Chapitre 12
D'autres passages obstrués, d'autres pans écroulés. Si profond dans le nid. Tout l'endroit est ruiné. Je dois me glisser sous les décombres de chambres explosées pour continuer à avancer. Je ne trouve même pas de carcasses ici, toutes ont été réduites au néant sous les érosions successives. Impossible de creuser de nouveaux chemins, de nouvelles voies, sans risquer de voir s'effondrer les dernières fondations de ces passages fracturés. Des monts de gravats au fond de strates sans lumières. Je ne peux plus distinguer et reconnaître les formes de ce qui avait été autrefois. Plus de mémoire possible, plus de retour suranné. Perdu, simplement perdu. Les rares parties dégagées de cet endroit où je peux me redresser, et respirer, ne me permettent que de voir plus clairement les fissures craquelant profondément toutes les parois. Tout tombera ici aussi. Il n'y a rien à faire. Je rampe, et m'extirpe. Je déblaie, et me faufile. Dans le dédale ruiné de cataclysmes répétés. Les échos aussi sont étouffés sous les pierres, sous la poussière, sous le poids du nid. Ici, même la mort est morte. Je sens qu'il n'y a rien. À trouver. À sauver. Il devait y avoir des parties du royaume condamnées, irrécupérables. Mais je ne les avais pas pensé si vastes. Je sens de plus en plus tangible les émanations du miasme à mesure que je progresse et que je descends. Entre deux portions de murs abattus, derrière un effondrement, je trouve l'entrée d'un tunnel, formant un cercle noir tapissé de soie. Mais une obscurité différente en émane. Une obscurité éteinte. De brefs courants d'air viennent agiter les lambeaux de toiles inutiles qui pendent dans le vent, chargés de la poussière des décombres. Je m'approche, et plonge mon regard. Ce tunnel descend. Je ne peux rien faire de plus ici. Juste partir, et oublier le mémoriel de cet échec. Je m'engage dans la pente irrégulière au ras-du-sol, m'empêtrant dans les restes des tapis de fils qui ont su garder un ersatz de leur viscosité. Le chemin, non usé depuis les écroulements, craque sous mon poids, s'affaisse en plusieurs endroits. Je traîne dans mes gestes les dernières dépouilles encore intactes, réfugiées dans le dernier rameau qui ne s'est pas entièrement écroulé pour y mourir d'asphyxie. Membres éparses, jointures esseulées. Ce n'est qu'un tapis d'articulations séparées, de corps brisés par la ruine. Mais toujours aucune vibration, toujours aucun écho. Je me perds, retourne sur mes pas à plusieurs reprises. Mais je trouve finalement mon chemin. J'échoue dans un mince espace où il m'est difficile de me tenir entièrement. Sombre, bouché. Et sur le sol, la trappe où elle doit se trouver, où elle doit attendre. Des fils de soie aux lueurs d'argent en partent pour s'étendre alentours ici aussi, mais certains sont coupés, d'autres simplement détendus. Rien ne se passe lorsque je les agite. Ils sonnent sourdement dans le vide, et rien n'y répond. Celle qui devait maintenir cette voie a dû fuir ou disparaître depuis longtemps. Il n'y a plus rien à garder, personne pour emprunter les anciens tunnels désormais. Je m'approche de la trappe sur le sol, agrégat de terre compacte amalgamé de soie. J'essaye de la soulever, mais elle est terriblement lourde, presque hermétiquement fermée. Je dois appliquer toutes mes forces pour faire craquer les jointures scellées et profondément fixées. Progressivement, elle cède, déchirant les fils qui la maintiennent, et je parviens à la faire basculer en arrière pour dégager l'entrée. En retombant, la trappe se brise et s'affaisse en un volatile et étouffant nuage aveuglant. Mais je peux passer maintenant, et partir. Atteindre toujours les strates les plus reculées, les plus éloignées. Le nid est plus réel dans ses entrailles. Je le sais. Je dois y aller. Je m'engouffre dans l'ouverture sombre, chargée par son inactivité, et tâtonne pour avancer. Il n'y aucune trace de son occupante. Il n'y a que le silence, et le poids toujours plus pesant du miasme.
