Chapitre 16
Aux lisières du plateau désertique, je ne peux continuer. Brusquement stoppé, le sol s'ouvre en une crevasse ouverte par la lame. Je peux voir les phalènes prématurées, répandues par dizaines tout autour de ce corps étranger qui a apporté la ruine dans son sillon. Je ne peux m'en approcher davantage sans risque, je le sens. Je dois descendre en m'écartant de son influence. Elle poursuit plus loin sa pénétration dans les architectures condamnées. Elle a percé le flanc du nid pour s'enfoncer dans ses entrailles les plus reculées. En m'aidant des aspérités de la roche, je descends la fracture abrupte incrustée des formes avortées de chrysalides brisées. Leurs formes atrophiées et tortueuses, immatures traumatismes. Je dois faire attention à mes prises, ne pas perdre mes appuis pour tomber à des distances plus bas. L'érosion de cette partie du nid est sévère, influence collatérale de la percée. Il me faut du temps, de la précaution pour ne pas perdre mes prises. Je parviens enfin à rejoindre une entrée ouverte dans la paroi d'où s'échappent d'autres carcasses comprimées sur elles-mêmes. Un tunnel obscur, pavé des souvenirs d'ailes qui ne prendront jamais leur envol. Des chrysalides totalement amorphes, gangues n'ayant pu connaître leurs premiers éveils. Et tapissées sur ses surfaces, accrochés au-dessus de ces progénitures perdues, les corps élancés aux croissances déployées. Maturation accomplie, les promesses de ce que chaque cocon devait devenir. Sentinelles gardant les poches creusées dans la roche, encore penchées sur les formes frêles des larves éteintes, comme pour les couvrir, tentant de les emporter. Trop tard. Je continue plus loin, et j'entre dans un profond réseau de galeries, où n'émanent que le silence et la perte.
Pointe ardente, conscience. À genoux, penchée sur la plaie. Elle se pressait, épongeait soigneusement mon arcade éclatée avec ses manches. Toujours à l'abri dans cette impasse étroite, les ruisseaux de pluie qui se jetaient sur nous du haut des toitures. Combien de temps m'étais-je évanoui. Tout était calme désormais, je n'entendais plus que des échos lointains, espacés. Ces sensations de brûlures inhibées par sa proximité. Par moment, ses bras posés sur mes épaules pour mieux observer, pour mieux regarder. Le poids de son corps qui m'enlisaient dans ces secondes. À nouveau ses doigts qui pénétraient ma chair. Esther. Son ventre envoilé par de trop amples vêtements, à portée de fièvre, couvrant les réalités qui la caractérisait. Subite pointe ardente me ramenant à ses gestes. Les ligaments rompus. Je sentais le lent écoulement courir, échauffer les irrégularités de mon visage. Ma vision, brouillée. Par l'épanchement, par sa présence. Les décharges chauffées à blanc qui me retournaient, me forçaient à ma propre conscience. Présent, tous les sens à vifs pour mieux ressentir ses touchers, ses pressions contre l'ouverture bégnine. Embué de ces mouvements, de ces tensions qui crépitaient sourdement. Spasme de ma gorge à son contact. Sa main. Sa main qui remontait la ligne de ma mâchoire, tranchant le fil débordé de cette plaie supplémentaire. L'endoderme incisé. Cette impulsion physique qui creusait des impressions de torrents internes. Une nouvelle cicatrice, une nouvelle marque gravée dans mon corps qui lui serait liée. Tangible, attestant ce qui avait été. Plus. Plus de preuves, plus de témoignages de ces semaines passées. Je sentais l'écoulement sanguin dépasser la digue de ses doigts, se précipiter jusqu'aux fonds de ma nuque. Ce lent glissement, cette persistante sensation acérant ma perception. Les découpes de son regard qui m'ouvraient toujours davantage à chaque seconde de plus endurée. Délicatement, sa main agrippant mon col pour le tirer, l'écarter. Laisser libre la rivière. Silence de tous les souffles contenus. Les fragrances de sa peau qui imprégnaient tous les envers de mon visage. Elle se penchait, s'approchait pour regarder jusqu'où coulaient les restes de cette nuit avortée. Ses mèches qui venaient effleurer mes traits hypertrophiés, passaient les sempiternelles teintes contre mes paupières. Son souffle, si proche. Que faisai-
