Trompe-la-Mort - Salim
On m’appelle Salim Trompe-la-mort mais je déteste ce surnom.
Je crois que j’ai quinze ans, ou peut-être quatorze. Avant je savais compter jusqu’à cent en utilisant mes doigts, mais j’ai oublié depuis que je travaille à Tys-Beleth. Là-bas, c’est pire que l’enfer. Je donnerais tout pour rester à Ambreciel et poursuivre mon éducation. Le vieux Ballard était fier de moi l’hiver dernier, il voulait même m’apprendre à écrire. Il dit souvent que j’ai un don avec les chiffres, que je les retiens facilement. Mais quand on passe ses journées à travailler dans le noir, on oublie ce qu’on a appris à l’école. Dans les mines, les heures semblent durer des semaines et la peur ne nous quitte pas un seul instant. Il faut creuser pour recevoir à manger, creuser pour être autorisé à dormir et creuser pour espérer s’en sortir. Rien n’intéresse le capitaine Dolan hormis les gemmes d’éclat, et gare à ceux qui ne parviennent pas à en trouver. La semaine dernière, je l’ai vu battre à mort un enfant de neuf ans qui avait cassé une gemme avec sa pioche sans faire exprès. Ils ont hissé son cadavre à la surface et l’ont abandonné dans la Dévoreuse, pour que les prédateurs des sables puissent festoyer. Et malgré ça, je me dis que cet enfant a eu de la chance, car il n’est plus obligé de creuser.
Mon cauchemar a commencé au début du printemps, quand Père a bu l’eau de la Fangeuse parce-qu’il avait trop soif. Le lendemain, il est tombé gravement malade et ne pouvait plus rejoindre les caravanes qui partent vers les mines. Les hommes du Guet ont expliqué à mes parents qu’il n’y aurait pas de distribution d’eau si on arrêtait de ramener des gemmes d’éclat. Selon la loi d’Ambreciel, tous les Fangeux doivent contribuer à la récolte. Mère a protesté, elle était prête à se battre avec les soldats. Mais le capitaine Dolan a égorgé mon père pour la faire taire et il a ordonné que je prenne sa place. Mère m’a regardé avec des yeux pleins de larmes, et j’ai compris que j’étais l’homme de la maison désormais. Que j’allais moi aussi devenir un Trompe-la-mort pour aider ma famille à survivre. Depuis, je passe mes journées dans les mines de Tys-Beleth à pelleter du sable et à casser des cailloux.
« Accélère Salim, on va être en retard !
– Désolé Syndra, j’ai trop mal aux pieds.
– Si on rate le départ de la caravane à cause de toi, je te balance dans la Fangeuse ! »
Je jette un regard agacé à ma compagne d’infortune, une adolescente de seize ans aux boucles rousses ternies par la crasse, vêtue de guenilles élimées qui ressemblaient autrefois à une robe en tissu. Sous les plis de ses hardes se devine encore un motif rouge et vert, mais la teinture a coulé à plusieurs endroits et les couleurs défraîchies disparaissent. En guise de sandales, elle porte deux lamelles de cuir grossièrement taillées par son père, sanglées au-dessus des orteils par un nerf de boursoufleux tressé qui laisse des marques d’irritation sur sa peau. Syndra est la fille aînée du vieux Ballard, chef autoproclamé des habitants des Fosses. Comme moi, elle fait partie des Trompe-la-mort qui travaillent à Tys-Beleth. Quand j’ai rejoint les galeries pour la première fois, elle m’a pris sous son aile et m’a montré comment rester en vie jusqu’au prochain convoi. Elle pense que ça lui donne de l’autorité sur moi, alors elle passe son temps à me donner des ordres.
« Ne t’en fais pas, on sera aux portes bien avant le lever du jour.
– Je l’espère pour toi, Salim. Sinon, nos familles recevront moins d’eau potable à la prochaine distribution du Guet.
– C’est ton père qui procède au partage de l’eau, dis-je. Même s’il n’y en a pas assez pour tout le monde, il ne te laissera pas mourir de soif. Il en gardera pour ses trois filles chéries. »
Syndra me lance un coup de coude dans les côtes. C’était mesquin de ma part de critiquer la générosité de Ballard, car le vieil homme a vraiment le cœur sur la main. Il fait d’ailleurs figure d’exception parmi les habitants des Fosses, où les truands et les voleurs sont plus nombreux que les honnêtes gens. Cela dit, tout le monde sait que le chef des Fangeux est très protecteur avec ses filles, qu’il élève seul depuis de longues années. Syndra et ses sœurs sont ses trésors et je ne suis pas le seul à me moquer de son côté papa-poule exacerbé.