Sortie, en quête de vivres. Les rations de la ville étaient gardées, et distribuées, par la milice. Je ne pouvais envisager que de mornes alternatives. À quelques pans du refuge se trouvait une boucherie, ses intérieurs vidés pour en récupérer le contenu avant que les commerces ne ferment. Mais il devait y avoir quelque chose, des restes à ronger, des abats quelconques rangés quelque part. Arrivé, je trouvais une ouverture dans la façade en ruine. Rien que des gravats humides pour m'accueillir, je cherchais le fond, et trouvais une porte coulissante en bois, épaisse et lourde. J'agrippais la poignée qui résistait à mes tentatives, et forçais, forçais jusqu'à ce que les gonds acceptent de la faire rouler.
Odeur suprême, m'hébétant par sa puissance semblable à un impact physique, m'ôtant le souffle dans l'explosion auditive du bourdonnement de milles ailes libérées. Quelques instants pour me tenir contre le mur, ma manche compressée contre mon visage. Je sentais les mouches qui déjà se ruaient sur mon front en sueur. Reprenant contenance, je nouais mes vêtements autour de ma bouche, scellais l'ouverture de mes sens.
Allumette craquée, chassant les locustes empêtrant mes membres en un essaim insaisissable, rempart tacheté de mouvements autonomes, qui replongeait instantanément sur moi, indifférent à la lumière nouvelle. J'aurais presque pu deviner des schémas dans leur frénésie lourde de larves, chargée de faims.
Les carcasses pourrissantes se tenaient suspendues par des crochets qui se rivaient sous leurs armatures, empalaient leur chair. Un feint mouvement de balancier provoqué par mon passage perturbaient leurs songes, répandant la corruption de leur mouvement comme le feraient des encensoirs voués à d'autre sacres. Il me fallait traverser ce hall agité de fange, trouver des réserves moins atteintes. La nausée faisait trembler la lumière qui se tenait au bout de mes doigts, et encombrait mes yeux d'une sueur froide, balise saline qui attirait à elle tous les chancres désireux de se baigner dans mes yeux.
Le bourdonnement continuait, se renforçait à chacun de mes pas. Craquement d'allumette répété, me vouant par interstices à des ombres qui bavaient sur moi en innombrables attouchements. Au fond, entre les colonnes suspendues de viande débitée, abandonnées à leur dissolution, il y avait quelque chose d'autre. Chassant de mon bras les mouches, je m'avançais encore.
Recroquevillée en une écale suppliciée, l'une des dépouilles tirée au pied du mur.
Le crâne, partiellement écorché et mutilé, cerné de clous profondément enfoncés, noués entre eux par du fil de fer. Couronne d'agonie. Dans l'agitation de mon éclairage, je devinais, disposées en un arc de cercle, des bougies dont j'allumais la première. Iridescence transperçant l'obscurité, repoussant en une cohorte perturbée les vagues de locustes qui proliféraient sur et sous sa surface. Comme outrée par mon intrusion, l'essaim s'était érigé en un spectre gonflant la charogne inerte, prête à répondre à cette violation de ses droits, me faisant reculer de quelques pas. Avant de retomber dans l'ivresse de ses grouillements et dans le contentement de ses excrétions.
Mes yeux s'habituaient à la luminosité, troublée aléatoirement par des ailes s'approchant trop dangereusement, et je pouvais voir ce que je n'avais encore vu. Peintes en lettres de rouille, juste au-dessus. « Nous donnons notre langue pour que la ville hurle à nouveau ». Réminiscences des paroles proférées dans la frégate en feu. Même sous la garde étroite de la milice, la présente du culte avait su se maintenir. Étrange convergence qui maintenant me déposait en l'un de ces domaines.
Mêlées aux entrailles répandues, noircies de corruptions, fumantes de vies. Des chaînes, des rouages. Des parts de métal. Souillées en un même amalgame de chair et de fer fiancés. Autel grouillant, les larves dansant sous les arches de lacérations oxydées. Est-ce ainsi qu'ils voulaient ranimer la ville. Lier ses industries et ses mécanismes à de puissantes viscères. Lui offrir les vitalités qui lui manquaient en échange de ses fruits futurs. Sombre échange.
À genoux, face au colosse décharné, la lueur de la bougie nous éclairant en une complice entente, nous plaçant sur de conjointes latitudes. Entend ma requête. Que le courant ne revienne pas. Qu'il nous permette de rester, elle et moi. Et s'il doit revenir, permet moi de trouver le moyen de la suivre. D'une arrête mal découpée gisant dans les viscères, je m'ouvrais sensiblement la main pour l'appliquer, déposer ma marque à ses pieds. Aucune transformation sans sacrifice. Aucun changement sans conséquence. Supprimant la mèche de mes doigts, je rendais aux ombres leur festin.
