Chapitre 1
Voici, la première stèle.
Soupirée en des râles éteints, haleines de disparition. Poignardé, empalé par des existences qui ne pouvaient me suffire. Mon règne, interrompu. Ma fatigue, mon épuisement. Réduit à suinter les teintes de mon bannissement dans des eaux qui me voilaient sa vue. Chaînes éphémères qui ne pouvaient pour des âges entiers retenir mes saignements. Ce sommeil d'exhémie coulera, et débordera, sur ceux qui ont voulus m'oublier. En ma dépouille résident les graines d'éternité que tu m'as offert. Semences vermeilles, enlisées sous les versants de ma chair.
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Éveil, écoulement sensible sur ma nuque, dans mon dos. J'entends. Le bruit de ruissellement lourd, de matières exsudées tout autour de moi. J'essaye de redresser la tête. C'est dur, mes muscles comme engourdis. Depuis combien de temps suis-je endormi. Les sensations unes à unes ciblées, je concentre mon attention sur mon corps. Je me sens embué d'un liquide épais qui m'entrave. Rive mes articulations. Son contact huileux qui m'enterre. Les paupières pleines de cette pluie boueuse, je lutte pour les ouvrir. Oui, enfin. Tout est si sombre ici. Pourquoi. Des surfaces de roches brutes, aux pores ouverts en de petites béances. Avec la récupération de ma vision, les odeurs, les nerfs relancés. Je sens les nuages de poussière statiques se déplacer en de pesantes gravités au gré de mes souffles. Je tourne la tête en des craquements secs. Je ne me souviens pas d'un tel endroit. Profond, oublié. Je m'habitue à l'obscurité qui ne m'est pas hostile. Pas étrangère. Une chambre. C'est une chambre. Je n'arrive pas à voir le plafond, trop haut, nimbé du manque de luminosité. Je devine plus loin, taillée grossièrement dans la roche, une ouverture, une sortie. Vers quoi. Où. Je baisse les yeux, regarde mon corps. Enlisé dans une noire susurration qui empêtre mes membres et mes inspirations. Je me trouve plongé à hauteur de mâchoire dans un bassin, dont je perçois les lisières débordées. Autour de moi, dans la pierre. Je devine les restes de structures taillées, épousant les contours insensibles qui doivent être miens. L'impression d'être gravé, partie intégrante de cet endroit. Les yeux refermés. Il me faut me concentrer, recouvrir l'usage de mes gestes. Je sens le liquide couler d'au-dessus de moi, comme une continuelle bave de poix, alimentant ces piscines de léthargie. Je suis encore sous les prises d'un sommeil trop long, je le sens.
Où sont les autres.
Mais quels autres. Je n'ai qu'un moyen de le découvrir. Lentement, comme redécouvrant les virtualités de mes formes, je m'anime contre l'exsudat qui m'emprisonne. Lentement, je me tire, je me traîne hors de cette fontaine négative, malade. Je dois reprendre mon chemin. Les remous compacts d'une matière statique, ancienne, ralentissant mes tentatives. Je sens liés à moi, chaînons fébriles, comme des liens qui souhaitent me retenir à ma place. Je ne peux pas. Je pousse sur mes membres, me hisse plus loin. Les ligaments encore trop solides qui s'accrochent à mes membres, lâchent les uns après les autres en des claquements sourds pour retomber dans la masse informe que je laisse derrière moi. Fatigante action, arrivé aux limites de ce lit je tente de reprendre mon souffle. Mes membres encore pris, entravés. Depuis combien de temps suis-je endormi. Je n'arrive pas à me souvenir. À retrouver les raisons de ma présence. Ce réveil encore occulté de stagnants voiles. Je me retourne péniblement, regarde ces espace que j'ai quitté. Bouches chitineuses, creusées en hauteur sur le mur d'où fuient les rivières mordantes. Entre ces lourdes cascades, dans la surface rocheuse, les marques d'une silhouette maintenant absente. Je comprends. Incrusté dans la pierre, abandonné pour des temporalités insoupçonnées. Mon empreinte désormais délaissée. Il n'y a rien d'autre ici, de toute évidence. Je presse les premiers pas comme gelés, douloureusement rigides sur cette roche friable. Tout cet air immobile, lourd, suffocant contre ma progression. Je rejoins l'entrée qui donne sur une pente creusé à même la roche. Des tunnels, des galeries m'attendent plus bas. Comment pouvais-je le savoir. Comment pouvais-je m'en souvenir.