« Ose dire que tu ne fais pas partie de ses préférés, toi aussi ! Il ne parle que de toi à longueur de journées dans sa classe !
Elle se tait un instant, gonfle sa poitrine et se met à imiter la voix rauque de son père :
– Salim est un enfant brillant, il pourrait devenir scribe plus tard ! Salim sait compter jusqu’à cent, alors faites un effort pour lui ressembler ! Salim deviendra le premier Sorcelame des bas-quartiers ! »
J’éclate de rire car son imitation est assez réussie. Toutefois, il ne me faut pas longtemps pour laisser mes pensées s’assombrir. Mon rêve de devenir Sorcelame m’a été arraché, je ne posséderai jamais de Lame d’Arcane et je n’apprendrai pas la magie.
– Pardon, s’excuse Syndra en se méprenant sur ma tristesse. Je parle sans arrêt de mon père alors que tu n’as plus le tien. Ça doit te faire de la peine.
– Ce n’est pas ta faute. C’est le capitaine Dolan qui l’a tué.
– Je sais, Salim. Mais ça ne t’interdit pas d’être triste ou en colère. »
Soudain, notre conversation est interrompue par une lourde explosion dans le lointain, suivie d’un cri d’alarme que nous connaissons bien.
« Qu’est-ce qui se passe ? S’écrie Syndra en se retournant.
– On dirait que ça vient de la place du marché !
– Écoute, c’est Grand-Gaillard qui sonne ! Il a dû arriver quelque-chose de grave ! »
Nous nous dévisageons un instant et la même idée traverse nos esprits tandis que retentit le tocsin du Guet. D’une voix tremblante d’excitation, nous nous exclamons de concert :
« Jaken ! »
Syndra est la première à faire demi-tour, elle part comme une fusée en direction de la deuxième Enclave. L’explosion venait de la terrasse des commerçants, tout près du quartier des Façonneurs. Je m’élance à mon tour et fais de mon mieux pour la suivre malgré mes pieds nus et écorchés. C’est peut-être notre chance de rencontrer enfin le mystérieux Jaken, de découvrir qui se cache sous ce masque. Au diable le comptage des travailleurs et la caravane ! Si la célèbre Main-Noire crée du grabuge dans les hauts-quartiers, l’ensemble du Guet d’Ambreciel va se lancer à sa poursuite.
« Dépêche-toi Salim ! On va tout rater ! »
Syndra accélère encore, prend un maximum d’élan et bondit au-dessus d’un bras de la Fangeuse depuis un ponton. Je freine des quatre fers en arrivant au même endroit car je manque de vitesse et je n’ai pas envie de plonger dans les immondices. La Fangeuse dessine ici un méandre large d’environ deux mètres et suffisamment profond pour m’engloutir de la tête aux pieds ; on voit flotter à sa surface des cadavres de rats en décomposition et ce qui ressemble à des excréments. Le sol humide est glissant sous mes pieds et la lueur vacillante des gemmes d’éclat contenues dans les réverbères ne suffit pas à éclairer totalement les lieux.
« Allez Salim, tu attends le réveil du prince-démon ou quoi ? Saute !
- Mais c’est beaucoup trop loin pour moi !
- Prends de l’élan, imbécile ! »
Je recule à contrecœur et m’élance à mon tour au-dessus de la Fangeuse, avec moins de grâce et moins de force que Syndra. Je parviens in-extremis à poser le pied de l’autre côté, mais je me retrouve en déséquilibre et ma jambe ripe sur le sol mouillé, projetant tout mon poids en arrière. Je m’apprête à tomber dans l’eau croupie quand la main de Syndra me rattrape au dernier moment par le col de ma tunique et m’attire vers elle.
« T’es quand même pas doué pour un Trompe-la-mort ! assène-t-elle avec un regard mi-figue, mi-raisin. Il faudra t’entraîner à sauter plus loin ! »
Nous repartons de plus belle en direction du grand escalier permettant de rejoindre la deuxième Enclave, mais soudain Syndra s’arrête en écartant les bras devant moi. Elle a repéré quelque chose, elle fixe le promontoire rocheux sous l’esplanade en plissant les yeux. Je ne tarde pas à l’apercevoir aussi : une silhouette est en train de descendre en rappel depuis les terrasses le long d’une corde. On la distingue à peine dans l’obscurité, mais j’ai l’impression qu’elle porte un grand manteau et une capuche rabattue sur la tête. Sa progression est lente et maladroite, comme si elle était blessée. Mon sang ne fait qu’un tour quand je le reconnais.