Le jour de son entrevue, enfin arrivé. J'étais parvenu à sauver quelques restes de la boucherie, me permettant de tenir. Les dernières heures passées dans des contritions endiguées avec peine, animant mes gueules de tant de sursauts. Qu'est-ce qui me rivait à elle de cette manière. Ses dégâts ses touchers ses paroles ses viviers. Non. Plus. Il y avait plus. Elle me voilait encore tellement, ce ne pouvait être les seuls rivages qu'elle parcourait. Combien de landes encore où je pourrais faire courir mes meutes esseulées. Au-delà de la frontière de son visage et de ses mots, il y avait encore autre chose, qui m'appelait, qui m'appelait. Mes artères chargées d'un sang qui me pliait à sa volonté, me déployait avec animosité. Quel était le secret de ses sirènes qui toujours, toujours m'attiraient à elle.
Il y avait une chute, quelque part. Un fossé sans fond qui pourrait avaler entières mes volitions les plus incendiaires.
Laisse-moi, laisse-moi m'y creuser un accès. Et de carmines coruscations t'illuminer.
En vue. La balise du dessous des limbes, le seuil des chairs renouvelées. À nouveau je l'observais, attendais ave-
- Esther !
Tournée brusquement dans la direction qui avait hurlé son nom. Figée, surprise par cette imprécation. Un homme, se tenant dans l'embouchure d'une des allées. Violent. Toute sa posture indiquant que ce n'était un client. Marchant droit sur elle, pétrifiée, ne répondant plus. Arrachée. Son poignet agrippé, l'homme la tirait hors d'ici alors qu'elle regardait en panique autour d'elle. Esther. Devais-je intervenir malgré son interdiction, que se passait-il. Disparaissant dans une ruelle je n'y tenais plus, sortais pour les rattraper. Je tentais de les suivre, de ne pas la laisser filer hors de mes vues. Mais les scellés se multipliaient à mesure que l'on avançait, l'empreinte des gardes de plus en plus concrète. L'homme semblait connaître son chemin, évitait les cul-de-sac dans lesquels je me serais laissé induire. Devais-je continuer, risquer nos entreprises.
Et si je me faisais surprendre, qu'adviendrait-il d'elle.
Des schémas dans les rues que j'avais de plus en plus de mal à me reconnaître, la sensation de lentement me perdre dans l'acier. Esther et l'homme qui la conduisait, au détour d'un-
D'autres personnes, un groupe qui les attendait aux pieds de bâtisses condamnées.
Que faire. Que faire. Esther, passive, ne réagissant pas. Bile filant le long de ma gorge, amertume. Ils étaient trop nombreux. Je ne pouvais pas. Esther.
Pardonne-moi.
De retour, sur le lieu de son entrevue avortée. Respiration difficile, je ne remarquais que maintenant que j'étais en train de comprimer mon torse de mes bras, inerte sur le sol pavé à regarder ce que je ne voyais pas. À quelques pas de moi, abandonné sur le sol. Relique. Objet aux contours troubles, tenant aisément dans la paume. Je le reconnaissais. L'entrave qu'elle mordait pour étouffer ses nuits. C'était un mors. C'était son mors. Échappé de ses mains alors qu'on l'avait emmené. Doigts tremblants porté sur sa réalité, je le prenais, le gardais avec moi. De retour au refuge, je prenais l'un des scalpels qui constituaient l'armature de l'autel de cire. Dans la salle de bain, je m'en servais pour gratter et nettoyer les insalubrités qui l'avaient marqué. Mains et lame lavées, je plaçais le mors aux pieds de l'autel afin d'en faire l'icône de ses pulsions. Reviens-moi. Je t'attendrais sous une garde de cire. Et si tu ne reviens, si tu ne reviens, je partirais rejoindre ces entrelacs d'acier, malgré tes interdits, malgré les promesses que tu m'as fait prononcer.
