Chapitre 3
La pluie ruisselle à l'intérieur du nid. Elle tombe des hauteurs inaccessibles pour s'infiltrer par toutes les fêlures, les porosités possibles. Les toitures doivent être fissurées, abandonnées. Il est compliqué, et dangereux, de progresser lorsque les eaux se répandent ici. Je me souviens d'inondations, de quête pour les hauteurs. Tout semble si loin désormais. Trop facilement je pourrais me retrouver coincé dans une chambre, ou me perdre, et m'y noyer. Je n'ai pas le droit. Je reste dans les strates supérieures, contourne les ouvertures qui vomissent en un fracas assourdissant les trombes d'eau sale, emportant dans leur ruée la saleté accumulée. Des plafonds subissant ces nouveaux poids gouttent en de minces filets les ruisseaux infiltrés dans la pierre. Je suis de loin ces rivières éphémères, file leur lit nouvellement creusé sans m'en approcher, jusqu'à atteindre leur débouchée. Du haut du promontoire où je me trouve, elles se jettent dans le vide gargantuesque, immense. Je sais que c'est le plus grand périmètre creusé dans le nid. Je le sais. L'air est clair, et je peux voir les étendues qui s'offrent à moi. Une gigantesque plongée circulaire dans les entrailles de la terre, à des espaces plus bas. Partout je vois, grêlant les parois, les ouvertures similaires de celle où je me tiens. Des centaines de passages, de veines creusées. Autant de chambres et d'entrelacs à explorer. Et de ces bouches dégagées se déversent d'un même élan les cascades de pluie qui s'évanouissent et s'écroulent sous les distances que je ne peux percevoir ici. Je m'assois à même le sol pour me reposer, non loin de la lisière, et je regarde. Je regarde l'ouvrage du nid, ses architectures, le fruit des efforts continuels de milliers de mâchoires. Des espaces agencés, des galeries creusées. Une construction mégalithique s'étendant dans toutes les directions. Tant habitué aux passages fermés et étroits, je me rends compte de l'opulence du royaume en voyant ce puits immense qui ne représente qu'une partie des fractures que je dois parcourir. Il me faudra de la patience pour en fouiller les ruines, pour chercher la cause de son délabrement. Mais j'ai confiance. Je peux trouver mon chemin. Et il doit rester quelqu'un, quelque part. Tous n'ont pu se faire frapper par les relents du cataclysme. Je ne peux être seul ici. Je dois trouver les survivants.
Une autre sortie, fuite supplémentaire. La journée mourante, le crépuscule entamé, la nuit promise. Serait-elle la sienne. Je ne pouvais me permettre de sortir le jour, de risquer les constantes patrouilles qui se faisaient alors plus épaisses. Mais je ne pouvais rester plus longtemps aux côtés de ma mère. Partager son air. Mon absence à cette convocation me marquait du sceau des déserteurs, des resquilleurs. Pris maintenant, et je disparaissais de cet endroit. Hors de question, de m'évanouir, de m'éloigner de ce lieu. Pas maintenant. Pas avant de l'avoir retrouvé. Elle. Se faire recenser et être cantonné dans des districts hermétiquement fermés, je ne le pouvais. Dans ces rues quelque part l'infusion de toutes les fibres de mon corps. Reprise de mes courses aléatoires entre ces croisements complexes, toujours à l'affût du moindre bruit, du moindre mouvement. Je ne pouvais me faire prendre alors qu'elle était encore là, potentiellement proche. L'était-elle. Encore libre de ses actes. Elle le devait, elle ne pouvait m'être retirée désormais. Me laisser lié dans ces excroissances condamnées. Marche prenant de l'ampleur, de la vigueur, distillant l'écume croissante. Me laisser enfermé aux côtés d'aussi purulents tréfonds. À l'idée de devoir fatalement rentrer, la recherche qui se faisait plus ardente, impérieuse, nécessaire. Désespérée. Où pouvais-tu te trouver, dans quelle ruelle reculée. À suivre tes propres lois. À si impitoyablement entailler le tissu de cette vie linéaire. À quel point étais-je en train de la fantasmer, de lui donner les images nécessaires à ma propre survie. Sois à la hauteur de mes imaginations. Laisse-moi te retrouver pour constater l'écroulement de mes plus profonds désirs. Assez, assez. Elle devait être là, quelque part. Et si elle était comme les autres. Au milieu de sa face lacérée, sa beauté dilapidée. Ces cicatrices seules sont toutes les raisons de l'exclusion, de la séclusion, du ressentiment contre son environnement.
