La caravane, partie 2 - Jaken
TW : Violence explicite, un personnage se fait fouetter dans cette partie.
Je songe avec horreur aux évènements de cette nuit et aux derniers mots de Coddie sur le toit de la banque. « Je suis désolée, Jaken. » La pauvre avait l’air secouée, elle était en larmes. Mais parlait-elle seulement de son vertige qui la paralysait, ou de sa trahison qu’elle regrettait ?
En y repensant, je réalise que cette petite peste a tout fait pour saborder mon cambriolage. D’abord le crochet cassé, le briquet émoussé et l’amidon trempé qui m’ont empêché de forcer la serrure. C’est Coddie qui gardait mon matériel dans sa sacoche, Coddie qui s’était chargée de son entretien la veille. Elle aurait très bien pu le saboter exprès pour me faire perdre du temps. Ensuite, cette écervelée a carrément crié mon nom aux soldats du Guet, ce qui a déclenché la charge des centaures. Mais était-ce vraiment de la stupidité, ou devait-elle leur confirmer mon identité ?
Vous ne trouvez pas ça curieux que le commandant Ravinel se promène à quatre heures du matin avec un régiment de cavalerie près de l'atelier de Finch ?
Mon instinct me hurle que c’est impossible, que Coddie serait incapable de me trahir, mais ma colère prend rapidement le dessus. Par les couilles de Morgulath, dire que j’étais à deux doigts de me sacrifier pour sauver cette gamine ! Et voilà qu’à cause d’elle, je me retrouve embarqué de force dans une caravane, destination l’enfer brûlant de Tys-Beleth ! Changement de plan, les gars ! Je vais toujours m’échapper de ce putain de convoi, gagner la cime d’Ambreciel et infiltrer la prison des Sorcelames. Mais quand je croiserai cette vermine de cafardeuse, je m’arrangerai pour disperser les morceaux de son cadavre aux quatre coins de la Dévoreuse !
« Dalooo ! »
Je reviens brusquement à la réalité et me découvre nez-à-nez avec un Souterreux qui me regarde de travers. Il a les yeux gris comme un brouillard hivernal et une expression un peu moins léthargique que ses camarades. Avec une lenteur infinie, il pointe un doigt décharné sur moi et croasse une seconde fois :
« Dalooo ! »
Non mais qu’est-ce qu’il me veut, le rebut de l’humanité ? Je reste figé quelques secondes devant lui avant de faire un pas prudent en arrière. Pleurnicheuse ricane, elle voit bien que je suis dépassé par la situation. Bon sang, que ce voyage va être long !
« Tu t’appelles Dalo ? hasardé-je. Salut, moi c’est Jinn. »
Je crois que je ne me suis jamais senti aussi ridicule de toute ma vie. Le Souterreux me fixe comme un concombre de mer, il semble vouloir quelque-chose. On dirait un bébé d’un mètre soixante qui a perdu sa tétine et qui attend patiemment que sa maman la glisse entre ses dents. Si je me risquais à poursuivre la métaphore, j’ajouterais volontiers qu’il est grand temps de changer ses langes.
« Dalooo ! »
Je vous jure que ce Fangeux va me rendre dingue !
Gros-balourd et Porte-de-prison ne perdent pas une miette du spectacle. À côté d’eux se trouve le capitaine qui a failli m’étrangler devant la banque Jermane&Sœurs. Il est en grande conversation avec l’intendant du Guet, on dirait qu’il va prendre la tête de notre expédition. Formidable, il ne manquait plus que ça ! Je me réjouis d’avance, persuadé que ces trois-là vont faire de mon séjour à Tys-Beleth un véritable cauchemar. Cerise sur le gâteau, mon nouvel ami Souterreux continue de brailler son charabia dans mes oreilles.
« Dalooo !
- Tu devrais lui donner à boire, imbécile ! s’esclaffe Pleurnicheuse en épluchant une pomme. Regarde-le, il meurt de soif ! »
La lumière se fait subitement dans mon esprit et j’adresse à ma geôlière un signe de tête reconnaissant. Vous auriez deviné, sans son aide, que « dalo » signifie en réalité « de l’eau » ? Je m’empresse de retourner près des enclos où un réservoir a été installé sur un chariot pour désaltérer les cavalins pendant le voyage. Je sors une gourde en métal de mon paquetage et la remplis à ras-bord, avant de retourner près de mes protégés. Lorsqu’ils me voient approcher avec le précieux breuvage, les yeux des Souterreux s’illuminent. Je fais circuler le flacon parmi eux avec soulagement.
« Merci du coup de main », dis-je à Pleurnicheuse pour engager la conversation.