Râles d'attentes contenues, les tensions de notre mutisme qui illuminaient l'envers de nos paumes. Les palpitations qui approchaient des niveaux de dissension alors que je comprenais, comprenais ce qu'elle désirait, ce que je désirais. Je dégageais les vêtements qui l'empêchaient de me joindre, luttais contre les lambeaux qui s'accrochaient à ma peau. Elle me dévisageait, effervescente, ses yeux découpant ce que je lui offrais. Dépouille calcinée, viens t'empourprer dans ces abats saigneux, charnier fumant sacrificiel qui gronde à ton nom dans l'inertie de ses mâchoires fracturées. Offrandes débitées, explosées. Ces vibrations qui agitaient les piliers de mon corps, menaçaient de renverser tout ce qui pouvait encore se maintenir debout. Forcé de respirer la gueule ouverte, d'expirer les haleines qui me brûlaient de l'intérieur. Sa prothèse, relevant mon menton. La pression sur mon visage fendu. Le rappel forcé de cette première rencontre aux travers de ces mêmes sensations. La cicatrice qui courait mes lèvres comme témoin indiscutable. Elle s'agenouillait contre mes membres, tombait à mon niveau en un long glissement silencieux. Les douleurs qui se mêlaient une fois de plus à sa proximité, à son rapprochement.
- Jamais nous ne réussirons à partir maintenant.
Hébété, tremblant, je repoussais son visage pour lui faire face.
- Je le sais depuis longtemps. Ça n'a jamais été notre objectif, tu le sais. Ce n'était qu'un vieux rêve.
Inquiète, elle regardait vers l'embouchure menant hors de cet espace.
- Nous ne pouvons espérer retourner au refuge, nous sommes trop loin, il y a trop de lumière maintenant.
- Non, nous ne le pouvons pas en effet.
Maintenant son regard, je la voyais comprendre. Nos conclusions sont arrivées. Elle avait posé son front contre mon torse, abandonnait quelques instants l'urgence qui était la nôtre. Je me dégageais légèrement de la position inconfortable dans laquelle je me trouvais, pour trouver dans la poche de mon manteau son flacon de graines. Je lui montrais, paume ouverte.
- Regarde, je ne les ai pas oublié. Nous pourrons toujours ouvrir cette serre.
Me fixant, sa mâchoire serrée.
- Pardonne-moi Samuel.
- Tu n'y es pour rien. Tu ne m'as pas forcé à prononcer ce serment.
Mon visage noyé dans sa chevelure, je la gardais contre moi, aussi proche que possible.
- Nous ne pouvons rester ici. Il nous faut un abri.
Épuisée ma ruine. Accroche-toi. Accroche-toi à moi. Précaution et silence devaient être nôtres désormais. Certaines lampes grésillaient, sursautaient en des tensions instables. Odeur désagréable de calcination dans l'air. Il y avait ponctuellement, en de lointaines réverbérations, les échos d'invisibles poursuites. La pluie ne pouvait taire ces fragrances d'épuration. Rideaux d'embruns, les voiles d'écumes, enlinceulant les noires, noires artères que nous prenions, montant toujours plus haut. Pourrions-nous seulement nous terrer quelque part désormais. Sur une pente ascendante, entre deux bâtisses, nous avions un aperçu de la ville, de ses extensions inégalement illuminées. Nous ne pouvions revenir au refuge en effet. Peut-être, peut-être plus tard. Même le courant revenu, il ne pourra la reprendre. Martèlement distant d'un sifflet, rebondissant sur les toitures. Et encore d'audible, le son de métal que l'on tordait, pliait en de grinçantes agonies. Que se passait-il. Peu importait. Plus un mot désormais. Oubliez-nous. Mes mouvances maladroites, la latence de mes actions ne faisant que s'accentuer. Comme toutes ces rues me semblaient trop étroites désormais.
