3.27 - Les Enfants du Royaume de Cœur

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« Affublé de divers déguisement, Andrea commença à s'insinuer dans les foyers d'Hartland à l'insu des habitants. Il rendit régulièrement des visites nocturnes à sa fille, Alice, et la familiarisa avec ces divers personnages. Dans le même temps, il persista à précipiter la ruine de Byron, qui retourna ses frustrations sur l'innocence Red.

« Reclus dans le bureau qu'il s'aménageait sous terre, Andrea coucha sur ses funestes feuilles les Prophéties d'Hartland : sept ans de malheurs qui en rythmeraient les festivités annuelles. Parce qu'ils étaient ses ennemis jurés, Erwan et Queen ne s'en tireraient pas vivants. Mais, en attendant leur mort inéluctable, ils souffriraient d'éternels tourments. À commencer par Erwan : aidé par les paroles d'une fillette, il jeta son dévolu sur son amie, la nièce du nouveau maire, Belle Castle. Coincés ensemble, ni l'un ni l'autre ne feraient jamais le deuil de leur frère ou grand amour.

« L'année suivante, l'Auteur envoya son manuscrit menaçant à Charlotte et son mari, qui travaillaient tous deux pour Queen, au comité de lecture de la Maison Delogre. Ils n'y prêtèrent guère attention. Sans doute ne s'y reconnurent-ils pas. Leur intérêt était plutôt accaparé par le roman de la talentueuse Cress Greenpea. C'est avec la ferme idée d'éditer cette voisine, aux parents intraitables, qu'ils prirent d'ailleurs la route pour une réunion d'urgence. Andrea déguisé en informa Alice. Alice le répéta à Ashley, la tendre enfant des Devair. Ashley, crédule, tenta de retenir ses parents. Temps dont l'Auteur disposa pour arranger l'accident. Trafiqua-t-il leur voiture ? Ou alors la chaussée ? Toujours est-il qu'il les tua.

« Nul de ceux qui l'avaient tourmenté jadis n'échappa à sa colère. Désormais actionnaire de journal local, la Clover Society fit la publicité d'un orphelinat sous sa coupe. Hameln et sa femme, incapables d'avoir un enfant, y adoptèrent le petit Pinutt : un garçon de bois qui dégoûterait le journaliste de ses propres sculptures. Cela ne devait rien au hasard.

« À force de sournoises missives, toutes les promises de l'oncle Henri prirent la fuite et, lui, écopa d'une réputation de tueur d'épouses. Jaloux de la savoir publiée, Andrea se fit aussi corbeau pour intimider Cress Greepea. L'écrivaine à succès sombra dans la folie, puis se donna la mort selon ses instructions.

« Il châtia également la doctoresse, non seulement pour sa conduite auprès de Ruby, mais surtout parce qu'elle avait fini par le mépriser, lui qui la forçait jour après jour à ressasser ses traumas de guerre. Comme il l'avait prévu, dès que Philippa trouva l'amour, Andrea l'en priva. Et c'est l'inoffensive Thalie qui fit les frais de sa colère divine. Par un sommeil sans fin, l'Auteur entendait la mort. Mais le Hasard, cette fois, triompha du Destin, et la douce enfant demeura en effet endormie, à jamais veillée par son amante éplorée.

« Le meurtre de Byron non plus n'avait pas pour dessein de rendre justice à Ruby. De fait, sans les viles machinations de l'Auteur, jamais Red n'aurait eu à subir les sévices de son propre père... Sans remettre en doute ses obscurs desseins, Andrea dirigea néanmoins vers la jeune fille une rumeur terrifiante. Il raffermit son dégoût et la poussa au crime. Bien sûr, ce n'était qu'un baptême, presque un entraînement. Red, le Chasseur d'Hartland, aurait bien d'autres bêtes à fouetter. Pour l'heure, le seul à connaître le visage du patron de la Clover ne risquait plus de faire de vague.

« Et Queen dans tout cela ? Jamais l'Auteur ne l'oublia. Après lui avoir ôté ses meilleurs amis, morts sur les routes enneigés, il s'acharna à salir son image. Il la fit accuser de la disparition des jumeaux Greenpea, qu'il garda avec lui sous terre, qu'il modela jour après jour pour en faire les fidèles serviteurs de son œuvre démentielle.

