Trompe-la-Mort, partie 2 - Salim

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Sur la place de la banque, c’est la débandade générale. Les hommes du Guet sont en panique. Un messager arrive à cheval et j’entends quelqu’un hurler qu’il faut ameuter les crache-sable pour éteindre le feu. Puis la voix du capitaine Dolan résonne comme un coup de tonnerre :

« Hors de question, les autres s’en occuperont ! Trouvez ce foutu mage et ramenez-moi sa tête au bout d’une pique, exécution ! »

Les miliciens se dispersent dans les rues adjacentes, espérant mettre la main sur l’incendiaire. Cette fois, il faut vraiment qu’on bouge. Hélas, Syndra semble incapable de réagir : elle reste immobile devant moi, les yeux fixés sur la cage où est enfermé le prisonnier, le regard complètement dans le vague. Même le brasier qui rugit à quelques mètres de ses oreilles ne parvient pas à la sortir de sa léthargie.

« Allez, Syndra ! Ressaisis-toi, ne reste pas plantée là ! »

Je l’attrape par le bras, la secoue vigoureusement et j’essaye de l’entraîner avec moi sans succès. C’est comme si son cerveau s’était mis sur pause, j’ai beau m’agiter à côté d’elle et m’acharner, rien ne peut l’atteindre. La chaleur des flammes est insoutenable, je sens déjà leur brûlure sur ma peau. Dans quelques secondes, un groupe de soldats va nous tomber dessus. À moins que le porche de l’auberge ne s’écroule sur nous avant.

« Bon sang, réveille-toi ! »

En désespoir de cause, je la gifle brutalement au visage pour l’obliger à reprendre ses esprits. C’est alors qu’elle se tourne vers moi et me fixe d’un regard effrayant ; sa main se lève dans un geste de défense instinctif et elle me saisit méchamment à la gorge. Je sens avec horreur mes pieds quitter le sol tandis qu’elle me soulève sans effort.

« Syndra, arrête ! C’est moi, Salim ! »

Mais mon amie ne m’écoute pas et referme sa poigne autour de mon cou. Ses ongles griffent ma chair, j’ai de plus en plus de mal à respirer. Des pleurs de panique inondent mon visage, je m’agite dans tous les sens pour essayer de lui échapper. Des nervures blanches sillonnent la surface de son bras, partant du poignet et remontant vers son coude. Syndra serre les dents, des larmes de douleur perlent au coin de ses yeux mais elle ne relâche pas sa prise. Derrière elle, j’aperçois Fieryn Dolan qui étrangle un homme avec un fouet de lumière. Le capitaine se tient exactement dans la même position qu’elle. Des points noirs apparaissent devant mes yeux, mon champ de vision se brouille. Je suffoque, je sens que mes forces m’abandonnent mais Syndra continue de serrer plus fort, comme si elle voulait me tuer.

Soudain, la pression disparaît brutalement et je tombe au sol, aspirant l’air avec avidité. Je tousse, je crache, j’ai la tête qui tourne et je ne comprends rien à ce qui vient de m’arriver. Plié en deux, je vomis de la bile sur les pavés jusqu’à ce que mon cœur cesse de battre la chamade. Près de la banque, Dolan a épargné sa victime : sa Lame d’Arcane s’enroule sur elle-même et se transforme en une rapière lumineuse qu’il range dans son fourreau, à sa ceinture. Au même moment, la hanche de Syndra se met subitement à briller.

« Hé, vous là ! Qu’est-ce que vous fichez là, les morveux ?! »

Et merde.

Décidément, on n’a vraiment pas de chance.

Une femme du Guet nous a repérés et se dirige vers nous à grandes enjambées, menaçant Syndra de sa lance. Mon amie continue de me dévisager de travers comme si elle voulait me massacrer, elle ignore totalement la milicienne qui arrive dans son dos.

