Chapitre 17
Dans les remous inhumés d'édifications perdues. Je m'approche d'une grotte d'où s'extirpent les formes onduleuses de scolopendres fossilisés, tortueux gardiens du passage qu'ils ont essayé de délaisser. Leurs nombreux membres solidement accrochés à la pierre, ils semblent encore sur le point de s'animer pour fuir, pour glisser le long des parois en de meurtrières avancées. En m'approchant, je peux voir à nouveau des bourgeons s'entrelacer et s'entortiller autour de leurs mandibules pour y pousser en de subtiles croissances. Je me faufile sous leurs segments chitineux, sous leur muette inertie pour entrer dans cette chambre. C'est un bosquet. La végétation ici a proliféré pour généreusement s'étendre sur toutes les surfaces, rompant l'obscurité caverneuse qui a défini ma progression. De feintes émanations pulsant presque imperceptiblement. Je ne peux plus voir la terre sous mes pas tant elle est fertile ici. Je m'avance, découvre les proportions de cette poche inespérée. Entre les herbes hautes et les plantes grimpantes qui couvrent les murs, je peux deviner les silhouettes d'insectes morts depuis longtemps. Comme des mottes servant de terreau à toute ces semences. Chaque carapace, un tertre. De tailles différentes, chacun d'eux est également pris dans ces étreintes. Par moment, tranchant dans l'amas herbeux, un membre dépasse, une mandibule se déploie, rappelant la précédente réalité de cette vie effacée. Contre un mur, comme incrusté, je vois un grand insecte, plus large que les autres. L'herbe n'a pas réussi à entièrement le couvrir, et des pans de sa carapace restent encore visibles. De sa bouche ouverte, comme affaissée, s'échappent les bras de plantes grimpantes qui s'étendent au-dessus de lui en de complexes enchevêtrements. Les échos ne sont pas perçants ici. Leurs souvenirs n'agonisent pas. Dans ce silence vert pâle, ils me semblent apaisés. Je m'assois auprès d'une carcasse renouvelée, recouverte de mousse et de croissances végétales diverses pour me reposer. Pour me restaurer. Est-ce que le nid deviendra un jardin. Est-ce que les insectes pourront eux-aussi y foisonner à nouveau. Je l'aimerais.
Revenu à moi, lentement. Sans aucune idée du temps qui s'était écoulé. Encore nuit, l'air chargé et assombri des brasiers qui avaient continués. Face à l'ouverture, je m'étais mis à genoux, comme sur un plateau, pour réfléchir. Pour me décider. Yeux fermés, j'inspirais.
Il m'avait fallu venir jusqu'ici pour atteindre la réalisation de mon inévitable ascendance. J'étais semblable à ma mère. Je tenais tout d'elle. Je partageais son sang, sa chair, sa langue, sa puanteur, sa médiocrité, sa facilité, sa dépendance, son insuffisance. J'étais ma mère. J'étais ma mère. Je n'avais pas réussi à la tuer en moi, comme je n'avais pas réussi à la tuer. Je ne devais plus revoir Esther. Et il ne me restait qu'une chose à faire. La présence des gardes à l'extérieur s'était de nouveau faite audible depuis quelques temps. Peut-être avant ma reprise de conscience. Et il était hors de question de les attendre, de patienter jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher. J'ouvrais les yeux sur le vide qui s'ouvrait à quelques mètres de moi. Il me fallait encore me décider.
Déposé ouvert entre mes jambes, le flacon de graines qu'elle m'avait offert. En entendant un nouveau scellé se faire distordre, arraché de ses gonds de pierre. Je n'avais plus de temps à ma disposition. Je faisais rouler les quelques graines restantes dans le creux de ma paume, cosses grises, promesses de croissances fugitives et souterraines. Je t'emporterai avec moi. À travers moi. Je te ferai fleurir dans le verger de mes os. Cette promesse je ne saurai y faire défaut. J'avalais les graines, les sentais passer lentement, difficilement dans les plis de ma gorge. Pour atteindre mes organes, se nicher en des alcôves tendres et aimantes. Peu importait ce qui pouvait arriver désormais. De mon corps un nouveau jardin sera né.
Sorti sur les rues noyées, l'averse comme seule animation.
Personne.
J'avais surestimé leur proximité. Un léger rire étouffé m'échappant. On ne me faciliterait pas la tâche. Il allait falloir que je me porte à leur rencontre.