« C’est Jaken ! m’exclamé-je. Il essaie d’échapper au Guet ! »
Quelques instants plus tard, la Main-Noire atterrit sur le toit de Jermane&Sœurs et un second individu entame la descente, avec beaucoup plus de facilité que le premier. Il glisse le long de la corde dans un mouvement fluide et se réceptionne avec élégance. Je le vois aussitôt s’élancer d’un toit à l’autre tandis que le premier reste pétrifié sur place.
« À mon avis Jaken est le voltigeur, commente Syndra. Celui qui porte la cape doit être son apprenti. Viens, approchons-nous un peu ! »
Elle attrape ma main et m’entraîne à vive allure dans les ruelles sombres vers le quartier des banques. Je sens mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, une vague d’excitation me submerge. La Main-Noire est une véritable légende dans les bas quartiers d’Ambreciel. Un criminel qui défie le Guet depuis dix ans et s’en sort toujours avec panache. Chacune de ses apparitions provoque une forte agitation dans la Cité-Monde, souvent rythmée par le bourdonnement de Grand-Gaillard pour donner l’alerte. Des centaines d’habitants des Fosses se pressent pour l’acclamer ou avoir la chance de l’apercevoir, mais le mystère de son identité n’a jamais été percé. Moi-même je ne sais que très peu de choses à son sujet. Il se fait appeler Jaken, mais je ne connais personne qui porte ce nom. Il a plusieurs apprentis à son service mais nul ne sait qui ils sont, ni comment il les recrute. Ses cambriolages sont toujours spectaculaires et finissent généralement dans le sang. Jaken Main-Noire n’a pas pour habitude d’épargner les hommes du Guet qui se dressent sur son chemin. C’est sans doute la raison pour laquelle les gens de la Fangeuse l’apprécient tellement : il nous prouve que les vertueux et leurs soldats ne sont pas invincibles. Même les redoutables Sorcelames du commandant Ravinel ne parviennent pas à l’arrêter.
« Tu crois qu’il a cambriolé la guilde des marchands ? me demande Syndra.
– Non, dis-je d’une voix essoufflée. Leur chambre-forte est inviolable et ne se trouve pas de ce côté. L’explosion venait du quartier des Façonneurs ; je pencherais pour un de leurs ateliers.
– Mais personne n’oserait s’attaquer aux Façonneurs ! s’exclame-t-elle. En plus il n’y a rien d’intéressant à voler chez eux !
– Les automates valent une petite fortune et certains des artisans sont riches. N’oublie pas qu’il s’agit de Jaken Main-Noire. Pour lui, rien n’est impossible.
Syndra m’adresse un sourire aigre-doux.
– Tu en parles comme s’il était une sorte de dieu, Salim. Tu l’idéalises un peu trop.
– Dit celle qui s’est précipitée pour le voir ! Tu rêves d’être son apprentie, admets-le ! »
Mon amie esquisse une moue inhabituelle et baisse la tête. Je sens que j’ai touché une corde sensible mais avant que je puisse l’interroger davantage, des cris et des bruits de pas retentissent devant nous. Nous sommes presque arrivés au pied de la deuxième Enclave, dans une allée sinistre où seule une vieille auberge est éclairée si tôt avant l’aube. Face à nous se dresse l’immense façade à colonnes de la banque Jermane&Sœurs.
« Regarde ! chuchote Syndra en montrant du doigt un détachement de gardes qui arrivent en courant. C’est le capitaine Dolan ! »
Je serre aussitôt les poings à m’en bleuir les phalanges. En tête de la cohorte se trouve en effet le bourreau de mon père, l’homme qui torture les Fangeux dans les mines de Tys-Beleth et pour qui j’éprouve une aversion sans limite. Fieryn Dolan est un vétéran de la cinquantaine puissamment bâti en dépit de sa courte taille. Sa mâchoire carrée et ses cheveux blonds coupés ras renforcent l’impression de rudesse qu’il dégage. Sa cruauté n’a d’égale que sa force physique, deux atouts qui ont favorisé son ascension dans le Guet malgré ses origines modestes. On raconte que le capitaine Dolan serait issu des rives de la Fangeuse, ce qui expliquerait son acharnement envers les habitants des Fosses qui lui rappellent sans cesse son passé miséreux.
« Vite, Syndra ! Il ne doit pas nous voir ici ! »
Nous parvenons de justesse à nous couler dans l’ombre sous un porche avant que la cohorte ne passe devant nous. Effrayé, je me plaque le plus possible contre le mur et retiens ma respiration : si jamais le capitaine Dolan nous trouve ici alors qu’on doit se rendre au pointage de la caravane, nous pourrions avoir de très gros problèmes. Une forêt de lances et d’armures défile sous mes yeux pendant de longues secondes. Enfin, le groupe disparaît de notre champ de vision et je me penche en avant pour risquer un coup d’œil. Les hommes du Guet ont pris position pour encercler Jermane&Sœurs, ils ne semblent pas faire attention à nous.