Il y avait toujours de présente cette odeur de rouille ambiante, qui s'accrochait à tout ce qui pouvait passer dans son sillon, qui entrait dans son influence. Macérée, stagnante, après des mois déprivés de pluies pour venir l'atténuer. J'inspirais lentement, me pénétrais de ces humeurs oxydées, filandreuses. J'en laissais les marques teinter mes poumons. C'était comme boire une haleine d'ambre salie. Je regardais les grandes colonnes industrielles inertes qui se découpaient sur des fonds de crépuscule. La nuit n'était pas encore là. Partout les cheminées résidentielles qui précipitaient sa venue en élevant des bannières de souffre épaisses et compactes. Je disposais d'encore un peu de temps, d'un maigre sursaut avant d'enfreindre le couvre-feu. J'explorais à nouveau les connues constructions incestueuses de la raffinerie qui étendaient ses bras brisés, tortueux, métalliques excroissances qui se dispersaient sous mes yeux. Abandonnée depuis peu, comme les autres. J'errais sans précision ni but si ce n'était celui de marcher dans ces espaces ramifiées de tuyauteries, de ces gigantesques cylindres criblées d'échafauds et d'escaliers noirs, rongés par le temps, se voilant dans des teintes de métal corrodé. Je regardais les intrications étroites de cette installation qui il y a peu encore fut rythmée aux cadences d'industries brûlantes, crachant des nimbes de suie qui formaient les brumes nocives perpétuellement tournoyantes au-dessus des immeubles. Ce qu'il était facile de se perdre ici. De se dissimuler. Chaque corridor étriqué qui filait ses architectures s'ouvraient sur des béances de câbles, de rouages, de sous-bassement, d'espaces entre les murs. Toutes ces fondations aux couleurs de bronze entaché, couronnées des froides cheminées maintenant éteintes, côtoyant les ruines de ses ossatures délaissées. La luminosité déclinait. Avais-je gagné assez de temps, est-ce que cela avait été suffisant. Je ne pouvais risquer de rester davantage.
Je me dirigeais vers l'une des sorties possibles menant hors de ce complexe, passais le long des grillages défoncés, ouverts sur les flancs de constructions desséchées, oubliées. Reprendraient-elles un jour le vacarme de leurs furies, répéterais-t-elles les impacts de leurs actions calculées. Il n'y avait aucun moyen de savoir combien de temps durerait cette crise, jusqu'où se porterait les extensions de ces travaux constricteurs. Refermant toujours un peu plus la ville sur elle-même. Un grillage éventré en guise de portail, des chaînes cadenassées tentant d'entraver les entrées, en vain. Dispositif temporaire, bientôt tout l'endroit serait cerné, emmuré, comme pour les autres raffineries. Comme pour les autres quartiers. Je me glissais par l'ouverture, retrouvais le chemin des ruelles désordonnées, jonchées des bâtisses qui se répétaient dans le même silence persistant, leur saleté exposée impitoyablement à la lumière des luminaires vacillants qui brutalisaient mes yeux. Devaient-ils rendre la nuit plus claire que le jour. Ces habitations faites de briques à la couleur presque carmine, délavée, assombrie. Je n'éprouvais pas le besoin de voir les détails de ces superpositions en des confusions d'architecture, des prolongations d'insalubrité pour m'y retrouver. Plus loin, sur le chemin que j'empruntais, se trouvait une rue plus large, plus animée. Hors de question de continuer par là. De subir la présence de qui que ce soit vivant, respirant, se répandant continuellement entre ces murs. Il n'était pas nécessaire que l'on me rappelle la distance, le gouffre. À la première ouverture donnant sur une ruelle adjacente je m'enfonçais.
Étroits passages, toiles ramifiées dans des contresens constants, mangés par les pierres qui cédaient lentement sous le poids des années. Au moins les lampadaires étaient plus éparses, me laissaient respirer dans les absences de ma vision. Au moins n'y avait-il personne. Mes pas résonnaient sur les pavés, anciens et usés. Les halos jaunâtres vibrants, instables, m'exposaient les façades torves qui se penchaient dangereusement les unes sur les autres. Je connaissais ces chemins. Encore un peu plus avant de déboucher sur une montée, et je serais arrivé. La simple idée de rentrer, de me confronter encore, me rongeait. Lentement. Progressivement. La ruelle étouffée se séparait en plusieurs branches, se jetait en différentes directions toutes aussi tortueuses, branlantes. Je m'arrêtais. À l'une de ces ouvertures annexes, un garrot qui n'était pas là lors de ma dernière venue. Ici aussi, installé depuis peu. Mur noir et froid, rivé profondément dans la pierre des bâtisses alentours, brisant, compressant la matière centenaire pour obstruer entièrement le passage. Ces épaisses tôles d'acier sombre qui formaient un barrage de plusieurs mètres de haut, insurmontable, inattaquable. Alors ils avaient déjà commencé à fermer les accès de ce quartier. Je reprenais ma marche plus rapidement. La vue de ces amputations absolues me faisaient toujours le même effet d'étau qui se refermait lentement sur ma nuque, condamnant mes tentatives. Est-ce que je pouvais seulement espérer pourvoir partir d'ici maintenant. Successions de ruelles, interposées maladroitement par des générations différentes, pour la plupart empruntables malgré les débris et les détritus éparses qui jonchaient le sol. Perpétuels tiraillements d'angoisses rémanentes. Enfin, enfin cette réponse. On ne devait me refuser cela.
Certains espaces qui se dégageaient entre les immeubles, m'offrant les visions nocturnes de la ville enfumée. Les cheminées, sombres excroissances, qui suaient les verticales colonnes de charbons et de bois consumés, tapissant une seconde nuit dans l'air plein de ces retombées asphyxiées. Je remontais les districts découpés, en direction du quartier excentré, surélevé que j'habitais. Avec la hauteur, entre deux bâtisses écartées. Mon regard pouvant plonger jusqu'aux limites infranchissables.