Troubles premiers pas, en échos ses paroles et ses gestes comme seuls compagnons, garants de ma descente, justifications de mon acte. Trempé, gorgé des nimbes qui tombaient du ciel comme autant de voiles. J'avançais maladroitement le long du quartier, cherchant le bruit, cherchant leur présence. Quels scellés étiez-vous en train de retirer, quelle bâtisse en train de piller. Perte d'équilibre partielle, je me rattrapais contre un mur, soufflant contre la pierre. J'oubliais que ces graines étaient la seule chose que j'avais ingéré ces derniers jours. J'essayais de rattraper ma respiration, de garder appui sur mes jambes.
Au sol, à mes pieds, une pile de pavés délaissés. Parfait.
Je reprenais mon avancée, une pierre débitée dans la main. À proximité des murs, je frappais contre les parois. Frappais, frappais, frappais. En continuant plus loin dans ces ruelles torves, dans ces strates défoncées. L'écho se réverbérait, convoquait l'averse qui noyait mes tentatives de rameuter. Venez, venez enfin. Entendez-moi. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à échanger. Vision atténuée par l'eau qui ne cessait de tomber, l'averse qui noyait le bruit que j'essayais de faire. Ne me protège pas. Pas cette fois. Frappant plus fort, sirènes éteintes, je devinais un mouvement plus loi-
Spectre pâle, réminiscence interdite. Toutes fonctions de mon corps, stoppées, arrêtées sur cet unique point qui venait d'entrer dans ma vision. Elle se dirigeait vers moi, claudiquante, manquant de s'effondrer dans sa précipitation.
Ses lèvres contre les miennes, ne sachant que répondre. Pétrifié sous ses saveurs contre lesquelles je m'étais résigné. Tu n'étais pas sensée te trouver ici.
Sa main glissant lentement contre mon bras, tandis qu'elle se penchait en un murmure.
- Dépose ton arme, elle ne te sera d'aucune utilité ici.
Ses doigts passant comme un voile sur ma paume, lâchant la pierre en un fracas audible. Perdu dans son regard, cherchant à comprendre le pourquoi de sa présence.
- Écoute-moi... Il y a un moyen de partir, de quitter la ville.
- Comment ça ?
- J'ai pu arranger un passage, trouver une place sur l'un des trajets qui rejoint l'extérieur.
- Mais les gardes, la lumière...
- Ne t'inquiète pas, ne t'en fais pas à propos de ça. Il faut me croire.
Quelques secondes, regardant son visage minée de tristesse sous ses mèches trempées. Il y avait dû avoir un prix. Pardonne-moi.
- Qu'as-tu pu offri-
- Est-ce que tu me fais confiance ? Regarde-moi !
Ses poignets contre mes tempes elle pressait son front contre le mien.
- Est-ce que tu me fais confiance ?
Elle répétait en un murmure, détachait chacune des syllabes.
- Oui. Oui, je te fais confiance.
- Alors viens, nous n'avons plus le temps.
Me tirant par le poignet, sans s'arrêter, sans freiner l'agitation qui possédait tous ses membres.
- Écoute, il y aura une barque dans l'un des canaux encore en activité. Elle devra t'emmener hors d'ici. N'essaye à aucun moment de lutter, tu m'entends ? Fais ce que je te dis, et tout se passera bien.
Où allons-nous. Où portes-tu nos pas. Je ne reconnaissais ces entrelacs aux scellés éventrés.
- Je t'y retrouverais. Et nous partirons ensemble, loin d'ici, d'accord ?
Dévalant les ruelles aux scellés arrachés, tout était silencieux sous les égides de la pluie. Plus aucune trace des extractions poussives, des meutes qui s'étaient assemblées autour de nous. Où s'était diluée l'agitation de la purge.
Devinant la fin de notre chemin au-dessus de l'épaule d'Esther.
Pas par là. Luminaires incendiaires, crépitantes émanations qui attendaient au-delà des débouchées de cette ruelle. Je tentais de l'arrêter, de la retenir dans la sauvegarde des ombres. Écartant avec confiance avec main.
- Tout va bien, ne t'en fais pas.
Me laissant là, poursuivant ces quelques pas. Elle s'était exposée sous la lumière irrégulière, marchait d'une allure sûre. Que fais-tu. Que fais-tu. Aux lisières, je la regardais s'éloigner en direction du pont qui surplombait le canal. Ne te fais pas voir, ne te fais pas prendre. Personne nous veut du bien ici.
Se retournant dans ma direction, me voyant criblé.
- Viens. Tout va bien se passer.
Mâchoires serrées.
