3.26 - L'Auteur

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Au milieu des ténèbres, le frottement d'une pointe contre le papier. Des lettres esquissées en toute hâte dont le seul son, prégnant, ne permettait néanmoins de deviner les courbes.

Une main qui écrivait.

L'Auteur.

À son mauvais souvenir, les yeux de Snow s'ouvrirent grand et, aussitôt, une puissante douleur pulsa contre son crâne. Elle songea un instant que l'os était fendu, la boîte ouverte et que sa matière grise s'écoulait, molle et chaude, jusqu'au lobe. Elle voulut y porter la main mais la trouva prise au piège d'une glaçante menotte.

La lumière se faisait peu à peu à son esprit et à ses pupilles voilées. On l'avait installée sur une chaise, puis liée au montant, poignets et chevilles enserrés de métal. Remuant, elle ne parvint à faire glisser le siège que d'un pas de fourmi. Impossible de s'enfuir...

Attablé à son bureau sous l'unique lampe de la minuscule pièce, l'Auteur releva d'un même mouvement la tête et sa plume.

— Hmm, tu es réveillée... Je le savais. J'ai perdu la main depuis Thalie. À force d'écrire, les courbatures... Enfin, en ce qui te concerne, je n'espérais pas te tuer.

Snow tendit l'oreille, l'autre côté de sa tête assourdi dans cette chaleur humide. Combien de temps restait-il avant que sa cervelle entière se déversât ? Où en étaient ses alliées ? Elle ne pouvait désormais compter que sur le Temps, celui-là même qui n'avait eu de cesse de la prendre de court.

— Quelle heure est-il ? s'inquiéta-t-elle. Depuis combien de temps m'avez-vous...

— Midi. Allons, je m'en vais de ce pas préparer à manger. Quel piètre hôte ferais-je si je te laissais sauter un repas. Aimes-tu la purée ? Et la muscade, bien sûr.

L'Auteur rassembla les feuillets sur sa table, reposa dans l'encrier sa plume noire corbeau et s'apprêta à sortir par la petite porte de l'exigu secrétaire.

— Attendez ! le retint Snow. Vous avez écrit... un nouveau conte ?

La main osseuse de l'homme, toujours enchapeauté de son vieux haut-de-forme, glissa sur les pages tout juste griffonnées.

— Ça... Non. Ça c'est... Peu importe.

Il tendit une fois de plus les doigts vers la poignée.

— La police va débarquer, menaça la prisonnière. J'avais chargé Alice de les prévenir si je ne remontais pas, et vous avez eu la bêtise de me garder ici.

Un large rictus fendit le visage maigre de l'Auteur. Il s'esclaffa.

— Alice... Longoreille a tout entendu de votre petite conversation, dans les bois. Son frère et elle devaient s'assurer qu'Alice ne pipe pas mot. Je ne t'aurais pas laissé gâcher ma plus belle œuvre, tu sais.

— Votre Malédiction à deux sous ?

— Non, Alice. Je l'ai créée, je l'ai modelée, je l'ai écrite... Depuis tout ce temps...

— Avoir engrossé Lorina avant de disparaître ne fait pas de vous son père. Quoi ? Pourquoi vous froncez les yeux ? Vous me pensiez trop naïve pour comprendre ? Je n'y peux rien, moi, si vos mystères sont mal ficelés. À force de tirer sur toutes les cordes sensibles, vous dévoilez les vôtres. C'était si facile de vous brosser dans le sens du poil...

L'Auteur maugréa et, de hargne, chiffonna les feuilles tout juste écrites. Il les poussa dans la corbeille où s'amassaient tant d'autres.

— Tu ne peux pas me berner, Snow. Je suis le maître du Destin.

— Je ne crois pas qu'un fou ait jamais été maître de quoi que ce soit, à commencer par lui-même.

Estompée la peinture qui lui grimait la face, elle avait à présent devant elle l'homme, le vrai. Un homme qui aurait pu être beau, s'il n'avait pas été le Démon en personne. Ses boucles blondes, ses grands yeux bleus, la ressemblance était frappante.

— Tu as perdu ton précieux Temps, insista la jeune fille. Tu as trahi tes muses, tu as acheté l'amour de tes deux seuls adeptes avec des jouets et des friandises, et maintenant que la boucle est bouclée tu n'as plus rien à raconter, plus aucune goutte d'inspiration.

Les poings serrés, l'homme fulminait sans un mot.

— Je vais t'aider, poursuivit Snow, dont la souffrance peu à peu s'évaporait – signe peut-être d'un trépas imminent.