« Ne pouvant soutenir la méfiance de ses voisins, Queen dut quitter Hartland et, loin de l'emprise de l'Auteur, elle vécut heureuse quelques temps. Andrea le sut-il ? La laissa-t-il œuvrer à un bonheur qu'il prendrait un malin plaisir à pourfendre ? Qui peut le dire... Toujours est-il que Queen reparut un jour en ville, désormais tutrice d'une ado endeuillée.

« Pour une raison ou une autre, en écrivant son conte des années plus tôt, Andrea savait qu'elle aurait un jour une fille. Peut-être escomptait-il qu'elle en adopte une. Le Hasard, une fois de plus, empiétait sur ses plans. L'Auteur sauta sur l'occasion et, par l'intermédiaire de sa merveilleuse petite Alice, il monta Snow contre sa belle-mère. Andrea eut beaucoup de chance. Il n'aurait pu rêver exécutrice plus malléable. Déroutée par le chagrin et par cette nouvelle vie, Snow se laissa embobiner et bascula dans une paranoïa meurtrière. Elle craignait tant pour sa vie qu'elle n'hésita pas une seconde à tirer sur sa belle-mère... Ainsi Andrea offrit à sa vieille ennemie un conte qu'elle ne pourrait ignorer ; un récit brillant et fatal.

Pendu à ses lèvres, l'intéressé guettait avidement la suite de l'histoire. La conteuse s’enorgueillit du tour de force qui lui avait valu de captiver l'Auteur par la seule puissance des mots. Comme elle se taisait à présent, voilà qu'il insista :

— Et ensuite ?

— Je ne peux poursuivre qu'à trois conditions, décréta l'adolescente.

Chaleur et douleur baignaient toujours un pan de son crâne, mais elle était à peu près sûre à présent que son cerveau n'en coulait pas. Elle pouvait donc sans crainte faire languir l'auditoire solitaire.

Assis à sa chaise, l'implorant du regard, Andrea acquiesçait de la tête. Il lui mangeait dans la main. Jamais il n'avait espéré devenir le héros d'une histoire qu'il n'aurait pas écrite. Son propre personnage le fascinait.

— D'abord, annonça Snow, tu dois me confirmer que toute cette histoire est exacte. La suite en dépend. S'il y demeure la moindre erreur, alors le conte sera ruiné.

L'Auteur se retroussa les lèvres.

— Il y a une chose... Deux choses... En premier lieu, je n'ai jamais su que Queen aurait une fille. Par belle-mère je voulais seulement dire « mère de substitution ». J'espérais plutôt qu'une de ses écrivaillonnes lui mènerait la vie dure. Mais je dois reconnaître que la chance m'a souri : qu'elle ramène à la maison une garce de sa trempe, une petite égoïste qui n'a jamais songé qu'à sa petite personne...

Insensible à la pique de son ennemi, elle ne se départit pas de son léger sourire.

— Et l'autre chose ?

— À propos de Belle, marmonna Andrea avant de se racler la gorge. Je ne sais pas si je l'ai aimée. Elle écrivait bien mieux que moi, je haïssais sa modestie. Et tu vois... Comment pourrais-tu comprendre ? Sa plume ne voulait pas de moi. Je n'étais le personnage d'aucune de ses histoires. Elle peuplait toutes les miennes. De toute façon, maintenant, elle a gâché son talent.

Snow ne put réprimer un rire, mi nerveux mi narquois.

— La muse qui sauve Darena ? Tu appelles ça un personnage ? Tu as fait d'elle un simple courant d'air dans le palais de ton ego. Le pire, c'est que tu ne t'en rends même pas compte. Tu crois qu'un égard aussi minable t'autorise à lui pourrir l'existence. Mais tu as raison, comment pourrais-je comprendre ? Moi, je vois qu'une femme t'a aimé de tout son cœur, à en occulter tes défauts ; qu'elle a voulu te rendre heureux, pas sur le papier, pour de vrai. Mais la vérité, Andrea, tu la méprises, faute de la contrôler.

La mine de l'Auteur s'obscurcit. Il n'y a que la vérité qui blesse. Amusée par l'idée, Snow n'attendit pas sa réponse.

— Si tu veux toujours connaître la suite, ma deuxième condition est cruciale. Tu dois la conter avec moi. Il manquait une histoire dans le livre des prophéties. Tu la connais bien, c'est celle de notre première rencontre. Alors raconte-la-moi.

