Chapitre 2
La descente. Lente. Silencieuse. Pourquoi tout est à ce point silencieux. Il devrait y avoir de l'animation. Du mouvement. Des vibrations. Je ne sais comment, mais je le sais. Ce tunnel se poursuit en divergentes ramifications, différentes voies qui se sont toutes écroulées sur elles-mêmes, me forçant à poursuivre. J'échoue enfin sur une ouverture débouchant sur une chambre parallèle, similaire à celle que j'ai quitté. Terreuse, souterraine. Mais il y a quelque chose d'inerte dans l'air. De sapé. Peut-être y a-t-il quelqu'un ici. Je m'avance dans l'entrée jusqu'à enfin apercevoir les formes que je pouvais identifier aux miennes. Je m'approche de cette silhouette placée au milieu de la chambre. Immobile. Figée. C'est une carcasse. Un insecte. D'une taille similaire à la mienne, ses membres recroquevillés, je peux reconnaître ce qu'il reste de ses ailes repliées. Ses mandibules suspendues dans les air, la surface de ses yeux noirs. Un coléoptère. Comprimé, contrit sur lui-même, comme écrasé par un poids immense, sa carapace translucide m'explicitant le vide qu'elle renferme. Desséché, abandonné. Que s'est-il passé. Je ne les avais pas vu au premier abord, mais les circonférences de la chambre sont pleines de ces coquilles évidées. Muettes en des sursauts d'agonies, leurs formes immortalisées dans l'extinction qui pèse sur l'endroit. Un nid. Il s'agit d'un nid. Je me souviens. Des grandes galeries, des ruées affairées d'insectes comme par légions. De tous ces éléments éparses. Mais je n'étais pas là pour les voir. Comment puis-je m'en rappeler. En me concentrant sur cet insecte effacé, je peux percevoir quelque chose. Quelque chose qui n'est pas réel. Des souvenirs. Par échos troubles, je peux sentir les moments qui ont définis sa vie. L'envergure des tunnels qu'il a parcouru, les espaces qu'il a creusé. Les bruits qu'il pouvait faire. Je peux presque voir les instants qui ont précédés sa mort. La mort de cette chambre. Quelque chose du dehors est tombé sur le nid, et tout s'est éteint. Un miasme. Les sonorités grouillantes, les mastications. Disparues. Est-ce pour cela que je me suis éveillé maintenant. Est-ce que l'intégralité du nid est perdu. Je dois chercher, trouver ce qu'il s'est passé.
Repoussant l'échéance, refusant de répondre à la convocation. Je me perdais, dilapidais mon temps, évitais toujours l'irrémédiable.
J'avais encore suivi une femme dans la rue.
J'avais voulu la faire mienne.
À nouveau, à vouloir les filer, à vouloir les prendre. À vouloir sentir leurs épidermes sous la tension de mes mains. Que me faisait cette vie. J'aurais dû l'empêcher de rentrer chez elle, j'aurais dû la confronter et m'imposer à elle. Assez, assez. Ces tiraillements de désirs informes qui contraignaient mes gorges épuisées. Que voulais-je. À chercher, encore et encore des chairs qui pouvaient me répondre. Il n'y en avait pas. Je pensais en avoir terminé avec ces complexions digne des masturbations les plus noires. Vomir. Je voulais me vomir. Cette sensation. Le poids derrière mes yeux. Cela faisait longtemps que ce ne m'était arrivé, que je n'avais éprouvé le besoin de ressentir ce malsain sentiment de libération flagellée. Je m'éloignais des embouchures pouvant contenir des présences malvenues, cherchais le fond de ruelles fermées. Arrêté dans la jonction insane de deux bâtiments, surplombée des gouttières et des canalisations chargées des déchets de ses habitants. Juste devant le mur d'acier qui bloquait l'accès. Il y avait une porte creusée dans sa surface, seul passage possible entre les districts dont seuls les gardes possédaient la clé. L'endroit me semblait propice. Inspiration. J'écartais les plis de mon manteau, m'appuyais d'une main contre le mur. Chasser, chasser ces envies de sexe atrophié. J'enfonçais l'index et le majeur dans les fonds de ma bouche, les faisait glisser sur ma langue pour en provoquer les fondations. Congestions musculaires, convulsions salivaires. Moins de bruit. Plus profond. Suis la voie des réflexes congestionnés. Je recrachais à mes pieds le premier élément rejeté, nimbé d'une pellicule de bile. Encore. Les doigts, à nouveau, enrobés de ces exsudats de digestion interrompue, grattant les arrières de ma gorge. Agitation plus aisées, je vomissais l'acide de ma journée ingérée. Non, je vomissais le poids de mon instabilité, me rachetais pour une heure une posture de légèreté que je n'aurais pas encore souillé. L'odeur