Chapitre 4
Le nid est anormalement silencieux. Les murmures, les vrombissements incertains, les chocs sourds irréguliers se sont tus. Ce n'était pas ainsi auparavant. Je suis d'anciens sentiers taillés dans la pierre, des chemins autrefois parcourus, et ne m'accompagne que le son de mes propres pas dans les chambres délaissées. C'est inhabituel, et je crains d'en trouver la cause. De nombreuses ramifications sont désormais abandonnées, maintenant mausolée et tombe d'insectes sans noms. Je dois rester prudent. Je peux toujours me perdre, me retrouver coincé. Mais je dois continuer. Peu importe les apparences, les influences et les fléaux, les insectes ne peuvent jamais quitter entièrement le nid. Je le sais, j'en suis persuadé. Je me retrouve devant de nouvelles bouches taillées, entrées des réseaux de galeries, aux ramifications étroites et sombres, autrefois pleines d'activités, d'organisation et de vie aveugle. Elles s'ouvrent en plusieurs endroits, la plupart à même le sol des grands halls désolés qui les séparent du reste du nid. Peut-être qu'ici. Je veux le croire. Je me tiens au bord d'une de ces ouvertures, et j'entreprends d'y descendre. Je dois faire attention à mon chemin, prendre garde où je creuse. Les détours sont obscurs, les ouvertures nombreuses. Et milles bras s'étendent de chambres en chambres pour s'accoupler et se mêler sans distinction pour ceux qui n'ont pas les sens nécessaires. Je trouve une branche adjacente, plongeant sous la terre, et me laisse tomber dans le tunnel creusé. Le son de ma chute résonne tout le long de son étendue. L'air est las, surchargé d'inanité et d'inertie. Je m'avance le long de cette première pente tortueuse et déjà d'autres la traverse en des couloirs obscurs d'où rien ne semble bouger. Il y a quelques chambres çà et là, les plus modestes de la construction. Vides. Mais les plus importantes sont en-dessous. Là, peut-être. Plus je m'enfonce dans ces racines évidées, et plus il me faut me courber, parfois ramper pour passer dans des interstices au ras du sol. La terre a un goût de poussière, d'usé. D'oublié. À plusieurs reprises des pentes presque abruptes me poussent à descendre avec précaution, m'aidant des aspérités mastiquées sur les surfaces délaissées, me laissant tomber dans le noir sans savoir quel chemin je devrais prendre. Je vérifie certaines des salles qui croisent mon chemin, plus vastes déjà, qui se font comme des poches hermétiques dans ce réseau enterré. Des poches d'habitats, de stockage. De protection. Mais elles sont vides, abandonnées. Il n'y a rien. Leurs occupants ont dû fuir vers les strates plus profondes. La terre qui en consiste les parois est travaillée pour résister aux pressions extérieures. Je sais qu'auparavant elle était d'une couleur brune sombre, toujours un peu humide des sécrétions des mandibules chargées de les entrenir. Compacte, presque solide au toucher. Maintenant elles sont sèches, d'une couleur et d'un aspect de cendre. Il y a des espaces creusés dans les murs, dans le sol. En m'y attardant, je me rends compte. Ils n'ont pas tous fui. Des restes de mues fossilisées, s'intégrant à la matière environnante, les puissantes mâchoires encore prises dans la pierre, sont les premières traces de présence que je vois depuis que j'ai commencé cette descente. Emmurées dans les carcans de leur édifice, je reconnais les grandes fondatrices, les infatigables architectes qui ne se sont pas contentés de creuser un repaire, mais de construire un empire aveugle. En continuant, je remarque comment ces corridors perdent leur aspect d'érosion naturelle pour se révéler dans des dimensions calculées, aménagées pour supporter le poids de toute une colonie inhumée. À mesure que je descends l'air se raréfie, et le miasme d'ombre se fait plus concentré. Je dois souvent retourner sur mes pas, retracer des chemins. Il est difficile de se fier à ses sens ici. Mais finalement, j'arrive à approcher des chambres principales, profondément enfouies sous la terre, loin du danger, loin des autres insectes, en sécurité. Et dans l'entrée, je vois à nouveau. C'est comme je le craignais. Rassemblées en une posture défensive désespérée aux limites de leur fondation, pensant que les profondeurs seraient sûres du mal qui tombait au-dessus. Des coquilles, vides, tassées les unes sur les autres dans le fond de la chambre. Alors, ici aussi. Je marche parmi les carcasses figées, leurs dernières positions capturées à jamais. La poussière saveur de cendre s'est mêlée à leur exosquelette pour les colorer des mêmes teintes qui rongent les artères du nid. Les échos me renvoient leur panique aveugle, troublée par des sens qui ne pouvaient expliquer le cataclysme. Les puissantes mandibules happant l'air en quête de compréhension, se marchant les unes sur les autres. Je ne m'arrête que quelques instants avant de poursuivre ma progression, ne pouvant supporter de les voir ainsi. À partir d'ici, les chambres se remplissent des mêmes écales abandonnées, de plus en plus nombreuses, de plus en plus tassées. Elles ont fui toujours plus loin vers les extrémités uniquement pour disparaître en une muette et grouillante cohorte. Il n'y a rien à trouver ici.