Dans le ciel. Ces cheminées d'industries, ces tours muettes. Oh, je reconnaissais cette direction. Les remparts, nous allions vers les remparts. Étreintes liminaires aux extrêmes de fuites, dans les quartiers ruinés par les travaux. Murs parcellaires, seuils ouverts sur le vide, et l'acier, l'acier partout. Prégnante saveur de combustion qui assaillaient mes bronches, étouffaient mes sens. Les impressions de fondre sous ces bruines. Des incendies qui se déclaraient, je pouvais le deviner. Pause pour reprendre mon souffle, mes viscères cherchant à remonter les pans abruptes de ma cage thoracique, à se tirer davantage en rongeant peu à peu mes nerfs. Continuons. M'efforçant de poursuivre le rythme de son avancée. Elle s'aidait des murs, le souffle malaisé, tirant ma carcasse dans le sillage de ses évanescences.
À nous enfoncer dans les quartiers industriels et tou-
Paroles, aboiements, martèlements sous la pluie. À nouveau ce son écorchant de métal déchiré, étiré. Non loin. Ils s'approchent. Imprécations hostiles noyées dans le crépitement, nous plongions dans une embouchure parallèle afin d'éviter les confrontations. Nous nous pressions, Esther première tandis que je regardais en arrière, claudiquions loin des affrontements soudai-
Heurtant son dos je la regardais. Pétrifiée, immobile. Quelques secondes pour comprendre ce qu'il se passait.
Là, notre accès, amputé.
Éternel mur d'acier, cloaque refermé sur nos nuques. Impossible de le contourner, de le dépasser. Pour la première fois, Esther s'était trompée dans ses chemins.
Je me retournais en entendant les rumeurs que nous fuyions prendre en puissance. Pris, pris en fin de voie, liminaire carcan visant notre plus complète annihilation. Impossible de retourner en arrière. Les bruits de bottes sur le sol trempé je les entendais se mouvoir de l'autre côté. Esther regardait autour de nous sans parvenir à mouvoir, à se décider. Ils allaient nous trouver, immobilisés aux pieds de ces étreintes d'acier. Je sentais suinter mes râles par tous mes pores en nocifs nuages de brutalité. Émanations férales, pulsations ignées.
Venez, venez, je n'avais pas encore assouvi ces hurlements, épuisé ces contractions de mes ossements malades de ruptures. Ce creuset sera mon trône. Dernière débâcle dernière furie, venez, venez me boire. Ma nuque que je sentais se tendre à l'idée de me faire prendre au fond de cet endroit. Le fracas sonore d'un autre scellé excisé, toujours plus proche. Mes gueules n'étaient pas encore éteintes, et ici, aux lisières de cette ruelle fermée, aux confins de ce garrot, je pouvais encore happer des corps, éviscérer des chairs avant de tomber. Les gouttes de pluie, lances froides, qui fumaient au contact de mon épiderme éreinté. Mes phalanges qui s'étiraient, s'étiraient. La traque se terminait ici, la bête éventrée avait enfin été trouvée. Je m'avançais de quelques pas, gorgé des écumes de fiels que je n'attendais que de déverser, dépassais Esther qui me regardait, me regardait désemparée. Vous, vous ne l'aurez pas avant moi, pas avant que je n'ai vomi toutes les expansions de mes langues acerbes. Lueurs de torches accrochées sur le sol au-delà juste à l'entrée de notre trappe, s'approchant, s'approchant. Esther s'était interposée, appuyée contre mon bras, tentant de me faire reculer, de m'empêcher de rejoindre les déboires de mes feulements les plus meurtriers. Trop tard, trop tard, je sentais tous mes nerfs me crier cette confrontation, toutes mes expirations s'échapper en de rauques échos. Je ne partirais pas sans répondre aux imprécations de mes rages les plus incontrôlées. Un nouveau battement détruit accompagné des pas qui l'avaient provoqués. Sirènes, sirènes de mes hématies sur le point de se répandre et de s'épandre contre des gerbes impures et indignes de te toucher. Reste, reste en arrière de ces chasses condamnées. Croissent les exhémies en de rutilantes avancées. Plaintes supplémentaires mêlées aux enjambées convergentes ver-
Son d'impact brut. Stoppé dans mes sèves exsudées.
