La caravane - Jaken

15 minutes de lecture

« Et voilà que la grosse Rina retrousse le bas de ses jupes et se jette sur les draps pour nous rejoindre ! On a passé une de ces nuits, oh là là ! Sérieusement, vous devriez essayer les catins de la maison d’Ancelle, c’est là qu’on trouve les meilleures de la ville !

  • Ferme-la, abruti. »

Décidément, les deux soldats qui m’encadrent ne sont pas très causants. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer de leur décoincer les rognons : j’ai testé les anecdotes de comptoir, quelques mauvaises blagues sur la famille du commandant Ravinel et même le récit de mes péripéties dans un bordel. Mais rien à faire : l’humeur de mes chaperons reste aussi sombre que celle d’un condamné avant son exécution. Réjouissez-vous, les gars ! J’ai même allumé un feu pour griller des côtelettes !

Bon, je fanfaronne mais en vérité je n’en mène pas large. Pendant votre absence, je n’ai toujours pas trouvé de solution pour échapper à la vigilance des gardes. Outre Gros-balourd et Porte-de-prison qui me tiennent chacun par un bras, il y a Pleurnicheuse qui sanglote à l’arrière en me menaçant de son arbalète. La pauvresse a vu sa copine se faire pulvériser contre un mur par une Anormale. C’était un spectacle splendide et effrayant à la fois : une seconde avant, la milicienne faisait la morale à des gosses venus jouer trop près de l’incendie ; la seconde d’après, elle disparaissait dans une gerbe d’éclaboussures écarlates. Même le capitaine du Guet en a oublié sa colère à mon égard : il s’est lancé à la poursuite des Fangeux comme une bête enragée, me laissant entre les mains de ses charmants subalternes. Charge à eux de m’accompagner jusqu’à la caravane qui me conduira en enfer.

« Au fait, je vous ai raconté la fois où j’étais tellement ivre que je me suis endormi au bord de la Fangeuse ? Pendant la nuit, j’ai roulé sur le quai et je suis tombé dans la rivière. Je me suis réveillé avec de la merde jusqu’aux épaules ! »

  • Ta gueule, j’ai dit. »

Nous contournons à présent les halles des tanneurs que l’incendie dévore avec appétit. À ma droite, un énorme crache-sable essaye de lutter contre les flammes. Au cas où vous n’en auriez jamais vu, je vous rassure, vous ne ratez pas grand-chose : ce sont de gros animaux qui vivent dans la Dévoreuse, protégés de la chaleur par une épaisse carapace chitineuse. La nature leur a offert une mâchoire puissante pour broyer la pierre, ce qui leur permet de se nourrir des colonies de perce-roche qui abondent dans la région. Une fois les insectes malaxés et digérés, l’animal expulse les débris avec une force prodigieuse par ses narines, créant d’impressionnants geysers de sable dans le désert. Depuis quelques années, le Guet élève précieusement des individus en captivité et les utilise pour étouffer les départs de feu sans gaspiller d’eau. Une idée géniale me direz-vous, mais qui a toutefois des inconvénients. Primo, un crache-sable adulte mesure environ huit pieds de haut et pèse quatre ou cinq tonnes, ce qui empêche leur utilisation dans des ruelles étroites. Secundo, ces animaux sont affreusement lents. Sérieusement, placez une de ces bestioles à vingt mètres d’une forêt et allumez le feuillage bien sec avec une torche : vous aurez le temps de cramer une douzaine d’hectares avant qu’elle n’arrive à hauteur des premiers arbres. La lenteur de ces énormes mollusques oblige le Guet à les déplacer sur des chariots tirés par des centaures. Enfin – et c’est le comble du ridicule –, leur efficacité repose entièrement sur la bonne volonté desdits animaux à éteindre l’incendie. Combien de fois ai-je vu l’un de ces mastodontes faire la sieste devant les flammes !

Celui-ci toutefois semble décidé à apporter sa contribution. Dans un boucan d’enfer évoquant le cri d’agonie d’un cor de chasse fendu dans la longueur, il propulse des tonnes de sable et de poussière sur la halle des tanneurs. Victoire tonitruante, le brasier recule ! Le valeureux Guet d’Ambreciel a repoussé le feu d’un ou deux mètres, ce qui ne l’empêche pas de se propager aux bâtiments voisins. Comptez cinq ou six heures pour remplir à nouveau la panse de l’animal et lui laisser le temps de digérer : quelle efficacité redoutable ! Je ne peux m’empêcher de ricaner face à une prestation aussi lamentable.

