3.14 - Fables

6 minutes de lecture

La pancarte « Fermé » pendait à la porte de la boutique, pourtant déverrouillée. Sans doute Rosa avait-elle encore filé au Blue Bird en oubliant de tourner la clé. Soucieuse que quelqu'un eût pu pénétrer leur logis, Snow se faufila tout de même à pas de loups entre les portiques de vêtements et les silhouettes élancées des mannequins. Impossible désormais de les regarder sans y voir les simulacres anonymes de la fille, enfuie une fois l'honneur perdu.

Seul le silence, austère, pesait sur les robes et les vestes. Assurée d'être seule, Snow grimpa l'escalier. Elle passa à reculons la porte de l’appartement, luttant pour ôter ses bottes.

— Où tu étais passée ? scanda la voix intransigeante de Red.

Celle-ci était assise sur le sofa, jambes et bras croisés. Sourcils froncés, elle attendait, sans doute possible, une réponse limpide. Snow n'avait pas le droit à l'erreur.

— Je suis allée voir Ashley, mentit-elle. Depuis sa fugue, elle n'ose même plus me regarder en face.

— Oui, parce que tu es avec moi.

Red inclina la tête pour mieux la toiser. Sa belle la rejoignit sur le canapé et, glissant la joue sur son épaule, se blottit tout contre elle.

— Il n'y a pas de choix, Red, et tu le sais. Je suis éperdument amoureuse de toi. Je veux passer ma vie à tes côtés. N'importe où où tu iras, je t'emboîterai le pas. Jamais je ne te laisserai seule, jamais je ne te rejetterai. Il n'en demeure pas moins qu'Ashley est mon amie. Elle et moi allons toutes les deux hériter du Old Hart. J'y ai vu l'occasion de reprendre contact. Tu es jalouse ?

Son cœur s'émiettait, comme elle rejetait la faute sur celle, seule, pour qui il battait. Elle ne pouvait cependant lui avouer la vérité. Accrochée à leur idylle, Red comprendrait-elle seulement l'obsession grandissante de sa petite amie pour la malédiction ? L'appel entêtant d'une vérité si longtemps tue ? Non. Elle, désormais, refusait d'entendre les voix qui dictaient les destins d'Hartland. Elle souhaitait vivre et en faire fi. Pourtant, si Snow lui confiait ses desseins secrets, si elle admettait vouloir démasquer le responsable des malheurs passés et à venir, nul doute que Red se tiendrait à ses côtés. Comme elle s'était salie les mains pour effacer son crime, elle s'offrirait en bouclier à tout ce qui menacerait l'élue de son cœur.

Cela, Snow le pouvait le permettre. Jamais elle ne se le pardonnerait, s'il arrivait malheur à son amante. Elle ne pouvait encourir ce risque. Pas après avoir promis à Rosa de la mettre à l'abri. Pas après s'en être fait elle-même le serment.

D'une main douce, elle caressa la joue renfrognée de Red.

— Non, je sais bien que tu n'es pas jalouse. Tu es la seule. La seule pour qui je donnerais tout. Mais je n'ai pas été une très bonne amie lorsqu'Ashley en avait besoin. Quel genre de personne ça fait de moi ? Je refuse que tu sois seule à nouveau, Feu-follet. Alors je ne peux pas admettre qu'elle le soit, elle non plus.

Red enfouit son visage dans la chaleur de cette paume.

— D'accord, convint-elle. Tu as raison, Flocon. Tu ne peux pas abandonner Ashley, même si elle me déteste.

— Tu lui as sauvé la vie, toi aussi. Elle finira par voir que tu es quelqu'un de bien.

Le regard dans le vague, l'intéressée ne semblait pas y croire.

— En attendant, reprit Snow, c'est à moi de faire mes preuves. Alors, j'ai eu une idée.

C'était vrai. Elle venait d'en avoir une, à l'instant. Quelle horreur de se découvrir si habile fabulatrice ! Comme Red, pupilles levées, l'interrogeait en silence, elle expliqua ce plan, qu'elle fomentait à présent pour elle-même :

— Quand Queen est entrée dans la vie de mon père, on a commencé à faire certaines choses ensemble, elle et moi, pour apprendre à se connaître. La première année, à Pâques, elle m'a appris à fabriquer un chapeau. J'imagine bien que c'est ta mère qui lui avait montré... C'est devenu comme une tradition. Tous les ans, elle et moi, on en confectionne.

Elle se mordit la langue.

— Tous les ans, sauf cette année.

