène, qui ne tarde pas à remplir la pièce d’une épaisse fumée blanche. À mon signal, Coddie se précipite avec moi dans la purée de pois et nous contournons tranquillement les gardes médusés qui nous cherchent à l’intérieur de la boutique. Le vent glacial me saisit comme une claque en plein visage, mais je n’ai pas le temps de m’attarder pour leur voler une écharpe. Je me mets à courir comme un dératé sur l’avenue qui descend vers les rives de la Fangeuse en contrebas. Je sais d’expérience que si nous atteignons les bas-quartiers, les hommes du Guet seront incapables de nous suivre dans l’entrelacs de ruelles sales et obscures que je connais comme ma poche. Hélas, la partie s’annonce plus difficile que prévue, car j’entends derrière moi un claquement sonore et un vireton me frôle de quelques centimètres.

« Bon sang, Jaken, ils ont des arbalètes ! »

Non, sérieusement ? Je n’avais pas remarqué tout seul ! Et comme ma Coddie est une championne interplanétaire de la bourde, elle vient juste de hurler mon nom aux soldats qui nous pourchassent. Franchement, la soirée ne pouvait pas mieux se terminer.

« C’est Jaken Main-Noire, les gars ! Appelez du renfort ! »

Et voilà. Y’a pas à dire, ça marche à tous les coups. Je devrais être flatté d’avoir une telle renommée, mais quand la moitié du Guet d’Ambreciel rêve de vous voir gigoter au bout d’une pique, mieux vaut prendre ses jambes à son cou que s’extasier comme une pucelle qui perd sa virginité. Je continue de courir aussi vite que possible en prenant soin de slalomer pour éviter les carreaux d’arbalète. Croyez-en mon expérience, quand on en reçoit un dans le gras du postérieur, ça fait un mal de chien. Coddie, par contre, ne semble pas avoir compris la manœuvre : la gamine dévale la traversante en ligne droite, offrant aux tireurs une cible d’entraînement parfaite. Si j'ignorais qu’elle était aussi stupide, je pourrais sérieusement penser qu’elle a des tendances suicidaires.

« À terre ! »

Je la percute de plein fouet au moment où un vireton effleure sa chevelure. Résultat des courses, nous voilà partis à tournebouler pendant de longues secondes avant de s’écraser sur les pavés à l’entrée du grand marché. Et en plus, Coddie s’est débrouillée pour m’enfoncer un doigt dans l’œil. Quelle plaie !

« On les tient, attrapez-les ! »

Le grondement d’une cavalcade retentit sur l’avenue dans notre dos. Ça, c’est la tuile. Ce soir mes amis, le Guet d’Ambreciel a décidé de nous sortir le grand jeu : on a carrément droit à un régiment de centaures. Mais si, vous savez, ces Anormaux avec un visage humain et un corps de cheval ? La Cité-Monde en héberge toute une colonie dans ses prisons, et j’aime autant vous dire que ce ne sont pas des tendres. Trois siècles de captivité et d’esclavage leur ont ramolli le cerveau : maintenant, ils servent de police montée à leurs bourreaux avec un zèle qui confine à la démence. En tout cas, je vous garantis que quand on assiste à une charge de centaures caparaçonnés et armés de lances, on ne rentre pas chez soi avec un pantalon propre. Même le plus endurci des hommes se soulagerait dans ses braies face à une telle déferlante.

Coddie pousse un hurlement de terreur qui me ramène à la réalité. Pas le temps de s’attarder pour un numéro de claquettes ; j’attrape la gamine par la capuche de mon manteau et je la traîne à toute vitesse vers la place du marché. À cette heure matinale, les commerçants sont en train de préparer leurs étals et j’ai le maigre espoir que leurs carrioles ralentiront la horde qui nous talonne au galop.