Esther derrière moi qui se jetait contre l'une des portes fermées. Tremblant de mâchoires trop béantes, acéré, je regardais. Elle n'était plus condamnée. À ses pieds, le scellé arraché, tordu en une écale abandonnée. Je ne voyais que maintenant, pavant toute cette ruelle, les scellés qui avaient condamnés une porte, arrachés. Ils retiraient les entraves. Fouillaient nos fuites. Esther se ruait contre les anciennes barricades inutiles, dernier obstacle, manquant de se rompre sur sa surface. Épuisée, ses poumons qui reprenaient sa lacération, écroulée à ses pieds, offrant à ses paumes un lit de caillots. Esther.
Ne, ne sacrifie davantage tes soupirs. Prends mes dents je te les offre. Je m'approchais, voyais les planches de bois étanche. La lueur des torches qui commençaient à investir notre espace dans leur approche.
Consume tout ce qu'il me reste. Je m'y jetais, brutalisais mes épaules et mes bras pour en forcer l'entrée. Prends mon échine et prends mes côtes. La matière qui craquait, qui se rompait tout au-dessus de nous en de prégnantes menaces. Plus fort. Je reculais, inspirais, fonçais contre sa surface brisée, me jetais dans des tentatives de l'enfoncer. Esther, élimée au dernier souffle, reprenait à mes côtés. Les battues les fouilles les traques. Plus fort. La matière qui se rompait sous nos assauts. Cèdent les entraves en un fracas de ruine. Rupture soudaine, expulsés sur le sol parmi les éboulis, retombés plus loin alors que les derniers supports disparus de cette entrave instable faisaient s'écrouler ses entrailles de débris, condamnant l'ouverture en une avalanche sonore et étouffante.
J'avais entendu le cri qu'Esther avait poussé dans sa chute. Je me redressais, retournais vers elle pour l'aider à se relever. Plainte douloureuse sous la pression que j'appliquais sur son bras. Je la regardais. Et voyais un éclat de bois fracassé transperçant son épaule, profondément logé sous sa clavicule. Nous n'avions pas le temps. Son bras valide par-dessus mes épaules, je nous portais loin de l'endroit où nous étions tombés, sa main compressée contre sa blessure.
La traînant dans cet appartement, jusqu'à trouver un pan de mur écroulé sur l'extérieur en une vomissure pétrifiée. Esther, à moitié évanouie, rémanences sanguines de ses bronches coulant du seuil de ses lèvres, alors que je nous tirais à découvert. Accroche-toi. Parcourant le sol irrégulier, nous écartant de ce creuset pour remonter les gravats.
Momentanément figé, haletant. Là, le rempart, aux pieds des falaises. Phénoménale couronne de métal placardé, suant les abymes informes qui nous devaient l'asile. Des crevasses qui se creusaient dans la roche pendaient les arbres sauvages qui se penchaient sur ces habitations qui avaient connues les poignes de la milice. Arrêté net dans son installation, le mur semblait un hachoir tombé brutalement sur cette partie du quartier, sectionnant son accès. Avec encore de restantes, abandonnées, les machineries sensées déblayer les décombres et les restants de bâtisses détruites.
Gémissement douloureux d'Esther je me ressaisissais, pressais notre marche, laissant en arrière les poignes avides d'extirper et ce quartier populaire. Pente remontant le rempart, je nous faisais longer les domaines privés, riches maisonnées dominant les hauteurs de la ville. La tempête au-dessus de nous, menaçante, mais n'explosant encore, ses rafales martelant la poussière, frappant les façades grises. Il nous fallait un abri, une cache. À quelques distances, sur les dernières hauteurs, une bâtisse éventrée, la toiture fracassée par la chute d'un arbre, collatérale victime des rafales. Cela devait nous contenter. Faisant le tour, cherchant un accès. D'un coup de coude je brisais les restes d'une fenêtre, nous offrant un passage.