Une tristesse authentique ombragea la figure de la brune, si bien que Red, émue, lui embrassa le coin de l’œil. Ces lèvres suaves, aussitôt, lui réchauffèrent le cœur. Cœur qui se fissura, dès l'instant où Snow comprit qu'elle modelait sa propre tristesse, juste pour duper son aimée.

— J'aimerais les aider, sous le chapiteau. J'ai donc proposé à Ashley d'être bénévole avec moi.

— Et qu'est-ce qu'elle en dit ?

— Elle réfléchit.

— Tu es restée plus d'une heure et tu ne l'as pas convaincue ?

Snow baissa la tête. Repentir que sa compagne prit pour du désespoir ; aussi voulut-elle bien croire qu'Ashley se montrait réfractaire.

— Dans ce cas, je vais t'aider à la convaincre ! clama-t-elle en guise de réconfort.

Puis, voyant que Snow haussait les sourcils :

— Ne t'inquiète pas, je ne vais pas m'immiscer. Tu m'imagines, moi, le monstre sanguinaire, à fabriquer des chapeaux pour les mômes sur la grand-place ?

— Je t'imagine parfaitement, pouffa Snow en pointant son museau contre celui de la rousse. Des grandes mains, baladeuses, qui ne pourraient pas s'empêcher de me caresser la nuque. De grands yeux, tout le temps à me dévorer. De grandes dents, qui à la nuit tombée laissent des morsures peu catholiques... Un vrai monstre d'amour !

Un rire aussi souffla, entre les lèvres de Red.

— C'est vrai que j'ai du mal à te lâcher des yeux. À te lâcher tout court. Et tout le monde trouverait ça monstrueux, n'est-ce pas ? Homicide et saphique, le cocktail de l'effroi.

— Je suis exactement comme toi, Feu-follet.

— Non. Toi, avec ta gueule d'ange, personne ne te soupçonne.

Elle enroba ce drôle de compliment d'un baiser langoureux, puis s'arracha au canapé et aux bras indolents de Snow.

— Il doit y avoir du matériel à la boutique qui pourrait te servir, dit-elle en faisant les cent pas. Grand-mère a des tissus, du crépon, des patrons. Des ciseaux à gogo. De la colle à textile. Si en plus de tout ça tu apportes un gâteau, Ashley ne pourra rien te refuser.

Snow la prit au mot et s'attela à la préparation d'un soufflet au chocolat. Elle en mit une part généreuse de côté pour son amie – qu'en dépit du mensonge, il faudrait bien convaincre – et réserva le reste pour le dessert.

Charmée par la pâtisserie de la jeune fille, Rosa s'en servit une deuxième part. Depuis que l'orpheline vivait auprès d'elles, il y avait plus souvent du sucre à leur table. Et alors qu'elle n'en avait elle-même jamais cuisiné, la vieille dame redoublait de gourmandise à chaque nouveau dessert.

— Fais attention, mamie, la gronda gentiment Red.

— Oh, ça va, ce n'est que du gâteau...

Ce fut donc du gâteau que de persuader la couturière de mettre à disposition son attirail. Dans la foulée du repas, elle entraîna Snow dans la boutique et lui emplit tout un panier de fournitures diverses.

Tandis qu'elle écumait les placards à la recherche de matériel de bricolage, Snow remarqua la présence d'une trappe, large comme une porte, découpée dans le plancher du magasin. Elle en déjà vu une, semblable, dans la remise des Chandlers.

— Qu'est-ce que c'est que cette porte ? s'intrigua-t-elle

— Oh, ça, expliqua Rosa, c'est la porte de l'abri. Tu vois, Snow, Hartland a été bâtie dans une plaine, en plein vent, et on raconte que pendant les premiers temps, la ville était ravagée presque chaque année par une tornade. Les bâtiments tenaient plus ou moins le coup, mais les pertes humaines... Et puis, un jour, des mineurs ont eu l'idée de creuser un réseau de galeries qui relieraient toutes les maisons de la ville à un gigantesque abri souterrain.

— Il existe encore, cet abri ? Vous vous en êtes déjà servie ?

— Non. Quand j'avais ton âge déjà, on ne s'en servait plus. Il n'était pas entretenu et les gens préféraient se barricader chez eux que risquer de rester ensevelis là-dessous. C'est à peu près à cette époque-là qu'un groupe d'enfants s'est retrouvé pris dans un éboulement souterrain. Après cette affaire, les autorités de la ville ont décidé de bloquer tous les accès aux galeries. Il doit y avoir un cadenas très costaud, de l'autre côté de cette porte. Va savoir, il n'y a peut-être même plus de tunnel là-dessous.

Le regard de Snow refusa un instant de lâcher l'écoutille. Par-delà le battant, elle aurait juré entendre un faible courant d'air.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0