Ces falaises de calcaire au teint maladif, taillées dans les flancs suintants de montagneuses vertèbres, accrochées par des lambeaux de brumes qui se fracassaient perpétuellement sur leurs arrêtes avant de se déchirer sur les tours et les toitures. Comme de tortueuses émanations, les arbres qui poussaient entre les failles se penchaient au-dessus du vide, étendaient leurs racines jusqu'aux lisières du possible. Je vivais dans un creuset. L'enclave de pierre enserrait toute la ville, la dominait de ses hauteurs écrasantes, méprisantes. Mais ce n'avait pas été assez. Les passages praticables, les crevasses, les chemins creusés étaient des possibilités d'échapper à la rance moisissure environnante, de fuir la poisseuse haleine qui transpirait de toutes les surfaces. Alors, de nouveaux remparts avaient été commandés, sous prétexte de sauvegarder l'unité qui faisait l'identité de la ville, de la sauvegarder des intrusions externes, des trafics échappant à la vigilance des autorités mises en places. Gargantuesques murailles de métal noir enfoncées dans la roche, encastrées de force pour en condamner définitivement toutes les sorties possibles. Les travaux duraient depuis des mois, et aux noms de sécurité, d'efficacité, devait à terme se refermer en une enclave rejoignant la mer et l'ancien port. Ce dernier était déjà pris, entièrement fermé par une porte immense que seul le courant nouvellement installé pouvait soulever. Pas d'échappatoires. Plaques épaisses sur plaques épaisses, vitrifiant sa périmétrie. La surface intrinsèquement lisse de ces tôles, sans accroc, commençait à être rongée par l'humidité, par le vent, par la rouille, par le temps. Mais les murs resteraient encore rivés bien après que la ville ne soit définitivement morte. Je me détournais de ce rappel concret de l'enlisement qui me retenait ici, pour remonter jusqu'aux marges où se trouvait mon domicile. Je montais une à une les marches, refoulais les possibles images de ce qui m'attendait. Constante répétition de paroles et de situations. Peut-être que la réponse serait arrivée. Peut-être que tout n'était pas encore perdu. Je pouvais encore me dégager de ces espaces, rompre avec cette vie. Arrivé devant mon palier, au bout de ce couloir gris mal éclairé. Je regardais la porte. Le bois à la peinture craquelée, usée par les années. Est-ce qu'elle était là ce soir. Est-ce qu'elle m'attendait de l'autre côté. J'inspirais. La réponse. Je ne pouvais retourner à l'extérieur de toute façon. Je me résignais à glisser la clé dans la serrure. Sonore résonnance des engrenages qui s'alignaient, je poussais lentement l'ouverture.
Silence.
Rien.
Alors, elle ne rentrerait pas ce soir. Soupir de soulagement ôtant une partie du poids accumulé ces dernières heures. Ces dernières années. Au moins serais-je seul. J'entrais, buttais contre des lettres postées qui attendaient qu'on les ramasse. Le battement de mes veines, brusquement interrompu. Je regardais les enveloppes à mes pieds, ne parvenais à m'animer. Et si la réponse y était. Je n'arrivais à me décider. Allons, tu as patienté toute ces semaines pour cela. Confrontons le postulat de cette situation, l'attente n'était plus supportable. Je me baissais précautionneusement, méfiant, redoutant ce que pouvait abriter ces mots. Différentes lettres. Des relances venant de ses employeurs, des rappels de loyers impayés. Je les passais une à une.
Là.
Ils avaient répondu. J'éventrais le papier, en retirais les mots qui pesaient tant. Lecture trouble, à essayer de concentrer mes yeux sur les lettres.
Rire nerveux, épuisé.
Je n'avais pu le retenir. Je laissais retomber mon bras, me laisser aller contre le mur, las. Les yeux fermés en des soupirs éteints.
Une convocation de recensement afin de m'assigner un poste dans les travaux d'aménagement. À présenter de toute urgence aux miliciens. Tout était donc effectivement trop tard. Je ne pourrais pas partir d'ici. Je devrais endurer ma mère, ma vie, cette linéarité.
Je regardais dans le vide, n'arrivais à me concentrer sur un objet en particulier. Cet appartement, cette présence. Plus de vingt ans à la côtoyer, à la subir quotidiennement. Dans ce maigre espace teinté de sa négligence. Insalubre continuité, les restes de nourritures délaissées, les surfaces tâchées de fluide que je préférais oublier, que je n'avais jamais réussi à nettoyer. Babioles, reliquats, morceaux inutiles empilés, entassés en des monts éparses que je ne pouvais que repousser plus loin contre les murs, qu'il fallait toujours enjamber pour progresser. Elle refusait de jeter quoi que ce soit. Encore ici alors. À respirer, à boire. Dans cette cuisine maculée de graisse refroidie, dans ces moisissures humides qui coloraient les interstices, dans ces collections de vêtements sales qui gonflaient tous les passages. Je me laissais aller vers le couloir, me forçais à ne pas regarder sa chambre pour rejoindre la mienne. Je marchais sur les affaires répandues. Je n'avais plus le courage pour ce soir d'essayer d'endiguer cela. J'essayais de m'enfermer dans le noir, les rideaux ne parvenant qu'à salir la luminosité. Essayais de me diluer dans le silence. Même là je pouvais deviner le motif des tapisseries arrachées, laissant les parois nues, offrant les saveurs de taudis. Les moisissures noires qui baguaient les tuiles, qui suaient des murs. Je tenais encore la lettre. La lettre qui me refusait, faisait perdurer ce qui n'aurait jamais dû commencer. Qui me rivait à elle pour des années supplémentaires. Sursaut de bile, grincement de mes dents, alors que je considérais tout cela. N'avais-je pas encore assez donné, répandu au nom de rien sur des sols médiocres. Toute ces années qui me revenaient dans les plus amers détails.