« Ça te fait rire, connard ? »

Décidément, Gros-balourd n’a aucun humour. Pour bien me faire comprendre que je dois me taire et avancer, il m’expédie dans les parties un mauvais coup avec la hampe de sa hallebarde. Je serre les dents et me plie en deux pour encaisser la douleur. Il s’esclaffe et décide de doubler la mise, ce fumier. Inutile de vous dire que je m’amuse beaucoup moins que lui.

« Outch !

  • Alors l’ivrogne, tu fais moins le mariole maintenant ? Tu vas la fermer, ou je t’en remets un pour la route ? »

Je lève une main tremblante pour signifier ma reddition. Gros-Balourd m’adresse un sourire cruel et met quand même sa menace à exécution. Il attend que je baisse ma garde pour m’expédier dans les joyeuses un coup de genou dont je me souviendrai toute ma vie. Je hurle et je m’écroule par terre, la douleur est insupportable. Mesdames et messieurs, bienvenue dans les aventures du prodigieux Jaken Reid ! Après avoir raté mon cambriolage et incendié un quart de la Cité-Monde, me voilà privé de descendance et incapable de m’asseoir pendant plusieurs jours. Si jamais je retrouve le génie qui m’a conseillé d’écrire ce livre, je lui fais avaler ma plume, mon encrier et la reliure pour qu’il s’étouffe avec !

Mon champ de vision s’obscurcit et je ne demande qu’à m’évanouir en paix, mais Gros-balourd ne semble pas disposé à me laisser ce plaisir. Sa main m’attrape par le col de ma cape et il me remet debout sans effort. D’un nouveau coup dans le postérieur, mon tortionnaire m’oblige à me remettre en marche. Il ne faudrait surtout pas rater le départ de la caravane, ce serait tellement dommage que j’échappe à ma corvée ! Une virée de trois jours en plein désert au milieu des pillards et des tempêtes de roche, qui pourrait refuser ? Je déglutis courageusement pour éviter de vomir mon dernier repas et m’appuie lourdement sur mes bourreaux pour avancer vaille-que-vaille, un pas après l’autre.

De toutes parts, les gens qui sentent l’odeur de la fumée commencent à affluer dans les rues pour voir ce qu’il se passe. Des bambins pleurent, des mères inquiètes serrent leurs progénitures contre elles, des hommes naïfs ou désespérés attrapent des seaux et ramassent de la terre pour essayer d’éteindre l’incendie. Ambiance sonore de cette toile de maître intitulée « désolation par le feu », Grand-Gaillard et ses jumelles continuent de tinter dans le lointain pour appeler au-secours. Mes deux chaperons m’entraînent en claudiquant à travers ce désordre où s’entrecroisent des soldats du Guet qui courent dans tous les sens, sans doute à la recherche de l’apprentie de la Main-Noire qui a trucidé l’une des leurs. S’ils savaient à quel point ils sont à côté de la plaque ! Qu’importe, je me gausse de leur sottise et les regarde se fourvoyer avec plaisir. J’ignore qui est l’Anormale qui a pulvérisé cette femme devant le Renard boiteux, mais je remercie le destin de m’avoir servi cette diversion sur un plateau. Sans cette agitation, Gros-balourd et Porte-de-prison auraient fini par comprendre que le camarade aviné qu’ils promènent ne fait pas partie du Guet et n’a jamais été soldat. Il faut dire que malgré ma trentaine bien sonnée, avec mes cheveux longs, ma peau lisse comme celle d’une jouvencelle et mon physique de gringalet, j’aurais été plus crédible si je m’étais déguisé en fille de joie. C’est sans doute mon côté salaud gentilhomme ou malfrat séducteur qui s’exprime : quelle que soit la mission dans laquelle je m’embarque, je prends toujours soin de mon apparence. Si jamais les choses tournent mal ou si je veux disparaître dans la foule, il est plus facile de se rouler dans la boue pour ressembler à un Fangeux que de se mêler à des Vertueux en étant vêtu de hardes. Hélas, quand il s’agit de ressembler à un milicien du Guet, mon allure de jeune aristocrate sans le sou que j’entretiens avec soin ne m’est plus d’aucun secours.