- Tu as dit que tu me faisais confiance.
Paupières fermées. Tous mes chemins sont les tiens, je n'ai plus de gouverne pour mes incendies.
Premiers pas m'exposant. Lueur heurtant mes yeux, vrillant mes tempes alors que j'avançais pour la rejoindre, pour nous perme-
Poignes soudaines agrippant mes membres mes gestes mes mouvements. Voyant mes opposants. Masques d'acier rivant mes bras alors que je me débattais. Esther cours, enfui-
Elle. Toutes mes gorges effondrées. Là, cerclée des entités que je n'avais fait que fuir. L'un d'entre eux, la main posée sur son épaule.
- Tu m'as promis que tu ne lui ferais aucun mal !
Comme tous mes organes me faisaient mal. Elle s'était adressé à l'un des gardes, vêtu d'un uniforme différent, plus sombre. Mes poumons, mes poumons. Sur le point de m'écrouler, si ce n'était pour les poignes qui m'avançaient. Écrasé, brisé sur cet empalement de trop. Relance ta colère, débats-toi. Je ne pouvais pas. Je ne-
Relance-toi trahison mens-
Elle. Avec les gardes, faces immuables tournées en ma direction. Je n'y arrivais pas. Plaintes avortées, mortes nées au fond de ma bouche.
Mes- Mes côtes. Perçant la chair pour répandre à vif les torrents de mes viscères fumantes.
- Es-
Rompu, j'essayais de parler. Chaque synapses séparées en une déchirante compréhension. Là, recevant les salaires de ruines gâchées.
- Es-
Clavicules creuses, désaxées. Mes ossuaires brutalement délaissés. Comment as-tu pu. Faces d'acier multiple m'observant sous le crible épileptique de lampadaires aux fonctionnements distordus.
- Allons, nous ne pouvons perdre davantage de temps. Ce doit être fait.
Venait de parler le garde qui se tenait auprès d'elle en intimité, sa stature différenciée dans l'indistinction des autres. Était-il leur supérieur. Elle. Regard meurtri, peiné. Que m'as-tu fait. Résignée elle me regardait dans les saignements de ma ruine. Avant de se détourner, et de se perdre, derrière les façades hostiles des gardes rassemblés.
- Emmenez-le comme il a été convenu.
Ultime image d'Esther emmenée plus loin par l'homme qui venait de parler alors qu'on m'immobilisait de force. Laiss-
Voile muselant ma face mes yeux mes bras pris maintenus, je ne pouvais respirer, je ne pouvais, lâchez, lâch-
Impact.
Choc, étourdissement. Traîné ailleurs dans des sonorités et des sens que je ne comprenais pas. Instants troubles. Soulevé, fixé. Impact. Coups répétés brisant les architectures de mon visage. Il me maintenait dressé d'une main rivée au col pendant que ses sœurs phalanges répétées venaient s'écraser sur ma face. Impact. Absence. Situation. Le rythme de mes arcades éclatées. De mon nez brisé. Impact. Douleur. Impact. Évanouissement. Esther. Les assauts stoppés, tête ballante. Je ne savais comment la redresser. Soulevé de force par des poignes obombrées alors que je m'accrochais à ces bras meurtriers. J'avalais le goût de mon propre sang qui s'évasait dans les parois de ma gorge alors que je tentais faiblement de me dégager. Laisse-moi. Laisse-moi. Brusque. Jeté par terre, écroulé sur mes côtes. Les pavés malmenant mes articulations dans leur réception. J'essayais de me retourner, de me redresser. Glissais. De m'appuyer sur ces bras informes. Bâtards. Active ces membres, lai-
Concussion aigüe sifflante de condensation dans mon flanc. Sapant mes dernières forces. Je vomissais, vomissais l'absence de contenus de mes viscères, eaux ingurgitées entrecoupées de biles étouffées alors que je tentais désespérément de respirer. Filets âcres coulant de mes lèvres. Mal. Mal. De l'air. De l'aide. Cherchant à retrouver mon souffle. Par à coup. Par à coup. Petites. J'arrivais à contrôler. Je rampais des coudes pour me terrer. Fuir. Disparaître. S'éloigner de ces bruits de pas qui me suivaient. Plus loin. Plus lo-
Semelle barrant ma route. Entrave. Consistante. Insistante. Je relevais ma nuque en peine pour remonter les fondations de ces jambes rigides. Forme sombre. Effilée. Soudain. Geste unique de tesson contre mon crâne, inerte par terre. Incapable de me mouvoir. De comprendre. Plus. Ce qui m'avait frappé. M'entourait. M'arrivait. M'arriverait. Je ne voyais plus, paupières vacillantes dans des ombres de tout. Ne. Convulsant frénétiquement pour rester ouvertes. Lutte. Je, je. Sombre. Se ferment. Se ferment.