Ruées de mes pensées ciblées sur elle. Ne me déçois pas. Ne t'écarte pas de mes pulsions. Réponds, réponds à mes appels. Érige-toi au-dessus de tout cela. Ou je te briserais. Silence, inspire, calme ces échappées. Et comment faire avec tant, et tant, et tant d'amertume. Je remarquais d'autres scellés sur les chemins empruntés, d'autres clôtures qui n'étaient pas là auparavant. L'acier s'étendait, lentement, rongeait toujours un peu plus mes possibilités. Combien de semaines, de jours avant que mon domicile ne soit visé. Que je sois emporté aux côtés de ma mère, rivé de force à elle, et placé dans des entraves desquelles je ne pourrais sortir. Elle. Il me fallait d'abord la retrouver. Traversées répétées, à guetter chaque détour, chaque embranchement dans l'espoir de l'y voir, dans l'angoisse d'y voir des gardes. Cavalcades de pensées diverses et confuses rythmant ces progressions effrénées pleines de risque. Adossé contre un mur, subitement épuisé. Depuis combien de temps est-ce que je marchais. À m'appuyer sur la chance seule. À éviter encore la promesse de mon recensement. Absent, je regardais au-dessus de moi, me rappelais les mots de ma convocation. Il était facile de voir comment la situation avait évolué jusque-là. Face à la rapidité des progrès des travaux, la milice s'était imposée progressivement, grignotant échelons après échelons, étendant son hégémonie sur les dirigeants de la ville, aveuglés par leur propre engouement. Elle avait su se rendre indispensable à ceux qui désiraient satisfaire leurs ambitions. Tous tombaient en leur dette, et rapidement, elle s'était rendue capable de désigner qui devait ou non rejoindre les chantiers de construction. Ceux qui avaient voulu s'interposer contre cette extension de leur domaine étaient allés rejoindre les travaux, peu importaient leur position ou leur fortune personnelle. Et maintenant il n'y avait personne pour endiguer ce qui arrivait. Il me fallait me rendre à l'évidence. Elle ne serait de mon existence ce soir. Il me fallait encore attendre.
Entre deux sorties. Il me fallait un arrêt. Une accalmie. De quoi évaporer l'amertume. Je n'arrivais plus à fonctionner correctement. Il me fallait mon corridor.
Un petit espace dans les entrailles du métro, interdit à ceux qui n'appartenait pas au personnel. J'avais dérobé la clé dans les affaires d'un des amants de ma mère. Par sa tenue de travail, j'avais su que c'était un ouvrier affilié à l'entretien des rails. Et avec le badge adjoint à la clé, il n'avait pas été difficile de retrouver le secteur en question. Je ne m'étais pas particulièrement projeté en la volant, ne voyant qu'une possibilité de me rapprocher des trains qui circulaient alors librement tout en exposant potentiellement ma mère à des représailles. Je savais seulement que le secteur concerné était affilié, d'une façon ou d'une autre, au tunnel qui était encore en opération à cette époque, qu'il représentait une très abstraite chance de sortie à mes yeux. Mais contre mes espérances je n'avais gagné aucun véritable accès aux wagons, ni aucune proximité avec les sorties hors de la ville. Ce n'était qu'une clé ouvrant un passage, adjacent à une voie, permettant d'en joindre deux bouts. Malgré la déception j'y retournais, quand les heures de fortes affluences étaient dépassées. Et je m'attachais à cet endroit que personne n'avait fermé. Plusieurs fois j'avais voulu repartir de l'autre côté, directement sur les rails, explorer un peu ces envers. La serrure n'avait jamais été changée, même après que les voies aient été fermées à cause des pénuries. Je savais que son accès m'aurait permis de dépasser la voie murée, et de continuer plus loin, au-delà du scellé sensé prévenir tout passage. Mais le grand tunnel, seule éventuelle sortie, était en train de se faire colmater. Et je ne serais parvenu qu'à me faire prendre en allant si loin. Je prenais la bouche du métro désaffecté, ses trames et ses escaliers sales. Plus loin, je sautais sur la voie, entendait mes semelles résonner contre les rails que je longeais, me portant dans les tunnels noircis de suie, éclairés par des ampoules suspendues au plafond. Sur les parois circulaires, les affiches louant la venue de la milice, les plans du futur port. Je passais sans regarder. Jusqu'à trouver l'ouverture creusée dans le mur, la porte de métal teinte de rouille, juste avant l'immense entrave de métal qui amputait les rails. J'usais de la clé.