Toute la journée durant je ne pouvais m'ôter les images et les sensations de la veille de mon esprit. Ma mère avait quitté les lieux plus tard dans la matinée pour rejoindre son travail, me laissant le soin de nettoyer les restes de son quotidien souillé. Il n'y avait de traces de son compagnon nocturne, ni aucune confirmation de son éventuel retour. Tout m'apparaissait comme terriblement lointain, filtré au travers d'une glace à la surface élimée. Tout, sauf elle. Impossible de me restreindre, d'empêcher le sursaut de son impact ressurgir sous mes paupières. La violence à laquelle elle se soumettait tout en gardant cet air souverain, de consentement décidé, presque prémédité, me fascinait. Jusqu'où pouvait-elle aller, jusqu'où comptait-elle aller. Plus que toute autre chose c'était son corps que je désirais voir à nouveau. Engouffrée hors de ma vue si rapidement, je n'avais pu vraiment la revoir. Des preuves, des témoignages de son écart, du gouffre qui la séparait de tout ce que j'avais pu voir. Il me fallait davantage, j'en ressentais les tiraillements instables. J'en étais presque paralysé d'attente lorsque je m'imaginais la cicatrice qui tranchait sa joue. En avait-elle d'autre ? Je voulais la voir, entière, réelle, suprême. Je caressais affectueusement l'ouverture ouvrant mes lèvres, lentement en train de cicatriser. Son rappel constant dans ma peau. Je devais revenir au même endroit, dès le soir venu. Te vendais-tu. Jusqu'où plongeais-tu dans ces entrelacs interdits. Me contenir me semblait presque impossible, et je désespérais de voir le moindre signe de faiblesse dans la lumière du jour. Incapable de manger, de me concentrer, de me respirer. Ruminant silencieusement, ne pouvant rien faire d'autre, dans cette excitation que je n'avais pas connu depuis des mois. Migraines, contrition de mes clavicules qui finissait de m'achever. Les fureurs qui courraient mes tempes, il me fallait ses violences pour les abjurer. Plus aucune vitrine entre moi et mes pulsions. Il me fallait elle, ou bien imploser. Marchant de droite à gauche en des allers et retours nerveux, à chercher un moyen d'attendre, un moyen de faire passer les heures qui me séparaient de l'occasion que j'attendais, incapable de me concentrer, d'endiguer les flots qui couraient constamment sous ma langue.
Jusqu'aux meurtrissures dans les tissus diurnes, dans la diminution de l'or sale chargé des lambeaux noirs des nuées qui se traînaient. Écumes sourdes qui montaient en d'invisibles mais tangibles buées, matérielles évaporations de ces tensions endurées depuis de trop longues années. Qu'est-ce que son image me faisait. À quel point étais-je en train de la dénaturer, de me vouer à de mortelles déceptions. Chaque seconde, chaque minute me libérait davantage. Chaque exhalaison une prise de puissance. Je feulais. Je m'animais. À regarder l'arc de descente de cette trajectoire ignée. Tombe, tombe derrière les horizons éteints.