L'odeur. C'était l'odeur. Pas uniquement la sienne qui souillait toute cette purge. C'était l'odeur de la ville, transpirée conjointement par les murs et par ses habitants. C'était ce fumet de linéarité qui venait creuser ma gorge avec chaque inspiration supplémentaire. Toutes ces marques, toutes ces absences de personnalité, de notabilité. Toujours revenir vers ce même constat d'impossibilité d'éclat, d'individualité qui me ferait l'effet d'un poignard tourné contre moi. Réel. Sensoriel. Avec des conséquences. Plutôt que cette puante et détestable satisfaction du simple fait de vivre. Mais il n'y avait rien pour rompre cela. Je portais mes yeux sur ma fenêtre étroitement fermée, imaginais les mouvements qui reprendraient avec le jour. Non, ils ne vivaient pas. La vie leur arrivait, simplement, comme par accident. Je ne pouvais plus les voir, ni les entendre. Chancres répétés qui par leur simple présence me rappelaient ces minutes par milliers répandues et gâchées dans ce pourrissoir de satisfaction.
Et j'allais devoir rester. Endurer. Composer encore plus longtemps. N'était-ce pas assez d'avoir évasé toutes ces années en des attentes stériles qui ne portaient aucun fruit. Les fibres incendiées momentanément, consumées, de cette rage qui montait, s'étendait. J'avais encore du feu à répandre, à vomir sur ces structures placides. Mais pour combien de temps. Je relisais la lettre, ses mots vides, ses intonations formelles. Il n'y avait rien à attendre ici. Rien à éprouver, rien à ressentir autre que l'amertume de forces distillées. Même fuir, même fuir n'était plus possible maintenant que les sorties étaient fermées, les frontières surveillées. Les cavalcades internes enfumées, exhalées en des râles muets. Toute cette colère, cette rage qui irriguaient mes membres, qui échauffaient mes tentatives de trouver quelque chose, quelque chose de différent. Tant que je pouvais la sentir, tant que je pouvais me relancer avec ces fureurs, même si ce n'était que pour quelques secondes, je pouvais m'en sortir, je pouvais maintenir un semblant d'entité dans cet enlisement prolongé. La colère ne devait pas s'évaporer, me laisser vidé comme toutes ces autres soirées. Il n'y avait plus qu'elle pour m'animer.
La simple présence de mon matelas sous moi. Entaché de toutes les fois où je m'étais allongé, forcé à dormir pour raccourcir la journée. Couvrant la lie insalubre. Et je devais rester plus longtemps dans un environnement qui me poussait toujours plus à chercher comment annihiler les heures. Les migraines qui naissaient de ces trop longs sommeils forcés, de ces réveils constamment repoussés jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de dormir. Ce n'était que trop tentant. De suspendre tout cela. D'oublier tout cela. Avant d'attendre de nouveau que le soir tombe pour pouvoir recommencer. Je pouvais sentir dans mes râles la colère s'amoindrir, mes réactions s'engourdir. Cela arrivait si vite. Je n'arrivais plus à me maintenir.
Je distinguais les formes abhorrées de ma chambre dans la trop peu profonde pénombre fusillée par les éclairages extérieurs, incapable de m'offrir le repos de mes yeux. Toutes les interludes ne faisaient que repousser ce qui arrivait tôt ou tard.
À quoi bon. À quoi bon essayer. Je dédie ma vie au sommeil. Ne venez pas me réveiller. Dérive, soupir inane. Fin d'endurance.
Sonorités vagues, maladroites. Que se passait-il. Éveillé, extirpé par des bruits métalliques qui râclaient la porte, je me redressais. En l'entendant s'ouvrir je réalisais avec une attention soudaine. Je me laissais retomber.
Alors, elle était finalement rentrée ce soir. Ouverture brutalement refermée, je l'entendais laborieusement s'avancer, se heurter contre les murs dans les altérités de sa perception. Glissements, grattements. Je n'avais besoin de voir pour savoir. Trop ivre pour allumer la lumière, pour se déplacer normalement, pour se souvenir des dispositions de l'appartement. De ses mains elle s'avançait, essayait de trouver son chemin jusqu'à sa chambre dans des soupirs bruyants. Quelle heure était-il. D'autres impacts de chute rattrapée, injures à moitié étouffées. Je ne voulais pas entendre sa voix. Je ne voulais pas bouger. Enfin, elle arrivait, trouvait le seuil qui permettrait de s'écrouler. Je connaissais ses déambulations, ses gestes par répétitions forcées. Le grincement de son lit, le son de lutte contre ses vêtements qu'elle n'arrivait à retirer. J'avais conscience de ne plus être assez fatigué pour me rendormir. Ses chaussures jetées dans le couloir.