de mes propres corrosives fermentations qui émanaient de ce désir avorté. Stérile, stérile. Ma trachée noyée sous l'acide que je savais si bien me sécréter. Une dernière fois. Les doigts, plongés jusqu'à leur lisière, insistants dans leur position pour amener la débâcle de mes intestins. Refus de mon corps. Insistance, creuse les limites. Ultime ouverture vers l'extérieur de biles sonores. Je ne pouvais plus. Je me tenais toujours contre le mur, reprenant mon souffle, les yeux rougis par l'effort. Je me sentais mieux. Pas moins sale, mais moins alourdi. Ce qu'il était facile de se complaire dans cette posture, de repousser sur l'environnement les raisons de ces situations, de se racheter à ses yeux avec un acte de mal être concret. À l'image d'un homme atteint trop jaloux de son mal qui lui permettait de se définir. Mais je me sentais mieux. Je regardais goutter de mes doigts les restes répandus, s'étirant lentement dans les airs avant de rejoindre le sol. Lassitude. Soudaine. Brusque. Pourquoi faisais-je cela. J'aimerais ne pas avoir à en arriver là. Ne pas avoir à subir les conséquences de mes tentatives de contrôle. Ne pas être contrit par ces absences de réceptacle et par ces compulsions animales.
Je regardais dans les nuées qu'éteignait la nuit, s'alourdissant au-dessus de l'océan. Depuis quand ne l'avais-je pas vu. Depuis quand ne l'avais-je pas éprouvée. La lune. Tout était si étouffé. Une brise légère, fraîche venait caresser ma peau, chassant brièvement la fatigue, clarifiant mes pensées sur l'instant. Je repensais à la lettre. À ses mots. À sa convocation. Je rentrais, pris jusque dans les plus obscurs tréfonds de ma gorge d'une hostilité qui me consumait lentement sans pouvoir trouver d'exutoire.
Deux pas seulement.
Je la voyais écroulée sur le canapé, sa chair débordante, les sourcils froncés sous l'influence de ses rêves d'ivrogne. Elle agitait mollement sa tête, d'où pendaient de sales cheveux grisonnants. Je me précipitais dans ma chambre. À peine entraperçu son visage me criblait de sarments acides. M'enterrer, profondément. M'enterrer toujours davantage pour ne plus voir ce monde, cette réalité acerbe. On ne me laissait pas, on ne me laissait pas penser, respirer. Il fallait qu'on me pourchasse, qu'on me ronge toujours plus. Je devais fuir, encore et encore sans possibilité de m'arrêter si ce n'était qu'un instant. Ils venaient toujours gratter contre les parois de mes abris, toujours plus frêles et inutiles. Je ne pouvais rien faire de décisif et qu'importe la fureur que j'emportais avec moi pour les rencontrer, ils revenaient toujours. Ce même bruit incessant qui creusait une tombe dans mes cervicales. Il n'y aurait pas d'arrêt, pas de répit avant que je ne sois désossé, les membres disloqués et dévorés par mes propres entrailles grouillantes. Il n'y avait que l'usure et la bile pour me décomposer de leur substance. La peau retournée à vif, la clôture de mes lèvres, rompue.
- Je ne suis qu'une lente décomposition qui ne sait quoi faire de sa matière putréfiée. Je ne sais comment me débarrasser de ce suc qui macère et continue de pourrir là où il aurait dû depuis longtemps se dissoudre.
Je suis mort et la vie ambiante est en train de me rendre fou. Je l'entendais dans le salon, frapper de ses jambes le canapé, répétant continuellement dans son sommeil les exclamations inconscientes. « Et non, et non, et non ». Cette voix chargée des tonalités de l'ivresse. Comme je la connaissais intimement. Plus que toute autre chose. Chaque inclinaison, chaque intonation altérée par la moindre goutte d'alcool. J'aurais pu ériger un tableau pour en exposer les différenciations. Je levais mes yeux transis de fièvre pour regarder les creux dans les murs, dans la porte fermée qui ne bloquait nullement les élucubrations nocturnes de ma mère. Les impacts de mes coups, les stèles de mes accès de fureur solitaire. J'en ressentais encore la douleur dans mes mains. À chaque fois je savais à quoi m'engager, à quel point ces accès se montraient futiles. Mais je ne pouvais me retenir. C'était soit me briser, soit la briser elle. L'écrouer. Il me restait encore suffisamment de sang-froid, de lucidité pour ne pas me porter à cette erreur. Je ne me condamnerais pas à cause d'elle. Je ne me laisserais pas ravir les hypothétiques chances de partir pour me faire enterrer dans cette ville morte. Encore à espérer. Encore à espérer une altération dans cette course.