Crépuscule invoqué précocement avec le rassemblement des nuages chargés de pluies, noyant de leurs encres le monde qui pourrait peut-être s'ouvrir dans ces prochaines heures. Finales dissolutions, surexcitation atteignant son comble dans le fracas de mes tempes éprouvées j'attrapais mon manteau pour me précipiter à l'extérieur, rejoindre le flot de ses appels qui écartelaient mes sens. L'extérieur, l'air vidé de présence. Effacement des lueurs dans un premier et souverain rideau d'averse. La pluie. Revigorant mes veines abrasées. Enfin.
Avancées, pistées dans les ruelles. À suivre les courses impulsives. Revenu à une heure similaire au même endroit où j'avais pu la voir la veille, je m'avançais avec prudence. Personne, aucun son, aucune trace. En avance, je devais être en avance. J'en profitais pour chercher une cache, un endroit dissimulé qui me permettrait de l'observer. J'essayais plusieurs endroits, me glissais finalement entre deux bâtisses étroites. Pour m'arrêter, et voir de dessiné sur les briques les invocations que je n'avais rencontré depuis longtemps. Lettres couleur de rouille peintes avec précipitation, formant l'une des phrases étranges qui proliféraient dans les quartiers délaissés. « Nous donnons notre peau pour ranimer la ville ». Je n'en avais que rarement vu moi-même, mais toutes apparemment évoquaient le retour de la puissance perdue de la ville, son éveil de la paralysie qu'était la sienne. Les rumeurs avaient circulés, parlant d'un groupuscule peuplant l'envers des zones industrielles, tentant d'en relancer les mécanismes par d'obscures célébrations. Véridique ou non, maintenant que la milice avait étendu son influence à toutes parts, leur présence semblait plus que jamais de vaines exhortations. Les gardes eux-mêmes n'avaient jamais tentés d'endiguer l'apparition de ces messages, et laisser filer ce qui devait leur apparaître comme le caprice de personnalités en manque de stimulation. Je me détournais pour voir l'emplacement de ses précédentes entrevues. Elle ne venait pas. Fébrile attente, impatience contenue. Flot ininterrompu de pensées confuses, imaginant, répétant les mots que je lui dirais, les manières dont je me rapprocherais. À prévoir des réponses, des réactions qui ne suivraient jamais la courbe de mes prévisions. De ma cache je pouvais voir les entrelacs de certaines des ruelles torves qui se rencontraient ici, confluence architecturale. Par laquelle de ses ouvertures sortirait-elle. Quelle artère me l'offrirait. Encore du temps qui passait, s'évasait. Mais elle ne venait pas. Absente ce soir de toute évidence, incapable de me contenir je me vomissais hors de ma cache, arpentais les rues, sans parvenir à penser, à me freiner, à m'endiguer.
Je ne savais ce que je faisais. Où j'allais. Mes directions qui sautaient les unes après les autres dans des remous d'indécision, me faisant errer, retourner sur mes pas. Je ne voulais pas me forcer à dormir ce soir. Je ne voulais pas de cela. Un confluent différent de ruelles, semblable à celui où je l'avais vu. Arrêté au centre, je regardais les environs étroits, intimes, filaments dans les envers d'architectures branlantes. Je chassais dans le vide. Mieux valait me détour-
Cette odeur. Imperceptible. Unique. Des fleurs. En décomposition. Mes veines brusquement transformées en pierre, incapable d'avaler, de respirer. Ici. Ici. Elle venait également ici. Imbécile, bien évidemment qu'elle ne pouvait rester constamment au même endroit. Décharges qui me ranimaient, je cherchais un endroit, quelque part pour la voir. Je me cachais en hauteur, sur les marches d'une cage d'escalier plongée dans l'ombre des bâtiments. Elle devait déplacer le lieu de son rendez-vous pour maintenir sa discrétion, sa sécurité. J'aurais toute la patience nécessaire pour la rejoindre tant que je savais qu'elle poursuivait. Tant que je pouvais me perdre dans ses nuits. Je n'avais qu'à me laisser guider par les effluves de son parfum si particulier, dont l'âcre décomposition perçait aisément l'air rance ambiant. Je n'avais plus besoin de l'étoffe qu'elle m'avait offerte pour sentir sa présence. Surexcitation agitant mes pensées, mes muscles en des spasmes mal contenus. Je l'attendais, plus que tous les autres soirs.