J'attendais.
Regardais le mur, immobile. Constellé des marques rances de l'humidité. Et après quelques minutes seulement, les respirations lourdes, ronflements graisseux qui résonnaient, creusaient dans l'opulence de sa gorge. Il n'y avait aucun moyen de ne pas rester éveillé désormais. Je me redressais, laissais mon regard se perdre dans les rangées de livre que j'avais amassé dans ma chambre. À essayer de donner un point de fixation à mes pensées. Ces reliures. Ces couvertures.
Pourquoi les livres. C'était l'apanage des atrophiés, de ceux incapables de vivre spontanément. Qu'importe la forme du récit, les sujets traités, les mots utilisés. Les lettres, sont un recul, l'action de battre en retraite face à l'instant. Avoir une image, et prendre le temps nécessaire pour la reformuler, revenait à trahir ce qu'elle était originellement, à la tordre sous les langues subjectives qui passaient sur elle à tour de rôle. Il y avait une distance incroyable entre le mot et l'image. L'expérience, spontanée, instinctive, immédiate, se voyait alors bafouée lorsqu'on l'encapsulait dans l'étroit carcan de nacre que constituait une page. Toute communication est une fraude, tout échange un leurre. Exprimer une idée, si ce n'était qu'en pensée, revenait à la reformuler, à lui arracher impitoyablement ses lambeaux de vie avant de la noyer dans l'encre, dans la salive, dans les pigments. Peu importait. Les livres étaient drainants, des entités parasitaires rongeant ce qui rentrait en contact avec eux, même des années après avoir été achevés. Ouvrir un livre, c'était relancer pour la millième fois le spectacle de son essence dénaturée, s'exposer à sa faim intrinsèque. Le souvenir n'était qu'une image martelée, déformée, qui s'insinuait alors dans le lecteur à son insu pour le dévorer de l'intérieur, ajouter un peu de sa vie à sa propre existence. Les mots ne sont rien si je ne peux me retrouver en eux. Les mots ne sont rien s'ils ne peuvent creuser dans ma chair. Les livres étaient gorgés de tout ce qu'ils avaient touchés, et renvoyaient l'image brisée de toutes ses personnalités sous la forme d'un amorphe amalgame, suintant et sifflant, identité faussement prise pour chose stable. Les étagères sont des tombes. Les bibliothèques sont des nécropoles. Les lecteurs sont des mausolées. Ils m'attiraient, m'avaient attirés. Lire n'était plus que le dernier expédient impitoyablement usé pour éviter l'inertie. Il ne fonctionnait plus. Les reliures de cuir étaient des prisons qui contenaient les échos brisés d'existences passées. Le créateur est le premier dévoré, celui dont la chair est la plus touchée. Mais il n'est que le premier d'une longue liste où chacun, en recevant sa propre identité dans les mots, lui offrait une nouvelle réalité, lui donnait de sa propre réalité pour qu'il puisse s'en nourrir. Et plus un livre ronge et creuse et gratte et suinte, plus il revêt de visages, de formes possibles. Les textes les plus connus sont ceux qui connaissaient le plus impitoyablement les plaies d'une faim sans fin que l'oubli et le dédain général ne sauraient totalement éteindre. Chaque couverture était la promesse d'un lambeau lacéré, condamné, qui viendrait se greffer sous nos yeux. Combien avais-je sombré dans cette recherche afin de ne pas avoir à regarder ce qui m'entourait. Ce qui m'animait.
Par à coup, sombrant dans un sommeil factice avant de revenir à une réalité que je ne parvenais jamais vraiment à quitter. L'impression que toute la crasse de l'appartement suait sur moi, que l'émanation de son corps se fixait sur mon visage pour investir mes pores. Je me levais pour aller laver mon visage, essayer de me diluer, ouvrant la porte du salon po-
La lumière. M'exposant sa chair.