Quinze minutes de marche plus tard, nous arrivons enfin aux abords de la porte nord où se réunit la caravane. Ici, l’ambiance est incontestablement différente : sur une immense place recouverte de grès sont attroupés des centaines de travailleurs, répartis par petits groupes en fonction de leur quartier d’origine comme du bétail. Les habitants des Fosses sont évidemment les plus nombreux, mais je repère également des Charognards qui ont élu domicile dans le vieux cimetière et même une bande de Souterreux qui passent leurs journées enfermés dans les catacombes. Tout le gratin des rives de la Fangeuse est là, prêt à suer sang et larmes dans un enfer caniculaire pour trouver des gemmes d’éclat et rentrer chez eux le soir plus riches de quelques gorgées d’eau potable. Il y a du vieillard, de l’enfant maladif et du trentenaire souffreteux par dizaines, qu’importe leur état tant qu’ils peuvent manier une pioche ! C’est un portrait vivant et saisissant de ceux que la belle Ambreciel a rejeté sans pitié dans ses cloaques et ses caniveaux, au milieu desquels des sentinelles en uniforme passent distribuer des restes de pain rassis et des morceaux de fruit qui sentent bon la moisissure.

Dans un coin se dresse un enclos gigantesque où une trentaine de bêtes de somme sont attelées à des chariots servant à transporter le matériel et la future récolte. De solides palefrois patientent également sous le soleil naissant. Ils sont destinés au capitaine et à son escorte de Sorcelames dont la présence est indispensable pour effectuer la traversée du désert. Nul ne saurait s’aventurer sans protection dans la Grande Dévoreuse, à moins d’abandonner tout espoir de refranchir en vie les portes de la cité. Tandis que nous passons à côté d’eux, un cavalin redresse la tête de son auge et me fixe intensément de ses grands yeux bleus. C’est un bel animal à la silhouette fine et à la musculature puissante, dont les écailles s’égayent de reflets d’azur et de safre sous la faible lumière matinale. Il gratte la poussière de son sabot à deux doigts et incline docilement la tête, comme s’il me reconnaissait. Flatté, je lui retourne discrètement son salut et lui adresse un sourire en coin. L’animal se tourne alors vers Gros-balourd et hérisse sa crête sur son échine en position défensive. Il émet un long sifflement rauque entre ses dents et fait vibrer les écailles de son dos comme s’il allait charger.

« Oh là, du calme Vipérine ! Tiens-toi tranquille ! »

Un palefrenier accourt pour tenter de maîtriser la bête mais elle s’enhardit davantage à la vue de son fouet à lanières. Elle replie ses pattes avant et détend ses muscles, adoptant la position des félidés en chasse qui s’apprêtent à bondir sur une proie. Le palefrenier hésite, recule. Grossière erreur de sa part : ce jeune homme n’aura plus jamais la moindre autorité sur Vipérine. S’il y a bien une chose à savoir des cavalins, c’est qu’ils ont une mémoire prodigieuse lorsqu’ils établissent un rapport de domination.

« Bon alors, crache Gros-balourd avec impatience, c’est pour aujourd’hui ou pour demain mon garçon ? »

Le Fangeux regarde Vipérine d’un air effrayé et s’avance prudemment de quelques pas. La cavaline siffle de plus belle et fait claquer ses mâchoires dans le vide pour l’impressionner. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi j’ai un mauvais pressentiment. Le gamin ne sait pas y faire, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. S’il essaye de se servir de son fouet, cette histoire risque de très mal finir.

« Recule, Salim ! Tu vas te faire piétiner ! »

Arrive de l’autre bout de l’enclos une jeune fille que je connais bien. Cheveux roux bouclés en désordre, longue robe élimée couverte de crasse et de poussière, Syndra n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que je l’ai vue. Des sillons humides parcourent ses joues et elle a les yeux rouges comme si elle avait pleuré. Pourtant elle ne tremble pas lorsqu’elle s’approche de Vipérine et tend une main pleine d’assurance en direction de l’animal.

« Là, tout doux ma belle ! Du calme ! C’est Syndra, je ne vais pas te faire de mal, d’accord ? »

La cavaline se tourne vers elle et fait vibrer ses écailles d’un air menaçant. Sa longue queue fouette l’air et elle retrousse ses lèvres, découvrant une rangée de crocs. Syndra continue de s’avancer et fixe ses yeux dans ceux de l’animal qui gratte le sol avec anxiété. Puis soudain, comme si elle reconnaissait la fille de Ballard, Vipérine émet un gloussement et replie sa crête dorsale pour la rejoindre au petit trot. Syndra l’accueille avec les bras grand ouverts, lui flatte l’encolure et dépose un baiser furtif entre ses naseaux. La cavaline s’ébroue et lui donne de petits coups de tête affectueux, elle mordille les pans de sa robe et tourne autour d’elle pour s’amuser. Je souris intérieurement en assistant à la scène, qui me rappelle le jour où j’ai connu Syndra des années plus tôt.