Doutes, questionnements, à patienter sur d'hypothétiques suggestions que rien n'appuyaient, dissimulé pour la regarder, qu'espérais-je accom-
Remontée de mes organes, suspension de mes circulations, comme si mes entrailles cherchaient à s'ériger plus haut. Elle était venue. Elle était venue. Tout mon épiderme dans une sensibilité exacerbée, je pouvais sentir la plus infime modification dans l'air. Habillée de ce manteau sombre que je lui avais vu la première fois, elle s'était placée aux pieds du mur. Immobile. Guettant. Alors quelqu'un d'autre viendrait pour la brutaliser. Lutte pour contenir mes respirations. Elle me semblait si terriblement digne, souveraine dans sa patience. Elle devait vendre son corps comme défouloir aux habitants malmenés, aux travailleurs exténués. Devais-je sortir. Elle attendait patiemment, sûrement consciente des blessures qu'elle devrait endurer au moment-même où elle poserait les yeux sur son client. Comment la battrait-il ? Quelle partie du corps allait-il viser ? Impassible et froide, je distinguais à peine sa poitrine se relever pour respirer, unique signe qui trahissait qu'elle était bien en vie et non encapsulée dans une stase étrangère. Je ne la voyais que de biais, mais je ne pouvais m'empêcher de redessiner ses hypothétiques traits sur la base de ceux que j'avais entraperçus. Je caressais la blessure de mes lèvres en me remémorant ces sensations, ces pressions venant de sa main. Peut-être devrais-je me l'arroger avant que tout cela ne commence, courir les mots qui passaient sous mes tempes, lui mon-
Du mouvement, une autre ruelle. Mes pensées interrompues en en voyant sortir un homme qui la rejoignait. Je ne pouvais voir que son dos, ses vêtements pauvres, en connivence avec l'environnement. L'argent fut donné, les consignes échangées, l'accord scellé, dans des tonalités similaires à cet autre soir. Je me renfonçais, aussi silencieusement que possible. Je ne pouvais partir maintenant. Je devais la voir.
L'homme avait commencé, presque timidement, par la gifler, comme s'il n'était pas tout à fait assuré de la véracité de l'évènement. Aucune réponse. Seconde gifle, plus forte, résonnant brutalement dans l'espace vide de la ruelle. Mais dans son silence imperturbé, elle retournait simplement son visage vers lui. Dans toute l'armature de son dos, je pouvais voir qu'il prenait confiance. Phalanges serrées en un impact soudain. Il l'avait frappé au visage, son poing contre sa mâchoire, et elle avait failli en tomber. Elle se tenait, la main contre l'ecchymose naissant, pendant quelques secondes. Avant de dégager à nouveau ses bras. L'homme la frappa directement dans les côtes, si fort qu'elle s'écroula par terre, crispée, le souffle que je lui devinais coupé. Mais elle ne demandait pas d'arrêter. Ne montrait aucun signe de débordement. Quelques instants, à se ménager. Elle se relevait. Péniblement, mais elle se relevait. Elle avait craché par terre, et s'aidait du mur derrière elle pour reprendre le fil perdu de sa respiration. Et chacun des impacts supplémentaires qu'elle recevait, j'en ressentais la puissance dans mes veines, dans ma peau, dans mes dents et dans ma langue. Elle abjurait mes colères, bannissait mes explosions promises pour les faire fleurir en de plus nobles énergies. Il n'y avait rien d'imparfait, dans aucun de tous ses actes. Je n'arrivais à me rassasier d'elle, à cesser de me gorger de ses douleurs, à cesser de frémir dès que je la voyais endurer des brutalités que son corps ne devaient plus être capable de supporter depuis longtemps. Toutes mes inspirations. Je vivais par elle. Plus que je n'avais jamais vécu dans cette ville. Elle magnifiait mes pulsions, m'apprenait qu'elles n'étaient pas ma chute prochaine. Relevée de ses coups, son nez et ses lèvres débordants de filets de sang, couvrant l'anémie de sa face d'un rouge sombre carmin. Elle en avait approché les doigts pour vérifier l'écoulement, et eut un léger rire éreinté en regardant sa paume. De là où je me trouvais, je pouvais admirer son visage par-dessus l'épaule de l'homme qui se tenait devant elle. La regarder. Le tracé de ses lacérations, les pans violacées de sa mâchoire frappée. C'était ouvrir tout un monde dont je voulais forcer l'entrée depuis des années sans même en avoir pleinement conscience. À travers ta douleur je renais. Elle regardait son interlocuteur, sans cligner des yeux, et essuyait son visage de revers de sa manche, l'accompagnant d'un feint rire épuisé, comme si tout cela n'était n'avait aucune importance.
