Le cambriolage, partie 2 - Jaken
Cette fois, je choisis de passer par les toits pour échapper plus facilement aux soldats. À quelques encablures de la place du marché s’élève une tour d’horloge, un édifice de quatre mètres de haut surmonté d’un cadran sur chacune de ses façades. Je sais d’expérience que ces bâtiments ne sont jamais fermés et qu’on y trouve toujours une échelle et une corde à nœuds. Je me précipite donc à l’intérieur pour dérober du matériel, et nous repartons ventre à terre en direction des terrasses pour atteindre les niveaux inférieurs de la ville. J’attache solidement l’extrémité de mon cordage à la balustrade avant de le laisser tomber dans le vide.
« Toi d’abord, Coddie. Dépêche-toi.
– Jaken, j’ai le vertige…
– Regarde en l’air, ça ira mieux. »
Sérieusement, cette gamine commence à me les briser menu. Le jour où quelqu’un me propose une autre apprentie, je lui fais avaler ses chausses par les narines. Elle espérait quoi, en rentrant au service d’un cambrioleur ? Une promenade sur les canaux pour contempler la lune ?
« Je n’y arriverai pas Jaken, c’est trop haut…
– T’as le choix, Coddie. Sois tu descends avec la corde, soit je te pousse un bon coup et je te ramasse en bas. »
Cette fois, elle a compris que je ne suis pas d’humeur à plaisanter. Avec un regard de chien battu, elle enjambe le parapet et commence la périlleuse descente vers les Fosses de la Fangeuse qui nous attendent sept mètres plus bas. J’admire son courage en repensant au jour où mon maître m’a fait escalader une tour du palais d’Ambreciel en plein hiver, alors que je souffrais moi aussi du vertige. Il est parfois difficile de surmonter ses peurs, mais avec la bonne dose de motivation Coddie peut faire preuve d’une volonté remarquable. C’est fou comme cette empotée me fait passer par toutes les émotions d’ailleurs, vous avez remarqué ? Tantôt je la déteste et trente secondes après je me retrouve à lui jeter des fleurs. Erreur fatale, j’ai l’impression que je commence à m’attacher à cette gamine. Soyez gentils et rappelez-moi de me débarrasser d’elle le moment venu, d’accord ? Quand on s’appelle Jaken Main-Noire, on n’a pas le loisir de s’encombrer avec de l’affection.
Au-dessus de moi retentit soudain le bourdonnement grave et lancinant du Grand Gaillard, la plus grosse cloche d’alarme de la ville. Pas le temps de rêvasser : j’attrape la corde des deux mains et je me jette dans le vide comme un naufragé sur une bande de terre. Je glisse avec aisance le long du mur trempé par la pluie, et quelques secondes plus tard je me réceptionne avec classe sur la toiture d’un bâtiment en ardoise. Le quartier des Fosses n’est plus très loin, j’aperçois les tours de guet qui jalonnent l’enceinte extérieure. En-dessous de nous se trouve une rue que je connais bien : celle de la banque Jermane&Sœurs, l’un des rares établissements qui prête de l’argent aux criminels. Le bouge où je me terre ces temps-ci n’est qu’à deux minutes de marche, mais je préfère effectuer un détour pour semer les soldats qui pourraient nous voir détaler depuis les hauteurs.
« Suis-moi, Coddie. On va les faire tourner en rond. »
Sans attendre sa réponse, je m’élance sur le toit de la banque et bondis au-dessus d’une ruelle pour atteindre le chaume du Renard boiteux, une taverne miteuse située juste en face. Deux boutiques abandonnées, une seconde auberge et une maison close se succèdent sous mes pas avant que je réalise qu’il manque quelque-chose ou quelqu’un à côté de moi.
Sur les cendres de ma mère, je vous promets que je vais étriper cette gamine !
Je me retourne brusquement pour découvrir mon apprentie figée comme un navet sur le toit de Jermane&Sœurs, paralysée par la trouille du vide en contrebas. Pourtant, le saut pour atteindre le Renard boiteux n’est pas bien difficile, un mètre de large tout au plus. Même un enfant de six ans ne peut pas rater un truc pareil. Ce qui m’inquiète, c’est que j’entrevois les torches des soldats du Guet qui déboulent de l’avenue principale à notre recherche, et certains de leurs camarades ont entamé la descente de l’à-pic en utilisant la corde que nous leur avons procuré.
Mon nom est Jaken Reid et je suis un ignoble salopard.