Elle hausse les épaules et s’enferme à nouveau dans son mutisme, non sans me jeter un regard en coin de mauvais augure. Quelques secondes plus tard, je comprends hélas l’origine de son coup d’œil mesquin.
« Eh, vous là-bas ! Qui vous autorisé à distribuer des rations d’eau aux travailleurs ? »
La voix cinglante est celle de l’intendant du Guet, il s’avance d’un pas claudiquant dans ma direction. Gros-balourd se tord de rire, on dirait qu’il va en mouiller ses braies. Le Sorcelame m’adresse quant à lui un regard chargé de haine.
« Vous ne leur avez quand même pas donné une gourde pleine, espèce d’abruti ? » postillonne l’intendant à dix centimètres de mon visage.
Je reste silencieux et je réprime tant bien que mal mon désir d’étriper Pleurnicheuse. Elle ne perd rien pour attendre, cette garce ! Décidément, la liste des personnes que j’ai envie de massacrer s’allonge à chaque nouveau chapitre. Et mon instinct me dit que ça ne va pas s'améliorer.
« … complètement irresponsable ! s’égosille Face-de-rat devant moi. Comment un crétin comme vous a-t-il pu devenir soldat ? Cette eau sera retenue sur votre solde !
- Puis-je vous faire remarquer, intendant, que notre ami ne sera pas payé pour sa contribution à la caravane ? Je l’ai affecté ici pour le punir car il s’est soûlé pendant son tour de garde. »
Le ton glacial du capitaine m’indique que lui aussi, il a envie de trucider quelqu’un. Et puisque votre humble serviteur a toujours une poisse légendaire, devinez sur qui il a jeté son dévolu ? Bingo ! Parole de Jaken, j’ai vraiment dû faire une crasse au type qui rédige le scénario.
« Que suggérez-vous, capitaine Dolan ?
- Vingt coups de fouet, et il voyagera le dos à l’air avec du gros sel sur ses plaies. »
Je me décompose en découvrant ma punition. Pleurnicheuse ricane, l’homme me jette un regard torve et esquisse un sourire cruel. C’est officiel, je suis son défouloir de la journée. Non mais c’est une blague ou quoi ? Tout ça pour une malheureuse gourde d’eau ? À ce stade ce n’est plus de la discipline, c’est carrément de la torture ! Mais pourquoi le commandant Ravinel a-t-il confié une Lame d'Arcane à un tordu pareil ?
L’intendant claque dans ses mains, Gros-balourd et Porte-de-prison accourent pour m’immobiliser. J’ai une singulière impression de déjà-vu et je sens que cette histoire va mal finir. Ils me saisissent sans ménagement par les bras, ôtent mon casque et défont l’agrafe qui retient ma cape. Heureusement pour moi, la pèlerine tombe dans la poussière sans dévoiler aux soldats sa doublure tachée de sang.
« Attachez-le à un poteau en plein soleil ! » commande l’officier en faisant craquer ses articulations.
Je fais mine de me débattre, mais je sais d’expérience que les deux gorilles qui m’encadrent sont beaucoup trop costauds pour moi. Avec un plaisir non dissimulé, ils me délestent de l’armure du garde que j’ai tué et déchirent ma tunique pour dénuder mon dos. Quelques instants plus tard, je me retrouve entravé entre deux piquets de l’enclos des cavalins, fin prêt pour ma séance de masochisme en public. Des centaines de paires d’yeux sont fixés sur moi, ça jase de tous les côtés en me pointant du doigt. Si le capitaine voulait faire de moi un exemple, la mise en scène est plutôt réussie. Je repère la tignasse rousse de Syndra dans la foule, elle danse sur des charbons ardents. Lorsque nos regards se croisent, je devine sur son visage une expression horrifiée. Je rassemble tout mon courage pour lui adresser un sourire bravache, comme si ça allait bien se passer. Puis je baisse la tête et je serre les dents, prêt à endurer le supplice de ma correction.
« Un ! » tonne la voix du capitaine, et je hurle de toutes mes forces en sentant la morsure du fouet sur ma peau.
Je me raidis et je tremble, un relent de bile acide monte jusque dans ma gorge. Cet étron de boursoufleux n’y va pas de main morte !
« Deux ! »
Le fouet claque et m’arrache un nouveau cri de douleur. Des larmes commencent à perler au coin de mes yeux et j’ai déjà la tête qui tourne. Si ce connard s’imagine que je vais défaillir devant tout le monde, alors il est en lice pour une sacrée déception. Je suis Jaken Main-Noire, bon sang ! Je tiens à ma réputation !