Soudain plongeon de son regard directement dans le mien, affichant cet identique et inchangé sourire.
Extinction douloureuse de mes vertèbres en une laminaire pénétration. Elle m'avait regardé. Ces mêmes yeux sombres qui avaient épongés le sang de ma bouche ouverte. Brutal impact m'arrachant les rivets de ses pupilles usées. À cet instant l'homme l'avait de nouveau frappé dans les côtes, la compressant à terre. Elle restait sur le sol, incapable de respirer. Je la regardais se tordre, les hoquets de sa respiration arrachée déchirant l'air figé, sans comprendre ce que je ressentais, sans mesurer l'étendue de ce qui venait de s'écrouler sur moi. Elle m'avait regardé. Toutes les parcelles embrasées de mon corps, figées en une inertie de pierre abrasée qu'on aurait plongé dans de l'eau. Dans de l'éther. Dans de l'encre. Je n'entendais plus qu'un sifflement persistant qui vrillait mes pensées. M'empêchait de bien saisir ce qu'il se passait. Immobile, appuyé sur ses bras pour reprendre sa respiration. Impatience en un supplémentaire assaut, l'homme avait brutalement frappé son ventre de la semelle de sa chaussure, voyant qu'elle ne se relevait pas. Elle avait hurlé sous l'impact, autant que le souffle coupé le lui permettait. Elle m'avait regardé. Il n'y avait de doute possible. Elle savait que j'étais caché ici, à la regarder, à l'observer. Depuis combien de temps. Son client, écumant de ne pouvoir poursuivre, la regardait compressée sur le sol. Quelques instants d'inertie, d'attente, avant de décider de s'en tenir là. L'allure chargée de mépris et d'insatisfaction, il reculait, retournait disparaître loin de cet endroit pendant qu'elle était toujours par terre, le sang coulant de nouveau sur ses lèvres. J'étais incapable de bouger, ni de penser, ni de respirer. Paralysé par une intensité que je n'avais jamais envisagée, que je n'avais jamais si concrètement ressenti. Je devais, je devais qu'importe le prix, qu'importe les conséquences, la voir, face à face. Éprouver cette essence.
Lentement, elle relâchait son estomac, se dépliait, parvenant à inspirer. À se redresser. Elle était encore à genoux, recroquevillée sur elle-même, dans une apparente vulnérabilité. Mais aucune plainte ne me parvenait, aucun gémissement. Elle se contenait, elle et sa douleur. Devais-je la rejoindre. Devais-je bouger. Il le fallait, avant que tout ne soit perdu. Mes membres ne répondaient pas, je restais dans cette position crispée, enlisé sous sa réalité. Elle ne portait son regard dans ma direction. Me laissait ainsi. Après un moment, elle se relevait, et je la voyais s'avancer lentement, titubant en direction d'une autre ruelle pour quitter les lieux. Les pas, hasardeux. Bras repliés sur ses côtés. Tête ballante sous l'épuisement. Je ne pouvais douter d'elle. Ne la laisse pas partir. Je la regardais s'éloigner, aussi loin que pouvait porter ma vue. Elle avait tourné sur sa droite, épaule contre le mur, pour glisser hors de ma nuit. Mes phalanges contractées. Non. Non, hors de question. Je ne pouvais pas simplement en rester là. Je forçais, brisais les entraves qui me retenaient et me précipitais hors de ma cache pour prendre la direction où elle s'était engagée. Façades successives, je ne la voyais toujours pas. Elle ne pouvait être allée que par là. Croisement donnant sur les quais, une étroite voie à la lisière des flots, bordée d'arbres plongés dans l'ombre. L'eau immobile reflétait les lueurs des luminaires de l'autre côté de la rive, oscillait les reflets du pont. Je ne regardais pas. Où, où était-elle. Sa silhouette, accrochée sous un feint halo à l'opposé de ce chemin pavé et trempé avant de disparaître en un détour que je ne pouvais voir. Attends-moi. Je m'élançais, me précipitais à sa suite. De l'autre côté, derrière ce pan de mur elle devait avoir tour-
Rien. Il n'y avait personne. Impossible. Je me retournais, regardais. Cherchais. Il n'y avait nulle part trace d'elle. Je remontais le fil de mes pas, ne voyant rien dans l'absence de luminosité, n'entendant que le vague remous qui se faisait à quelques mètres de là. Il n'y avait personne. Elle avait disparu. Je tournais plus loin, je devais l'avoir manqué, elle s'était portée plu-
Plus haut, sur l'allée éclairée qui s'étendait pour remonter vers les artères principales. Des gardes, patrouillant, leur reflet sombre douloureusement distinct dans la distance. Je reculais, pris de cette sourde angoisse qui rongeait mes viscères. Retournais dans l'ombre. Je ne pouvais rester. Je l'avais perdu. Stériles heures, jusqu'à ce que je retourne disparaître à mon tour, loin d'ici, loin d'elle. Perdue.