Bon sang, cette phrase sonnait bien pourtant ! N’importe quel voleur des bas-quartiers abandonnerait la fille sans hésiter pour sauver sa peau. Alors pourquoi suis-je en train de rebrousser chemin pour essayer de lui sauver les miches ?
Je rejoins Coddie au moment précis où les hommes du Guet encerclent la bâtisse. Sur le toit de Jermane&Sœurs, les gardes qui sont descendus le long du mur m’accueillent en rechargeant leurs arbalètes. Coddie est à genoux, frigorifiée et en larmes. Elle n’ose pas me regarder dans les yeux.
« Je suis désolée Jaken, sanglote-t-elle.
– Ferme-la, Coddie. Ecoute-moi bien, je ne me répéterai pas. Après ce que je lui ai fait, Ravinel voudra châtier la Main-Noire lui-même. Ils vont t’emmener dans la prison des Sorcelames, sur la cime d’Ambreciel. Quoi qu’il arrive, tu ne dois jamais leur donner ton nom. S’ils découvrent que tu n’es pas la véritable Main-Noire, ils te tueront sans sommation. Je vais trouver le moyen de te libérer, tu m’as compris ? »
Elle fait oui de la tête mais ne décroche pas un mot. Brave gosse. Finalement, j’ai eu le nez fin en lui offrant mon manteau avant le cambriolage. Il y a dans sa doublure mon ordre de mission, une partie de mon matériel et la chevalière qui me sert à apposer mon sceau sur les contrats. Mais surtout, j’ai cousu dans son dos une gigantesque main noire qui ne manquera pas de confirmer aux gardes son identité. Cette cape, c’était mon assurance vie au cas où quelque-chose tourne mal : j’avais prévu de semer Coddie dans les Fosses pour que le Guet nous confonde et se lance à sa poursuite. Ironie du sort, c’est ce même vêtement accusateur qui va probablement lui sauver la mise. J’imagine déjà l’effervescence des colporteurs quand ils auront appris la nouvelle : « coup de théâtre dans la Cité-Monde, le célèbre voleur appelé Jaken Main-Noire est en réalité une adolescente ! ». Demain matin, la rumeur de son arrestation va faire le tour d’Ambreciel. La foule réclamera une exécution publique, ce qui devrait nous faire gagner du temps. Il y aura sans doute un procès et il faudra plusieurs jours pour organiser les festivités. Ravinel fera traîner les choses pour garder Coddie en cellule, histoire de la torturer un peu. Autant d’occasions pour moi d’organiser une évasion spectaculaire qui s’ajoutera à ma légende, ou de prendre la fuite en laissant mourir la gosse si je parviens à retrouver la raison.
« Vous, là ! Le complice ! À genoux et mains sur la tête ! »
Je souris intérieurement en constatant qu’ils sont tombés dans le panneau. Les deux gardes se rapprochent et me maintiennent en joue de leurs arbalètes. Pour gagner de précieuses secondes, je fais semblant de leur obéir et me penche vers mon apprentie.
« Il manque un dernier détail, dis-je. Dépêche-toi d’enfiler ça. »
La mort dans l’âme, je retire mes gants de velours noir et les pose délicatement sur une ardoise à côté d’elle. Je lève ensuite mes mains pour les placer au-dessus de ma tête en attendant que les soldats se rapprochent.
« Capitaine ! s’écrie l’un d’eux à l’adresse du bataillon positionné en bas. On les tient, c’est la Main-Noire et son acolyte !
– Félicitations, soldat ! Le commandant Ravinel sera fier de vous. Amenez-moi la Main-Noire et tuez son complice. »
Je m’efforce de ne pas trembler tandis qu’une brute s’empare de Coddie et l’entraîne de force vers une échelle. Le deuxième homme pointe son arme sur moi, j’ai exactement une demie-seconde pour trouver une idée géniale avant de mourir.
Heureusement pour moi, je suis le grand Jaken Reid.
Il me suffit d’un battement de cœur pour créer une flamme noire et blanche dans ma main, que je brandis vers l’arbalétrier d’un air menaçant. Évidemment, je suis tellement nul avec la magie que je ne pourrais même pas lui faire roussir la moustache. Mais le soldat du Guet l’ignore, hésite, recule. Pauvre lâche. Il aurait vraiment dû m’expédier ce carreau dans la poitrine.