Chocs répétés, le refuge assiégé je me crispais brusquement aux sons de battements sourds, métalliques. Levé immédiatement, torrents d'adrénaline. Trouvé, le refuge trouvé, comment avaient-ils pu-
Esther. Je me précipitais au travers du salon pour ouvrir le scellé. Elle. Trempée, vacillante sous la pluie. Encore nuit, son haleine s'engouffrait dans l'ouverture pour malmener les dernières flammes éreintées, alourdissant la pénombre. Je l'aidais à rentrer, à passer l'ouverture, s'appuyant sur mon épaule pour éviter de tomber dans sa précipitation.
- Que s'est-il passé ? Tu n'as rien, tu es sauve ?
- Le scellé. Vite, referme le scellé. Personne ne doit savoir que je suis ici.
La sortie close, nos illusions sauves, je me retournais pour la voir les bras noués, faisant les cents pas, l'air agité. Je l'appelais, essayais de la faire parler, en vain. J'agrippais ses épaules pour la forcer à me faire face. Revenue brusquement à elle, sa main accrochée à mon bras elle me dévisageait, terrifiée. Esther, Esther. Que se passait-il.
- Dis-moi ce qu'il y a, parle-moi.
Elle regardait autour d'elle, essayais de se rassembler.
- Je crois, je crois que le courant va revenir. J'ai entendu des rumeurs, des bribes d'échanges, ils vont bientôt parvenir à fixer la panne.
- Mais qui a dit cela ? Seule la milice doit être concernée par ses réparations, ce ne sont que des bruits de couloirs.
- Peu importe d'où viennent ces dires, s'ils sont avérés, cela veut dire, cela veut dire...
À nouveau elle reprenait sa marche, portait les doigts de sa prothèse à ses lèvres, en mâchant les extrémités. Ignorant complètement ma présence, ses yeux se posant successivement sur des points aléatoires. N'y tenant plus, je l'arrêtais, enlaçant son dos.
- Ne t'en fais pas, nous allons trouver un moyen, qu'importe la façon.
Elle se retournait lentement, laissais s'évaporer l'inquiétude, l'angoisse.
- Je ne veux pas cela se termine ainsi...
Silence partagé dans la sauvegarde de nos sèves, imperceptiblement nous avions commencé à tourner. De simples tâtonnements d'abord. Puis de nos mains jointes, nous entamions les premiers pas de cette danse. Notre valse, notre royaume levé du tertre de nos pas, dans l'éclat de nos mouvements. Placées dans toute le salon comme autant de cierges, témoins de nos noces incendiaires, les vigies de cires, innombrables tours louant nos soupirs. Perturbant les volutes des nombreuses mèches ignées, nos rondes qui emportaient avec elles les manifestations consumées.
- Tu avais dit que ton gardien aurait besoin de toi, plus que toutes les autres fois, avant de partir. Qu'entendait-il par-là ?
J'avais senti la rigidité soudaine tendre son corps, notre rythme se ralentir.
- Ce n'est rien, oublie ce que je viens de dire.
Et nous dansions, dansions notre ronde d'épuisés, tenant ma paume comme si elle en tâtait les veines. Elle se serrait contre moi, son visage niché dans mon cou, à portée de voix.
- Ne peux-tu m'empêcher de partir ?
Embrassant le sommet de sa chevelure.
- Dis-moi ce que je dois faire, tu sais que je le ferais.
Cinéraire, tes lèvres ont le goût du fer.
- Dis-moi ce qu'il faut que je fasse pour te libérer.
Lente, lente inspiration alors que je la sentais davantage se nicher contre moi.
- Ferme les yeux...
Elle avait pris ma main de ses doigts froids et l'attirait lentement à son visage, l'insuffisante chaleur de sa joue qui se confrontait à celle de mes phalanges. Paupières closes, je frémissais en sentant les contacts cumulés de sa peau et de ses cicatrices. Absence de pensée, dilueur de présence. Lavé dans le râle muet de son aura de grande brisée. Perdu, dans ces impressions. Dans ces échanges que mille mots n'auraient su fidèlement reproduire. Toute forme de pression s'exhalant en de silencieux sifflements hors de mes canaux surchargés. Esther. Elle dirigeait lentement ma paume, glissant en une longue dérive sur le lit de ses tissus cautérisés. Frêle épaule sous mes empreintes, je connaissais la réalité qu'elle pouvait renfermer. Si proche de moi, palpitante, à guider mes gestes sur son corps sauvage. Remontant les tensions musculaires qui s'élançaient vers son cou comme des spires couronnées, empalant ses mâchoires de leurs épieux transpercés. Elle avait déposé sa prothèse dans le creux de mon coude pour appuyer davantage le poids de mes caresses. Ses doigts entrelacés entre les miens, tressés en des soupirs de sensations partagées, guidant les mouvements qui n'étaient plus que les nôtres. J'aurais pu y disparaître, m'y fondre entièrement. M'évaser dans cette sénescence répétée. L'éclosion sourde de ses artères. Les yeux fermés pour m'abandonner dans leur rythme, canalisé en palpitantes vibrations. Esther. Elle déployait délicatement mes doigts, dépourvus de violence pour cette fois, et l'étendait entièrement sur elle. Où les déposais-tu. Les fluctuations de son sang qui remontaient en moi. J'ouvrais les yeux en ressentant l'accentuation de ses pulsations.