Ah, mon couloir. Mon corridor. L'eau d'averse infiltrée continuait de goûter en un sourd écho qui liait tout l'endroit en un espace à part. Chaque goutte, le rappel que j'étais ici, et non là-bas. Je refermais derrière moi pour m'assurer d'être seul. À peine entré, les humeurs rances et fraîches qui venaient emplir mes respirations. Impossible de ne pas se savoir sous terre. À l'abri. Ce sentiment de paix, de calme. Une pause. L'humidité perpétuelle avait convoqué de sombres moisissures qui s'étendaient sur les surfaces rugueuses comme des tâches profondes. Épaisses proliférations ajoutant à la particularité de l'air ambient. Je prenais le temps de poser chacun de mes pas, savourant mon passage ici. Lianes de câbles veinant le plafond, certaines retombaient sur les casiers cadenassés qui devaient permettre le réglage des rails à proximité. J'avais explosé les ampoules qui pendaient librement pour me garantir l'obscurité, mais les éclairages des trames parvenaient tout de même à ronger ma retraite. Paume contre la pierre, j'en épousais lentement les aspérités en fermant les yeux. Inspire.
La fraîcheur souterraine qui suait de ces passages délaissés engourdissait mes tempes, noyait mes yeux. Me permettait de respirer avec plus d'aise. Progressivement je me laissais aller dos au mur, me laisser glissais sur le sol. J'écrasais des restes de détritus épars sans véritablement m'en rendre compte. Je n'étais plus ici. Ailleurs, loin de tout cela. Cette heure était mienne.
Trouble torpeur. L'ensemble de mes rouages malmenés et fumants qui filaient, dérivaient en une subtile vibration. Et toutes les furies, tous les incendies qui se refermaient en des lits de vapeur entrelacés. Toile dans laquelle je me laissais perdre et disparaître. Descente interne. Chaque seconde un ajustement, chaque pulsation une fréquence. Qui m'abimait toujours plus profondément.
Ici. Ici, j'aurais pu m'endormir. Et ne plus me réveiller pour des décennies.
Pointe de conscience soudaine, surpris de mon engourdissement. Je passais mes paumes sur mes yeux, sentais tout à coup le froid qui avait rampé en moi. Je me redressais péniblement, secouais mes bras. Interruption paniquée le flot de mes pensées ayant du mal à se lier. M'étais-je oublié trop de temps. Comme hébété je partais, fermant le portail de mon dos, laissant le brusque écho des gonds remonter le long de mes vertèbres. Je secouais mes visage. Il me fallait revenir désormais. Ne te laisse pas sottement attraper.
Des jours encore. Combiens s'étaient étendus depuis que je l'avais vu. Combiens seraient nécessaire pour que la milice se rende compte de mon illégalité. Vienne me récupérer. Marge, marge. Temporaire ma distance. J'étais sorti sans bruit au beau milieu de la nuit pour fuir une fois de plus ma mère. Qui redoublait d'effort pour se rapprocher. Pour se forcer dans sa position de matriarche délaissée. Pour m'extorquer les attentions qu'elle désirait. J'avais déjà désiré la frapper.
Lui faire mal.
Atteindre chacune des strates de son être pour la briser.
Profondément. Viscéralement.