« Rien qu'aujourd'hui, j'accepte d'être ta muse. Laisse-moi te souffler une histoire. Je ne la dirai qu'une fois, parce que ce conte-là ne mérite pas d'être raconté. Mais il a une suite, qui elle me tient à cœur. Reprends la plume, si tu le souhaites, je parlerai doucement. Et si je ne puis finir, tu sauras l'achever. Es-tu prêt ? Alors voici le conte des Enfants du Royaume de Cœur.

« Il était une fois, un jeune garçon qui s'appelait Andrea. Il était timide, discret et aimait plus que tout inventer des histoires. Il avait pour jumeau Erwan, son parfait opposé : une petite brute prête à tout pour se faire remarquer, et qui à force de zèle et d'exploits sportifs parvenait malgré tout à gagner le cœur des gens. Leurs parents étaient très fiers d'Erwan et se voyaient déjà le fiancer à la fille d'une illustre famille. Pourquoi pas celle du maire ?

« Le bon maire Delogre, chasseur invétéré, s'entendait à merveille avec le couple de bouchers. Ils allaient même ensemble attraper le gibier. Le petit Erwan suivait avec entrain, mais Andrea traînait les pieds. Lui n'aimait pas l'idée de faire du mal aux bêtes. Grand rêveur, un peu poète, il faisait le malheur des parents qui ne savaient pas quoi faire de lui. Comme il rechignait à aider à la boucherie, ils en firent l'apprenti de son oncle, Henri Proe, tenancier du Blue Bird. L'homme n'était ni tendre, ni patient et le pauvre Andrea subissait ses bourrades dans l'indifférence de tous.

« Heureusement, Andrea nourrissait un espoir qui l'aidait à tenir. Le bon maire, l'ami de ses parents, était était égalementéditeur. Il avait peu de goût pour la littérature et déléguait les choix au comité de lecture, mais aussi à son ami de toujours, Charles Hameln, qu'il avait placé à la tête du journal.

« La fille Delogre, Queen, était elle aussi une lectrice vorace. Andrea espérait bien s'en faire une amie et intégrer le petit Club de Lecture qu'elle forma au lycée. Là, il était certain de se dégoter des admirateurs... ou des admiratrices.

« Seulement, voilà, Queen Delogre s'avéra sans conteste une peste capricieuse et, malgré toute l'amitié qu'Andrea lui portait, tous les points communs qu'il se trouvait avec elle, ce goût des mots qui les liait, elle le rejeta sans conteste. Pire. Comme il insistait, elle retourna contre lui la plupart de leurs camarades.

« Andrea eut peu d'amis. La plus proche, Brigitt Chandlers, s'amouracha de son frère, ce qu'il prit pour la pire des trahisons. Pourquoi ? Parce que ce frère le maltraitait, bien sûr, et lui disputait les faveurs de la fille du maire, dont il escomptait bien faire sa promise.

« Cette dernière s'amusait de la vaine rivalité qui animait les deux frères. Avec l'autre sœur Chandlers, Charlotte, elles ne manquaient jamais une occasion d'attiser le feu, de les retourner l'un contre l'autre. Queen boudait les prouesses athlétiques d'Erwan, mais savait le flatter et en faire son vassal. À Andrea, elle ne réservait que le plus froid dédain, refusant tout bonnement de lire les contes qu'il ne cessait de lui soumettre.

« De plus en plus désespéré, le pauvre paria chercha le soutien de ses semblables. Il y eut d'abord Ruby, la fille de la couturière. Elle ne refusait jamais d'apporter son aide à quiconque, si bien que les ragots le dépeignaient en fille facile. Elle fut une amie de bon conseil mais, dès qu'il découvrit que sa réputation n'était pas infondée, Andrea n'osa plus se mêler avec elle.

« Il avait vu, une nuit, Ruby rendre une visite impromptue à la doctoresse. Celle-ci l'avait délivrée d'un vilain fardeau, mais Ruby l'avait payé de sa chair... Cette mésaventure donna à Andrea bien des idées. Plutôt que de dénoncer Philippa Drake, il exerça sur elle un chantage permanent. Dans quel but ? Par malice, un peu. Mais surtout car la doctoresse avait vu du pays, connu la guerre et d'autres mœurs. Elle ne manquait pas de souvenirs à raconter. Andrea trouvait en elle l'émoi, l'amour le chagrin, tant d'émotions que lui s'interdisait, qu'il aurait été bien incapable de mettre en mots.

« Il écrivit, encore et encore, cette prose impersonnelle qui lui parut trop souvent impossible à dompter. Peinant avec ses récits, notre jeune rêveur s'essaya à d'autres arts. Il était bon aux cartes, bon au bluff, et cela fit de lui un magicien prometteur. Un jour qu'il s'entraînait à sa fenêtre, il captiva tant une jeune voisine qu'elle demeura debout dans la neige à l'admirer, jusqu'à geler sur place.