« Vous m’avez entendue, sales mioches ? C’est dangereux, ici ! Dégagez sinon j’appelle le capitaine ! »

Soudain, un cri. Un bruit sourd, écœurant, et une odeur affreuse qui me remplit les narines. Syndra ne s’est même pas retournée, elle a juste tendu son bras vers l’auberge. La femme s’est violemment écrasée contre le mur, comme si une force surnaturelle l’avait percutée à pleine vitesse. Son armure a été pulvérisée par l’impact, son casque a volé en éclats et il y a du sang partout sur la façade. La soldate est morte, on dirait qu’un être titanesque l’a écrabouillée comme un insecte.

« Salim… est-ce que c’est toi ? »

Complètement abasourdi, je dévisage Syndra qui semble revenir à son état normal. Elle a les cheveux en bataille, la peau dégoulinante de sueur et la respiration haletante. Encore choqué par ce qui vient de se passer, je me relève en vacillant et j’esquisse un mouvement de recul. Mes yeux vont alternativement du cadavre brisé de la sentinelle à mon amie, et une terreur sourde me noue les entrailles. Est-ce que c’est vraiment elle qui a fait ça ?

« N’aie pas peur, Salim ! C’est moi, Syndra ! »

À sa voix, je me rends compte qu’elle est encore plus effrayée que moi. Les sillons blancs apparus sur ses bras pendant sa transe ont presque disparu, son regard retrouve un semblant de douceur. Comme moi, elle tremble de tous ses membres. Je remarque également qu’à sa hanche, la lueur mystérieuse a cessé de briller. Par les sept enfers de Xyron, mais qu’est-ce qui nous arrive ?

« Salim, dis-moi ce qui se passe ! »

Elle a l’air complètement perdue, mais je n’ai pas le temps de lui raconter. La moitié de la garnison se précipite vers nous, et je comprends vite qu’ils vont nous arrêter. De l’extérieur, on pourrait croire que Syndra est une sorcière et qu’elle a assassiné leur collègue avec ses pouvoirs surnaturels. Le moment est venu de prendre la fuite.

« Cours, Syndra ! Vite ! »

Nous nous élançons dans les ruelles à corps-perdu. Les soldats du Guet nous talonnent, persuadés que Syndra est la complice de la Main-Noire qu’ils recherchent. Autour de nous les bâtiments sont en flammes et des habitants inquiets arrivent de toutes les directions. Des femmes crient, des bébés pleurent, le quartier de la Fangeuse s’éveille. Grand-Gaillard n’est plus le seul à sonner désormais : une cacophonie de cloches et de sirènes l’ont rejoint, accompagnées de « au feu ! », « à l’aide ! » et autres « au secours ! ». C’est la panique totale dans les bas-quartiers, personne ne veut gaspiller de l’eau pour éteindre l’incendie. Si Jaken espérait créer une diversion pour s’enfuir, c’est un peu trop réussi.

« Prends à gauche, sous la halle des tanneurs ! »

Syndra a repris ses esprits et la direction des opérations. Je bouscule les gens sans ménagement pour me frayer un passage et nous arrivons devant l’allée couverte où se rassemblent habituellement les travailleurs de cuir. Je marque une seconde d’hésitation car l’endroit n’est plus qu’un vaste couloir de flammes. Je jette un coup d’œil à nos poursuivants par-dessus mon épaule et je repère la cuirasse luminescente du capitaine Dolan. Le Sorcelame n’est pas loin, il fend la foule comme un butor et frappe violemment les Fangeux sur son chemin. Si jamais il aperçoit la crinière rousse de Syndra, il saura qui est l’adolescente qui a tué l’une de ses gardes. Il la croise tous les jours dans les mines de Tys-Beleth, il la reconnaîtrait forcément. C’est plus de motivation qu’il n’en faut pour nous inciter à nous jeter dans la fournaise. Nous traversons à toute vitesse le passage en-dessous des bâtiments enflammés. Du chaume brûlant et des braises tombent sur nous, la fumée épaisse rend l’air irrespirable. Heureusement, nous émergeons bientôt de l’autre côté et nous retrouvons avec soulagement la fraîcheur du vent matinal. Les rafales soufflent face à nous, repoussant vers le quartier des banques les fumées nocives de l’incendie et les brandons rougeoyants. J’ai besoin de m’arrêter pour reprendre mon souffle, mais nous ne sommes pas en sécurité pour autant. Les hommes du Guet peuvent nous poursuivre à travers les flammes ou contourner les halles par le sud pour nous couper la route.