« Dégagez, laissez passer ! »

Je bouscule sans douceur un grand chauve qui porte une caisse de raves et un gamin qui joue avec un chat errant. Le type se retourne pour m’expliquer sa façon de penser, mais le bruit de la cavalcade le fait blêmir comme une duchesse prise de dysenterie dans une soirée mondaine. Trois, deux, un : envolée de moineaux ! C’est la débandade dans tous les sens, les gens courent pour sauver leur peau. À droite, un auvent s’écroule sur ses occupants et un brasero alimenté à l’huile se renverse sur la toile de tente, donnant à l’ensemble une allure de crêpe flambée sous laquelle gesticulent des bras et des jambes. Plusieurs marchands abandonnent leurs caisses de légumes pour se mettre à l’abri sous leurs charrettes. Une femme horrifiée tombe à la renverse sur les œufs qu’elle s’apprêtait à vendre, et un chien opportuniste profite de la panique pour chaparder une pièce de viande sur un étal. Quelques instants plus tard, les centaures traversent ce joyeux chaos comme une armada en colère, piétinant indistinctement les choux, courges et autres andouilles qui n’ont pas eu le temps de trouver refuge ailleurs. Je me retourne juste à temps pour voir l’un d’eux essayer de m’empaler au bout de sa pertuisane ; j’esquive le coup mortel en virant à gauche pour passer sous une tonnelle. Tu parles d’une mission tranquille !

« Attention, Jaken ! »

Merci Coddie. Sur ce coup-là, elle vient de me sauver les miches. La lance d’un autre centaure déchire ma tunique au niveau de l’épaule et termine sa course enfoncée de dix centimètres dans un fut de chêne. Sérieusement, vous auriez pu me prévenir !

Quoi qu’il en soit, nous voilà dans de beaux draps car le troupeau entier nous a rattrapé. À bout de souffle, mes yeux virevoltent d’un équidé à l’autre à la recherche d’une solution pour échapper à mon triste sort. Les Anormaux nous encerclent et resserrent progressivement leur étau pour nous rabattre vers la gigantesque fontaine qui trône au cœur du marché. Vous avez déjà assisté à une battue au gibier ? À cet instant, j’ai l’impression d’être un pauvre chevreuil sans défense pourchassé par une meute de mastiffs qui rêvent de me mettre en pièces.

« Ne les tuez pas, saletés d’hybrides sans cervelle ! Il me les faut vivants ! »

Alors ça, c’est sans doute la meilleure idée du siècle ! Parole de Jaken, si je trouve l’âme charitable qui dirige ce régiment de centaures, je lui paye une cervoise dans la meilleure taverne d’Ambreciel. Bon sang, je le laisserais même épouser ma fille si j’en avais une !

« Oh non, murmure soudain Coddie. C’est le commandant Ravinel ! »

STOP !!! On arrête tout !

Je retire tout ce que je viens de dire sur cet immonde excrément de troll faisandé. Sa pinte de bière, je vais la lui faire avaler par le rectum avant de briser l’anse pour lui arracher les yeux avec !

Sans rire, s’il y a bien une personne dans la Cité-Monde que je déteste encore plus que moi-même, c’est Ezio Ravinel. Ce type incarne tout ce que j’exècre à la perfection. Fils aîné d’une famille de Vertueux, promis à un destin exceptionnel avant même de savoir pisser, ce bellâtre est un résidu de latrines bouffi d’orgueil et de prétention, devant lequel – hélas ! - toute l’aristocratie féminine d’Ambreciel tombe en pâmoison. Nommé commandant du Guet à seulement vingt ans, sa sainteté Ravinel est un raciste avéré qui déteste les Anormaux, sauf quand il peut les torturer ou les brûler vifs. Certains diront qu’il a le profil d’un ange avec sa longue chevelure blonde, ses yeux turquoise et sa silhouette d’athlète ; mais sa beauté physique dissimule une âme dégoulinante de noirceur qui ferait même fuir le prince-démon Morgulath.

Pourtant, malgré tout l’amour que je lui porte, je dois bien admettre que le commandant Ravinel possède quelques qualités. D’abord, c’est un formidable meneur d’hommes, ce qui n’est pas un mince exploit quand on a le charisme d’une huître. Ensuite (et ça me fait mal de le reconnaître), le bougre n’a pas qu’une purée de raves à la place du cerveau. Ezio Ravinel est un stratège de premier ordre, doté d’une intelligence redoutable et d’un sixième sens inégalé pour flairer les ennuis. Sérieusement, ce type est un véritable limier : une fois lancé sur votre piste, il vous colle au derrière comme une armée de morpions dans les braies d’un clochard. Et cerise sur le gâteau, cette ordure est l’un des meilleurs Sorcelames de sa génération.