Ma main, autour de sa gorge.
Elle me fixait, impérieuse.
Doigts retirés comme si transpercés par des traits séparant mes jointures. Ne me fais la heurter. Tenant tremblante la paume qui avait été sur son cou, paupières fermées, endiguant les images soulevées. J'ouvrais les yeux pour la voir me regarder. Avec mépris. Avec hostilité.
- Ce sont donc là tes fureurs promises, tes éclats redoutés.
Soudaine animosité, de ses épaules la plaquant contre le mur.
- C'est cela que tu veux ? Hm ? Des sursauts d'adrénaline pour compléter ta journée ?
Dans ses yeux l'animation de ses attentes, cran acéré dansant sur mes traits.
- Penses-tu que c'est à cela que je veux m'arrêter ?
- Mes rages sont davantage que des meutes à ordonner, je ne suis pas une bête à mettre en spectacle selon les mouvances de tes désirs.
- Tu veux démontrer tes propres volontés ?
Relevant le menton, exposant sa gorge.
- Prouve-le.
Feulantes, les rivières en débâcle je reculais, poings serrés. N'innerve pas ces ossements, laisse dormir leur faim.
- Ce n'est pas de cette manière que je veux te heurter.
- Alors, tu as échoué.
Le ton, tranchant, décisif.
- Tu me penses dans la circonférence de tes mondes. Les limites de tes expériences sont celles que tu m'imposes.
Nouant ses cheveux elle ne me regardait pas.
- Tu n'as aucune idée. D'où je vais. De jusqu'où je peux aller.
- En ce cas, montre-moi.
Rire éteint, tout en ramassant le manteau qu'elle avait abandonné.
- Tu penses que je ne pourrais le supporter ?
Un simple regard las, désabusé dans ma direction.
- Ne cherche pas à me suivre, ni à en voir davantage.
Esther.
- Tu ne pourras jamais me rejoindre.
Prenant ses affaires, sans un mot supplémentaire, elle avait quitté le refuge. Tu oses, tu oses ainsi m'abandonner. Tu voulais davantage, davantage de preuve. Face au scellé. À mon tour. Toutes mes furies et mes pulsions lâchées. Mes résistances abdiquées. Je me levais, répétais ses mouvements. Pour me trouver à l'extérieur. Cet air. Cette nuit. Dangereuse. Ma traque. Je prenais la direction de la sortie factice du quartier, enfiévré, enivré. Toutes les lamelles de cet extérieur qui venaient se perdre dans mes filaments extensifs et hypertrophiés. En passant la planche démise, juste à temps pour la voir passer au détour d'une rue éteinte.
Il n'était pas difficile de la suivre, de pister ses dérives. Sa respiration malaisée, elle ne pouvait disparaître comme elle l'aurait souhaité, pour me perdre comme elle l'avait déjà fait. Tu ne m'échapperas pas. Pas cette fois.
Elle devait s'arrêter par moment, appuyée contre un mur, sa progression stoppée par des toux qui semblaient la déchirer. J'entendais, et me guidais aux râles de ses poumons élimés. Pourquoi était-elle sortie ainsi. Pourquoi prenait-elle un tel risque. Pour qui me fuyais-tu. N'avais-je été qu'une commode passerelle sur laquelle s'appuyer, des mains habiles pour maintenir sa chair. Mais je ne te laisserais pas t'évanouir ainsi. Tu ne pourras te débarrasser de moi aussi aisément. Je ne regardais qu'à peine le trajet qu'elle empruntait, que je prenais à sa suite. Toute cette ville. Il ne restait qu'un trop fort goût de commun, d'inlassablement répété. Je n'avais d'attention que pour la seule chose s'étant érigée hors de ce lot garrotté. Comme j'avais l'impression de saigner dans ces tentures de bruine et de m'écouler en une béante hémorragie suspendue comme de l'encre dans de l'eau. Ouvert, je me répandais et gangrenais lentement les pierres endormies pour en ronger la vie.
