E.2 - Incroyable mais vrai

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Au 77 Claret Street se tenait une bâtisse cossue, toute de briques ambrées. Si l'on s'approchait de la porte, on découvrait un petit écriteau doré, sobrement gravé en lettres d'imprimerie : Wood'unit – détective privé. À la vue de la plaque, la secrétaire frémit.

— On ne va pas chez toi ? demanda-t-elle à son amie.

Sa joue raccommodée ajoutait à l'air narquois de Snow, dégainant son jeu de clefs.

— J'habite avec elle.

Le frémissement se mua immédiatement en crispation. Swan Ducker n'avait rencontré qu'une seule fois la fameuse Red Wood, sur une table du fond, dans le vacarme de l'Irish Pond. La jolie détective lui avait d'emblée donné des sueurs froides. Non qu'elle s'avérât particulièrement effrayante, ni virulente, ni même indiscrète. Tout au contraire, Red Wood ne posait que les questions strictement nécessaires et ne s'encombrait guère des rumeurs racoleuses dont tant d'autres auraient tâché de les assaisonner. Elle ne s'était pas non plus moqué d'elle, lorsque sa cliente avait confessé la raison, pourtant tout à fait ridicule, de sa soudaine requête :

« Vous me dites donc, Swan, que, depuis toujours, vous ne trouvez pas votre place au sein de votre famille ; que, souvent, il vous a semblé ne pas en faire partie. Et voilà que cette semaine, en épluchant un manuscrit qui aborde la génétique, vous vous rendez compte, parce que vos yeux sont bleus, que vous ne pourriez pas être la fille biologique de vos parents. C'est cela ? Eh bien ma foi, on dirait que le Hasard vous a tendu une embuscade ! »

Lorsque Snow avait proposé de lui présenter un détective, Swan Ducker s'était préparée à ce qu'on lui rît au nez. Mais ce limier en trench rouge avait accordé à ses divagations l'oreille la plus sérieuse. C'était sa façon de voir le monde : un canevas de possibles et de coïncidences où rien ne paraissait assez farfelu pour être invraisemblable. C'était cette sorte de crédulité prudente qui, en fait, pétrifiait sa cliente. Cette bouche soucieuse. Ces yeux comme une mer en feu. Une chose était sûre, Red Wood connaissait des réalités trop indigestes pour être crues. À la seconde de leur rencontre, Swan n'avait plus été bien sûre de vouloir les découvrir.

Désormais, rendue devant la porte du cabinet, il n'était plus temps de faire la cane.

Snow tourna la clef et les introduisit dans le hall exigu qui se scindait dès le paillasson, pour moitié couloir, pour l'autre escalier. Elle invita sa collègue à se débarrasser de son manteau et la guida le long du corridor, jusqu'à la porte du bureau qu'ornaient en rouge chromé les lettres DÉTECTIVE WOOD. Snow frappa trois fois. Avant même qu'elle entama le dernier coup de phalange, la voix rauque de la rousse s'éleva :

— Entrez.

La porte s'ouvrit sur Red Wood, attablée à son grand écritoire, cernée par la marrée de documents dont débordaient les affaires en cours. Les mains jointes, elle rehaussa du bout de l'index les épaisses lunettes qui habillaient son regard prédateur. Relevées dans un semblant de chignon désordonné, ses boucles rougeoyantes entouraient sa moue tachetée d'une aura incendiaire.

— Mettez-vous à l'aise.

Plus tendue que jamais, Swan se laissa docilement pousser dans le cabinet feutré. Elle tomba comme une plume sur l'assise molletonnée qu'avança sa patronne. Plutôt que de prendre place sur le siège voisin, cette dernière contourna l'écritoire et saisit à deux mains les épaules de l'enquêtrice. Sa joue lisse se creusa, à l'image de l'estropiée, et il sembla alors à Swan que sa cheffe souriait franchement pour la toute première fois.

— Avant toute chose, Swannie, j'aimerais clarifier un fait. Tu es certainement la meilleure de mes amies et je m'en veux de ne pas t'avoir conviée chez nous plus tôt. Si je n'ai pas osé, c'est parce que Red est...

— Carrément flippante, laissa échapper la secrétaire.

Elle le regretta aussitôt, se couvrit la bouche, honteuse, et guetta avec appréhension la colère qui devait s'abattre sur elle. Les yeux ronds comme des billes, Red et Snow se figèrent dans un silence glaçant. Mais, dès que leurs regards, hésitant, se télescopèrent, elles explosèrent d'une hilarité débridée, gorges déployées, les larmes aux yeux.

— Red, flippante ? s'esclaffa Snow. Oh, Swannie, si tu savais... Sous sa cape de renarde, c'est le plus doux des agneaux. Non, ce que je voulais dire, c'est que Red est ma compagne. La personne avec qui je partage ma vie. Romantiquement, je veux dire.

— J'ai saisi.