Mais je me contenais. Je savais très bien ce qui m'attendais si je succombais, et lui sacrifier cet hypothétique futur, cette vacillante impasse, serait lui donner encore davantage de conséquences sur ma vie. Les rares fois où je la regardais, elle et son odeur de transpiration de chair négligée, de crasse corporelle accumulée, je ne pouvais m'empêcher de ressentir cette violente révulsion. Suivi du désir de brutalement l'écarter de moi. Les cataphractes de violences s'imposaient en sa présence, pures réactions. Je rêvais souvent, lorsqu'elle était là, de la frapper. De la mutiler. Chaque fois, la fureur qui me prenait, prête à me transformer en un animal aux gueules béantes. Rompre, rompre encore.
Mais dès que je la regardais, tout s'écroulait dans l'aversion. Si l'idée de la toucher ne me répugnais autant, l'aurais-je déjà frappé. L'aurais-je déjà rivé à ses propres dégradations.
Je marchais, traversais les rues sans regarder où j'allais. J'écumais brutalement, cherchant toujours à épuiser la rage qui ce soir me prenait dans son étreinte, me relevait au-delà de tous mes ennemis. Ce soir j'étais la bête traquée, catalyse d'hostilité. Mains tremblantes, l'appel de mes os, exhortations à briser, encore, encore. Les scènes que je m'imaginais, que je me repassais constamment afin de ne pas me laisser surmonter par la colère, de ne pas perdre contrôle. Un mot, une réflexion, une action, un simple regard de sa part, et cela suffisait à me ronger. Tous ces souvenirs levés par ses intonations, ces actes sans dénouements, sans conclusions satisfaisantes, je leur en offrais mentalement plusieurs fois par jour. L'idée de simplement la frapper de mes mains n'était plus suffisant pour me stimuler. J'avais besoin d'impact, de dégât. Chaque coup fantasmé, chaque impact, me libérait davantage de l'étau dans lequel j'avais l'impression d'évoluer. Mais pour combien de temps encore. Il était de plus en plus difficile de la subir, de se contenir. Combien de jours pouvais-je encore tenir sans exploser sur son corps. Sa bouche ouverte en une débordante hémorragie alors qu'elle tentait d'en contenir les morceaux déchirés. Mes artères qui commençaient à siffler au fil de ces scènes consciencieusement répétées en quête de la fêlure la plus optimale possible, de la des-
Rumeurs lointaines dans la nuit, un simple écho propagé sur les surfaces esseulées. La feinte coloration d'une voix féminine. Comme un cri stoppé avant de s'élancer. L'avais-je imaginé, était-ce une simple extension des évaporations de colère trop longtemps contenue. J'attendais, sans bouger pour me concentrer, le poids de ma situation qui se faisait sentir derrière mes yeux, mon visage. À nouveau. Plus loin, sonorité crispant mon échine en des frissons enivrants, bouleversant mes respirations. Je partais. En quête d'un support à ces images, d'une violence suffisante pour y briser les présences de ma mère. Entraves sonores d'impact se réfrénant d'exploser pleinement. Entre ces chocs sourds, des exhalaisons féminines, également étouffées. Que pouvait-il s'y passer, entre ces ruelles défoncées, sous ces luminaires de rouille. Je me rapprochais de ces expressions contenues, dénuées de mots, de syllabes audibles. Comme si l'on voulait dissimuler ce qu'il se passait. Un viol ? Mais aucun hurlement, aucune marque de débat, de résistance. Plus proche, encore plus proche. Dessine les coups, les abus et les assauts. Ces soupirs arrachés et ravalés en une même action. C'était trop simple, trop facile de l'y clouer. Encore, plus fort. Les vagues de la fureur que je voulais y voir, faisant trembler mes vues dans leur sillon. Oscillant les silhouettes dans mes infusions successives. Toutes les paroles qui revenaient, revenaient pour être confrontées à ces images fantasmées. Non, pas fantasmées. Réelles, là, ici, à quelques mètres encore. Chaque pas accentuant la proximité de ces satisfactions, la réalisation de ces palliatifs de voyeurisme. J'approchais, imminemment. Détour de bâtiment, angle de briques.