« Tu as vu ça ? murmure Syndra d’un air effaré. Dolan porte une cuirasse de Sorcelame !
– Par les couilles de Morgulath ! Ils ont initié ce démon ? »
Je pousse un soupir de désespoir et mon inquiétude se reflète dans les yeux de Syndra. Fieryn Dolan était déjà une brute sadique en tant que capitaine du Guet ; maintenant qu’il fait partie des Sorcelames, ce sera encore pire. L’idée même que le commandant Ravinel ait pu lui confier une Lame d’Arcane me donne envie de vomir.
« Capitaine ! retentit soudain une voix. On les tient, c’est la Main-Noire et son acolyte ! »
D’instinct, mon regard se porte vers le toit de la banque où se trouve l’homme qui vient de crier. À la lumière de la lune, j’aperçois une silhouette en armure penchée sur le rebord. Puis tout s’enchaîne à une vitesse ahurissante : le capitaine Dolan ordonne à ses gardes de lui livrer Jaken et de tuer son complice. Une vive lueur apparaît au sommet de Jermane&Sœurs, suivie d’un hurlement de douleur. L’homme qui se tenait près du parapet bascule dans le vide et s’écrase une dizaine de mètres plus bas.
« On dirait que Jaken ne va pas se laisser faire ! » commente Syndra avec espoir.
Une ombre jaillit soudain au-dessus de nos têtes et franchit la ruelle pour atterrir sur le chaume de la vieille auberge. Des claquements secs retentissent et je comprends que les arbalétriers du Guet cherchent à abattre le fugitif. Mais s’agit-il de la Main-Noire ou de son apprenti ?
« Regarde ! s’exclame Syndra à côté de moi. Les soldats ont capturé quelqu’un ! »
Du côté de la banque, j’aperçois en effet les gardes qui encerclent une silhouette vêtue d’un long manteau et l’obligent à se démasquer. Hélas, nous sommes trop loin pour distinguer le visage du criminel. Un soldat s’avance et lui bloque les mains dans le dos, tandis qu’un second prend de l’élan et lui expédie un crochet en plein visage. Les hommes du Guet s’acharnent sur leur captif, ils le frappent à tour de rôle. Les injures et les coups pleuvent jusqu’à ce que le prisonnier s’effondre face contre terre. Deux gardes le ramassent alors et l’enferment dans une cage installée sur une carriole. Le plus grand actionne la serrure et glisse quelque chose autour de son cou : sans doute une clé accrochée à l’extrêmité d’un cordon.
« Cet homme, là-bas ! C’est lui qui a la clé pour libérer Jaken !
– C’est son complice qu’ils ont capturé, m’interrompt Syndra d’une voix nouée. Il portait le manteau de la Main-Noire pendant son escalade, tu te souviens ? »
Je ne peux m’empêcher de ricaner en comprenant que Dolan et ses hommes ont été dupés. Jaken est vraiment le meilleur, il avait tout prévu ! Mais Syndra ne partage pas mon enthousiasme, la peur transparaît sur son visage.
« Ce n’est pas drôle, Salim ! Le pauvre apprenti va sans doute se faire exécuter !
– Ne t’inquiète pas, dis-je avec un grand sourire. Je suis sûr que Jaken va revenir le chercher. On va assister à une évasion spectaculaire ! »
Un voile de tristesse déforme les traits de mon amie pour la deuxième fois de la soirée. J’ignore pourquoi, mais elle se comporte de manière étrange depuis que Grand-Gaillard a commencé à sonner.
« Non, Salim. Il ne reviendra pas. C’est cruel de sa part, mais ça ne m’étonne même pas. »
Je frémis devant son ton agressif. La fille de Ballard a les mains crispées, elle tremble et une larme s’écoule le long de sa joue. Cette fois, il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond chez elle. On dirait qu’elle est tétanisée par ses émotions.
Soudain, je ressens une intense chaleur au niveau de ma nuque et je me retourne d’un geste brusque. Mon regard se pose sur le toit de l’auberge et voltige à toute vitesse aux alentours. Le chaume du Renard Boiteux a pris feu, l’incendie se propage dans tout le quartier. La charpente du bâtiment n’a pas l’air solide, je peux déjà entendre le bois pourri craquer à l’intérieur. Sans réfléchir, je me jette sur mon amie de toutes mes forces et je la bouscule pour l’éloigner des flammes. Il était temps : une fraction de seconde plus tard, un large pan de chaume s’effondre à nos pieds, soulevant un nuage de braises incandescentes.
Par les couilles de Morgulath, mais comment l’incendie a-t-il pu se déclencher si vite ?
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