« Tâche de maîtriser cette fichue bête ! lui crache Gros-balourd d’un ton autoritaire. Si elle affole le troupeau comme la dernière fois, tu auras affaire à moi !

  • Oui, sergent Boc. »

Syndra incline la tête et remarque enfin ma présence entre les deux soldats. Évidemment, il lui suffit d’un instant pour me reconnaître et elle me jette un regard à la fois intrigué et chargé de reproches. Je lui réponds d’un signe discret pour l’enjoindre à garder le silence.

« Allez, l’ivrogne ! S’exclame Boc en me frappant de sa hallebarde. Avance, on va te présenter tes nouveaux copains ! »

Il m’entraîne sans douceur à l’écart des enclos et nous traversons la place au milieu des Fangeux intrigués qui se demandent pourquoi la caravane n’est pas encore partie. Dans le lointain, les lueurs de l’incendie décroissent et les flammes ne sont plus visibles que par intermittence au-dessus des toits. L’obscurité, le vent glacial et l’aube ont cédé place à un soleil rasant qui présage d’une chaleur écrasante à venir. En silence, les gardes en uniforme procèdent au comptage, une ardoise et un morceau de craie dans la main. Très peu d’entre eux sont véritablement instruits en calcul mental, mais je réalise rapidement qu’ils se contentent d’ajouter un trait blanc pour chaque travailleur du groupe qui leur a été assigné. Une fois leur ronde terminée, ils rapportent le matériel à l’intendant du Guet installé près de la porte monumentale, qui se charge de consigner les chiffres dans un registre. Vêtu d’un surcot jaune safran et penché sur un écritoire, celui-ci est facilement reconnaissable : c’est un individu de petite taille perché sur un escabeau, au visage émacié terminé par une barbiche en pointe. Avec ses joues creuses, ses yeux fouineurs enfoncés dans ses orbites et son nez busqué en trompette, il me fait penser à un rat qui jetterait sans cesse des coups d’œil inquisiteurs au-dessus de ses lunettes. Pourtant, en dépit de son apparence ridicule, l’intendant du Guet est un homme redoutable et redouté de tous les habitants des Fosses : c’est lui qui se charge d’attribuer aux familles des bas-quartiers leurs rations d’eau potable. Je sais d’expérience que s’il manque une seule personne dans un groupe de travailleurs, il n’hésite pas à pénaliser l’ensemble de l’équipe, qui se retrouve alors privée de distribution d’eau le soir. Une technique cruelle mais terriblement efficace pour motiver les Fangeux à participer aux récoltes de gemmes d’éclat.

Lorsque nous passons devant lui, l’intendant me jette un regard soupçonneux avant de se remettre à gratter frénétiquement sa plume sur le papier. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale, ce type a un je-ne-sais-quoi qui m’a toujours mis mal à l’aise. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’il me croise sous un de mes nombreux déguisements, et je crains qu’à force il finisse par se rappeler de mon visage. Je baisse donc prudemment la tête et fais mine de cuver mon vin jusqu’à ce que nous soyons suffisamment éloignés de lui à mon goût.

Nous arrivons finalement devant l’assortiment de misérables que le sergent Boc a choisi pour moi et je ne peux m’empêcher de grimacer. Sérieusement, ils m’ont confié la garde des Souterreux ?! Ces types à la peau blême et au visage livide ne décrochent pas un mot, ils sont angoissants au possible et ne ressemblent presque plus à des hommes. C’est bien ma vaine ! Gros-balourd et Porte-de-prison s’esclaffent, je comprends qu’il s’agit d’une mauvaise plaisanterie pour m’humilier davantage. Eh bien soit ! Puisqu’ils pensent m’infliger une punition sévère, je vais faire en sorte de la tourner à mon avantage. Les Souterreux voyagent d’ordinaire à l’arrière des caravanes pour ne pas importuner les autres travailleurs, ce qui signifie moins de vigilance des gardes et une proximité immédiate des chariots. Avec un peu de chance, je parviendrai peut-être à voler un véhicule pour leur fausser compagnie. J’espère également pouvoir compter sur l’aide de Syndra, bien qu’elle n’ait pas eu l’air enchantée de me revoir. Le simple fait qu’elle ne m’ait pas dénoncé à la seconde où elle m’a reconnu est plutôt encourageant.