Comment ça, vous ne connaissez pas les Sorcelames ? Mais vous débarquez de quelle planète, au juste ?!

Désolé de vous décevoir, mais l’explication devra attendre. Au cas où vous auriez oublié, je me trouve dans une situation périlleuse, et ce n’est pas en vous déblatérant un cours magistral sur l’histoire de la Cité-Monde que je sortirai de ce guêpier. D’ailleurs, Ravinel l’a bien compris. Il jubile, ce fumier.

« Voyez-vous ça ! s’exclame-t-il du haut de sa monture. La célèbre Main-Noire d’Ambreciel, prise au piège comme un rat. Ce doit être mon jour de chance ! »

Évidemment, je n’ai pas l’intention de répondre. Sa provocation n’a qu’un seul objectif, me faire perdre du temps et m’empêcher de trouver une échappatoire. À chaque seconde qui passe, l’étau des centaures se referme et la potence se rapproche. Je dois absolument rester concentré et ignorer ce soudard prétentieux.

Je vous ai déjà dit à quel point je déteste ce type ?

« Commandant Ravinel ! Vous tombez bien, j’avais une question à vous poser. Je n’arrive pas à décider : votre mère a-t-elle été saillie par un porc ou bien est-ce votre père qui a couché avec une truie avant votre naissance ? »

Et voilà, je n’ai pas pu résister. L’homme me fusille du regard, j’ai réussi à l’énerver. Des volutes bleues et blanches commencent à tournoyer autour de lui, signe qu’il est temps pour nous de disparaître. Heureusement, en faisant appel à sa magie, Ravinel vient de me donner une idée. Vous vous souvenez de mon laïus sur la combustion spontanée ?

« Coddie ! La gemme d’éclat, vite ! »

La gamine me regarde avec des yeux comme des soucoupes, incapable de bouger. Je lui arrache la sacoche des mains et je m’empare de la pierre. Immédiatement, je sens une douleur fulgurante dans mon bras gauche et mon corps tout entier se met à fumer comme une marmite. Une chaleur intense m'envahit, plus puissante et plus dangereuse que tout ce que j’ai jamais connu. Je n’ai qu’une fraction de seconde pour réagir avant de me transformer en saucisse grillée.

« Eh, Ravinel ! Attrape ça ! »

Je lui balance le caillou de toutes mes forces et sans réfléchir, je bouscule Coddie pour l’entraîner avec moi dans la fontaine. L’instant d’après, une formidable déflagration balaie toute l’esplanade du marché, fauchant les centaures et les toiles de tente comme des fétus de paille. Ravinel hurle comme un dément, la douleur doit être atroce. Il faut dire que la gemme d’éclat brûlante l’a atteint en pleine tête avant d’exploser. Après un coup pareil, même si sa magie l’a en partie protégé, il aura besoin des meilleurs Sculptechairs de la Cité-Monde pour le rafistoler.

« Jaken ! s’écrie Coddie avec effroi. Tu lui as arraché la moitié du visage !

– Je sais, Coddie. Ne regarde pas ça, tu vas faire des cauchemars. »

C’est valable pour vous aussi, sauf si vous voulez rendre votre déjeuner. Une fois n’est pas coutume, je vais vous épargner la description du carnage, parce que même moi j’ai du mal à poser les yeux sur le commandant du Guet sans être assailli de haut-le-cœurs. J’ai beau savoir que la famille Ravinel a les moyens de lui offrir un ravalement de façade, l’image de sa mâchoire dévastée risque de me hanter pendant des années. Est-ce que je regrette de l’avoir mutilé ? Pas le moins du monde. Si cette idée vous a traversé l’esprit, il va falloir relire ma présentation. 
En attendant, je ne compte pas moisir ici. J’agrippe mon apprentie pour l’aider à sortir du bassin et nous détalons en vitesse. Ravinel est peut-être hors-jeu pour le moment, mais une explosion pareille va forcément ameuter le reste de la garnison.

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