Éveillée prématurément, elle aussi. Assise, comme toujours, sur ce canapé gorgé de ses débordements, de ses sécrétions les plus immondes. À boire. Instinctivement, je regardais ailleurs. Les vêtements par terre, les salissures, les tâches de graisse, les monticules d'affaires entassées. Tout, sauf son visage. Tout. Sauf son visage. La fumée de tabac. Les bouteilles renversées. Elle me parlait. Le sifflement qui me voilait ses mots que je connaissais déjà. Recommençait l'éternelle absence. Je faisais acte de présence, répétais les méandres automatisées de paroles vides. Je ne pouvais constamment me soustraire à ces échanges, m'éviter les confrontations nécessaires qui alimentaient l'illusion de liens, de rapports. J'écoutais sans entendre ses mots, offrais la justification de ma fatigue, du désir de se reposer pour m'émanciper. Et en réponse les fausses considérations affectueuses m'englobant dans des relents acerbes. Inutile d'enregistrer ces syllabes qui se répétaient depuis des années. Ma chambre se trouvait au fond de l'appartement, adjacent aux latrines. Je savais qu'elle avait recommencé à boire du moment que j'avais quitté la pièce, du moment que je m'étais replié de la seule façon dont je pouvais ici. Je n'avais pas le courage de sortir pour la fuir ce soir, je n'en avais pas l'impulsion. Et trop m'absenter lui donnait les prétextes pour tenter de se rapprocher. Cela allait être de plus en plus difficile désormais. Je préférais ravaler ma bile de temps à autre, me contenir quelques heures pour donner de l'apparence à cette situation. Assis, dans ma chambre, à me demander que faire. Les maigres étagères qui supportaient le poids de lignes déjà connus. J'essayais néanmoins de lire, de meubler le vide environnant, de vainement faire abstraction de sa présence. Les dizaines de minutes qui s'engouffraient les unes après les autres. Impuissance, extinction. J'attendais, passivement, que quelque chose arrive, que quelque chose se termine. Le temps qui passait par intervalles irréguliers, la nuit qui avançait. J'essayais de me forcer à m'endormir. Lente disparition, dérive de contrition abattue. Interrompu, par le bruit de grattements, de frottements contre les murs. Qu'était-ce. Je me levais pour ouvrir la porte de ma chambre, voir ce qu'il se passait, provoquait les étranges sonorités.
Ma mère. Entièrement nue, dans le placard ouvert qui faisait face aux latrines, en train de maladroitement essayer de s'accroupir en se retenant de ses mains contre l'encadrement. Elle puait l'alcool. Elle ne me voyait pas la regarder. Je restais un moment appuyé contre la porte, à considérer la scène. À quel point pouvait-elle renouveler sa bassesse. Elle continuait, à moitié endormie, encore ivre, à palper les surfaces autour d'elle, à tenter de s'asseoir sur un siège qui n'existait pas. Je me sentais terriblement las.
- Tu es dans le placard.
Elle avait relevé la tête dans ma direction, incapable de voir au travers de sa vue défaillante, restait immobile quelques instants.
- Non, je ne suis pas..
Les intonations de sa stupidité exacerbée par la boisson, pas son état second qui ne faisait que mettre en lumière ce qu'elle était profondément.
- Si, tu es dans le placard.
Répéter la même médiocrité constamment. Elle continuait de baisser sa croupe graisseuse dans le vide, persuadée de sa position.
- C'est faux.. Je suis.. Juste m'asseoir..
Elle grommelait, mâchait à moitié les mots et expirait plaintivement.
- Pour la dernière fois, tu es dans le placard.
J'avais élevé la voix pour qu'elle comprenne enfin. De nouveau elle s'était immobilisée. Elle clignait des yeux de manière répétée, faisant un effort visible pour revenir à sa situation. Relevée, elle était allée rejoindre la porte d'en face en me faisant comprendre son irritation. Je refermais la porte de ma chambre pour retourner m'asseoir sur le rebord de mon lit. Je fermais les yeux d'une fatigue qui n'était pas physique alors que j'entendais ma mère bruyamment uriner tout en poussant de légers gémissements de soulagement. Forcé d'écouter de par la porosité des murs qui me transmettaient tout. Expressions trop connues. Après qu'elle en avait terminé, je l'entendais se lever maladroitement, se cognant contre la porte en essayant de sortir, puis rejoindre sa chambre de son pas lourd et grossier. L'odeur d'urine fraîche commençant à se répandre jusqu'à moi, je savais que je ne pourrais pas m'en débarrasser. J'essayais à nouveau de m'endormir, dans les vapeurs alcoolisées qu'elle m'avait laissé. D'oublier que demain elle serait là, et que dans quelques jours il me faudra répéter une fois de plus les creux échanges pour sauver les apparences.
Malgré l'état dans lequel ma mère avait laissé l'appartement, j'essayais de lire, de m'occuper. Mais les mots défilaient sans que je ne les retienne, et je consumais des pages entières sans rien en retenir de ce qu'il s'y passait. La journée qui se traînait, s'alourdissait de mes tentatives de la rendre valable. Mémorable. Heures éreintées. Il fallait que je réussisse à aménager quelque chose, un espace, une sphère quelconque pour pouvoir évacuer, élimer toutes ces perspectives mortes nées. Mais il n'y avait pas de place. Il n'y avait que la certitude qu'elle rentrerait bientôt. J'avais un mal de plus en plus prononcé pour me concentrer, pour essayer d'aligner les phrases qui se tenaient sous mes yeux. J'étais perdu dans mes pensées, enfermé avec des images, des souvenirs qui me revenaient ponctuellement, traîtreusement. La vue de ma mère ivre suffisait à relancer toutes les fois où elle l'avait été. Toutes les mailles de mon filet étaient connectées comme un garrot. Toutes les mémoires se convoquaient les unes après les autres dans une chaîne qui achevait de cautériser mes efforts. Galeries chaotiques, sans ordre, qui pouvaient plonger loin, à des années en arrière. Les images d'elle nue chevauchant un inconnu poussant les gémissements dont j'étais encore fêlé aujourd'hui. Les expressions peintes sur son visage alors qu'elle était échouée ivre morte sur le canapé. Ses tentatives de m'approcher et de me réprimer lorsque je lui frustrais ses nécessités d'affections. Toutes les voix, tous les mots, tous les gestes, tous les actes, toutes les faces. Imprimées, retenues.