La réalité ne sera rien d'autre que ce que j'en ferais. Esther aussi n'était qu'une artère tranchée, suintant les exsudats de son essence la moins distillée. Différente de la mienne, et pourtant si proche. De nos corps s'élevaient ces nébuleuses carmines qui ne se mêlaient que trop bien. Comment tes violences ne pouvaient répondre aux miennes, comment pouvais-tu penser que face à elles je reculerais.
Elle me donnait une raison de la poursuivre, de la traquer, de remonter les échos de ses toux brisées pour parvenir jusqu'à sa gorge. Je lui devais les lacérations devant devenir son nouvel adage, mon excroissance sans âge. Enfin, enfin dépasser les limites qui m'avaient depuis trop, trop longtemps caractérisés. Et de mes gencives les cautériser. Je me laissais entièrement porter par ce sentiment de chasse silencieuse dans un dédale de plaques d'acier. Les vibrations tutélaires d'une bestialité éclose hors de rameaux putréfiés. Au bout. Je la verrais jusqu'au bout. Elle avait la capacité de se détourner de l'échange qu'il y avait eu entre nous, de cette union d'inceste, comme si tout était caduque, inconsistant. Impitoyable. Esther, ma sœur. Grandis, grandis toujours plus. Laisse-moi profiter de ton ascension pour provoquer la mienne. Infusions meurtrières, notre conclusion n'en sera que plus profonde, entaille mortelle dans ces pans fades. Je laissais se creuser la distance qui nous séparait, sans jamais la lâcher tandis qu'elle s'avançait toujours plus en avant au-travers d'un quartier scellé. Dangereuse excursion, toxique expédition. Elle connaissait ce chemin, claudiquait avec assurance. Jusqu'à parvenir à un large bâtiment industriel, cerné de citernes, creusé de bassins vidés. Les murs drapés de bâches plastiques rigides, mouvant avec peine au gré du vent. Était-ce là le lieu de ton rendez-vous. Sur la façade élimée, au-dessus du portail, les lettres à demi effacées. Une usine de traitement des eaux. Pour mieux noyer nos liens. Au-travers d'une porte gardée on l'avait laissé entrer. Vite. Je ne devais perdre de temps. Faisant le tour, précautionneux, je trouvais une fenêtre aux verres brisés, me permettant d'entrer pour tomber dans l'ombre et la rouille.
Intérieur négligé, insalubre. Les câbles électriques pendaient librement du plafond morcelé, et les murs ne résisteraient pas encore très longtemps aux assauts de l'usure. Prudemment, m'immisçant dans les envers de l'usine abandonnée, au travers des toitures effondrées, du mobilier détruit. Lueurs lointaines perçant les ombres, du seuil d'une pièce, à l'abri, je pouvais voir les bassins qui se tenaient, creusés, aux pieds des citernes qui couvraient les murs.
Au fond de l'un d'entre eux. Formes vêtues d'amples robes, le visage voilé de masques composés de formes tortueuses que je devinais être des branches de bois mort entrelacées, tenant haut les torches qui illuminaient son visage. Esther. Dénudée, à l'exception d'une ceinture baguant ses hanches. Elle se laissait faire, tandis que l'on passait un bâillon entre ses lèvres, et que l'on nouait une étoffe autour de ses yeux. Ses poignets soulevés par des mains étrangères, ses jambes placées en position, passant les entraves qui devaient l'immobiliser. Chaque geste, une caresse muette, sans aucun ralentissement superflu.
La regardant ainsi, muet. Pourquoi quitter la ville, pour rencontrer ailleurs les mêmes stérilités. Pourquoi dépasser les remparts, alors que d'ici, je pourrais les infecter. Dilapider de nouveaux arômes dans ses envers raréfiés, y faire pousser des semences délirées. Nous le pourrions, oui. Nous le pourrions. Elle est la voie. Elle est le socle.