Concussion d'un revers de poing écrouant une chevelure noire au sol. Figé, muet. Enfin. J'avais débouché sur cette infime place, carrefour d'entrelacs confluant en des filaments toujours plus incestueux, sous les façades branlantes de frêles arrêtes se penchant les unes contre les autres. Mes yeux, posés sur le dos d'un homme, haletant, serrant son poing, le malaxant, comme blessé. Et à ses pieds, le réceptacle de ses conjugalités brutales. Une jeune femme, visage tournée vers le sol, tenant sa mâchoire noyée dans les pluies de ses cheveux. Immobile sur les pavés, soumise, battue. C'était tout. Extinction de mes intérêts en un sifflement mille fois éprouvé. Médiocres, médiocres échanges de routes fermées. Il n'y avait rien à voir ici, si ce n'était les soumissions internes habituelles ici exposées. Fureur frustrée, évidée de sa complétion en une seule confrontation au manque, à l'absence de conséquence, de matière dans ces mondes répétés. Haine passive, à regarder absent les respirations exsangues qui se traînaient à ses pieds. La face contre le sol, comme évanouie. À quoi bon rester, à quoi bon assister plus longt-
Attends. Lente animation de ses bras qui reculaient en des gestes férales. Paume tournée sur la pierre pour se soutenir, elle pressait les ligaments de ses muscles pour se soulever. Le tout, le tout dans une attitude de défi, d'entrevue non finie. De rages rongées. Une suite inattendue à ces ébats ? Je reprenais la position que j'avais entrepris de quitter pour regarder. Rigidification de ses vertèbres, toujours perdue dans les limbes d'encre de sa chevelure. Elle se relevait, se dressait en de silencieuses hostilités nimbant les édifications meurtries de son corps. Quelque chose. Que se passait-il ici. Debout, reprenant contenance, comme si rien ne venait de lui arriver. Le poignet essuyant son visage, relevant le menton en une expression d'attente blasée, d'insatisfaction souveraine, rejetant le voile qui me masquait ses traits.
Elle.
La bouche rougie, myriadée dans son épiderme tuméfié et cicatrisé, tenant son autre main le long de son corps. Sa main. Sa main. Prothèse aux saveurs de cendres condensées dont la simple vue fêlait, fendait les envers de toutes mes gorges. Elle. Elle. Suspension instantanée de tout. Toutes les sensations, tous les râles, effacés dans la vitrification de mes inspirations. Effacés, jusqu'à sentir l'hémorragie qui se répandait en moi. Les carmines infusions qui reprenaient le cours de mes lits négligés. Toute la fureur que j'avais senti sur le point de me surmonter, ciblée, bue par elle, calice de mes déboires. Elle était là. Dans ma mâchoire le souvenir de ses contacts, de ses touchers pendant que je tombais dans ses regards épuisés. L'homme qui dressait à nouveau son bras, prêt à la frapper sur l'instant. Hésitation, retrait en un mépris muet, recul en un souffle moqueur. D'un geste volontairement lâche, il laissait tomber de sa paume plusieurs pièces, assourdissantes dans leur impact sur le sol. Que se passait-il. Satisfait pour le moment, il prenait un des chemins qui traversaient cet espace martelé, s'écartait sous les yeux de celle qu'il venait de battre. Le silence, l'inertie. Elle se tenait droite, contenue, là où elle s'était retrouvée effondrée il n'y avait que quelques instants seulement. Sublime. Suprême. Ces marques n'avaient pas mentis, ne m'avaient trompés dans les singularités de son existence. Elle existait encore, elle était toujours là. Les pièces ramassées, une à une, elle quittait cette place pour se diriger vers une autre ruelle. Mes intestins noués j'aurais voulu lui courir après la retrouver me présenter sous le rayonnement négatif de ces actions. Pour lui dire quoi. Pour entreprendre quelle action. Incapable de bouger, de savoir que faire. De me rendre tangible à ses yeux. Sa silhouette filant lentement hors de ma vue alors que ma mâchoire se contractait en des dislocations douloureuses. Réagis, fais quelque chose, rattrape la. Tout mon air évacué en la voyant disparaître. Confuses mes pensées ce n'est qu'après plusieurs minutes que je parvenais à me dégager, à suivre ces pas, à tenter de la joindre. Mais personne. Il n'y avait personne. Incapable de répondre aux occasions qui pouvaient se présenter, de répondre aux réalités qui s'élançaient sous mes yeux. Impuissance renouvelée. Effusion dilapidée. À l'endroit où elle s'était tenue, infime éclat. Je m'y penchais. Une des pièces qu'elle avait reçu, échappée de ses doigts, offerte aux divinités du sol. Or pâli sous la nuit, couleur d'alliage éventé. Payée, achetée. Est-ce que donc elle reviendrait. Peu m'intéressaient les usages de ces illégalités, les dépositaires et les contextes de ces économies dissimulées. Toute ma colère, purgée, mais non pas frustrée. Dans l'impact qu'elle avait reçu, j'étais parvenu à m'exorciser, à reprendre le dessus sur les impulsions qui me déformaient. D'elle. Il me fallait plus d'elle. Était-ce quelque chose qui lui arrivait régulièrement. Ces cicatrices. Les avaient-elles reçues de cette manière. Si elle revenait, si elle poursuivait cela. Alors je pourrais la revoir. Revoir l'intensité de sa chair.