Je m'étais levé pour marcher le long de ma chambre, essayant d'épuiser le flot de pensées, de défouler la colère qui survenait à la convocation de ces scènes réactualisées quotidiennement à sa vue. Je me souvenais encore des plis de sa chair alors que je l'avais vu dans ses ébats. Les hontes et les amertumes d'années précoces. Précocement enfouie dans la lie, inhumée sous des lits de tourbe. Et je devais encore subir sa présence auprès de moi, tolérer son existence délétère. Peu à peu la fureur s'étiolait, perdait de sa vigueur. J'essayais en vain de la relancer en insistant sur les séquences les plus pénibles, mais elles me laissaient de plus en plus froid. Je me sentais soudainement fatigué, usé par le constat de cette réalité. Je regardais passivement autour de moi avec des restes d'hostilité éteinte, la mâchoire serrée, sentant les premiers signes d'une apathie qui allongeait ses bras humides autour de ma langue. À quoi bon. À quoi bon se débattre dans ce sac suffocant. J'usais en vain le peu d'énergie qu'il me restait. J'avais repris le livre pour essayer de m'y plonger, de me relancer d'une manière ou d'une autre, mais je ne parvenais même pas à lire une phrase complète. Je n'en voyais plus l'intérêt. Je le laissais simplement retomber de mes mains sur le sol.
Reprends-toi. Je me débâterais dans cette cage, quitte à m'en briser, quitte à rompre les dernières articulations qui me maintenaient en vie. Peut-être devais-je m'effacer jeune, m'embraser dans une convulsion de bile afin d'échapper à cette menace. Foncer contre les portes fermées du port, m'y écraser entièrement. Obtenir ma couronne prématurée de concert avec un suprême refus. Je me sentais respirer, ressentant les afflux sanguins chasser ces apathiques apitoiements, fileuses laminaires qui coursaient mes artères. Assez d'immobilisme pour ce soir. Je ne me laisserais pas entraîner dans ces fonds informes où les saveurs sont diluées en une même coulée flébile. Je ne me laisserais pas dénaturer au point de me conformer à des absences d'aspérités. Je n'oublierais pas ma fureur. Je n'oublierais pas ma bestialité. J'irais m'écrouler sur les remparts de cette ville en une dernière tentative de les briser s'il devait s'agir de ma dernière action. Mais je n'attendrais pas de m'effacer dans la fadeur de leurs ombres projetées.
Sortie. L'extérieur devenait plus froid. Vitrification progressive, les scellés qui condamnaient les immeubles, les rues contrôlées. Coruscation d'aporie prononcée, alors que je me perdais dans cette ville construite sur plusieurs étages. Je ne pouvais prendre le risque de dépasser le couvre-feu. Course effrénée entre les entrelacs urbanisés, à essayer d'épuiser les tensions qui criblaient mes pensées, de diluer ce qui ne cessait de s'accumuler. Porté sans me rendre compte des directions, aveugle aux entours, pris par mes propres écumes qui se répandaient à chaque pas, renouvelées par les perspectives de rentrée, de continuité de ces répétitions. Toute cette colère qui se répandait en poix sous mon visage, noyant ma vision, dispersant mon attention. Je me perdais à l'intérieur. L'aisance de mes progressions me ramenant à mon environnement.
Espace inhabituel, ce n'était pas l'un des passages que je m'efforçais normalement d'emprunter. Je me concentrais, luttais pour revenir à cette réalité. Emporté, à mes dépends, dans l'une des allées principales. Vaste, et bordée de rangées d'immeubles à plusieurs étages où la lumière de certaines fenêtres éclairées rompait les vieilles façades de briques sombres, nouées entre elles par des câbles qui offraient des toitures électriques à ceux qui passaient au-dessous. Exposé. J'étais exposé. Peu importait. Peu importait désormais. Je me laissais passivement aller sous la pesanteur de l'air, le long de cette rue pavée qui s'enfonçait en une pente, descendant vers les quartiers inférieurs, me faisant passer sous le niveau des habitations alentours. Sécheresse ambiante. Des mois et des mois sans véritables pluies. Non loin, je voyais le pont qui joignaient les deux districts, transperçant, surmontant l'allée en une arche d'où s'élevaient des bâtisses obscures dans la nuit.
Et l'espace d'un instant, j'en oubliais presque ce qui inévitablement échouait à emprunter ces larges artères. Au-dessous même de l'arche creusée, emplissant l'intégralité du passage, se tenait un des avant-postes. Grand pan de métal noir, à l'aspect huileux, qui fermait entièrement l'allée. L'intérieur rendu impénétrable par ses vitres au teint obscurci. L'accès cloisonnant les possibilités de circulation, nécessitant l'approbation des miliciens. Et il en était de même pour chaque grande ouverture, chaque transition entre les quartiers. Mais cet avant-poste était récent. Ainsi la ville se refermait toujours plus impitoyablement sur elle-même, sortie après sortie, garrotant ses propres veines dans une ivresse de contrôle et d'efficacité.