« On doit rejoindre la caravane ! ordonne Syndra en haletant. Si on se mêle à la foule des travailleurs, ils ne pourront jamais nous retrouver.

– Le jour se lève, fais-je remarquer d’un ton sec. Le convoi est déjà parti.

– Ce que tu peux être idiot, Salim ! C’est le capitaine Dolan qui dirige l’expédition, personne ne quittera Ambreciel sans lui ! »

Je dois reconnaître qu’elle marque un point. Fieryn Dolan est responsable de la sécurité des caravanes et de l’extraction des gemmes d’éclat à Tys-Beleth. Aucun garde n’oserait faire partir le convoi sans lui. Sa colère serait terrible, d’autant plus maintenant que ce monstre a été adoubé Sorcelame. Nous reprenons donc notre fuite à perdre haleine vers la porte nord, espérant arriver à temps pour le comptage du matin. En chemin, nous croisons de nombreuses patrouilles du Guet qui nous bousculent, mais les soldats se précipitent vers le quartier des banques pour lutter contre l’incendie et ne font pas attention à nous. Après plusieurs minutes de course qui nous laissent les poumons en feu, Syndra décide de ralentir le rythme. Je l’imite avec un immense soulagement. Il nous faut de longues secondes pour reprendre notre souffle.

« Continuons en marchant, suggère Syndra. Nous ne sommes plus très loin, inutile d’attirer l’attention des gardes. »

J’approuve d’un hochement de tête. Tandis que nous contournons une grande fontaine qui ne crache plus d’eau depuis longtemps, je n’y tiens plus et décide de confronter mon amie sur ce que j’ai vu plus tôt.

« Est-ce qu’on peut parler de ce qui s’est passé près de Jermane&Sœurs ? Tu as essayé de m’étrangler !

– Je sais, Salim. Je suis désolée. C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris le contrôle de mon bras, je n’arrivais pas à résister.

– Et cette femme, tu l’as écrabouillée contre le mur ! C’était dégoûtant, il y avait du sang partout ! Comment tu as fait ?

– Honnêtement, je n’en sais rien du tout. »

Mon amie lève son bras gauche et passe son pouce sur la peau à l’endroit où les sillons blancs étaient apparus. Les nervures ne sont plus là, mais il reste des marques rouges bien visibles et elle serre les dents en les effleurant.

« Ça te fait mal ?

– Un peu, oui. C’est comme une brûlure quand tu es resté trop longtemps en plein soleil. »

Je m’approche et je tends ma main pour toucher cette étrange blessure, mais au moment où mes doigts vont entrer en contact avec sa peau, je ressens une vive douleur à l’extrêmité de mon index, comme si quelque chose venait de me mordre ou de me piquer.

« Aïe ! »

Sur le bras de Syndra, l’épiderme blanchit de manière fugitive à l’endroit où je m’apprêtais à la toucher, puis redevient rouge vif. Je m’étonne aussitôt à voix haute :

« Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?

– Aucune idée. J’ai senti une onde de chaleur sous la peau quand tu m’as touchée. »

Syndra se détourne et fait mine de repartir. Mais j’ai besoin de comprendre, je sens qu’elle me cache quelque chose. Cette fois, pas question de me laisser surprendre : j’empoigne fermement son poignet sans hésiter. Une décharge d’énergie brûlante parcourt mon corps et je me retrouve projeté en arrière. Je m’écrase contre la fontaine, je me cogne la tête avant de retomber hagard dans la poussière.

« Oh, Salim ! Je suis désolée !

Syndra se précipite pour m’aider, mais je la repousse sèchement sans réfléchir.

– Va-t-en ! Ne me touche surtout pas ! »

Elle se fige et me dévisage soudain avec tristesse, le visage livide. Je comprends hélas un peu tard que je viens de la rejeter comme si elle était un monstre. Des larmes plein les yeux, elle ramasse une grosse pierre et la lance violemment contre la fontaine à quelques centimètres de moi. Puis elle tourne les talons et s’enfuit en courant.