L'intérieur était complètement délabré. Tout le mobilier, saccagé par l'éboulement des charpentes. Les fissures dans la pierre n'offraient aucune protection contre le froid et l'humidité qui semblaient émaner, suer des remparts mêmes. Les racines de l'arbre tombé s'étaient creusé un passage au travers des restants de toiture, pendaient en d'épaisses lianes aux innombrables filaments, laissant couler avec elles les frêles cascades de pluie infiltrée. Esther, à peine consciente, contre moi. Ma paume contre sa joue, je la ramenais à nous. Sa plaie. Il fallait s'en occuper. Silence. Inertie de l'air ambiant. Aucun mouvement. Assis tous deux sur le sol, je me tournais vers elle. Ses traits modifiés, les cernes creusées, assombries par la fatigue et la douleur. Je ne pouvais pas la laisser ainsi. Ma main fermement sur son épaule, je la regardais. Ses yeux croisèrent les miens. Elle avait compris. Bref signe d'approbation, elle secouait son visage. Bien.
J'empoignais l'épieu enfoncé, en sentais la profondeur. Ses doigts serrés contre mon bras, elle concentrait son anxiété pour endurer. J'attendais qu'elle prenne pleine inspiration. Et commençais à tirer progressivement.
Les yeux fermés, compressés, bouche ouverte en une muette expression pour supporter le corps étranger qui laminait son intérieur. Ses dents, serrées. Je pouvais sentir les résistances du bois, les échardes qui s'accrochaient indépendamment du reste dans ses muscles ouverts. Contractions instinctives, je devais maintenir ma poigne contre son épaule qui recrachait peu à peu l'épieu. Vomissure écorchée qui n'acceptait pas d'être ainsi repoussée. La sueur froide perlant sur son front. Sous le contact de mes doigts, son vêtement qui s'imbibait de nouveaux déversements. Mes rivières.
Rumeurs indistinctes à l'extérieur, les spectres de présences jalonnant nos pas. Des mouvements organisés devinés de l'autre côté des parois. Esther me regardait paniquée, incapable de fuir. Nous ne pouvions de nouveau reculer. Shhh.
Ne hurle pas maintenant. Ne nous fait pas repérer. Sa poigne resserrée sur mon bras, elle le savait.
Lentement, le son subtil du bois glissant sur ses viandes ensanglantées. Sa respiration tremblante, presque un gémissement entrecoupé de sursauts. Contrôle ces respirations. Elle avait de plus en plus de mal à contenir sa voix. Mais elle ne criait pas. Encore un peu. Obstruction. Quelque chose bloquait l'extraction de la pointe. Aboiements non loin qui se mêlaient à des imprécations étouffées par la pluie. Ils étaient proches. Hésitation qui me faisait vérifier son regard. Esther comprenait, se préparait, inspirant à plusieurs reprises. Enroulant sa main autour de mon bras, ses yeux enfin posés sur moi pour maintenir son regard. Prête. Elle pourrait l'endurer.
Son épaule compressée sous mes doigts je tirais sur le manche réfractaire en sentant les dégâts que j'étais en train de lui faire. Je forçais, sentais sa main voulant déchirer mes muscles, lacérant ses hémorragies. Encore un peu. Tout son être crispée autour de cette extraction la douleur peignait son visage d'intensité. Soudaine rupture, je parvenais à dégager l'écharde de sa blessure. Caillot maculé rompant la digue de ses membranes brisées, l'éclat avait sauté hors de la plaie dans le soupir exténué, libéré d'Esther. Sans un cri. Un sang plus frais, plus sombre, s'en écoulait, filant sur les alluvions des précédents écoulements désireux de sécher. Esther portait sa main à son épaule, inondait ses doigts du ruisseau. Je regardais vers les poreuses limites de notre abri. Les indications de présences mortifères, éloignées. Personne ne nous savait ici, nous pouvions rester quelques instants.