La soudaine réalisation, que je devrais écumer seul le fil des crépuscules. Cette vie, ce monde. J'agonisais de solitude. J'étais en train d'agoniser de solitude. L'endurance, l'endurance et son échéance me terrifiaient. Qu'est-ce que l'endurance ferait de moi. Quand est-ce qu'elle me briserait, quand est ce que je m'exploserais avec les autres en un fracas d'os brisés et de ligaments déchirés. Les mares putrides de ma propre macération acceptée. Je pouvais en sentir les lointaines et sentencieuses saveurs. Elles étaient là, dormantes sous ma langue, prêtes à se lever à n'importe quel instant, s'amplifiant de mes déchets, de mes pensées les plus avilies. Envenimé. Le poison n'était pas à l'extérieur. Il était là, courant partout le risque d'infuser le dessus. La roue, le moteur de ma corrosion progressive, nourrissant mon isolation, affermissant mon propre étranglement. Jusqu'où me porterais-tu, jusqu'où pourrais-je le supporter. Il n'y aura pas de brèche instantanée. Mais qu'une lente fêlure, insidieuse, vicieuse, consentie. En remarquer les progressions ne révélait que trop tardivement sa présence. Peu m'importait. Je voulais juste que tout s'arrête. Je voulais juste m'endormir et m'évanouir le plus longtemps possible hors de ce tout. C'était la seule et unique chose qui présentait un quelconque intérêt valable à mes yeux. Abandonner ce soir encore. Échouer ce soir encore. Et mourir toujours plus longuement dans la digestion de cette fausse fatigue. Je regardais malgré moi la petite horloge posée sur ma commode. J'avais essayé de la tourner contre le mur, pour ne pas la regarder. Mais je revenais par réflexe pour vérifier l'heure. Pour voir à quel point le temps n'avançait pas. Pour voir à quelle heure honteuse je lâchais prise. Toutes mes tentatives avaient échoués. L'engourdissement était maintenant total. Je m'abandonnais à mon lit. Échouer. Ce soir encore.
Lendemain, couvre-feu enfreint. Incapable de rentrer, incapable de supporter cela plus longtemps. Écume toujours plus le vide, talonne la misère qui te réclame. Toujours à déambuler dans les quartiers en marge, les envers les plus conspués. Mes pensées, interrompues, par des échos. Feints, distincts. Lointains. Qu'était-ce. Une agitation, sons venus de plus haut, de là d'où je venais. Des rumeurs de course. Encore trop proches à mon goût. Je m'écartais, reprenais les tracés informes pour quitter ce quartier. Ce n'était pas l'endroit pour se faire pren-
Sirène stridente brutalisant la nuit, martelant mon ouïe en une panique froide, douloureuse malgré la distance.
Le sifflet des gardes. Je m'étais instantanément raidi. Vite, je devais me dépêcher, quitter cet endroit immédiatement. Les passages indistincts, me rapprochant des lisières, des limi-
Encore un coup de sifflet, plus proche, les sonorités de course se rapprochant dangereusement. Entrelacs obscurs où disparaître, j'apercevais les murs qui me séparaient de l'au-
Adjacente à moi l'explosion d'une palissade. Une frêle barricade de bois entre deux bâtiments traversée par deux hommes, s'écroulant à quelques mètres seulement. Une sacoche qu'ils portaient avec eux, jetée, fracassée en un bruit de verre brisé contre la pierre. Je me jetais dans l'embrasure d'un immeuble détruit, caché par les pierres écroulées, incapable d'aller plus loin.
