3.16 - Monstres

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Le docteur Philippa Drake escorta galamment Snow jusqu'à la clinique de la ville : deux bâtisses mitoyennes aux façades carrées toutes chargées de blocs de pierres, roses autrefois, désormais ternes, empilés en d'écrasantes colonnes. Elle la guida jusqu'à son office, une pièce du rez-de-chaussée garnie de l'attirail habituel : sièges cosy, table d'examen et son marche-pied, balance, armoires à pharmacie, évier luisant de propre. Une blancheur médicale que trahissaient, aux murs, les affiches de rigueur – decrescendo alphabétique, planches anatomiques – ainsi que, plus curieusement, une reproduction de Klimt et, au-dessus du bureau, un cadre saturé de photographies : les rues d'une ville la nuit, quatre chevaux tirant leur char sous les étoiles, les visages flous dans les lumières des bars.

Tandis que Philippa prenait place sur son fauteuil attitré, Snow déambula, à contempler le cabinet comme un musée. Après avoir attendu un peu, et en vain, que l'adolescente s'installât sur le siège des patients, la praticienne se résigna.

— Comment va Red ?

Snow tourna la tête, surprise.

— Vous l'avez vue lundi, non ? Comment allait-elle ?

Un sourire amusé fendit la joue de Philippa.

— Mieux, je crois. De mieux en mieux. Tu n'y es pas pour rien, je me trompe ?

Se gardant bien de lui répondre, Snow s'en retourna détailler les affiches.

— Je sais, affirma la doctoresse. Je sais très bien ce que tu représentes pour elle. As-tu conscience que tu es sa bouée de sauvetage ? Si tu te dégonflais, elle coulerait.

— Red va bien, l'assura la jeune fille en s'approchant du bureau, les mains pressées sur le dossier du siège qu'elle refusait de prendre. Et je ne suis pas sa bouée, c'est elle qui me tient à flot.

— Je vois.

Un stylo tournoya entre les doigts oblongs, puis la femme ajouta :

— C'est une bonne chose. J'ai été à cette place. Pas la vôtre. En ce temps-là, on me disait que je devais me faire soigner, alors je suis devenue médecin, chirurgienne, psychiatre, légiste, dentiste et marabout même. Je me suis soignée moi-même, par mes propres méthodes.

— La drogue, par exemple ?

Le sourire s'étira jusqu'à creuser la fossette du médecin.

— Par exemple. D'où tiens-tu ces choses-là ? Si tu comptes me faire chanter, toi aussi, annonce tout de suite ce que tu cherches. Je n'ai pas de temps à perdre.

— J'ai entendu Belle en parler. Pourquoi vous lui donnez ça ? L'argent ? Et Red, qu'est-ce que vous lui donnez ?

Un rire ébranla le menton émacié.

— Tu t'inquiètes pour elle. N'aie crainte, Snow White. Tu est la seule poudre blanche dont elle a besoin, l'héroïne de son cœur. Moi aussi, je connais des rumeurs, mais je ne gagne rien à les répandre. Je suis de votre côté, dans le même camp.

— Ça, j'ai du mal à le croire. Vous aimez les femmes, soit. Vous en rendez d'autres accrocs à l'herbe. Qu'est-ce que vous y gagnez ?

— Rien. Je n'attends plus rien. Démunie, au moins, on n'a plus rien à perdre. Ma cousine a perdu l'amour de sa vie. Je lui donne simplement de quoi embellir un peu le mauvais substitut qu'elle s'est dégoté. Quant à Red et toi, je souhaite simplement vous apporter le soutien dont je n'ai pas bénéficié. Je vous envie un peu.

La garde à peine baissée, Snow s'assit enfin et leva les yeux sur le cadre photo.

— Vous étiez à Berlin ?

— Oui. C'est là-bas que j'ai connu mon mari. Un mariage aussi blanc que la coke. Lui avait ses amants, moi mes maîtresses. Tout le monde s'en accommodait. Moi aussi, dans un premier temps. Puis elles sont parties, les unes après les autres. Elles se sont mariées et ont eu des marmots. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Cette fin-là n'existe pas pour les gens comme toi et moi.

Un coude sur le bureau, l'adolescente laissa aller sa tête nonchalante contre sa paume molle.

— En parlant de marmot, vous pourriez soigner le petit des Hameln ?

— Le temps seul le dira, mais je ne perd pas espoir.

— Et pour Thalie, vous avez espoir ?

Le sourire de Philippa Drake se rida aussitôt en un grondement muet. Comprenant qu'elle avait touché la corde sensible, Snow préféra prévenir qu'éteindre le feu d'un courroux imminent.