Des gouttes. Fraîcheurs spontanées. Pluie limitée, retombant sur ma face. Que. Trainé. Transporté. Où. Par à-coup. Longs glissements tirant mes vêtements, râclant mon dos. Mon crâne.
- ... ordres sont de revenir dès qu'on l'aura chargé sur la barque, pour ensui...
Qui parlait. L'étau assourdissant qui contractait mes tempes, mes cervicales. Tout tournait. Laissez-moi m'éteindre. J'essayais de me redresser. De voir quelque chose. Impossible. Tentatives avortées de bouger. L'envie de vomir. Je ne sentais que les poignes refermées sur mes jambes, autour de mes chevilles que l'on tirait, tirait insensiblement.
- ... centrale, cette fois le courant devrait revenir. Si nous parvenons à compléter la...
Échange, deux voix différente. En rythme, la nuque écorchée sur le sol. L'envie de vomir. Il n'y avait que les quelques traits s'éclatant contre ma peau pour être agréable. Gorge pâteuse. Tout tournait.
- ... courant revenu, la ville sera enfin nôtre. Il ne faut pas échouer cette...
L'arrière du crâne qui se répercutait sur le sol. Chaque coup qui résonnait. Où étaient mes bras. En arrière. Inertes. Mes mains filaient les pierres. Se redresser. Arrêtez ces échos. Ne sais. Tournait. Tournait.
Que se passait-il. Éveillé, mais usé. On avait cessé de me traîner. Où étais-je. Immobile, impossible de faire autrement. Ouvrir les paupières, pourquoi tant d'efforts. La nausée. Les tempes qui remontaient sous ma peau, essayaient de pousser mes iris hors de leurs orbites. Je ne sentais plus la pluie. En intérieur ? Relève-toi. Pourtant je l'entendais faiblement tomber. Réflexe de régurgitations, la bile tapissait le fond de ma bouche. Respirer. M'étouffais. Je me tournais sur le côté, recrachais l'infect amas salivaire. Où était-je. Il faisait trop sombre pour y voir clairem-
Rumeurs de paroles, on discutait dans une pièce adjacente. J'essayais de me redresser, découvrais mes mains attachées dans mon dos. Une à une les images me revenaient. Les gardes. Esther. Esther. Trait intense transperçant mes intestins de part en part. Lente effusion de feu noir qui remontait mes vertèbres pour m'infuser. Les gardes m'avaient traînés ici. Voulaient-ils m'interroger, me réserver leurs méthodes avant de m'achever. Jamais, jamais ne sera vôtre ma bile incendiée. Laborieusement, douloureusement je me mettais sur mes genoux, prenant appui sur mon épaule. Avec mes dents s'il le fallait. Vertige, perte d'équilibre momentanée, la douleur me revenant au visage, conscience des plaies fraîches, fraîches. Esther. J'entendais les gardes parler. J'entendais, j'entendais les gardes parler. Juste à côté. Parler. Discuter. Mes yeux se faisaient à l'obscurité. Je comprenais pourquoi je pouvais si distinctement entendre la pluie. Ancien appartement en ruine au mur absent, effondré, qui donnait directement sur un extérieur que je sentais à pic. Esther. Je commençais à me traîner vers l'ouverture, jouant de mes articulations rouées pour progresser. Esther. Ce n'était pas terminé. Que m'as-tu fait. Encore, chaque mouvement relançant la douleur, faisait craqueler le sang partiellement séché sur ma face. Jamais, jamais. L'ouverture de plus en plus proche, les gardes terminant, bruits de porte que l'on ferme non-loin. Vite, vite. Répand ses entrailles loin d'ici. Parvenu au seuil, la pluie mouillant mes paupières éteintes. Penché en avant, regard tourné vers le bas. Je ne voyais rien. Inspiration. Souviens-toi de nos promesses. Il n'y a qu'une façon de descendre.
Je basculais mon corps.
Poumons vidés subitement chaque seconde la chute la descente. Fracas. Absence.