« Trois ! »
Le cuir caresse ma peau dans un baiser sanglant et je pousse un gémissement de souffrance. Je ne sais pas si j'hallucine, mais mon œil a capté un scintillement inhabituel dans l’air et j’ai l’impression que le pouvoir dans mon bras gauche s’éveille. Je ne dois surtout pas perdre le contrôle, ce serait une catastrophe si le tissu qui dissimule ma main noire venait à s’embraser maintenant.
« Quatre ! »
Nom d’un crache-sable, il va vraiment compter jusqu’à vingt comme ça ? La morsure du fouet est insupportable, j’ai déjà le dos à vif et je peux sentir le sang couler le long de mes muscles. Est-ce normal qu’une lanière de cuir me fasse saigner autant ?
« Cinq ! »
Par les couilles de Morgulath ! Cette fois, j’ai compris pourquoi mon pouvoir cherche à me carboniser le bras. Cet enfoiré me taillade avec sa Lame d’Arcane ! Son arme a pris la forme du fouet de lumière qui m’avait étranglé devant la banque, sauf que cette fois elle déchire mes chairs comme une lame de rasoir.
« Six ! »
Une chaleur intense envahit mon corps tandis que la souffrance brouille mes autres sens. Si le capitaine continue de me torturer avec sa magie, ce bon vieux Jaken va se transformer en torche humaine avant l’entaille numéro dix. Pourtant, je fais de mon mieux pour résister : je serre les dents de toutes mes forces, je me mords les lèvres et je récite un poème dans un coin de ma tête pour rester lucide.
« Quand va Simplet trousser Jeunette au coin du feu,
Sous les plis de sa robe il découvre joyeux
Un fruit appétissant qu’il n’a jamais goûté.
Hélas, la porte s’ouvre et le voilà coincé !
Car le mari arrive et il semble furieux.
Qu’importe ! Jeunette est bien assez en forme pour les deux. »
Quoi, vous vous attendiez à un chef-d’œuvre de poésie lyrique ? Ce n’est pas ma faute si c’est la première chose qui m’est venue à l’esprit !
« Sept ! »
Je pousse un râle d’agonie dont je ne suis pas fier. Je crois que j’ai chanté ma comptine à voix haute car j’aperçois des Fangeux qui se marrent. Syndra, en revanche, semble très inquiète. Évidemment, elle sait ce que je cache sous ma manche. Elle sait ce qui risque d’arriver si le capitaine Dolan continue de me torturer.
« Huit ! »
Cette fois, la douleur me fait carrément halluciner. De l’autre côté de l’enclos, Syndra se tient le bras gauche et le presse contre sa poitrine, elle serre les dents et se met à pleurer. Vous allez me traiter de cinglé, mais j’ai la folle impression qu’elle dissimule une lueur argentée au niveau de son poignet.
« Neuf ! »
La Lame d’Arcane ravage mon dos à hauteur des lombaires. Je hurle comme un dément, ça fait un mal de chien. En matière de sadisme, le capitaine Dolan n’est pas un amateur : il s’applique à frapper là où les chairs sont déjà lacérées. Une remontée acide me brûle la gorge, j’ai du feu liquide dans les veines, mais je n’y fais plus attention désormais. Car là, sous mes yeux, la manche de Syndra se met clairement à briller.
« Qu’est-ce que… ?
- Dix ! »
Le fouet magique claque, nouvelle décharge de douleur. Mais cette fois, elle est plus facile à encaisser. Je commence à reprendre mes esprits, la chaleur en moi s’atténue. Pourtant, le Sorcelame continue de frapper plus fort.
« Onze ! »
À l’autre bout de l’enclos, Syndra mord dans son poing pour ne pas hurler. La cavaline se frotte contre elle et la regarde d’un air inquiet. Moi aussi, je sens qu’il se passe quelque chose d’anormal avec cette gamine. J’espère de tout cœur être le seul à l’avoir remarqué.
« Douze ! »
Je crie pour donner le change mais je n’ai même pas senti le fouet. En revanche, la fille de Ballard se plie en deux et j’aperçois des zébrures sanglantes sur son dos. La pauvre fait de son mieux pour cacher son bras, mais les nervures argentées qui se dessinent sur sa peau sont clairement visibles à travers le tissu de sa robe.
« Treize ! »
Syndra se cambre violemment et s’écroule dans la poussière. J’ignore par quel étrange pouvoir elle encaisse la douleur à ma place, mais c’est beaucoup trop dangereux pour que je la laisse continuer. Dans l’enclos, le palefrenier de tout à l’heure a remarqué que son amie est tombée. Il se précipite pour l’aider, mais Vipérine s'interpose d’un air menaçant et siffle pour le repousser. Saleté de carne ! Tu vas attirer l’attention sur ta maîtresse en essayant de la protéger !