— Alice m'a dit que... Vous avez raison de ne pas la débrancher.

Reposant son stylo, la doctoresse posa les mains à plat sur le bureau.

— Je ne suis pas quelqu'un de bien, déclara-t-elle. Je brûlerai sans doute en enfer, comme on me l'a souvent dit. Bien des gens m'ont évitée, évincée ou bannie en prétendant que je portais malheur, et sans doute ont-ils eu raison. Quelqu'un s'est tenu ici un jour à ta place et m'a menacé de révéler cette chose horrible dont j'étais coupable. À toi, je vais te la dire. Tu en feras ce que bon te semble.

Snow ne comprenait pas bien pourquoi l'adulte se confiait à elle de la sorte. De quoi voulait-elle l'instruire ou la mettre en garde ? Cependant, maintenant qu'elle comprenait que Philippa n'avait sans doute rien d'une ennemie, elle prêta une oreille attentive, bientôt anéantie par ses révélations.

— Je ne suis pas seulement dans votre camp, j'ai aussi en quelque sorte une dette envers Red. À une époque, j'ai été le médecin de sa mère. Impossible d'oublier la jeune Ruby Wood. Elle avait très peu d'estime pour elle, ne vivait que pour la reconnaissance et aurait fait n'importe quoi pour qu'un homme lui dise qu'il l'aimait. Elle ne leur refusait vraiment rien... La demoiselle en détresse m'a consultée une fois, pour que je délègue son problème aux anges. Et puisqu'elle ne pouvait rien refuser, alors je lui ai donné tout mon amour... Mais j'aimais comme un monstre, sans doute. Elle n'est plus revenue supplier que je l'aide et, quelques temps plus tard, un chérubin lui poussait dans le ventre.

Snow s'enfonça sur son siège, le cœur recroquevillé dans la poitrine.

— Maintenant que tu sais, qu'est-ce que tu penses de moi ?

— Je crois que c'est impardonnable, ce que vous avez fait. Vous avez profité de sa faiblesse et appelé ça de l'amour. Ruby ne vous a pas pardonnée. Et a priori vous ne vous le pardonnerez jamais. Cela dit, aussi abject que ce soit, moi je n'ai aucune raison d'éprouver de la rancœur. Je sais que les monstres ont des remords. Et je sais surtout qu'il y a pire que les monstres : il y a ceux qui les traînent à la foire.

— Comment cela ?

Les lèvres pincées, humectées, claquées, Snow confronta d'un regard franc son interlocutrice.

— Quelqu'un savait tout ça et vous a fait chanter. C'est bien ça ? Qui est-ce ?

— Ça n'a plus vraiment d'importance, se défila la coupable.

— Évidemment que ça en a. Vous voulez savoir à quel point je lui ressemble. Mais je ne suis pas Andrea.

Philippa tressaillit.

— Comment sais-tu...

— Une histoire de sculpture. Rien de très intéressant. Le frère d'Erwan, le meilleur ami de Belle, son grand amour d'après vous. Personne ne parle de lui. Mais lui parlait de vous tous. Il a écrit un conte.

— C'était un rêveur, raconta la femme en se calant sur son dossier. Il était le meilleur ami de ma cousine, et il mangeait souvent chez nous le dimanche. Ils écrivaient tous les deux. Ils cherchaient le moyen de se dire ce qu'ils avaient sur le cœur, mais ils étaient trop timides. Parce qu'elle faisait partie d'une grande famille, qu'elle côtoyait la fille du maire et faisait même partie de son petit club de lecture. Andrea, lui, n'était que le raté de sa famille, le jumeau bon à rien d'un athlète, le sous-fifre de son oncle au Blue Bird, toujours à prendre des coups. Il me faisait de la peine. Belle faisait des pieds et des mains pour qu'il entre au club de lecture, mais Queen et ses copines ne voulaient ni de lui ni de sa prose. Un jour qu'il insistait, elles ont même brûlé son manuscrit sous son nez. Il était tellement hors de lui qu'il est venu tambouriner à ma porte. Et c'est là qu'il m'a vue... Après cela, il n'a plus rien eu du gentil mouton noir.

— Qu'est-ce qu'il voulait ?

— Pas grand-chose. Des dispenses pour le lycée, un peu d'argent, que je lui parle de la guerre. Je n'aime pas beaucoup en parler et je détestais qu'il vienne me quémander ça comme un conte, pour passer le temps. J'avais toujours peur qu'il finisse par me demander quelque chose d'extravagant. Et puis il est mort.

— Heureuse coïncidence ?