L'un des deux hommes s'était relevé maladroitement pour reprendre sa course dans la nuit, abandonnant l'autre au sol. Plongé dans l'ombre, la seule lueur venant de l'ouverture qui venait d'être faite, détachant avec peine les contours de sa silhouette. Tâtonnant, sur le point de se releve-
Deux chiens passant au travers de la barricade brisée pour se jeter sur lui, le maintenir au sol en déchirant ses vêtements, en attaquant ses bras et ses jambes, le traînant impitoyablement par terre. Un troisième détalant dans la nuit, en quête de l'autre. Mais ici. Roulements impulsifs de nuques à essayer d'ouvrir leur prise. Tentative de s'écarter, sa jambe tirée en arrière en un déchirement férale. L'homme essayait de se défendre, de repousser les gueules déchaînées en poussant des cris de douleur terrifiée. De les fuir, de les écarter. Mais il n'y arrivait pas. Je m'enfonçais autant que possible dans l'ouverture brisée, taisais ma respiration, regardais les chiens sauvagement lacérer leur prise avec de frénétiques mouvements de mâchoire. Tandis que les cris paniqués se mêlaient aux grognements animales. Accalmie dans l'assaut, comme convenu, comme une dernière goulée d'air avant de sombrer. Stase de chair. Immédiatement les chiens se précipitèrent de nouveau pour ravager, déchirer cette fois sans limites. L'homme renversé sur le dos, essayant de repousser de ses bras les gueules ouvertes qui s'acharnaient contre lui, mais il se débattait, se débattait en vain. Les chiens lacérèrent la chair jusqu'à atteindre son visage, écartant, mutilant les membres sur leur chemin. Une gueule plongea sur la gorge dont les dents fouillèrent profondément. Les hurlements laissèrent place à des bruits d'étouffements noyés accompagné de gesticulations, de spasmes tandis que les crocs continuaient de maintenir fermement leur emprise.
Puis le silence, l'inertie.
Une telle fureur. Une telle violence.
Les gestes meurtriers de ces muscles entraînés, calculés pour se refermer sur de telles réalités. L'ivresse de leur traque. À quelques mètres à peine. Malgré l'immobilité de leur proie, les bêtes continuaient à s'y défouler, à chercher à en écarteler les lambeaux. À en rompre les articulations. La mâchoire toujours fermement fermée sur la gorge brisée. Rigidification de tous mes souffles en voyant un garde passer l'ouverture. Son masque d'acier regardait le corps, avant de faire signe aux chiens de le suivre. Et les chiens s'effaçaient, haletants sous le regard de leur maître, resté impassible. Mes paumes contre mon visage, me rappelant à moi, quittant la stase. Seul. Oublié. Je regardais aussi. À côté du corps, sa besace ouverte, vomissant les tessons brisés de bouteilles d'alcool. Un contrebandier. Phalange du marché noir, limaille du limon secret. Je m'écartais, comme ivre de ces humeurs de musc et de peur, de gorge et de langue en chaleur. Sur le chemin du retour, fébrile, entre deux bâtisses écartées le spectacle de la ville offerte en un vaste panorama, allant jusqu'aux distantes falaises. Et là, sous les remparts, la plaie. Crevasse immense au cœur même de la ville, le creux sensé abriter le futur port, joignant entre eux les canaux éparpillés. Les installations électriques, alimentant les entraves qui permettaient de faire des barrages, de vider les lits de leur contenus afin de permettre les travaux. À terme, l'eau pourra être retirée et rendue au gré des besoins et des volontés. D'où je me tenais, je pouvais d'un seul regard en épouser la superficie. Comme un impact, comme une perforation aux conséquences sismiques. Tout cela seulement en quelques mois. Ce n'était pas un chantier. C'était un puit. Et c'est ici que l'on m'attendait.
Lendemain. J'avais décidé d'aller à cette convocation. Juste avant les horaires de fermeture. Il n'y avait rien à faire de plus. Que l'on décide ce qui doit être décidé. Le soir n'était pas encore tout à fait tombé. Mais les luminaires activés prématurément martelaient mes rétines. De nouveaux lampadaires installés pour éclairer les ruelles éparses, chaque semaine diminuait l'obscurité au profit d'irradiations toujours plus écorchantes. Je m'engageais sous les lumières inquisitrices qui m'exposaient, impassibles, indifférentes, me dépouillant de toute forme de retraite. Pas de détours, pas de contournements possibles pour l'endroit où je devais me rendre. L'une des casernes principales, écale martiale, alourdissant et vitrifiant l'air. Chaque quartier avait la sienne. Une longue marche, à la vue de tous. D'autres personnes étaient là, marchant, respirant, existant, mais je ne les regardais pas. Je ne voulais pas les voir. Je subissais leurs regards transperçant ma peau pour se creuser une place dans les mouvements de mes muscles raidis. Je me retenais de chercher un visage, de fantasmer des paroles, des échanges, des relations. Je serrais la lettre de convocation dans la poche de mon manteau. Il n'y avait plus rien à espérer. À quoi cela allait-il mener. Quel travail allait-on m'attribuer de force. Déblaiement, manutention, pavement. J'étouffais au milieu de spectres troubles qui filaient les circonférences de ma vue. Je me sentais comme une bête en cage que l'on allait très lentement dépecer et éventrer. Je ne regardais personne. Je ne pouvais pas le supporter. Les formes passaient et disparaissaient les unes après les autres sans que je ne relève les yeux. J'arrivais. Je le sentais aux vapeurs d'acier qui commençaient à m'agresser. Forme féminine sur ma trajectoire, je n'avais pas le souffle nécessaire pour laisser courir mon imagination. Je m'écartais, déviais mes pas pl-
Passant en ma proximité j'apercevais sa main. C'était une fausse. Croisement de mouvements éparses l'espace d'une seule seconde. Je me retournais pour la suivre du regard, ne pouvant apercevoir que son dos. Je voyais pendre à ses côtés la prothèse noire et rigide qui commençait à partir de son poignet. C'était la première fois que je voyais une femme ainsi mutilée. Je suivais des yeux le tracé de ses pas qui partait en sens inverse, regardais les filaments profondément noirs qui formaient le voile de sa longue chevelure. Elle s'éloignait. Piqué, aiguillé. L'infusion inattendue de mes lèvres dans le sillon de son existence. Elle s'éloignait.