« Quatorze ! »
Je hurle à m’en briser les cordes vocales pour détourner l’attention des hommes du Guet. Mais je sens aussi avec effroi un autre effet de la magie de Syndra : mes blessures infligées par la Lame d’Arcane sont en train de se refermer. Il faut absolument que je trouve un moyen d’arrêter le capitaine avant qu’il comprenne qu’une Anormale utilise ses pouvoirs juste sous son nez.
« Quinze ! »
Le fouet déchire l’air et soudain me vient une idée. Au moment où je sens la morsure de l’arme, je pousse un dernier râle d’agonie et m’effondre comme un pantin désarticulé. Aussitôt, un murmure d’angoisse parcourt la foule des Fangeux. J’aperçois entre mes paupières deux gardes qui s’échangent de l’argent : ils ont sans doute parié sur le moment où je perdrais connaissance. À ma droite, j’entends un pas lourd approcher et la grosse paluche du sergent Boc se referme sur mes cheveux. Il me tire la tête en arrière et m’assène une gifle sonore avant de me laisser retomber. Je fais de mon mieux pour ne pas réagir, comme si j’étais inanimé.
« Il est K.O, capitaine ! déclare Gros-balourd avec une pointe de regrets.
- Écartez-vous, sergent. On va vite le vérifier. »
Bruits de pas qui s’éloignent, nouveau sifflement dans l’air. Seize ! La Lame d’Arcane frappe mon dos avec une telle violence que Syndra laisse échapper un cri de douleur. Heureusement, Vipérine siffle toujours et fait vibrer ses écailles, ce qui masque les sanglots de sa jeune maîtresse.
« Détachez-le ! ordonne Dolan d’un ton sec. Il recevra le reste de sa punition plus tard. »
Deux soldats du Guet s’avancent et retirent les lourdes entraves qui immobilisent mes poignets. Je me laisse tomber dans la poussière, soulagé que mon subterfuge ait fonctionné. Derrière la cavaline, Syndra se redresse en vacillant. Elle tremble de tous ses membres mais résiste vaillamment au supplice du feu liquide qui doit dévorer son bras de l’intérieur. Si je peux me permettre une confidence, je suis impressionné par le courage de cette gamine. Je commence à comprendre qui est l’Anormale qui a pulvérisé la copine de Pleurnicheuse tout à l’heure. Les deux enfants qui m’observaient dans la ruelle devaient être Syndra et son ami palefrenier.
« Formez les rangs ! s'écrie le Sorcelame à l’intention des Fangeux. Nous partons vers Tys-Beleth ! »
Une agitation de fourmilière s’empare de la grande place tandis que la caravane se prépare au départ. Plusieurs clairillons sonnent, les cavalins piaffent et s’ébrouent d’impatience, le lourd raclement des portes résonne. Près de moi, le capitaine Dolan et son escorte se mettent en selle, puis font volter leurs montures pour prendre la tête du cortège. Des essieux crissent, des bottes et des pieds nus m’enjambent, certains se font un malin plaisir de m’écraser en passant. Je n’ose pas bouger de peur de me trahir, j’ai le fol espoir que le convoi m’oublie à Ambreciel, me pensant déjà mort. Hélas, c’est sans compter sur la dévotion de Pleurnicheuse, puisque celle-ci ne tarde pas à me vider sur la tête un seau d’eau croupie qui sent bon l’urine de cavalin et me rappelle le parfum délicieux de la Fangeuse.
« Allez, le pochard ! La sieste est terminée, c’est l’heure de se réveiller ! »
Je grogne et me redresse lentement, comme le ferait un homme brisé. La milicienne m’observe avec une lueur mauvaise dans le regard. Elle pose son récipient et attrape dans sa besace un paquet de la taille d’une outre à vin, précieusement enveloppé dans un linge immaculé. Inutile de vous dire que je ne fais pas semblant de hurler lorsqu’elle applique généreusement du gros sel sur mes plaies. Je vous épargne toutes les insultes que je lui crache au visage, sinon ce livre deviendrait une anthologie d’obscénités.
« Voilà ! grogne-t-elle avec satisfaction lorsqu’elle a terminé. Si tu es encore en vie à la carrière, on cautérisera tout ça avec un tisonnier. »
Je serre les dents et manque de défaillir tant mon dos à vif me fait souffrir. Heureusement que Syndra a refermé une partie de mes blessures ! La soldate me fait signe de rejoindre les Souterreux et j’obéis sans protester. Après un tel traitement de faveur, inutile de songer à m’échapper pendant le trajet : j’ai déjà toutes les peines du monde pour réussir à marcher. Si je survis à la Dévoreuse dans cet état, on pourra ajouter à ma légende que Jaken Main-Noire est un démon impossible à tuer.
Mais franchement, de vous à moi, ça m’a l’air plutôt mal barré.
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