1.10 - Solitudes

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Snow ferma la porte de la maison et pendit au clou son manteau gorgé d'humidité.

— Tu rentres plus tard que prévu, lança Queen depuis la cuisine.

— J'étais dehors avec Alice. Nous discutions.

La jeune fille passa la porte du salon. Sa belle-mère s'affairait en cuisine, un tablier noué autour de sa taille de guêpe. Devant elle, sur le plan de travail, se dressait une gigantesque maison de pain d'épice qu'elle achevait de décorer de friandises. Les tuiles étaient en biscuits, la porte en chocolat et les contours des fenêtres en nougat ; de grands sucres d'orges décrivaient des arches, formant un chemin jusqu'à la porte et, devant la maison, en guise d'arbres, elle avait planté de belles pommes d'amour. Snow n'en croyait pas ses yeux. La maison en pain d'épice était tout ce qu'il y avait de plus féerique et appétissant. N'importe quel enfant aurait salivé devant et couru en quémander un morceau. Mais cet incroyable gâteau aurait pu n'être qu'un appât. Peut-être qu'empoisonné, il affligerait tous ceux qui y goûteraient de terribles maux d'estomac. S'ils avaient moins de chance, ils le paieraient de leur vie, et possiblement même y laisseraient-ils leur cœur.

— C'est fini ! s'exclama joyeusement l'apprentie pâtissière.

Snow ne pouvait quitter des yeux la terrifiante friandise. Existait-il seulement un piège plus sadique que celui-ci ?

— Tu en veux un morceau, Snow ? demanda sa belle-mère. Profites-en, tu as le privilège de choisir la première !

— Non merci, répondit-elle sèchement.

Elle l'avais promis ; elle ne n'avalerait rien de ce que Queen lui proposerait. Sa confiance érodée le lui interdisait.

— Allons, prends au moins une pomme d'amour. Quand j'en faisais, à l'appartement, tu adorais ça !

Queen décrocha l'un des bâtons piqués d'une pomme du socle en pain d'épice et le tendit à l'adolescente, les lèvres crispées par un sourire insistant. D'un grand revers de la main, la jeune fille envoya voler la sucrerie, qui échoua à terre. Elle articula, plus froidement encore :

— J'ai dis « non merci ».

Avant que la femme, demeurée bouche béante, l'air déconfit, n'eût pu prononcer un seul mot, Snow courut se réfugier dans sa chambre et verrouilla la porte. Au soir, elle refusa de dîner. Son ventre grognait, son intestin creux converti en caisse de résonance. Mais elle savait que, si elle mangeait quoi que ce fût venant de Queen, elle mettrait sa vie en péril.


Le jour suivant, l'estomac dans les talons, Snow se leva aux aurores. Alors que sa belle-mère dormait encore, elle descendit l'escalier sans un bruit. Elle enfilait son manteau quand elle remarqua que l'un des tiroirs du meuble en bois sombre, mal refermé. Elle s'apprêtait à le repousser quand, à l'intérieur, elle perçut l'éclat d'une chose qui luisait. Elle l'ouvrit alors un peu plus et découvrit, stupéfaite, un pistolet. Hormis la crosse de bois, l'arme était faite d'un métal parfaitement lustré. Une terrible pensée lui frappa alors l'esprit. Et si, face à l'échec de sa tentative d'empoisonnement, Queen avait opté pour une méthode moins douce ? Snow préférait ne laisser courir aucun risque. Elle glissa l'arme dans la poche intérieure de son blouson et referma le tiroir.

Elle quitta la maison, puis fit quelques pas en direction de la route, le nez en l'air, profitant de la fraîcheur du matin. Sur la terrasse de la maison voisine, accoudée à la balustrade, Alice tourna la tête sur son passage. Snow s'avança jusqu'à sa hauteur.

— Je n'ai rien avalé depuis hier, grommela-t-elle. Je meurs de faim...

— Viens déjeuner au café avec moi, suggéra Alice.

Snow accepta l'invitation et laissa la petite la guider sur la rue principale, à quelques mètres de l'épicerie, jusqu'à l'unique café de la ville, attenant à l'auberge située au-dessus et tenu par le même étrange personnage. Lorsque Snow l'aperçut au bar, derrière les bouteilles renversées par-dessus les robinets du distributeur, elle tressaillit d'abord. Elle n'aurait su dire si sa crainte était due la maigreur du grand échalas, à l'allure primale de son nez busqué et de ses yeux luisants, ou alors à cette barbe lisse et pointue qui, sous la lumière distillée des abat-jours égyptiens, arborait un bleu étrange. Le dénommé Henry Proe les accueillit d'un froncement d'yeux et leur indiqua du bouc une table inoccupée.

L'horloge du lycée venait à peine de sonner huit heures quand les deux jeunes filles s'attablèrent pour commander des pancakes. Le Blue Bird était désert, exception d'une vieille dame aux cheveux blancs et au visage bouffi qui, vêtue d'une robe à fleurs, sirotait déjà un whisky au comptoir. Henry Proe se posta face à elle et ses lèvres remuèrent, inaudibles, sous sa barbe. L'habituée comprit toutefois ce qu'il lui réclamait et, rehaussant ses lunettes rondes, elle se pencha sur le manteau de fourrure qu'elle avait replié sur le tabouret voisin pour y chercher son portefeuille.

— Rosa Wood, indiqua Alice, la grand-mère de Red. Elle est couturière. Enfin, quand elle arrive à coudre... Sa boutique se situe juste à l'orée de la forêt, c'est un peu à l'écart. Red habite avec elle dans l'appartement de fonction.

La vieille femme reposa son verre vide sur le comptoir et héla le tenancier pour réclamer qu'on l'arrosât de nouveau.

— On dirait que Rosa a une bonne descente, en tout cas ! railla Snow.

— Elle boit beaucoup, c'est vrai. C'est sans doute sa façon à elle d'oublier ses ennuis.

Après avoir englouti deux assiettes de pancakes, l’adolescente demeura en ville avec Alice, à arpenter la grand rue jusqu'à ce que sonne midi. Heure à laquelle elles regagnèrent leur table au café pour y prendre le repas. L'addition réglée, Alice s'excusa de devoir prendre congés, car ses parents et elle préparaient le réveillon. L'éternel au-revoir de la main signa pour Snow les prémisses d'une profonde solitude. Peut-être Rosa s'évertuait-elle à noyer le même sentiment dans le verre d'alcool qu'à cette heure encore elle sirotait sans compagnie.

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