« Tuez-le, bon sang ! C’est un Anormal ! »
Trop tard. D’un mouvement fluide, je m’élance en glissant sur les ardoises jusqu’à me retrouver à hauteur de ses jambes et je lui enfonce mon crochet brisé dans l’aine, en plein là où ça fait mal. L’outil, devenu tranchant quand il s’est cassé dans la serrure, pénètre la chair sans difficulté et arrache au garde un hurlement qui restera dans les annales. Pour faire bonne mesure, je lui envoie mon poing dans la figure et lui casse deux ou trois dents, histoire qu’il se souvienne de moi. Le type perd l’équilibre, chancelle et bascule dans le vide pour s’écraser tête la première dans la rue en bas.
Finalement, il m’aura fallu moins d’une heure pour tuer quelqu’un ce soir.
Hélas, il est trop tard pour sauver Coddie, je ne peux pas affronter toute la garnison. Je m’enfuis donc par le chemin que j’avais initialement prévu, en sautant sur le chaume du Renard boiteux. Dans mon dos claquent les cordes d’une multitude d’arbalètes et je m’aplatis sur le toit pour esquiver leurs traits. Impossible de continuer ma course, si je me redresse je suis un homme mort. Ce dont j’ai besoin, c’est d’une diversion assez impressionnante pour que les soldats m’oublient pendant quelques instants.
Soudain, je suis pris d’un élan de panique en voyant le toit s’embraser autour de moi. Dans la précipitation, j’ai complètement oublié que je me promène avec une flamme magique dans ma main gauche, ce qui n’est pas l’idée du siècle au contact de la paille sèche. Et comme le vent souffle toujours aussi fort, il ne tarde pas à emporter des étincelles sur les bâtiments voisins qui prennent feu à leur tour. En quelques secondes, l’incendie se propage le long de la rue et gagne le quartier suivant, dévorant tout sur son passage.
Oups.
S’il y a bien une chose que je n’avais pas prévue en commençant cette histoire, c’est de faire cramer la moitié d’Ambreciel au premier chapitre.
Moralité : quand on bosse avec moi, il faut toujours s’attendre au pire. Par contre, si vous n’êtes pas tentés par une brochette de Jaken grillé, il est temps de mettre les voiles. Je profite que les gardes soient obnubilés par le brasier pour me faufiler de l’autre côté du Renard boiteux et me laisser tomber dans la ruelle. Il s’en est fallu de peu, mais je crois que personne ne m’a repéré. Pour m’en assurer, je me coule discrètement dans l’ombre à l’entrée des caves, dans un recoin que la lumière des flammes ne parvient pas à atteindre. Le cœur battant la chamade, je m’oblige à calmer ma respiration et je compte doucement jusqu’à vingt. Une goutte de sueur perle sur mon front et j’ai des fourmis dans les jambes. En dépit du remue-ménage causé par l’incendie et Grand Gaillard qui continue de sonner à tue-tête, je m’efforce de tendre l’oreille. Les voix des soldats paniqués forment une véritable cacophonie.
« Est-ce qu’il est toujours sur le toit ?
– Vous le voyez ?
– Il a disparu dans la fumée, capitaine !
– Par les couilles de Morgulath, c’est un véritable fantôme, ce gars-là !
– Il faut faire venir les crache-sable, sinon tous les bas-quartiers vont brûler !
– Hors de question, les autres s’en occuperont. Trouvez ce foutu mage et ramenez-moi sa tête au bout d’une pique, exécution ! »
La piétaille du Guet se disperse, s’empresse, disparaît dans toutes les directions. Hélas pour eux, deux des gardes ont le malheur de contourner le Renard boiteux et d’arriver sur ma position. Je retiens mon souffle et me fonds un peu plus dans les ténèbres pour les attaquer par surprise. Il va falloir me débarrasser d’eux rapidement pour les empêcher d’appeler du renfort. À peine sont-ils passés devant moi que je bondis dans leur dos comme une ombre en frappant violemment leurs crânes l’un contre l’autre. Les deux hommes s’écroulent et je me hâte de les poignarder en silence.
Comment ça, j’aurais pu les laisser en vie ? Et puis quoi encore, leur faire un câlin et chanter une berceuse ?!