— Personnellement, je me fiche un peu de ce que quiconque peut en penser, mais la détective de renom essaye de ne pas ajouter de l'huile sur le feu... Les agents de la police ne voient pas d'un bon œil qu'une femme, et diplômée de psychologie de surcroît, se débrouille plus habilement qu'eux. Mieux vaut ne pas ajouter à cela une réputation sulfureuse. Voilà la raison de ma discrétion.

En même temps que ses nerfs se déliaient, ce fut au tour de Swan d'exploser d'un rire franc. Face aux regards interrogateurs des deux autres, elles essuya d'un coup de manche ses yeux dégoulinants. Elle pouffa à son tour :

— Mais enfin, Snow, c'est moi ! Tu aurais dû me le dire ! Ça fait dix ans que je t'imagine des vies cent fois plus sulfureuses !

Elle fit état de ses hypothèses les plus alambiquées, elles rirent de plus belle, l'enquêtrice la première, puis le calme revint. Retrouvant, bien qu'à grand peine, son air sérieux, Red Wood ramassa une pile de feuillets sur sa paillasse.

— Bon, revenons à nos moutons. En ce qui concerne ton cas, Swan... C'est bon si on se tutoie ?

Son masque ombrageux s'était définitivement affaissé, et Red paraissait maintenant la bonté même. La secrétaire prenait note, dans sa tête, comme elle avait coutume de le faire à longueur de journée. Tenue élégante mais absence de finitions : une sauvageonne en tenue de parade. La détective avait beau peser ses mots et les envelopper du plus soigneux vernis, elle n'avait pas tout à fait perdu cet accent de la campagne.

— Tu doutes de tes liens de parenté, je suis donc remontée jusqu'à ta naissance. Sais-tu où tu es née ? Non ? … Eh bien, cette année-là Mr et Mrs Ducker, deux pauvres artisans de la région des grands lacs, se trouvent dans le Minnesota avec des amis pour les festivités du 4 juillet. C'est là que Mrs Ducker perd les eaux, un mois et demi avant le terme prévu. Ils sont venus au train et son mari se retrouve à héler tous les véhicules possibles avant d'en dégoter un qui veuille bien les conduire à l'hôpital le plus proche. Par chance, la camionnette qui s'arrête est celle d'un maraîcher dont la femme s'apprête elle aussi à accoucher, étendue à l'arrière entre les cageots de laitues. J'ai recueilli des témoignages incroyables...

« Bref. Mrs Ducker et la femme du maraîcher entrent ensemble à la Clinique du Coin. Je veux dire « du Coin », c'est vraiment son nom. Mes enquêtes sont incroyables...

« C'est à peine un hôpital, tout juste une infirmerie attenante à une caserne de pompiers. Et ceux-là ont emmené danser la plupart des infirmières. Il n'y en a que deux qui s'occupent comme elles pouvaient des accidents de beuverie et de feux d'artifice. Et l'une d'elles, Germaine Mouse, que j'ai eu l'immense honneur de rencontrer – insupportable, vraiment – a eu la chic idée d'emmener en renfort sa pauvre sœur aveugle...

« Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vu les circonstances, le tohu-bohu et la préposée aux couveuses, qui n'y aurait pas mieux vu avec deux cache-œil, Mrs Mouse reconnaît que les poupons auraient pu être échangés... et l'ont été, en fait.

Une volée de frissons submergea la secrétaire. Après pareils exposé, elle se demandait si elle n'aurait pas mieux fait de rester le bec dans l'eau. Elle sentait bien, à présent, qu'on ne remonte pas le passé à la surface sans y laisser des plumes.

— Comment pouvez-v... peux-tu en être si sûre ? demanda-t-elle.

— La couleur des yeux, Swan. Ça ne casse pas trois pattes à un canard, dit comme ça, mais ta théorie était juste. Et cette maraîchère, que je connais bien, elle a exactement les mêmes yeux bleus que toi.

— Vous connaissez ma...

— Que tu connais bien ? s'intrigua Snow en chœur.

Elle n'était pas au fait d'un semblable détail. Et pour cause, Red n'avait pas osé l'en inquiéter plus tôt. Pour contrer l'augure troublant qui semblait les rappeler des années en arrière, elle prétendit malicieusement :

— Allons, Flocon, ça n'aurait pas été amusant de te donner d'emblée la chute !

Dans le même temps, la détective se leva, ajusta une énième fois sa lourde paire de lunettes et baissa la poignée de la porte qui, au fond du bureau, ouvrait sur un petit salon.

— Merci pour votre patience, accueillit-elle le couple qui se trouvait assis dans le canapé rouge. Et merci, surtout, d'avoir accepté mon invitation. Je sais ce qu'il vous en coûte, que vous trouver face à moi... Mais laissez-moi plutôt vous présenter Miss Swan Ducker, une bonne amie et collègue de Snow. Votre fille, comme je vous l'ai expliqué dans ma lettre.

Snow encouragea la secrétaire à franchir le seuil mais fut la seule à se figer, mortifiée, en découvrant les visages éprouvés des parents Greenpea.

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