Fuir, fuir n'était pas ce qui parviendrait à me couronner. De cette manière je ne réussirai qu'à prolonger mon exil, qu'à renouveler mes apories. Alors qu'ici. Dans sa chair. Par sa chair. Dans le cataplasme maculé de ses lèvres ensanglantées. Mon épée. Sa langue, ma garde. Ses dents, ma harde. Je saurai la déployer. En magnifier tous ses aspects. D'une même douleur nous cristalliser.
Je n'apercevais que maintenant l'homme debout dans le fond du bassin, se dirigeant vers Esther. Les autres s'écartant respectueusement sur son chemin. Se pouvait-il. Dressé dans son dos, la dépassant de sa taille, il parcourait lentement son corps de ses paumes, jouait avec les entraves qui la maintenaient. Son visage, voilé d'une manière similaire aux autres. Mais les parts de son masque s'élevaient en une ramure imposante aux excroissances entrelacées. Une couronne de racines. Ses mains. Passant sur sa peau tremblante de tension. Veines exposées, accentuées par la lueur des torches, mettant en relief le tatouage de la dague qui était son symbole. C'était lui. C'était celui qui avait amené Esther dans cette ville. Ce ne pouvait être que lui.
Sur l'ample geste de son bras, la procession s'animait, s'électrifiait de nouvelles intentions. Nombreuses mains qui la caressaient pendant que le premier des membres s'insinuaient entre ses râles, prenaient place dans l'exposition de ses jambes paralysées. Fureur, animalité. L'usant sous mes yeux, incapable de m'en détourner. Épuisé sur elle, il s'effaçait pour offrir sa place à un autre. Puis encore un autre. Et encore un autre.
Toujours dans son dos, la dominant de son masque, son protecteur présidait la séance comme une stèle, paumes posées sur ses épaules. Gestes, échanges, entraves tirées à nombreuses reprises sous mon regard comme rivé, cloué à ses membres tremblants. Dans les contractions muselées d'Esther, je pouvais deviner le plaisir qui débordait les écluses de son corps, qui surmontait chacun de ses nerfs. Point culminant, de ses phalanges son protecteur retirait son bâillon, laissait libre le cours de ses cris contenus. Esther.
- Narcotiques, les rives lâchées de tes lèvres retroussées tracent à nos pieds le dénouement de troublantes conjectures. En cercle pareil à des épieux nous ruminons le miracle de ta gueule ouverte. Nous louons ses calligraphies désorientées.
D'elle-même elle avait enroulé ses avant-bras autour de ses entraves pour s'y accrocher, s'y maintenir. S'y survivre.
- Phtisique animal, ton corps a été oublié, loin, sous les pulsations irisées qu'émanent tes râles. Ses toisons crépitent encore dans la sombre lie tournoyante de ton sommeil.
Et ses gémissements qui prenaient plus d'ampleur, rivalisaient avec les paroles proférées du conducteur.
- Ne faisons plus qu'un !
Alors qu'Esther commençait à convulser du plaisir qu'elle prenait en un orgasme ligoté, le conducteur de la séance agrippa brutalement sa mâchoire pour placer son visage face au sien. Et du cri qui accompagnait le tremblement de ses membres attachés, il en ingéra l'intensité pour la faire sienne, pour la contenir dans le carcan de ses propres membres, s'arquant dans le roulement de ses vertèbres.
Avant de l'éclater en un hurlement déchirant.
Et de s'effondrer, comme perdant connaissance.
Les hommes, formant lentement un cercle autour de lui. Le premier des membres, avancé face à la forme écroulée sur le sol.
- Rassemble toi, et offre nous ton nom.
Brusque inspiration convulsant le corps effondré, animant ses structures, tandis que la ronde l'encerclait, répétant en un murmure commun la litanie que j'avais déjà pu entendre.
- Nous donnons nos yeux. Nous donnons notre langue. Nous donnons nos mains. Nous donnons notre peau.
Le conducteur se tordait, poursuivait ses hurlements, et luttait avec ses propres membres pour finalement réussir à se dresser, à quatre pattes, comme une bête. Sa voix, rauque, méconnaissable.
- Inapte torpeur, qui ose réquisitionner ma demeure.
- Les enfants de tes chairs, réclamant la sortie de tes catalepsies.
Et l'échange se poursuivait, de cercle à effondré. Feulement férale grattant sa gorge, vomissant les éructations d'hostilités profondes, rampant aux pieds d'Esther qui semblait inconsciente.