Hors de question.
Je me détournais, et prenais sa direction. Les réverbères à rebours, je remontais le long des rues, loin des destinations abhorrées. Ne te retourne pas. Ne montre pas ton visage. J'aurais presque pu dire qu'elle vibrait dans l'air ambiant. Je la suivais, comme j'en avais suivi d'autres, ne pensant qu'à elle, lui consacrant toute mon attention. Comment avait-elle perdu sa main. Avait-elle eu mal. Elle tranchait les rues pour se perdre dans des ruelles en rénovation, interdites au public, tandis que je lui fixais les traits imaginés sur le modèle de sa main. Ne te retourne surtout pas. Laisse-moi me gorger de toi, juste cette fois, loin de tout cela. Reformer les traits de ton être selon mes impulsions. Je n'avais aucune idée d'où j'allais, d'où je me trouvais. Disparaissaient les grandes allées illuminées dans mon dos, et avec elles, les tiraillements de mon crâne. Je passais entre les lances dressées des échafaudages qui célébraient nos avancées, levant pour nous les toitures de planches et de mannes usées qui nous protégeaient des regards qui n'étaient bienvenus. Le sentiment de traque me quittait sous l'infusion de ses possibles plaies. J'entendais, à mesure qu'elle s'avançait dans les ruelles obscures, le son du métal qui grinçait langoureusement. Engagée, sous des arches de structures entrelacées, drapés de bâches malmenées, les couloirs que formaient les échafaudages se prolongeaient, nous perdaient dans le rythme de leur construction. Je m'imaginais son bras défiguré, sa peau lacérée. Grincement éprouvé, toujours plus fort. Un accident dans ses plus jeunes années. Ou peut-être bi-
Sonnerie assourdissante de propulsion brutale sur le sol.
Pourquoi étais-je à terre.
J'essayais de me redresser, mais mon corps restait paralysé, rivé contre mes efforts. Je regardais autour de moi. Confusion d'éléments effondrés, je reconnaissais des parts d'échafaudages, des morceaux brisés, ayant supporté pendant des années le poids des pierres s'éloignant les unes des autres. Jusqu'à céder pour m'engouffrer en un épais nuage de matière putrescible. Du bruit, indistinct, comme sous l'eau. Juste un sifflement par-dessus. Quelques instants pour comprendre qu'on me tirait en arrière. Il me semblait entendre une voix. Et je pouvais de nouveau bouger. Je regardais mes mains. Du sang y perlait de manière indistincte, en maculait la surface. Puis, une pression sous mon visage. On relevait lentement ma tête. Elle. La jeune fille mutilée, devant moi. Elle soutenait mon menton de sa prothèse, et regardait mes traits, regardait mes yeux. Elle essayait de dire des choses, mais je n'entendais pas. Ne te retourne pas. Ne te détourne surtout pas. Elle avait sorti un mouchoir de son manteau, et elle épongeait le sang de ma face. Je pouvais sentir les subtiles pressions successives sur mes lèvres, sur ma peau, tandis qu'elle maintenait la position de ma mâchoire à l'aide de ses doigts factices. Je ne ressentais pas encore la douleur. Juste un léger picotement sous ses contacts répétés. Ses lèvres formaient des mots que je ne comprenais pas. Ses lèvres. Une cicatrice venait finement les fendre en une diagonale de tissus cicatrisés. Malgré l'ombre où nous étions, je voyais son visage. Je n'aurais pu l'imaginer. Elle était si pâle, si fatiguée. Elle continuait d'essayer de me parler, mais je ne voyais que ses traits déchirés alors qu'elle nettoyait les blessures que je commençais à ressentir sur mes traits. Il y avait d'autres cicatrices. Sa joue gauche était la plus touchée, sa peau creusée dans sa mâchoire, se dessiccant vers son cou, vers son épaule, pour disparaître dans le pli de ses vêtements. De l'extrémité de son sourcil droit s'élançait verticalement la rupture qui tranchait son front. Je ne voyais que ces cernes, presque rouges dans les reflets des lumières lointaines. Elle était douloureusement belle. Je revenais à mes sens sous les applications de sa main. Les fixations lamellaires et parcellaires de ses yeux sur moi. Je me perdais dans ses iris noyés, chargées des traces de l'épuisement physique.