Après avoir noué un bandage de fortune, l'aidant du mieux que je pouvais à avancer, je nous faisais quitter l'antichambre ruinée pour rejoindre ce qui avait été le séjour. Entre les poutres qui barraient l'accès, les racines lâches et les gravas amoncelés. Le vide. Large pan du mur complètement expulsé dans l'impact, ouvrant l'habitation sur le vertige des hauteurs où elle demeurait. J'aidais Esther pantelante à s'assoir, m'approchais de l'ouverture. La ville était en train de convulser. Mon corps détruit. Tout était visible d'ici. Ses entrelacs de pierre, éclairés spasmodiquement et inégalement par les lampadaires ranimés, des quartiers entiers dont la lueur gagnait en intensité avant de subitement disparaître. Des feux s'étaient propagés. Je pouvais deviner la position de certaines des centrales électriques aux flammes qui dévoraient leurs entrailles, submergées par le retour trop violent du courant.
Sonorité distante de métal rompu, comme si toutes les industries se levaient en une même agonie. Me penchant en avant, regardant au-delà des fines cascades qui se jetaient dans le vide à mes pieds. Dans l'une des ruelles en contrebas, je trouvais la provenance du son. Des gardes. Armés de chiens en laisse et d'outils énormes, lourds, nécessitant deux paires de mains pour être utilisés. Plaque déformée, arrachée de ses rivets pour être expulsée au sol. Un scellé de plus retiré. L'accès ouvert, les chiens se précipitaient tête première, suivis par les gardes.
Ainsi, il n'y avait plus que nous désormais. Perdu le refuge, perdu. Les caches comme souterraines où j'aurais pu grandir, m'étendre en d'animales râles. En de férales palpitations. Nous n'avions plus de couverture, plus de protection. Nos nuits à nues, vulnérables.
- Ils se sont finalement décidés à retirer les scellés.
Je me retournais pour voir Esther, assise à proximité du vide, regard perdu dans l'ouverture béante. Nos silences rythmés par le métal violenté, les averses et les incendies qui se répandaient à distances qui ne pouvaient que se rapprocher.
- Il fera tout pour me retrouver.
Dans le sillage de la milice, son protecteur qui guetterait chaque entrée nouvellement forée, ses hommes préparant sûrement en ce même instant l'évacuation qui devait me la retirer, et me laisser me décomposer de concert avec la ville. Combien d'heures à notre disposition avant que l'on nous trouve. Changement dans la lueur de la nuit, subtile carnation nacrée. Lunaires retombées, enfin. Perçant les nimbes gorgées de menaces et les fumets noirs qui s'élevaient des brasiers, l'arc de notre complétion. Son emprise, baignant les dernières limites de notre fuite. Assez couru. Toux soudaine rompant la gorge récemment malmenée d'Esther, je l'aidais à s'étendre hors des eaux stagnantes.
Je la regardais, brave et belle enfant écartelée. Étendue en des rumeurs de fièvres, ses cheveux qui nimbaient son corps comme une auréole de nuit. Les cernes qui s'étaient creusé avec les efforts nécessaires pour venir jusqu'ici. Plus de temps. Nous n'avions plus de temps. Je m'étais assis à ses côtés, à l'observer lentement se corroder, détériorer les dernières forces qui animaient ses membres. Le sifflement qui s'échappait de ses lèvres à chaque douloureuse inspiration. Je ne l'avais jamais vu ainsi, à ce point atteinte. Je me perdais à compter les perles de sueurs froides qui couronnaient ses tempes au bleu cendré, essayais d'omettre le râle qui rouait ses poumons, émanations de son corps qui se dévorait lui-même en une ruée de survie. Je la gardais de mes bras, voulais la réfugier de mes os. À chaque fois qu'elle toussait, qu'elle s'arrachait bribe après bribe, je la serrais, serrais contre moi comme si j'avais voulu en prendre tout le mal pour me le verser. Aux lisières de notre repaire, à quelques mètres seulement du vide. Et nous attendions, sans rien dire de plus. Cela faisait depuis un moment déjà que j'entendais les rumeurs de métal arraché se rapprocher, les bruits de fouilles, de portes défoncées. Mais nous restions ainsi, enlacés. Ne lui avais-je pas promis de ne jamais la laisser disparaître ici. Maintenant. Il me fallait honorer ces promesses faites. Je me redressais sous le regard attentif d'Esther. Là où les dalles s'étaient rompues pour laisser respirer la terre, directement sous la clarté lunaire, j'enterrais quelques-unes des graines qu'Esther m'avait offerte.
