3.24 - Alice

5 minutes de lecture

Sous le papier doré, un petit œuf en chocolat au lait fourré de caramel. Dans le papier bleu clair, chocolat blanc, praliné. Dans le brun, chocolat noir. Trop amer. Alice fit la grimace. Son préféré restait incontestablement le rose : aux éclats meringués.

La sucrerie ingurgitée, la petite blonde zieuta sa montre. Onze heures quinze. À flâner dans le bois à la recherche des œufs de Pâques, elle avait oublié de surveiller les aiguilles. Fort heureusement, cela faisait pile une heure que Snow avait disparu sous terre et Alice était revenue juste à temps près de la maisonnette abandonnée où son amie avait suivi l'homme au chapeau.

La porte était fermée à clef. Bon gré mal gré, elle se fraya tout de même un chemin, comme tantôt, le long de la façade dévorée par les ronces. Quelques épines la griffèrent. Enfin, elle atteignit la fenêtre du côté. Soulevé l'épais rideau de lierre, par-delà les arabesques des branches tortueuses et piquantes, à travers le carreau sale, elle devina sur le sol d'une pièce complètement vide les bords de la trappe qu'elle avait vue happer Snow, puis l'Auteur.

Une minute.

Deux minutes.

Cinq.

Dix...

Douze...

Snow ne refit pas surface. L'amertume du chocolat noir, en revanche, lui revint au palais. Pendant qu'elle se gavait goulûment, peut-être était-il arrivé malheur à son amie. Alice devait sans tarder aller trouver la police.

Elle se mettait en marche, bravant une nouvelle fois le roncier, lorsqu'une figure familière lui barra le passage. Le Chat qui, si souvent, s'était glissé dans sa chambre pour miauler ses prédictions, se tenait devant elle dans la lumière du jour, sa peau flétrie rabattue en bourrelets sur son torse rapetissé.

Alice déglutit.

D'instinct, elle fit volte-face pour se précipiter par l'autre côté. Là aussi, un vieil ami se tenait en travers de son chemin. Le Lapin, comme ratatiné, n'avait plus rien de la silhouette élancée qui s'était penchée sur son lit la veille.

— C'est vraiment toi ? s'étonna-t-elle.

Les deux créatures s'approchèrent sans mot dire et Alice, prise en tenaille, fut surprise de les découvrir presque aussi petites qu'elle.

— Vous devez me laisser passer, implora-t-elle. Mon amie est en danger. Vous comprenez ?

Du haut de leurs corps potelés, le Lapin et le Chat la fixaient, inexpressifs. Leur épaisse fourrure les protégeait des buissons épineux. À présent qu'ils étaient presque à sa hauteur, Alice en devinait les coutures abîmées et les jointures bancales.

— Non, ce n'est pas toi, comprit-elle. C'est juste la même peau...

Tu n'iras pas voir la police, gronda la voix grêle du chaton.

On ne vous laissera pas gâcher la fin du conte, approuva le lapereau d'un timbre de crécelle.

— Vous ne comprenez pas, insista Alice. Tout le monde se moque de moi, tout le temps. Tout le monde me trouve bizarre. Maintenant que j'ai une amie... maintenant que quelqu'un me confie une mission... je ne peux pas la décevoir.

Tu n'iras nulle part ! répétèrent de concert les bipèdes difformes.

Ne pouvant fuir par le bosquet spinescent, Alice chercha dans ses poches de quoi faire diversion. Elle ne trouva rien d'autre qu'une poignée d’œufs en chocolat qu'elle n'avait pas eu le temps d'engloutir.

— Et si je vous donne ça ? tenta-t-elle de les amadouer, main tendue.

Un instant, les créatures parurent tenir un conciliabule silencieux, comme si elles hésitaient. Puis elles tranchèrent d'une même voix :

— Non. On a déjà toutes les friandises qu'on veut.

— Vraiment ? Même les chocolats de Mr. Baker ?