Plusieurs jours. Plusieurs jours que je n'avais réussi à la voir, à rejoindre ses échanges. Je cerclais les endroits où je l'avais vu, où je l'avais perdu, en quête d'un signe, d'un son, d'une marque, de quelque chose. Mais il n'y avait rien. Dans ces infractions répétées, je pouvais voir les excroissances d'acier s'étendre, fenêtre après fenêtre, porte après porte. Dans certaines marges du quartier où elle s'était trouvée, des immeubles entiers se voyaient ainsi clos, muselés par des scellés que personne ne pouvait retirer. De plus en plus difficile de se maintenir. Il me fallait ses éclats, sinon je ne pourrais me retenir davantage. Dissimulé dans la crevasse qui m'avait permis de l'observer la première fois, j'attendais, largement en avance pour être assuré de sa pleine exposition. Le crépuscule venait de sombrer dans la sécheresse de l'air sans pluie.
Attente. Frustration.
Et si elle ne venaitplus, n'apparaissait plus. L'idée d'avoir gâché les occasions, dilué lespossibilités. Mes respirations ne me suffisaient plus, je tenais mes bras pourles empêcher de me tirer hors d'ici. Et que lui dire si je la voyais, ridiculesprojections, fantasmes sans substances. Mais toutes ses extrémités. Heureinstable, minutes écrouantes, minant mes tempes. Elle ne viendrait pas.L'impression lente de m'écrouler face à la continuité d'un évènement n'arrivantpas, corrosion instantanée de mes fondations poreuses. Dans ce carrefour, sonvide me paraissait soudainement hostile. Comme si l'on empoignait ma languepour l'arracher hors des tensions de mes lèvres. Hébété, les surges d'énergiesqui m'avaient animés il y avait encore quelques heures à peine, effacées, nelaissant dans leur tracé qu'un indélébile goût de cendre. Je passais les jourssuivants à la chercher, elle, son corps, sa chair, son odeur, sa douleur. Maiselle n'apparaissait pas. J'étais revenu à plusieurs reprises sur les lieux denotre première rencontre. Sanctuaire souillé de déchets et de meublesabandonnés, encensé des fragrances d'urines oubliées mais qui ne pouvaiententacher le souvenir que j'avais de cette soirée, de ces échanges. Toute lacrasse ne pouvait l'enterrer, et ces taudis puants ne pouvaient être des tombessuffisantes à ce qu'elle m'évoquait. Mais ces cicatrices. Mais cesimpacts. Porte moi à nouveau, sors moi de ces fanges stériles. Je n'arriveraisqu'à attirer le regard des miliciens de cette manière, qu'à précipiter legarrotage des entraves qui déjà se trouvaient disposées autour de ma gorge.Mais je continuais. Je continuais, ivre des désirs de me vomir en millessphaignes ardentes, cherchant à atténuer les flammes dans les pluies vacantes deses doigts. Ses contacts sur ma peau. Ne la laisserais disparaître, nela laisserais s'échapper au risque de m'empaler sur les épieux de mes propreshostilités.
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