3.15 - Écorce ou écailles

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Le chapiteau fourmillait de volontaires et de badauds, pressés autour des tables où l'on préparait joyeusement tout l'attirail pour accueillir le Lapin de Pâques. À leur stand, Snow et Ashley s'appliquaient à montrer les modèles et aider les enfants avec les divers plis. Chapeau de feutrine, chapeau de carton, chapeau de crépon ; à gommettes, à paillettes ; piqués de pompons ou de fleurs en tulle : chacun y allait de sa créativité.

Ashley déposa sur une petite tête blonde un couvre-chef en forme de nid d'oiseau, puis se tourna vers sa comparse :

— Peux-tu me rappeler ce qu'on fait là ?

— Je planifie une partie de chasse, et toi tu couvres mes arrières.

— Attends... Tu parles de la chasses aux œufs ?

— En quelque sorte.

— C'est bien parce que tu m'as fait un gâteau.

Ashley se redressa sur sa chaise et entama de plier un nouveau modèle. Au même instant, Snow aperçut Alice qui peignait, à autre table, les œufs dédiés à la chasse ; ceux que l'on échangerait contre des chocolats. La petite blonde capta aussitôt son regard et la salua à grands renforts de coucous. Snow répondit d'une main plus frileuse et, avant qu'Alice ne le prît comme une invitation, elle détourna les yeux en amorçant, elle aussi, un nouveau bricolage.

— Je te revaudrai ça, Ash, murmura-t-elle. J'étais sérieuse, tu sais, pour ma proposition. Tu y as réfléchi ?

— Oui, mais je ne la comprends pas. Qu'est-ce que tu as à y gagner ? Pourquoi tu me léguerais toutes tes parts du journal sans contrepartie ? Et moi, qu'est-ce que j'en ferais ?

D'un pli précis, Snow forma la coque lisse d'une coiffe à l'aspect de bateau.

— Je vais mettre les voiles avec Red dès que possible. Vois ça comme une garantie. Je laisse le journal entre de bonnes mains, et toi tu as des rentes assurées. Tu voulais prendre ton indépendance, n'est-ce pas ?

— Ça me paraît lunaire, comme raisonnement.

— Lunaire, comme un lièvre. Et notre petite Snow, elle part en lune de miel, mais a-t-elle une faim d'ours ?

Alice avait surgi entre elles et les entourait des ses bras amitieux. Que déblatérait-elle ? Une autre prophétie ?

— As-tu rêvé, Alice ?

La petite secoua la tête. Il ne restait pourtant que peu de jours avant Pâques. Il était grand temps que l'oracle se prononçât. À moins que...

— S'il veut nous prendre de court, le délais sera bref.

— Qu'est-ce que tu marmonnes, Snow ?

— La veille, c'est un peu tard. Ça ne laisserait pas le temps de faire germer l'idée...

— Snow White, as-tu perdu la boule ? scanda la voix d'Ashley.

— Dur de faire autrement : tout le monde est fou ici.

Voilà d'ailleurs qu'un spécimen gratiné s'avançait à leur rencontre. Charles Hameln, au bras de son épouse, poussait la chaise roulante sur laquelle se tordait, comme désarticulé, un petit garçon aux traits asiatiques. Le père poussa le siège jusqu'au stand de chapeaux et salua sa jeune amie :

— Bien le bonjour, Miss Snow ! Je vous présente ma tendre épouse et notre petit Pinutt. Pourriez-vous, à tout hasard, veiller sur lui quelques instants ? Nous ne serons pas longs.

L'enfant leva sur l'adolescente un regard craintif, vide de toute joie.

— Sois gentil avec la dame, Pinutt, l'encouragea sa mère.

Puis, à l'attention de Snow :

— Le petit est un peu fragile. Il a les jambes paralysés, les bras quasiment. Il aura besoin d'un peu d'aide, si vous voulez bien...

— Pas de problème, la rassura Snow, s'efforçant à sourire. Pinutt, c'est ça ? ajouta-t-elle en se baissant à hauteur du garçonnet.

Pour seule réponse, le fils de Hameln hocha mécaniquement la tête.

— Les médicaments sont enfin arrivés au bureau de Poste, s'éternisa la mère, manifestement réticente à laisser son poussin aux soins d'une inconnue. Cela prendra dix minutes, à peine. C'est qu'avec cette neige, on ne pouvait pas venir en voiture, et avec le fauteuil...

— Allez-y sans crainte, insista la jeune fille de sa voix la plus douce. Je m'occupe de lui. On va faire un chapeau ensemble. Tu es d'accord, Pinutt ?

Une fois de plus, le petit garçon se contenta de hocher la tête, absolument inexpressif. Les parents s'éloignèrent et Snow entreprit de montrer à l'enfant les premiers pliages du modèle de chapeau qu'elle jugea le plus simple. Pourtant, il n'essaya pas de prendre la colle, ni de tenir le carton. Il la fixait, mais son regard se perdait ailleurs, loin du monde alentours.

— Pinutt ? tenta-t-elle encore, sous les œillades soucieuses d'Ashley, à qui Alice prêtait main-forte avec les autres enfants.

Le petit Hameln cligna des paupières, son regard vide devint morne.

— Tu t'en fiches des chapeaux, pas vrai ? devina Snow. Qu'est-ce que tu voudrais faire ?

— Mourir.