Leur brève incertitude ne laissait aucun doute : ils ne connaissaient pas de gourmandises aussi délicieuses que celle du pâtissier d'Hartland. Ils crevaient d'envie d'y goûter. Rien ne pouvait cependant les contraindre à compromettre le Destin.

— Très bien, céda alors Alice. Je n'irai pas à la police. Je vous donne les chocolats, parce que nous sommes amis.

Sans se faire prier, les deux bestioles tendirent les pattes, au creux desquelles la petite déposa ses précieux œufs. Empêtrés dans leurs costumes, ils ne parvenaient pourtant pas à dérouler les emballages. Ils ôtèrent donc leurs moufles. Puis, le moment venu de mettre la première douceur en bouche, ils peinèrent à la faufiler sous leurs épais masques. Trop pressés de s'en délecter, voilà qu'ils soulevaient leurs faciès de carnaval.

— Garrett ? Hansy ? les reconnut leur ancienne camarade.

Ainsi démasqués, tous deux se trouvèrent bêtes.

— Pas le choix...

— … on doit t'emmener en-dessous !

Ni une ni deux, voilà qu'ils attrapaient chacun Alice par un bras.

— Je ne veux pas ! protesta-t-elle. Pourquoi vous y retournez ? Pourquoi vous ne rentrez pas si Queen ne vous a pas tués ?

— Avec la bête qui rôde...

— … c'est trop dangereux en haut.

— On dit qu'il découpe les enfants en petits morceaux...

— … et qu'il les met dans son saloir.

En tendant une oreille d'un jumeau à l'autre, Alice se figura qu'elle avait dû paraître tout aussi fêlée en répétant ses prédictions. Alors, l'affolement céda la place à une étrange empathie et elle se laissa porter sans plus opposer de résistance.

— Comment est-il ? s'enquit-t-elle.

— Il raconte plein d'histoires...

— … et il sait un tas de choses !

— Il ramène de drôles d'inventions...

— … que personne d'autre n'a en ville.

— Une télé toute bizarre qui ne fait jamais de neige...

— … et une moto qui vole sur les flocons !

Passant devant l'abri qui servait de garage, Garrett pointa du doigt l'engin, couvert par une grosse bâche. Pendant ce temps, sa sœur ouvrait la porte. Ils emmenèrent Alice jusqu'à la fameuse trappe. La fillette descendit la première, puis son jumeau, le masque félin renfilé, força leur prisonnière à la suivre.

Fiers de leur prise, le frère et la sœur glapissaient dans les galeries un chant de conquérants. Ils ne l'écoutaient guère se plaindre de la pénombre ou de sa cheville tordue. Ils la traînèrent jusqu'à leur fort de couvertures et la ligotèrent à un pied de table à l'aide des premiers foulards venus.

C'est avec un émerveillement ténu que la captive découvrait leur repaire.

— Vous êtes bien ici ? s'assura-t-elle.

— Oui, il y a plein de recoins pour jouer à cache-cache...

— … et on a tout un tas de jouets !

— Personne ne nous oblige à manger des légumes...

— … ni à faire nos devoirs !

Les jumeaux menaient la vie rêvée de tout enfant intrépide. Mais ils avaient mauvaise mine : le teint palot, les dents cariées, les yeux jaunasses. Alice n'enviait pas du tout leur liberté en carton.

— Et votre papa, et votre maman, ils ne vous manquent pas ? demanda-t-elle encore.

— Non, les parents c'est nul...

— … et ça ne fait que gronder.

— Ils voulaient tout le temps qu'on soit sages, qu'on travaille...

— … pour être aussi intelligents que Cress.

— On n'avait jamais le droit de s'amuser...

— … et un jour ils allaient nous enfermer, comme Cress.

— Mais nous on n'est pas Cress...

— … nous on veut pas mourir.

Une larme perla au creux de l’œil d'Alice.

— Vous ne voulez pas mourir, hein... alors pourquoi vous êtes déjà enterrés ?

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0