Elle regardait autour d'elle, prononçait des mots supplémentaires, l'air pressé. Elle avait glissé le tissu rougi dans mes mains et s'était redressée en me regardant une dernière fois. Relevée, distancée, puis engouffrée dans les ruelles adjacentes pour disparaître de ma vue. J'avais été incapable de prononcer si ce n'était qu'un seul mot. Je m'asseyais sur le rebord de la chaussée, appuyait l'étoffe contre l'endroit que je devinais ouvert, autour de ma bouche que je sentais déjà se tuméfier. Le sifflement diminuait progressivement. Mais je n'avais aucune envie de bouger. Vibration étrange. Étourdissante. Je restais chargé de ces sensations, de ces vues. Au pied du mur qui m'avait blessé, je macérais ces touchers, j'imprimais davantage son image en moi en pressant douloureusement le tissu imbibé contre ma blessure. Il avait une feinte odeur, subtile, étrange, qui m'évoquait quelque chose de... de floral ? Non, pas exactement, il y avait une acidité, une agression en fond. Un-
Un-
Une décomposition. Une odeur de fleurs en décomposition.
Depuis combien de temps attendais-je ici. Je ne savais. Je me relevais, secouais la poussière de mes habits, et m'avançais par automatisme, enjambant les débris qui avaient voulu m'enterrer en s'échouant des hauteurs qui avaient été les leurs. Étourdi de palpitations qui frissonnaient tous les envers de ma peau comme agréablement retournée. Non pas arrachée, mais simplement ouverte, éclose en des vibrations chargées de douces tiédeurs qui me soignaient au travers de cet instant passé que je pouvais encore faire perdurer. L'étoffe couvrant mon visage, me rivant à ces quelques minutes en des râles de satisfaction. Sa main, qui filait la gueule ouverte, passait entre les fourrures animales pour en laver l'émail suintant. Et ces respirations qui passaient par le crible du tissu oxydé, m'enivrant des drogues d'arômes que je voulais y découvrir. Anémie de ruine, sa présence comme une épée acérée sur ma langue. Courants de pensées interrompues par de soudaines et froides humidités. Des gouttes, des lances noyées qui tombaient sur moi. La pluie. Enfin, enfin sa fraîcheur, enfin sa capacité à renverser le monde pour lui imposer ses teintes. Au contact de ses lames je me sentais lentement revivre, et je regardais la pierre desséchée autour de moi s'en gorger, les cercles qui ne faisaient que s'assombrir, se succédant les uns auprès des autres sur le sol pavé. Et déjà, déjà elle soulevait la chaleur trop longtemps contenue, la poussière accumulée partout, et purgeait l'air qui n'avait que trop stagné depuis ces longues, longues semaines. La transformation. Immédiate. Les surfaces abîmées, luisantes des reflets alentours. Les vapeurs aqueuses qui étaient venues me bercer. Venez, venez enfin me retrouver. Ma nuit devenue enfin entière.
Une ouverture dans les rangées d'habitations endormies me fit m'arrêter alors que je remontais jusqu'à mon domicile. Adjacent au chemin que j'empruntais, une ruelle étroite donnait directement sur l'un des bras de la rivière courant cette partie de la ville. Et au loin, sur les eaux, éclatait par à coup une faible lueur, balayée par les ondes nocturnes. Elle perçait avec peine le brouillard invoqué par la pluie, et son image étrangement me captait. Je m'approchais des limites de la rue pour m'y arrêter, à un pas de la chute. Les quelques grêles bateaux enchaînés, arrimés de force, tanguaient paresseusement en des mouvements contraires, et le constant bruit des cordages étirés emplissait tout le quartier, de concert le clapotis des embruns sales et les rumeurs de l'averse. Au travers des lamelles de brumes, réverbérées sur les eaux, je retrouvais la lueur qui m'avait accroché. Myriade d'opale battue par les ondes. Je la voyais enfin. Sur les remous troublée par les ronds de pluie, je pouvais apercevoir les subtiles évocations reflétées de la lune qui transperçait les nuées opaques. Ses infimes suggestions étaient douloureusement éclatantes dans l'obscurité maritime, comme si elles essayaient de se frayer un passage hors de la tension des flots. Impossible à voir directement dans le ciel de là où je me tenais, je devais me contentais de son envers noyé. Disque d'or pâle dans le vide, encore trop occulté pour se révéler à moi. Enfin. L'averse, qui prenait de la force, vint définitivement brouiller cette vision. Je reculais pour reprendre mon chemin. Complet.