« Lorina Anders, l'Originale, s'avéra l'admiratrice pantoise dont Andrea avait tant rêvé. Elle était fascinée tant par ses histoires que par ses tours de passe-passe. Son admiration vira à l'amour, tandis qu'Andrea ne voyait en elle qu'une gentille marionnette qui flattait son ego.

« Car oui, Andrea avait de l'ego. Beaucoup. Assez pour se persuader de son talent d'écrivain. Assez pour occulter de l'histoire de sa vie la seule qui n'avait jamais cessé de le soutenir. Belle Castle. Elle était loyale, mais ferme. Elle savait le remettre à sa place. Elle écoutait ses histoires, lui prodiguait des conseils, mais ne l'encensait pas. Elle aimait Andrea du plus profond de son cœur. Mais qu'avait-il à faire de son amour, tant qu'elle refusait de le voir comme un virtuose ?

« C'est Belle qui intercéda en la faveur du garçon. Amie de Queen, elle lui permit d'entrer dans le Club de Lecture. Mais lorsqu'il soumit son premier récit – un récit qui, peut-être, n'était pas tout à fait le sien, qui peut-être empruntait aux conseils de Ruby, au vécu de Philippa, à la candeur de Lorina... Lorsqu'il en donna lecture, on se moqua de lui. Queen et sa clique allèrent même jusqu'à brûler son manuscrit.

« Andrea délaissa Lorina, de peur qu'elle nuise à son image. Mais ses histoires ne trouvèrent grâce ni auprès de la fille du maire, ni de la maison d'édition des Delogre, ni dans les concours du journal local. Il les haïssait tous. Il haïssait même Belle, qui continuait de le soutenir sans vouloir l'aduler. Seule l'Originale lui témoignait l'adoration sans borne dont il rêvait, et il tenta même de s'en satisfaire en cédant à ses charmes. Par malheur, il la mit enceinte. Un fâcheux accident qui d'abord l’embarrassa, puis lui donna l'idée d'un plan absolument machiavélique. Si ses œuvres ne pouvaient conquérir la ville, alors telle serait la besogne de sa progéniture.

« C'est ainsi que notre jeune auteur... Auteur, c'est beaucoup dire d'un type qui, finalement, n'a jamais mis son cœur dans une seule de ses lignes. Notre jeune auteur, donc, imagina un récit sans pareil, une mise en scène qui mettrait toute la ville à ses pieds.

« Après avoir découvert les vieux souterrains qui courraient sous Hartland, il tendit un piège au maire qui refusait de le faire publier. Une combine habilement déguisée en accident de chasse. Puis, à la veillée funèbre de sa récente victime, il orchestra sa propre mort, quitte à s'arracher des dents. Il avait vu Philippa faire. Tout était calculé : la dispute avec Erwan et Brigitt, qui devinrent les principaux suspects de son meurtre, puis parias à leur tour ; la galerie des trophées, où ce n'étaient pas les os et les chairs calcinées qui manqueraient... Andrea disparut sous terre ce soir-là, ne laissant que l'illusion d'un cadavre.

« Il sortit du tunnel par l'entrée découverte puis quitta la ville en coupant par les bois. Il s'exila un temps, changea d'identité. Il fit finalement fortune grâce aux cartes, en montant sa propre chaîne de casinos : la Clover Society. Il rumina pendant près de dix ans un projet de vengeance, se rendit de temps à autre à Hartland pour épier depuis son terrier la paisible vie de ceux qui l'avaient malmené.

« Heureux hasard ou habile machination ? Le fait est qu'Andrea compta bientôt parmi les plus gros joueur de son casino de Bismarck Byron Wolf, propriétaire foncier de quasi toute la ville. Doué aux cartes, notre vicieux héros n'eut aucun mal à le dépouiller de sa fortune. Andrea n'eut pas l'once d'un scrupule, car il connaissait bien ce vil personnage : celui qui, dix ans plus tôt, avait fini par mettre en cloque de force la pauvre Ruby. Arnaquer Byron Wolf, n'était-ce pas lui faire justice ?

« Ça l'aurait été, peut-être, si les plans d'Andrea s'étaient arrêtés là. Bien décidé à malmener ses anciens voisins, il racheta presque toute la ville, à l'exception de quelques bicoques dont, évidemment, faisait partie le magasin de Rosa Wood. La couturière vivait désormais avec sa petite fille, Red : le fruit défectueux d'un abus sexuel, méprisé par sa propre mère et biberonné à la violence. Andrea jubila devant pareille aubaine, et décida de faire d'elle son bourreau.

« Voilà comment débuta le tragique destin des Enfants du Royaume de Cœur : instruments de vengeance d'un Auteur sans remords, dénué de sentiments.

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