- Nos souvenirs nous survivront, et il est temps maintenant d'incarner notre blessure commune.
Soupirs de proximités atteintes. Face, l'un à l'autre, écumant nos traits de la houle de nos doigts. Délicatement. Dans l'oubli de nos réalités, de nos positions. Ses lames capillaires se joignant aux ossatures qui formaient son visage. Ses yeux. Ses lèvres. Ces parfums d'abîmes renouvelés. Le sommeil, non plus une fuite, une chute, une tare, une tâche. Mais une efflorescence de nos sensibilités. Partagées, confrontées. Ne se mêlant à aucun moment, ne perdant rien de nos moëlles respectives, mais grouillantes en des spires connexes. Subtiles danses, délicates nimbes tournoyantes. Des rameaux s'entrecroisant sans s'enchevêtrer, s'érigeant lentement en de complexes colonnes. Elle me regardait la regarder, la regardais me regarder. En des échanges de toiles suspendues, tissées de nos râles d'ambre, pavant le tracé des chemins qui nous attendaient. Nous nous dépassions, dépassions les lisières de nos corps. Épanchées les filandreuses soieries de nos dents, enroulées autour de nos doigts. Qu'importe où nous étions. Le contenu de nos artères emplirait nos distances, teinterait tous nos matelas d'abandon. Nous avions étirés les ponts vaporeux sur les lits de nos souffles. Sa prothèse appliquée contre ma joue, tandis que de sa main elle fendait les ondes de ma chevelure. Ces vibrations me parcourant en d'éphémères et volatiles cascades. Je remontais les aspérités de ses veines, m'abandonnais aux sensations de sa peau. Elle arrêtait les cataractes continues de mes étuves, stoppait l'hémorragie rémanente qui brouillait ma vision.
Plus un mot. Plus de lutte. Ces secondes étaient nôtres, et nôtres seulement. Emportant mes poignets avec elle, elle se laissait retomber, éreintée, en arrière. Joins-moi. Au-dessus d'elle, je regardais ses traits enfin calmes, satisfaits. Nous y étions Esther, nous y étions. Je ne te laisserai pas mourir dans cette ville. Je rapprochais mes doigts de son cou. Je t'emporterai entre mes mains.
Lâchés mes muscles endigués en une ruée immédiate stoppée aux limites d'assaut. Brusque pression de mes phalanges sur sa trachée que je sentais se comprimer sous moi en un soupir supprimé. Ses cheveux retombaient en bataille sur son visage de douleur anémique en cent filaments d'ombre à l'éclat de ses lèvres entrouvertes. Notre couche cinéraire. La lunescence sera mienne. Sa peau si froide, si pâle. Retrousse mes lèvres et incise mes rêves. Maintenant, nous sommes joints. Ses bras libres, écartés n'entravant mes actions, ses doigts étirés. Serrant la terre en de muettes intensités. Suspension, interruption de tous les contextes. Que toutes les heures soient fusillées. Le roulement de sa jugulaire écrasée. La montée de conflagrations dans les orgies de douleur qui parcouraient son visage, déformaient ses traits. Si ce n'était pour ce regard continu qui se faisait, se faisait plus pénétrant, me faisant l'effet de lances enfoncées dans ma chair encore vivante. Son visage, s'empourprant, ses tempes qui pulsaient, pulsaient visiblement dans l'étau que je lui appliquais. Craquement de mes jointures sous la pression qui leur était faite, inhumées sous les sifflements muets qui m'étourdissaient. Toi, toi, toi Esther. Crache le sang les râles les sèves les moëlles. Ses yeux. J'allais plonger dans ses yeux. Dansaient ses iris sur le point de se fendre, crépitantes de vaisseaux explosés. Elle avait agrippé mes bras de sa main frêle, prothèse maigrement appuyée.