Brusque inspiration, sursaut de tous mes nerfs. Toussant, crachant mes bronches. Effondré sur des déchets amassés, lit insane sauvegardant mon corps éreinté. Esther, m'avais-tu vendu aux gardes. Offert les conséquences de mon corps en de médiocres accords. Je relevais à nouveau les yeux sur les contours indistincts. Mes iris, comme enfoncées profondément dans mon crâne je sentais le meurtre de mon regard. Bafoué. Humilié. Il n'y avait aucune luminosité, mais je reconnaissais ce noir plus profond, implacable qui se dressait devant moi. Le rempart. Jeté à ses pieds. Le même sempiternel et puant rempart qui ligaturait ces voies, débitait des quartiers entiers. Jusqu'où courait-il, jusqu'où martyrisait-il ces lieux. Devoir encore subir ces présences inutiles. La face tournée, joue raclant le sol, à regarder les cimes d'acier. N'avais-je pas assez supporté ces horizons limités. Ces vaines tentatives de structuration. Malgré le froid, malgré le néant qui empalait mes viscères. Sa simple vue m'envenimait. Irriguait les flots de haines. Je me redressais dans des déchirures intestines. Faiblesse de mes tentatives, me maintenant avec peine. Je ne resterais pas ici. Il n'y avait qu'un seul chemin qui se propulsait hors de cette fange assemblée. Qu'une seule façon de commencer à se débattre. Un premier pas. Toujours, toujours se traîner, toujours répandre l'huile de mes présences qui devait couler, couler sur tout. Esther. Suaient les murs, transpiraient les ondes. Je. N'avais. Pas. Terminé. Épaulé des briques muselées, un tibia devant l'autre. Jusqu'à l'atteindre. Elle.
Avancée médiocre, poussive. Je devais me dépêcher avant qu'on remarque que je ne m'étais échappé. Je ne voyais rien dans le noir qui embourbait mes jambes, mes sens. Les sourdes avalanches de poix. Je ne pouvais que longer le rempart, toute autre direction bannie par l'obscurité. Plus loin, lueur malmenant la nuit, exposant les chutes d'averses qui ne cessaient jamais, jamais. Chaînes d'immeubles, complétant les lacunes du mur, participant de l'étau. La façade d'une des chambres, démolie pour dégager une ouverture sur le vide. Similaire à l'alcôve que j'avais abandonné. La lumière en venait. Bleutée, froide. Clinique. Je reconnaissais les crépitements électriques, le grésillement sourd du courant se consumant dans des entrelacs de fils cuivrés. Avance. Un projecteur, dont je ne pouvais voir que l'émanation éclairée. Sa couleur grésillante, crépusculaire, qui perçait d'étages au-dessus. Je m'approchais, prudemment, sans un bruit, m'aidant de ma main pour avancer. Lente animation du projecteur, glaçant mes membres déjà transis, balayant précautionneusement cet environnement. Quartier abandonné, condamné par les affres des pénuries et des débâcles. Tout autour de moi, charpentes pourrissantes, maisons détruites, placées sur les autels de l'oubli et de l'exil. Amère place. J'y reconnaissais les taudis bâtards, les repaires perdus des pêcheurs et des contrebandiers. Dans son halo, je devinais un passage où me faufiler, quittant la proximité des remparts où les gardes pouvaient me retrouver. La lumière momentanément déplacée sur un autre point, je m'y engouffrais.