La plaie me lançait, se faisait de plus en plus présente dans mon visage. Je ne voulais pas quitter cette étoffe ainsi offerte, me séparer des empreintes effacées de ses doigts appuyés contre mes lèvres. Les échéances de mon domicile qui se rapprochaient, rampaient vers moi en de baveux rappels. À mesure que je reconnaissais le fil des proximités connues, les nimbes de vibrations qui se dispersaient, sensiblement, petit à petit. Je ne pouvais sauvegarder cet échange éternellement dans son essence la plus pure, mais j'aurais souhaité ne pas le salir ici. L'étage qui m'était réservé en vue. Les fenêtres éteintes, le miasme étouffant devenu temporairement délétère plutôt que frontalement constricteur. C'était déjà cela, j'imaginais. Les nerfs taillés, débités en des hypertrophies cinglantes au bord de mes dents. Comment allais-je lui dissimuler cela, éviter les opportunités saisies d'une blessure usée comme prétexte. L'impression de fumer, de feuler les vapeurs engorgés au travers des tissus déchirés. Ces dernières exhalaisons alors que je remontais les marches, resserrais les sensations éprouvées. Avant d'entrer, avant de se noyer. Une dernière fois. Le rappel de son visage gravé dans mes chairs, des glyphes qui taillaient sa peau en des marques adorées. J'inspirais, savourais l'instant qui brûlait encore un peu en moi. Te reverrais-je. Et j'écoutais. Il n'y avait de bruit qui me parvenait de l'autre côté de la porte, aucune preuve de sa veille. Inutile de repousser davantage ce qui devait m'atteindre tôt ou tard. Ce silence, ce silence réconfortant, repoussant pour quelques heures encore les explications que je devrais inventer puis fournir.
Je rejoignais la salle de bain, m'efforçais de ne faire aucun bruit. La glace. Dans la lumière que je n'avais pas allumé, dans les restes d'éclairages extérieurs filtrés de pièce en pièce, j'arrivais tout de même à distinguer, à défaut de mon visage entier, quelques marques physiques d'éreintement. Mais cette sortie. Cette soirée. Le sang partiellement séché qui couvrait un pan de ma mâchoire aux détails occultés, s'assombrissant déjà aux contacts de l'oxygène. Peau tuméfiée, changeant de colorimétrie autour de la plaie. Là, là. Je me sentais vrai. Je sentais mes yeux drainés, épuisés. Comme ses arômes m'étaient doux au travers des battements violents qui grondaient sous mon visage. Inspiration perçante, rallumant les limites de la déchirure. Je ne pouvais me dissimuler ainsi. J'ouvrais l'arrivée d'eau, lui laissais le temps de tempérer les veines de mes poignets. Tous les engourdissements, tous le poids. Temporairement levé. Je me sentais présent. Toutes les fibres, toutes les hématies amenées à ma conscience. Lentement je récoltais l'eau dans mes paumes rougies, les portais à ma face. Tison ardent dans mes lèvres, redoublant l'acuité de ma perception. J'aurais pu me gorger sans fin de ces secondes. Je tentais de nettoyer aussi discrètement que possible ma mâchoire, repassais les images des cicatrices qui s'étaient imprimées contre elle. Elle. Stèle blessée sur laquelle je pouvais appuyer mes ascensions informes. Elle, endurante vibration de douleur rayonnante dans les étendues linéaires. Les blessures ne devaient jamais guérir. Portons son souvenir dans des sommeils sauvegardés. Je me retirais de cet endroit, port-
Brusque lumière pilant mes yeux surpris au fond de mon crâne. La main, devant mon visage pour me protéger des rayons.
- C'est toi ?
Le venin de cette voix, vitrifiant, pétrifiant mes artères. Elle était ivre. Avant même de me faire à la luminosité je le savais. Assisse, l'air stupide à tenter de me distinguer au travers de sa myopie, récipient d'alcool devant elle, à portée. J'en oubliais mon état sous la brutale écluse de sa réalité.
- Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?