Un frisson lui électrisa la colonne vertébrale. Un si petit enfant, dire une chose pareille. Accaparée par la marmaille, ses deux camarades n'avaient rien entendu. Elle tira donc sa chaise et s'assit face à lui.

— Quel âge as-tu ?

— Six ans.

— C'est un peu tôt pour mourir, tu ne penses pas ?

— Ça serait mieux comme ça. Mes jambes sont devenues du bois. Mes bras deviennent du bois. Après ça sera ma tête, et tout à l'intérieur. Et ça fera mal, quand mon cœur sera du bois et ne pourra plus battre. Je veux sortir de la chaise mais pour ça il faut être mort. Sortir de la chaise pour aller dans la boîte. Alors je n'aurai plus mal du tout.

Elle ne put que déglutir.

— Pinutt...

— Qu'est-ce qu'il y a Madame ?

Il ressemblait à un vrai petit garçon, maintenant, avec cette façon innocente de parler de tout et du pire, comme si c'était banal. Snow cligna des yeux et une larme glissa sur sa joue.

— Je pense à tes parents, dit-elle. Ils seront tristes s'ils te perdent. Ils pourront toujours se dire que tu n'as plus mal, mais tu leur manqueras, parce qu'on voit qu'ils t'aiment.

— Papa et maman, ce ne sont pas mes vrais parents. Mais c'est pas grave, moi je les aime pareil. Dis, toi, t'es pas le docteur, t'es pas non plus mes parents, alors tu peux me le dire. Ça sera bientôt fini ?

Elle le considéra, sans pouvoir refouler sa tristesse. Tout le bas du corps était immobile. Cette drôle de maladie attaquait les bras et s'attaquerait au reste. Un médicament pouvait-il vraiment arrêter cela ?

— Je suppose, soupira-t-elle.

— Tu sais ce que je vais faire ? s'égaya alors Pinutt. Si c'est bientôt fini, je vais sourire tout le temps. Comme ça, papa et maman, ils verront que je suis content. Et quand je ne serai plus là, ils se souviendront que j'étais content. Ils sauront que je suis bien et que je n'ai plus mal. Pas vrai ?

— Oui, c'est une bonne idée...

Alors un sourire naquit sur le visage de l'enfant. Il semblait gravé là, comme dans du bois, comme si rien ne pouvait le déloger.

Quand le couple refit surface, moins d'un quart d'heure plus tard, le visage de Pinutt était toujours illuminé par ce grand sourire. Snow posa sur la tête du garçon le bateau de carton qu'elle avait confectionné plus tôt et Hameln la remercia cordialement d'avoir veillé sur son petit.

— Regarde chéri, comme il est tout heureux ! remarqua son épouse.

— Oui, gai comme un pinçon ! renchérit le père. Il est très beau ce chapeau, mon bonhomme ! C'est toi tout seul qui l'a fait? ?

— Non, c'est la dame qui a tout fait.

— Oh, ce n'est pas beau de mentir, mon garçon ! le reprit le paternel, en proie à un puissant déni. Quand on ment, ça se voit, comme le nez au milieu du visage !

Pour illustrer ses propos, le journaliste tira de son manteau une flûte de bois, qu'il avait sans doute sculptée à ses heures, et la brandit devant le visage de son fils pour mimer un nez ridiculement long.

— Elle te plaît, bonhomme ?

Le garçonnet gloussa, sans doute pour faire plaisir plutôt que de bon cœur. Snow les regarda s'éloigner au son de l'instrument, forts de leur bonheur en carton. Puis, machinalement, elle se gratta le nez.

— Ça te rend triste ?

Elle tressauta en sentant le souffle d'Alice derrière elle. Dès qu'elle fit volte-face, l'oracle de pacotille s'installa à la table et entreprit de fabriquer son propre chapeau, rendue à copier les travaux des enfants.

— Je t'ai déjà parlé de lui, raconta-t-elle. L'enfant-pantin, celui qui a été adopté avant Noël. Tu vois, tu ne peux pas trouver d'explication à ça. Il est malade, juste malade. Et le seul fautif c'est le Destin, qui l'a fait naître avec ce fardeau incurable.

— Rien n'est incurable, trancha une voix inconnue.

Snow quitta des yeux les déboires artistiques d'Alice et rencontra la chemise cintrée et la veste ourlée d'une quarantenaire au charme insolite. Le vêtement nacarat était brodé de fleurs dorées. Ses joues étaient osseuses, comme érodées. Sans la connaître, la jeune fille eut la certitude immédiate que cette femme avait perdu un être cher. Elle dut même se retenir, sans quoi elle aurait spontanément présenté ses condoléances.

— Snow White, n'est-ce pas ? l'interpella l'inconnue.

Sa voix caverneuse chargeait chaque mot d'une gravité aussitôt balayée d'un clignement de paupières, d'une caresse frivole dans cette chevelure qu'elle portait courte et sombre.

Vu que l'adolescente confirmait son identité par un hochement de tête, la femme tendit la main.

— Enchantée de faire enfin ta connaissance. Philippa Drake. J'espérais te voler un peu de ton temps... Ça t'embêterait de laisser les chapeaux à tes amies et de me suivre un instant ?

Snow appela à l'aide du regard, en direction de ses deux acolytes. Mais ces dernières, dont la zélée Philippa avait dû faire tous les vaccins, l'encouragèrent en chœur et promirent de tenir la boutique. Elle n'avait plus d'autre choix que de pénétrer dans l'antre du dragon, quelque fût la plante fétide qu'elle y découvrirait.

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