Bruissements, grattements sourds et convulsifs. De l'autre côté des barreaux. Il y avait du mouvement. Soudainement figé, accroupi contre le mur. Pas maintenant. Le luminaire, dans son agonie prolongée, ne parvenait pas à atteindre les sources des perturbations sonores. Méphitiques haleines, tangibles vapeurs. Des gestes, des silhouettes qui accrochaient lors d'infimes secondes les restes de mornes paniques illuminées. Couraient dans l'ombre, à plusieurs. Grattaient le sol, éventraient la terre à la recherche des choses enfouies. Des chiens. Non pas de la milice. Charognes désavouées, en quête de restes d'épuration. Dans les sursauts du luminaire suffocant je pouvais voir, comme une image stoppée, les elliptiques corps de fourrure sales et maigres, dépouillés. Affamés. Ne me sentez pas. Ne me voyez pas. Sans un bruit, le plus lentement possible, dos contre le rempart humidifié, je glissais plus loin, hors de la lumière, hors de l'exposition forcée à des regards que je ne pouvais situer. Les reniflements saccadés mêlés aux bruits des griffes élimées frappant les sols pierreux. Douceme-
Assourdissement, résonnance métallique heurtant le mur. Brusque silence de l'autre côté. Dans quoi avais-je buté. Immobilisé à nouveau. Ne me sentez pas. Des reniflements plus subtils. Localisés. L'on sentait l'air ambiant. Que la pourriture me recouvre. Qu'elle m'étreigne et me garde contre elle. Dans les halos vacillants entrait la forme d'un charognard décharné. Sa chair exposée par intervalles irréguliers, fusil de diodes rouillées. Il s'approchait. Gueule contre la grille à sentir. À chercher. Immobile. Le chien malade se tenait branlant à quelques mètres de moi. Dans les sursauts du luminaire je le voyais gratter frénétiquement son épiderme rongé de ses pattes arrières. Ses flancs dénudés, aux côtes apparentes, glabres et sclérosés. Ses yeux. D'un noir laiteux, brumeux. Grands ouverts, fixés sur le vide en de maladroites errances. Aveugle. Toute sa face statique me semblait trop rigide pour être composée de tissus vivants. Comme un masque, comme un faux que j'aurais pu décrocher de mes mains si je m'étais approché. Carcasse ambulante infirme. Il continuait à se gratter jusqu'au sang en portant son regard sur toute ses absences, humant la source du bruit. Il ne me voyait pas, je peux m'écar-
Sa face criblée sur moi à mon premier mouvement, me fixant instinctivement. Silence, silen-
Aboiements. Répétés. Sa gueule expulsée du grillage, happant l'air. Rameutant ses frères. Nouvelle mâchoire aboyante rejoignant ses côtés, assourdissante.
Et puis une autre. Et encore une autre, tentant de se libérer des barreaux qui les privaient de mes os. Chaos sonore figeant mes membres. Le faisceau déplacé dans cette direction.
Je me retournais brusquement. Ignition. Pour voir les autres projecteurs s'allumer un à un. De la façade découpée dans l'intégralité de cet immeuble, les expositions inquisitrices qui s'éveillaient dans chacune des chambres. Comme une ruche ouverte sur la nuit, chaque alvéole irradiée, débordante d'énergie.
Je courrais.
Faisceaux braqués aléatoirement, myriades aveuglantes parcourant ces positions désolées, cherchant le mouvement qui me trahirait. M'exposant les directions qu'il me fallait éviter.
Les taudis déformés, en partie consumés, agrégés en monticules de charpentes poreuses, drainées, liquéfiées par les averses. Tout s'écoulait en une même pellicule boueuse de cendre et suie mêlées. Leurs arrêtes bombardées des faisceaux qui cherchaient la cause de l'alerte, hautes dans les airs comme des temples amorphes, convulsant sous mes yeux alors que je les passais, m'écroulais sous leur fange. Les chiens devaient avoir ameutés toute la milice qui cerclait l'endroit, qui bientôt se refermeraient sur moi, m'enliseraient, m'enliseraient sous des strates fumantes. Pas encore. Pas encore. Elle, il me la fallait, fallait savoir. Je pouvais entendre les courses qui m'étaient données, les poursuivants qui jusqu'à moi se refermaient.
Ruée brusquement stoppée.
Plus d'envers où courir. Les lisières du canal, atteintes, bras artificiel rejoignant la rivière.
L'eau en avait été retirée. Mais il n'était pas vide. Quelques infimes instants pour comprendre, pour distinguer. Parmi les décombres, les masures qui avaient été poussées et jetées à bas dans son lit. Épuration. Les membres, les corps saillants, exposés aux pluies, dénués de vies. Le sang qui battait brutalement mes artères. Je voyais. L'odeur. Ferments de pourritures, maturation de sucs rongeurs, dépareillant les cadavres de leurs écales de matérialités. Par dizaines. Par dizaines ils étaient amoncelés. Ainsi se trouvaient les récoltes exposées par le retour du courant.
Je ne pouvais m'arrêter ici. Un peu plus loin, rejoignant l'autre bout. Pont sommaire, poutre effondrée dans les assauts. Il n'y avait d'autre manière de chuter. Je testais la solidité de cet accès improvisé. Grinçant, surface branlante. Les sons de bottes non loin. Il n'y avait d'autres choix possibles. Premiers pa-
Choc dans mon dos poignes m'immobi-
Face d'acier exhalant les violences si proches, si proches. Rivant mes membres alors qu'un autre nous rejoignai-
Craquelures du bois envahissant mes supports les charpentes usées suppliciées sous mon poids je ne-
Fissures progressives marques regardant autour confusi-
Rupture première. Choc, descente.
Fracas.
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