Elle me regardait, sa voix graveleuse journalière en plein essor, le regard plein de consternation, de surprise, incapable mentalement de réagir concrètement.
- Rien. Je suis tombé à l'extérieur.
Les mots que je sentais sortir brisés. Je m'éloignais avant de lui laisser l'occasion de s'épancher, de baver son pus sur mon corps. Derrière la porte de ma chambre, fausse protection contre sa présence. Le contraste trop violent de ces heures passées. Qui plongeait tout ce que j'avais pu éprouver sous des flots d'inertie. Les voici, mes grandes émotions, éphémères triomphes. Voilà où se place leur descendance et leur héritage. Je regardais à l'autre bout de la pièce. Toutes les vases renouvelées, aussi facilement que cela. Et à nouveau, la levée des férales pensées, des imprécations de mes membres, des appels à tordre et à rompre. Maladroitement levée, elle se portait dans ma direction. Ose, ose venir. Ose seulement te présenter devant moi.
- Montre-moi ta pl-
- Recule.
Stoppée dans son avancée, coupée dans ses tentatives.
- Laisse-moi seul.
Voix rauque, écorchée, recule, recule immédiatement. Vertige de mes rages, tout tournait je ne retenais plus les sillons palpitants qui troublaient ma perception en de glaçantes transpirations. Quelque chose était en train de se rompre je tremblais. Je m'ouvrais. Recule, recule immédiatement. Indécision larmoyante à deux pas de moi. Avant de chuter de nouveau sur le canapé.
Dans ma chambre. Enfin dans le noir.
Soupir exhalé. Mes paumes tremblantes. Fissuration progressive. Ce qu'il était particulier d'avoir la conscience avivée de sa propre décomposition. De sentir toutes les laisses lâcher les unes après les autres, de sentir l'affaissement de ses propres contenances. Trop tard pour revenir de ces teintes. À nouveau du son qui me parvenait du salon. Elle pleurait. Larmes faciles, puantes. À peine retenues pour qu'elles se fassent entendre. Nuisance, tout ce qui émanait de toi n'était que nuisance. Étouffe-toi dans tes appels, je n'ai plus la force de les subir. L'éruption momentanée qui était si rapidement montée en moi, je la sentais lentement disparaître avec le retrait de ces tremblements. La fureur qui m'abandonnait. Était-ce réellement des réactions, des accès que j'allais devoir porter au fil des années. Je sentais la fatigue me prendre dans le lit vidé de ces rages soudaines, cribler mon corps. Je me laissais retomber contre mes draps, encore habillé. Que cette réalité s'efface, ne perdure davantage contre moi. Que se sauve son image. Pour au moins ces prochaines heures.
Quelques jours, à contenir, à endurer les tremblements qui me prenaient à l'évoquer. Comment regarder ces murs, comment respirer ici alors qu'elle était dehors. Ses blessures striant sa peau. Elle ne pouvait être qu'occupée à vivre, à éprouver des océans de sensations qui milles fois pouvaient enterrer toutes les expériences de ce corps. Non, pas toutes. Je passais lentement l'index sur mes lèvres, rejouais le tracé mutilé qui avait lentement commencé à cicatriser, levant les tremblantes compulsions de frissons dont j'adulais l'existence. Moins une stigmate qu'un phare, cette marque était une rivière dont le courant m'incitait à tirer les sources qui l'avaient expulsé du néant. Ce qu'il était aisé de colorer sa vie tout entière, de romancer chacune de ses pensées, chacun de ses gestes. D'en faire quelque chose de si terriblement inatteignable. Elle était réelle. Elle était. Réelle. J'essayais de calmer mes paumes, de raisonner l'impatience qui me criblait. De garder égal le flux respiratoire qui brûlait ma langue. Mais enfin. Enfin du relief dans ces étendues placides, des vitalités auxquelles je pouvais boire. Parasite en perpétuelle renaissance, depuis trop longtemps ces famines, depuis trop longtemps le poison. J'ouvrais le tiroir avoisinant mon lit, en sortais de nouveau l'étoffe adorée. Usée, sa vue, son contact ne me procuraient pas d'effets moindres. Je le portais à mon visage, me noyer dans les liens qui l'unissaient à elle. Qui m'unissaient à elle. Ce soir, ce soir je la retrouverais. J'arpenterais, guetterais, chercherais. Et elle sera là. Elle devait l'être. Au coin d'une rue, passant d'un point à l'autre, quelque part, elle devait être quelque part. Ces stigmates. Lacérée elle tranchait dans l'environnement, promesse de saveurs singulières et séculaires, elle pouvait me faire revivre.
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