— D'habitude, en février... mais cette année... Henry a renoncé. Alors j'ai... il fallait en trouver une... Elle... depuis longtemps... parce qu'il y avait le manuscrit... Un jour... elle le récupérerait... et les contes...

— Le comble ! Un auteur qui ne sait pas conter !

Une flamme de rage incendia les pupilles d'Andrea, Snow sourit plus franchement.

— Elle t'a dit cela aussi. Lorsque tu as dû lire devant le club... Mince alors, je t'ai fait de la peine. Quelque chose me dit que tu n'accéderas pas à ma dernière condition, et pourtant... si tu veux la suite, il va falloir me détacher.

Elle s'armait déjà de mille idées de persuasion, prête à négocier son vœu, mais l'Auteur fut le plus vif :

— D'accord.

Joignant le geste à la parole, il tira de son trousseau la minuscule clé des menottes. Il libéra l'une des chevilles et s'éloigna aussitôt, debout contre la porte. Elle le dévisagea, et lui de ricaner :

— Je t'ai détaché... une jambe. Il fallait être précise.

Voilà qu'il y allait de son interprétation ! Cependant Snow savoura cette menue victoire sans demander son reste. Elle n'avait besoin que de sa langue pour triompher.

— Il ne restait à Andrea qu'à orchestrer le clou du spectacle, reprit-elle. La mort de son frère, Erwan. C'est pour cela que Red, le Chasseur, son bourreau, s'était durement entraînée. Bien conscient qu'elle ne pourrait s'empêcher d'intervenir si on maltraitait une femme sous ses yeux, l'Auteur était prêt à sacrifier Belle.

« N'est-ce pas ?

« J'imagine ce que ça fait : laisser dans l'ignorance celle qui t'aime aveuglément et décider de son sort à sa place. Tu te sens tout-puissant, là, maintenant ? Tu penses lui avoir offert un rôle à sa mesure ?

« Je vais te dire une chose...

« Moi aussi, je sais battre les cartes. Moi aussi, j'ai distribué des rôles. Et tu étais trop concentré sur ton script pour t'en apercevoir.

« Aujourd'hui, la malédiction prend fin.

« Aujourd'hui, les Enfants du Royaume de Cœur renversent le tyran de Trèfle.

« Adieu Andrea, Darena, Naader.

« Adieu tous les alters qui nourrissent ton ego.

À mesure qu'elle énonçait sa propre prophétie, la peur gonflait les orbites rougis de l'Auteur.

— Qu'as-tu fait ? s'affola-t-il.

— Moi ? Presque rien, je n'ai fait que raconter l'histoire.

— Tu te crois maligne, hein ? Crois-moi, je vais m'assurer que tu ne la racontes pas deux fois.

— Tu n'as vraiment rien écouté...

Le sang-froid de Snow vacilla pourtant, dès lors qu'Andrea tira de son pupitre un rasoir coupant. Lui qui autrefois rechignait à couper les steaks semblait bien décidé à la tailler en pièces.

Il était l'Auteur, après tout, et rien ne lui était plus douloureux que les mots. Des mots plus habiles que les siens. Des mots capables de déconstruire son propre récit, de balayer en un souffle l’œuvre de sa vie. Voilà ce que redoute l'Auteur. Snow avait pris le risque de l'attaquer sur son propre terrain et, au sens strict, elle avait triomphé de lui. Cependant, au bout du conte, elle était attachée sur une chaise et l'auteur fou, lui, libre de ses mouvements. Elle devinait le prix de sa victoire écrasante.

Snow recula autant qu'elle put sur le dossier de sa chaise mais Andrea, sa lame aiguisée à la main, se pencha sur elle et entreprit de lui ouvrir la bouche.

— Tiens-toi tranquille, la somma-t-il. Tu vas gentiment donner ta langue au chat, Snow. Si tu la tires sans faire d'histoire, tu auras la vie sauve. Qu'est-ce que tu en dis ? Tu as conté à merveille l'œuvre de ma vie, prononcé assez de mots pour toute ton existence. Cette vilaine langue, trop pendue, je crois qu'elle ne t'est plus d'aucune utilité...

Comme elle gardait la mâchoire résolument close, il apposa le tranchant juste à la commissure de ses lèvres.

— Puisque tu y tiens, je vais te redonner le sourire.

Le rasoir perça sa chair. Le sang ruissela sur son menton, l'univers réduit à un goût de ferraille.

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