Je traîne péniblement les corps jusque sous l’alcôve où je m’étais dissimulé pour les surprendre. À en juger par la hauteur des flammes, le toit de la taverne ne va pas tarder à s’effondrer. Il faut que j’accélère. Je dépouille l’une de mes victimes de son casque et de son plastron pour les enfiler maladroitement, avant de jeter sa cape en travers de mes épaules. La lourde pèlerine est poisseuse de sang, mais seulement sur la doublure intérieure. Avec un peu de chance, personne ne le remarquera. Je termine ma métamorphose en m’emparant d’une arbalète de poing que je sangle à ma ceinture et d’une hallebarde qui doit littéralement peser trois-cent kilos. Sérieusement, comment font les imbéciles du Guet pour supporter ça en permanence ? Il ne reste plus qu’un détail dont je dois absolument m’occuper : ma main noire parcourue de nervures blanches est un peu trop voyante pour passer inaperçue. C’est un effet secondaire de l’utilisation de mes pouvoirs ; quand j’y ai recours trop souvent, mon bras gauche se couvre de sillons étranges qui partent de l’extrémité de mes doigts pour remonter vers le coude. C’est comme si du feu liquide remplaçait le sang à l’intérieur de mes veines et ça fait un mal de chien. Heureusement, les deux compères à mes pieds ont des guêtres en tissu autour des mollets. À l’aide d’un coutelas, j’en découpe deux larges bandes dont je me sers pour envelopper mes mains comme des mitaines. Le résultat n’est pas terrible, mais il faudra m’en contenter.
Dans mon esprit commence à s’échafauder un des plans géniaux dont j’ai le secret. Première étape : puisque je ressemble à un soldat du Guet, je vais m’infiltrer dans leurs rangs pour gagner la cime d’Ambreciel incognito. Une fois là-haut, je pénétrerai dans l’Académie des Sorcelames et je trouverai l’entrée de leur prison pour rejoindre Coddie. Ensuite, j’improvise. Inutile de passer des heures à élaborer le stratagème d’évasion parfait : avec ma poisse légendaire, ça va forcément déraper au prochain chapitre. Non mais franchement, regardez les choses en face ! Le type le plus recherché de la Cité-Monde va se pointer comme une fleur au milieu d’une bande de mages fanatiques qui ont juré de le faire exécuter. Il faut être complètement idiot pour s’imaginer que ça va bien se passer !
Pardon ? Pourquoi j’y vais quand même ?
Mais vous liriez quoi à votre avis, si je ne me pliais pas en quatre pour faire avancer le scénario ? Faites un effort bon sang, allumez vos cerveaux ! Mon nom est sur la couverture du livre, je suis narrateur de ma propre épopée, vous croyez vraiment que j’ai envie que mes lecteurs s’emmerdent ?
Je sors de ma cachette d’un pas feutré et décide de me mettre en route. Le moyen le plus rapide de me mêler aux soldats est de rejoindre le groupe qui nous a piégés sur le toit de Jermane&Sœurs. Je retourne donc en direction de la banque et contourne l’édifice d’un pas tranquille et aussi naturel que possible. Coup de chance, l’officier est toujours sur le parvis du bâtiment : le capitaine est en grande conversation avec un héraut, probablement venu lui transmettre les ordres de Ravinel. Derrière lui se trouve une grande carriole surmontée d’une cage aux barreaux incrustés de gemmes d’éclat. Une façon cruelle mais pratique de transporter un Anormal prisonnier, puisqu’un contact avec autant de pierres risquerait de le tuer. J’entrevois à l’intérieur une silhouette prostrée sous une cape que je connais bien : de toute évidence, ils ont assommé Coddie ou l’ont sévèrement passée à tabac. Mon sang boue dans mes veines et une envie viscérale d’étriper le capitaine m’envahit, mais je m’efforce de la réprimer pour rester dans mon rôle. L’homme a toujours une solide escorte autour de lui et j’aperçois sur son plastron l’insigne des Sorcelames. La violence ne mènera nul part, je vais devoir être plus intelligent qu’eux. J’infléchis ma trajectoire vers l’officier, qui congédie le messager d’un geste furieux. Il pose alors sur mon uniforme un regard désapprobateur et m’interpelle sèchement.
« Soldat ! Vous n’entendez pas Grand Gaillard sonner depuis tout à l'heure ? J’espère que vous avez une bonne raison pour expliquer ce retard et votre tenue lamentable !
– Je reviens d’une patrouille dans les Fosses, capitaine. On a encore ramassé un ivrogne tombé dans la Fangeuse. C’est le troisième depuis hier. »
Le Sorcelame fronce les sourcils, peu convaincu par mon histoire. D’un geste sec, il tend sa main gauche dans ma direction : un fouet de lumière se déploie en claquant et s’enroule autour de ma gorge.