Elle ne frappait pas.
Dans cet entonnoir d'intensité qui ciblait sa nuque. Elle ne frappait pas mes bras dans les contractions silencieuses de sa bouche entravée, continuait à me fixer, déterminée dans les veines qui se levaient sous sa peau pour se briser en des débâcles carmines.
Ces sensations.
Notre éclosion. Sa peau rouge, rouge d'asphyxie, ses lèvres exsangues distordues. Grave le glaive de nos échanges. Mienne, pour tous les crépuscules à venir que je devrai-
Que je devrais écumer seul de nouveau avec pour unique souvenir les images suppliciées qui se tordaient sous mes mains je ne-
Mes paumes tremblantes dans les ruptures de mes souffles je ne savais que-
La perdre je ne voulais pas la perdr-
Soudain rejet en arrière en une scorie fumante, abandon de mes pulsions insuffisantes.
Pendant que comprimée elle se tenait la gorge, toussait, vomissait les âpres suffocations de ses muscles traumatisés, noyée sous le flot d'oxygène qui lui parvenait enfin.
Je la regardais. Je la regardais figé incapable de bouger. Toutes mes promesses. Toutes mes projections. Nulles. Les sifflements éreintés de l'air qui passait à nouveau entre ses lèvres.
Échoué.
J'avais échoué.
Des mots muets qui se formaient sur ma langue, des tentatives de comprendre, d'expliquer. Spasmes musculaires sur mon visage. Je n'arrivais pas. À comprendre.
Quelques instants. D'un coup son regard de meurtre posé sur moi. Elle me regardait, encore sous le choc, tenant sa gorge, recroquevillée, abattue, les respirations qui n'auraient jamais dû reprendre arquant son dos en de vibrantes accusations.
- Pourquoi t'es-tu arrêté...
Tout l'incompréhension, toute la tristesse dans ses yeux rougis. L'effondrement soudain de toutes les parcelles de mon être en voyant sa réaction. Je l'avais déçu. Comme les autres. J'étais comme les autres. Depuis le début. Tout était faux. Vide. Hagard je restais, notre seule chance d'être véritablement liés, bafouée. Elle tremblait, contrite, perdue. Elle avait tant misé sur moi. Elle avait tout misé sur moi.
Ses mots crachés en un croassement douloureux qui teintaient ses salives. Gerbe inutile. Je la regardais reprendre son souffle, s'accrocher à la douleur trop commune à laquelle je l'avais laissé. Me dirigeais vers une autre pièce délabrée, hébété. Essayant de rassembler les mots que je pourrais dire, les explications que je pourrais offrir. Les alternatives à promettre. Pour ne pas regarder à quel point je lui avais fait défaut. Retournant dans la pièce principale, n'y avait-il pa-
Esther. Effondrement de mes armatures. À regarder l'emplacement où elle s'était tenue il y avait quelques minutes à peine. Je me ruais vers l'ouverture béante, regardais les distances directement au-dessous. Rien. Aucune trace. Elle n'avait sauté. Je reculais, butais contre les débris. Disparue. Partie, rejoindre d'autres fins, d'autres complétions que j'avais été incapable de lui offrir. Brusquement à genoux, volontés sapées. Torrents à l'intérieur de mon torse, je le frappais de mes poings, je ne pouvais respirer, respirer au travers de mon échec. Je l'avais abandonné. Bouche déformée en un muet hurlement que je ne pouvais pas laisser sortir, salives baguant mes lèvres. Les meutes, les meutes à l'intérieur qui me déchiraient hurlaient vociféraient les complétions arrachées par de médiocres facilités. Tous mes nerfs en crise. Avant de me laisser retomber, éteint, sur le sol trempé.
Annotations
Versions