L'aube avait commencé à s'imposer alors que je reprenais exténué le chemin de mon domicile. Les pointes de sa présence perçaient lentement le ciel, le faisait saigner des lueurs qui couleraient bientôt sur moi, exposant mes mouvements. Encore plein des sensations de la nuit, gorgé de ses souvenirs, je remontais, absent, les allées et les marches qui devaient me mener chez moi. Les premières clameurs de la ville éveillée se faisaient entendre à intervalles irréguliers tout autour de moi. Les sorties pour réclamer les rations de nourritures, les mouvements qui engrangeaient les travaux sur les chantiers, le tout nimbé des cris aviaires cerclant les hauteurs. Je n'y faisais qu'à peine attention. Je rejoignais mon domicile, m'appuyais sur la frêle rambarde de bois pour monter les escaliers qui me séparaient de cette niche impure. Malgré sa fragilité, branlante et creuse sous mes doigts, elle tenait, et accompagnais chacune des marches avec les échos d'intensité qui subsistaient en moi, incapable de les réfréner.
La clé, insérée par automatisme, je-
Brusquement revenu à moi en découvrant que la porte était déjà ouverte. Je restais interdit, les yeux fermés, parfaitement conscient de ce qui m'attendait à l'intérieur. Ingurgite la bile amère. Je passais le seuil. Des vêtements jetés çà et là, torchons méprisés tordus sur le sol. Certains que je reconnaissais lui appartenant. D'autres que je devinais être ceux d'un étranger. Lassitude me reprenant. Les quelques instants qui devaient être les miens, indifféremment souillés. Des bouteilles renversées ça et là. Et les effluves de sa présence qui suintaient de chacun des murs. Autant s'enfermer, sauvegarder des restes d'intimités.
En direction de ma propre chambre, arrêté en passant devant la sienne. La porte encore grande ouverte. Là, étendue sur son lit, encore ivre de sa compagnie, elle dormait. Son opulente poitrine avait le mérite d'être en partie voilée par le bras de son compagnon temporaire. Mais la vision de ses cuisses écartées terminait de me clouer. Je me dirigeais, trop épuisé et accoutumé pour réagir davantage, vers mon lit, vers ses draps sales, infusés et humides de sueurs lasses, chargés du fiel ressenti pendant des années à l'occasion d'épisodes similaires. Noyer une fois de plus la réalité dans le sommeil, me dissoudre entièrement dans l'inconscience le plus rapidement possible. À m'oublier. Je me refusais de penser à elle, à cette nuit, de peur de la souiller en invoquant son écho ici. Mouvements indistincts, rumeurs de réveil maladroit parvenant de la chambre de ma mère. Je connaissais ce genre de scènes, je les devinais depuis des années. Au moins je ne l'avais pas surprise cette fois. Je devinais aisément lorsque ma mère faisait venir des hommes chez elle. Principalement dans ses efforts disproportionnés pour paraître normale. Je me demandais si amener des hommes à mon insu, les insérer dans cette proximité que je devais partager n'était pas un moyen pour elle de combler le vide affectif que je me refusais de lui remplir. Si ses incestueuses projections, où elle nous voyait dans une relation particulièrement intime, répétés des centaines de fois dans ses ivresses, n'étaient pas satisfaites en partie de cette manière. Je me refusais de penser à elle. De la salir ici. Sommeil. Extinction.
Annotations
Versions