« Syndra, attends ! Reviens, ce n’est pas ce que je voulais dire ! »

Mais elle est déjà trop loin, elle ne peut plus m’entendre. Foudre de Ran, pourquoi suis-je aussi stupide ? Je me relève en vacillant, j’ai la tête qui tourne et un goût amer dans la bouche. Je m’en veux, je n’aurais jamais dû réagir de la sorte. Tout se bouscule dans mon esprit, je ne comprends rien à ce qui vient de se passer. J’ai la conviction que mon amie me cache un lourd secret. Pourquoi diable était-elle paralysée quand les gardes ont capturé l’apprenti de Jaken ? D’où lui vient cette mystérieuse force avec laquelle elle m’a étranglé puis projeté en arrière ? Comment a-t-elle pu écrabouiller cette femme sans la toucher dans la ruelle ? Et surtout, quelle est cette chose qui se déplace sous sa peau en laissant des brûlures et des sillons argentés ?

Bien sûr, il existe une réponse évidente à mes questions, mais je refuse de croire que mon amie soit une Anormale. Syndra n’a jamais eu de pouvoirs magiques, d’ailleurs si c’était le cas elle ne pourrait pas travailler dans les mines à mes côtés. Le moindre contact avec une gemme d’éclat la trahirait, elle serait incapable de les ramasser. Il y a forcément une autre explication.

Je repense alors au capitaine Dolan, à sa Lame d’Arcane qui avait pris l’apparence d’un fouet de lumière. Si ma mémoire est bonne, il était en train d’étrangler un soldat quand Syndra a essayé de me tuer. Et lorsqu’il a finalement épargné sa victime, la poigne de Syndra autour de mon cou s’est subitement relâchée. Encore un mystère inexplicable à résoudre, mais je ne crois pas aux coïncidences. J’ignore ce qui est arrivé à mon amie au pied de Jermane&Sœurs, mais ça a un rapport avec Fieryn Dolan et les Sorcelames.

Dépité et effrayé, je reprends le chemin de la caravane en traînant des pieds. Le soleil se lève à l’horizon, le ciel se pare de couleurs d’or chatoyantes au-dessus des remparts d’Ambreciel. Je me retourne et ne peut m’empêcher de lever les yeux pour admirer la silhouette gracieuse de la Cité-Monde au petit matin. Les bas-quartiers éclairés par les flammes sont encore partiellement plongés dans l’ombre, mais l’esplanade des marchands resplendit déjà sous la lumière. Au loin, bien plus haut là où naissent les nuages, les cimes argentées du quartier des vertueux se devinent à travers la brume, silhouettes évanescentes perchées sur le toit du monde comme un panthéon divin. Le Palais d’Ambre et l’Académie des Sorcelames demeurent invisibles, mais je distingue sans peine le contour sombre et massif de la forteresse du Guet qui protège l’entrée de la dernière enclave. Au sommet de son donjon crénelé, Grand-Gaillard continue de sonner l’alarme sans interruption, signe que les miliciens luttent toujours contre l’incendie et n’ont pas encore capturé Jaken.

Je me demande où se trouve la Main-Noire à cet instant, s’il a réussi à gagner la sécurité de son repaire. Je l’espère de tout mon cœur. Cet homme n’est sans doute qu’un vulgaire criminel mais pour moi il incarne la résistance des habitants des Fosses. Il est le seul à oser défier les brutes comme le capitaine Dolan et les soldats du Guet qui nous martyrisent à longueur de journées. Parfois, j’aimerais avoir ne serait-ce que la moitié de son courage pour les affronter. Je pourrais venger la mort de mon père et libérer Syndra du pouvoir maléfique qui la ronge. C’est pour cette raison que je veux devenir un Sorcelame, un symbole d’espoir pour tous les opprimés de la Cité-Monde. Hélas, je ne suis que Salim Trompe-la-mort.

Et aujourd’hui, je dois retourner creuser.

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