« Et voilà ! S’exclame triomphalement le sergent Boc en me poussant au milieu des Souterreux. Tu ne devrais pas être trop dépaysé ici, il y a comme un air de famille ! »

Les deux soldats éclatent de rire et font demi-tour, m’abandonnant à ma corvée sous la surveillance de Pleurnicheuse. Bon sang, je l’avais presque oubliée celle-là ! La milicienne traîne une caisse vide dans la poussière et s’assoit négligemment dessus, elle me menace toujours de son arbalète. Elle sort de sa tunique une ration de fruits secs enveloppés dans un linge et commence à les picorer lentement sans me quitter des yeux. De toute évidence, elle n’a pas l’air décidée à bouger le petit doigt pour m’aider.

« Allez, grogne-t-elle d’une voix rauque en recrachant un noyau. Mets-toi au travail. »

Onze Fangeux du quartier des catacombes se tiennent autour de moi et me scrutent comme une bête de foire. Franchement, qu’est-ce qu’ils sont flippants ! Ils ont l’œil globuleux et le regard inexpressif, une peau laiteuse dont la surface paraît visqueuse, un nez presque inexistant avec deux fentes horizontales à la place des narines. Comme si ça ne suffisait pas à leur donner un charme fou, les Souterreux ont le crâne chauve et le front proéminent, la mâchoire trop petite et les joues flasques. Leurs paupières ont presque disparu à force de vivre dans le noir et ils froncent en permanence les sourcils pour ne pas être aveuglés par la lumière du jour. Permettez-moi de vous offrir un conseil d’ami : si vous ressemblez à ça en vous regardant dans un miroir, jetez-vous du haut d'une falaise pour épargner à vos proches la corvée de vous supporter. En plus, ils dégagent une odeur épouvantable ! On dirait qu’un pêcheur étourdi a laissé un tas d’entrailles de poissons mariner une semaine au soleil. Sérieusement, ces types se baignent dans la Fangeuse ou quoi ?!

Je m’approche d’eux avec circonspection, ils me fixent d’un air hagard. Deux d’entre eux sont plus petits que les autres et pourraient être des enfants, une autre a vaguement une silhouette féminine. Tous sont décharnés et beaucoup trop faibles pour travailler dans les mines, mais comme tant d’autres habitants des bas-quartiers, ils n’ont pas le choix. Sur le sol, j’avise non loin le matériel que le Guet a préparé pour les Souterreux : il y a là des sacs en toile, des cordes, plusieurs lanternes alimentées par des gemmes d’éclat minuscules, des pioches, des burins et des masses. L’ensemble doit peser plus lourd que mes onze Fangeux réunis ; pourtant, ils devront bel et bien faire le voyage jusque Tys-Beleth à pied avec ce fatras sur le dos.

Pendant que je procède au comptage et à la distribution, mes pensées s’égarent vers Matheus Finch et le cambriolage raté de la nuit dernière. Quelque-chose ne cesse de sonner l’alerte dans un coin de ma tête, j’ai le sentiment que cette mission était un redoutable traquenard dont Coddie a malheureusement payé les frais. Vous aussi, vous l’avez remarqué ? En dépit de sa serrure résistante, pénétrer dans l’atelier du Façonneur était presque trop facile. Pas de garde ni d’alarme, et le joyau de sa collection d’automates était exposé en plein milieu de la pièce alors que l’artisan dispose comme tous ses confrères d’un solide coffre-fort. Et puis il y avait cette course-poursuite avec le Guet, qui semblait bien trop préparé pour l’occasion : foi de Jaken, je n’avais encore jamais vu autant d’arbalétriers au même endroit ! Que dire des centaures qui nous ont chargé sur la place du marché, vous pensez vraiment qu’ils ont caparaçonné tout un troupeau en cinq minutes ? Non, si vous voulez mon avis, tout cela pue la trahison à plein nez. Reste à identifier le mouchard qui a prévenu le commandant Ravinel que la célèbre Main-Noire envisageait une promenade nocturne. Problème, ça ne se bouscule pas au portillon du côté des suspects : je prends toujours grand soin de dissimuler le détail de mes contrats. En fait, il n’y a que deux personnes dans la Cité-Monde qui connaissaient l’adresse de l’atelier que je devais cambrioler : le vieux Ballard en qui j’ai une confiance absolue, et la jeune écervelée qui m’a accompagné.

Un frisson remonte ma colonne vertébrale malgré la chaleur qui s’installe. Serait-ce le fin mot de l’histoire ?

Se pourrait-il que ma Coddie, que j'entraîne depuis des mois, me crache ainsi au visage ?

Annotations

Vous aimez lire MrOriendo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0