— Je ne nierai pas m'être sentie soulagée, avoua Philippa d'un air gêné. Mais nul ne peut se réjouir de quelque chose d'aussi affreux. Il est devenu ce qui le fascinait dans mes histoires : un tas de cendres et d'os. J'ai manqué de vomir à l'autopsie.

— Parce qu'il restait quelque chose à autopsier ?

— Quelques dents, oui. Une canine, deux pré-molaires. Le reste a dû être soufflé dans les décombres. J'avais encore ses empruntes. Je me suis demandée comment le petit gars auquel j'avais posé un appareil a pu finir comme ça. Je me demande s'il brûle encore, où il est.

Des larmes rageuses voilaient les yeux du médecin. En empoignant cette seconde corde sensible, Snow se souvint de la première. Il lui semblait à présent qu'elle tenait les rênes de cette guivre épuisée.

— Pourquoi Thalie est-elle dans le coma ?

— On ne le sait pas vraiment. Si je me fie aux lésions, un véhicule l'aurait renversée. Mais je ne peux pas y croire. C'est arrivé sur un vieux chemin dans les champs. Il y avait là presque un mètre de neige. Personne n'aurait pu rouler assez vite pour...

— Le Chat.

— Un chat ?

Face à la mine effarée de Philippa, l'adolescente se reprit.

— Un jour, j'ai vu une moto avec des skis.

— Qu'est-ce que c'est que cette affaire ? Personne n'a ce genre de véhicule à Hartland. C'est bien dommage, d'ailleurs, vu les hivers qu'on connaît...

— Est-ce que je peux la voir ?

Snow n'avait pas réfléchi avant de parler. Elle n'avait pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche, ni cherché le tact adéquat. L'instinct lui dictait d'aller à la rencontre de celle, depuis lors inconsciente, qui n'avait pas connu la chance d'Ashley d'être secourue in extremis.

Un peu à contrecœur, et parce qu'elle avait promis plus tôt de se plier à ses requêtes, Philippa conduisit Snow à l'étage, jusqu'à la chambre où reposait Thalie. Un petit corps de femme à mi-chemin entre la nymphe assoupie et le cadavre maquillé pour sa dernière cérémonie. Elle avait les traits sereins, ses boucles blondes comme les blés soigneusement coiffées et les ongles limés. En posant la question, Snow apprit que Philippa elle-même lui prodiguait ces soin, au-delà de ceux, médicaux, qu'exigeaient son métier.

— Ses parents ne viennent plus, murmura-t-elle, comme pour ne pas perturber le sommeil impénétrable de celle qui, sur le lit, les entendait peut-être. J'ai su les convaincre de la maintenir en vie, mais ils n'ont plus la force de lui rendre visite. Je veille sur elle jusqu'à son réveil... jusqu'à trouver le moyen de la réveiller.

Le visage ému de la doctoresse tremblait, comme tantôt. Snow se risqua à attiser une frénésie à peine palpable.

— Que représente-t-elle pour vous ?

Un rire triste ébranla les lèvres sèches. Philippa tira une cigarette de sa blouse, puis la jeune fille dans le couloir. Là, elle alluma la tige d'apparence artisanale et prit une bouffée, les yeux perdus par la fenêtre

— Tout, souffla-t-elle. Thalie était mon univers, ma raison d'être, ma bouée de sauvetage. Je m'en suis voulue, à ce moment-là, de l'aimer. Elle n'avait que seize ans, j'en avais vingt de plus. Je ne pouvais pas... Elle avait peur des aiguilles, alors elle m'a suppliée de chanter quelque chose pour la distraire. Je ne sais plus ce que j'ai fredonné, sans doute un air que j'avais entendu dans un bar, en Allemagne. Et puis elle s'est mise à l'entonner avec moi, à me dire des choses qu'on ne dit pas à un monstre.

— Quelles choses ?

— Qu'elle m'avait vue au milieu d'un rêve. Qu'elle s'en fichait du monde, de l'âge, du sexe. Je lui ai dit qui j'étais, ce que j'étais, et elle m'a aimée malgré tout. On a commencé à se voir en secret, à échafauder un plan pour s'enfuir, se mettre à l'abri... C'est drôle cette façon qu'à le sort de détourner nos rêves. Maintenant, il n'y a plus qu'elle et moi, prisonnières d'ici...

Alors Snow vit quels fleuves avaient jour après jour érodé ces joues striées par le chagrin ; le deuil d'une vivante. Avant de la laisser retourner à ces occupations, Philippa eut pour elle une dernière recommandation :

— On ne sait jamais quand il sera trop tard. Alors dis-lui toujours tout ce que tu dois lui dire.

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