« Vous et moi savons qu’il n’y a pas eu de ronde dans les bas-quartiers cette nuit, assène-t-il d’une voix glaciale. Je vous laisse une chance de me dire la vérité, sinon c’est votre cadavre que l’on retrouvera noyé dans la Fangeuse. Où étiez-vous, soldat ? »
L’homme referme lentement son poing dans le vide. L’étau de l’arme magique se resserre en suivant son mouvement, et il commence à m’étrangler. Sous l’effet de la panique, j’essaie d’attraper le fouet pour l’empêcher de me briser les cervicales, mais mes doigts ne rencontrent que le vide. Pourtant, la pression autour de mon cou ne cesse d’augmenter. Je dois trouver une justification qui lui convienne, et vite.
« J’étais parti en pause, capitaine ! parviens-je tout juste à bafouiller. On se les gèle avec le vent sur les remparts, alors je suis allé descendre une ou deux pintes pour me réchauffer. Je n’ai rien fait de mal, je le jure !
L’officier me dévisage avec condescendance, un rictus triomphal apparaît sur son visage. À regret, il laisse retomber sa main. La Lame d’Arcane qui m’étranglait se replie et prend la forme d’une grande rapière, qu’il conserve le long de son flanc.
– Nous réglerons cela avec le commandant Ravinel plus tard, décide-t-il. En attendant, je vous affecte aux corvées de caravane pour les trois prochaines lunes. Ça vous passera l’envie de mentir à un supérieur et de boire pendant le service. »
Et merde.
Qu’est-ce que je vous disais ? Le grand Jaken Reid est un éternel poissard. Je n’ai même pas réussi à intégrer une patrouille et le plan part déjà complètement en vrille. Au lieu d’infiltrer l’Académie des Sorcelames, me voilà condamné à escorter les travailleurs des Fosses jusque dans les mines. Formidable perspective !
Si vous n’avez jamais entendu parler de l’enfer de Tys-Beleth, permettez-moi d’en esquisser une brève description. Le palace où ce cher capitaine vient de m’envoyer est une gigantesque carrière à ciel ouvert perdue dans la Grande Dévoreuse. Oui, vous m’avez bien entendu : pour se rendre à Tys-Beleth, il faut franchir les murailles d’Ambreciel et s’aventurer dans les terres désertiques qui entourent la Cité-Monde. Un voyage excessivement dangereux à cause de la chaleur infernale, des attaques de pillards et des tempêtes de roches qui surviennent presque quotidiennement dans ces plaines dévastées. Ce n’est pas pour rien que cette partie du monde est qualifiée de dévoreuse : elle prélève sur les convois qui la traversent un octroi en vies humaines, et ceux qui parviennent à en réchapper peuvent s’estimer chanceux. En quittant Ambreciel à l’aube, il faut trois heures de voyage pour atteindre la carrière de Tys-Beleth et ses mines creusées dans le flanc de la montagne. C’est là que les Sorcelames et Façonneurs se fournissent en gemmes d’éclat pour forger des Lames d’Arcane et construire leurs automates. La source de leur pouvoir repose sur les travailleurs de la Fangeuse, qui bravent les dangers du désert quatre fois par semaine à la recherche de pierres magiques, qu’ils échangent à leur retour contre des rations d’eau potable. Ça ressemble au paradis, pas vrai ?
Vous êtes encore loin du compte, mais je ne veux pas vous gâcher la surprise. Quand vous découvrirez ce qui sommeille dans les entrailles de Tys-Beleth, vous comprendrez pourquoi je suis absolument ravi d’être envoyé là-bas.
« Conduisez-le jusqu’à la porte nord, messieurs. La prochaine caravane va bientôt partir. S’il tente quoi que ce soit pour échapper à sa sentence, abattez-le sur-le-champ. »
Les hommes du capitaine me saisissent sans ménagement et s’emparent de mes armes ; l’un d’eux me met en joue de son arbalète avec un regard mauvais. Autant dire que le moment est venu de clôturer le chapitre, parce que je n’ai pas la moindre solution pour me sortir de ce guêpier. Une chose est sûre désormais : entre la capture de Coddie, l’incendie des bas-quartiers et le voyage en enfer que je viens juste de gagner, ce cambriolage chez Matheus Finch ne restera pas dans les meilleurs souvenirs de ma carrière.
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