Je m'arrêtais au milieu du chemin. Je n'avais vu que de loin ces obstructions épaisses, ces plaques clouées dans la pierre même des bâtisses qui saignaient silencieusement des vapeurs de séclusion. Il était impossible de savoir combien de gardes pouvaient s'y trouver, si des gens y étaient enfermés. Au-delà des vitres teintées, la présence de la milice ne se limitait à ces seuls points d'ancrage. Les barraques étaient toutes connectées aux bâtiments alentours, réquisitionnés selon les besoins de la milice, vidés, puis investis. Habitations devenues sphère de surveillance supplémentaire, extension de l'acier qui courait maintenant sous leur peau. Les précédents locataires, adjoints aux grands travaux. Il était facile de penser voir des silhouettes fugitives dans le verre trouble des vitres. Il était facile de s'imaginer être suivi. De s'attendre à confronter l'un de ces masques à n'importe quel moment. La milice n'avait nul besoin de se cacher. Il lui suffisait d'être là, présente au travers des murs, au travers des menaces, au travers des recensements, au travers des disparitions. Inutile de rester là plus longuement, il n'y avait rien à voir.
Revenant de patrouille, une cohorte de gardes. Je m'engouffrais le plus rapidement possible hors de cette voie pour rejoindre des ruelles, essayais de quitter ce pan du quartier sans davantage m'afficher. M'avaient-ils vu. Imbécile, à m'offrir, m'exposer ainsi. Fausse indignation, éphémère pulsion. Les tracés tortueux qui remontaient lentement, s'écartaient de ce nœud qui imprégnait tout l'endroit. Je ne pouvais m'ôter l'image de leur silhouette en mouvement. De leur parure officielle, uniforme martial donnant l'aspect de bloc d'intervention. Sans aucun moyen de les démarquer les uns des autres, d'atténuer la violence qui passait à travers eux. Je m'arrêtais face au mur de la ruelle que j'empruntais. Grinçante connexion. Là, placardées sur les briques, élimées par la crasse et les intempéries, les affiches célébrant l'instauration de la milice, le projet de construction qui devait relancer l'économie de la ville. Sémiotique de triomphe, les uniformes aux masques sombres placés comme avant-garde d'une contrée renouvelée. Et j'en étais ici, finalement pour rejoindre les travaux forcés, pour participer à l'effort général qui n'aurait de fin. La ville avait désiré sortir de son impasse économique, de sa misère aggravée depuis des années.
Et, venue de l'extérieur, la promesse d'une solution. Groupuscule inconnu de ces contrées, proposant le projet d'un nouveau port immense, connectant entre eux les divers canaux éparses de la ville jusque-là à peine usés, installant d'épais barrages permettant d'en contrôler à loisir les affluents. Un rempart immense, capable de retenir les violences de la mer, de s'arroger avec sûreté son contenu. Et pour mener à bien cette entreprise de renaissance, une milice d'acier, mettant impitoyablement en ordre son organisation. Ce n'était qu'il y a quelque mois seulement que le contrat avait été passé. Comment oublier les marques de ses agents. De simples bandages de cuir sombre encerclant le visage, occultant la peau, sur lesquels était posé le masque d'alliage solidifié. Sombre, proche du fer dans son aspect, buvant les reflets. Mais d'acier, comme le reste. Il imitait grossièrement des traits humains déformés, transpirant la froideur, l'agression. C'était le visage de tous les gardes en fonction, sous le prétexte de prévention contre d'éventuelles représailles. Intimidation, protection des poignes rendues anonymes et silencieuses, qui se serraient sur chacune des gorges qui se trouvaient à portée. En un si court laps de temps, ils s'étaient montré efficaces. S'étaient répandus, avaient recrutés. Des branches entières de la ville maintenant amputées, ses habitants déplacés pour poursuivre les travaux immenses. Et pour s'assurer du bon suivi du règlement, les interrogations, les contrôles toujours plus prononcés. Il n'y avait plus longtemps à attendre avant que tout ne soit pris. Je voulais m'éloigner, prendre des détours, m'assurer que je n'étais pas suivi, que je n'avais pas alerté les gardes. Je pouvais apercevoir au-dessus de moi, s'étirant au-dessus des bâtisses, les longues et laborieuses traînées de fumées noires crachées par dizaines, hurlant la suie et la poix. Combien de ces sorties pouvais-je encore me permettre. Ce couloir semblait sans fin. Assez, assez de fuir. À nouveau je sentais monter les fureurs noires qui me prenaient si soudainement, comme sur le point de me plier, de me river au sol pour rompre tous mes membres et m'extirper en une bestialité incendiaire.
Je ne suis pas un homme, ni même un spectre. Personne ne me fera renier ma rage. Je m'y mutilerais, j'en deviendrais handicapé, je tituberais ivre de douleur. Mais il n'y aura personne pour me retirer ces quelques secondes, ces infimes instants où je suis en capacité d'avaler le monde tout entier pour le compresser en une perle noire. Ces secondes, tous les biens de la terre ne m'en feraient départir. Il ne m'est d'autres accès à mon règne.
À défaut de sceptre, je me draperai de la pourpre de mes hématomes.
Amputé de pays j'aurai mes râles pour royaume.
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