- Offre nous ton tom !
Le conducteur possédé, criblé par l'imprécation.
- Ne perturbez mes ondes, ne questionnez mes fosses. Laissez la ville reposer dans son inertie.
- Nous refusons !
Haletant, il tournait sur lui-même tandis que le cercle intensifiait la litanie, levant haut les torches qui multipliaient les silhouettes dansantes.
- Nos rumeurs sont les cierges, nos ombres les sièges. Profère les paroles que retiennent tes paupières partiellement fermées.
- Ils tournent autour de moi, ils viennent allumer de petites chandelles.
- Foudre tonne le martèlement muet de tes exuvies suspendues. Nous nous souvenons. Nous chantons le sillage en l'attente de ton retour. Nous chantons la défaite de ton déclin.
- Vous demandez la vie, vous abhorrez l'oubli.
- C'est par le battement de tes veines sectionnées que la chaleur retrouvera le chemin de nos mains.
- Et par vos membres disjoints, je reviendrai sous un éclat nouveau.
- Ne faisons plus qu'un !
- Ne faisons plus qu'un !
Vociférées, ces dernières paroles le dressèrent en un geste figé, suspension de son altération. Avant de s'effondrer et de laisser place au long soupir qui détendait ses membres, évacuant le râle qu'il avait ravi des lèvres d'Esther. Silencieuse, la ronde avait cessé, suspendue à l'inertie du conducteur qui, péniblement, se mettait à genoux.
- La séance, est désormais complète.
Sa voix, redevenue celle qu'elle était, mais usée, brisée. Et tous abaissèrent les torches pour se retirer un à un, hors du bassin. Esther fut détachée, habillée d'un manteau avant d'être conduite hors de la pièce, tremblante, aidée d'un bras étranger pour se déplacer. Il ne restait que lui, le catalyseur de ce à quoi je venais d'assister. Immobile, à genoux, aussi froid et rigide que la pierre. Que l'acier. Esther, Esther. Il me fallait la voir, il me fallait la boire.
L'endroit semblait de nouveau déserté, ses résidents disparus. Mais le bruit de l'eau qui coulait m'indiquait qu'il y avait encore de l'activité, me rendant prudent. Esther ne pouvait être partie immédiatement, pas dans l'état dans lequel je venais de la voir.
Douches sombres, surfaces de bronze mat, presque noires. Entièrement nue, tête plongée sous les torrents fumants de l'eau qui courait encore les douches de l'usine, paumes appuyées contre le mur. Je pouvais voir les marques des entraves sur ses bras, sur ses cuisses, serpents violacés. Esther. Je n'ai pas reculé, je n'ai pas fui. M'avançant au-travers de la vapeur, me portant à elle. Lui indiquant que ses violences pouvaient être les miennes. Vois-moi. Son attention brusquement tournée vers mes silhouettes dansantes. Regard criblé, figé, débordant d'hostilité.
- Tu es venu... Tu m'as vu...
- Rega-
Précipitée contre moi elle m'avait poussé contre le mur, sa prothèse appuyée comme une lame sous ma gorge. Cette colère. Cette furie. Était-elle armée ? Les yeux révulsés dans des menaces prégnantes, réelles. Enfin, enfin. Sa prothèse qui s'enfonçait dans ma trachée. Ses pupilles aux lisières d'explosion sur ces cernes creusées, les traits déformés par des rages que je n'avais jamais vu l'animer. Est-ce que tu pourrais me tuer, en serais-tu capable.
- Tu ne comprends pas, tu ne comprends rien.
Ces lèvres décapant, écartelant les mots qui sortaient avec difficultés dans des efforts pour contenir ses éruptions. Ma sœur. Gerbes incendiées en des torrents noirs, tu répondais à mes ruées, tu répondais à mes mâchoires. Je ne te voudrais pas autrement.
- Tu crois que c'est une épreuve, un défi. Que tu réussiras à prouver quoi que ce soit de cette manière.
Son emprise s'enfonçant dans ma gorge, sa prothèse m'empêchant de respirer, je la regardais, buvais, contemplais ses pulsions libérées en des expressions crachées au travers de ses dents serrées. Réelle.
- Tu ne parviendras qu'à nous faire tuer.
Chaque lettre expulsée avec effort, éviscération de ses paroles. Je parvenais à me dégager, juste assez pour répondre.
- Ne voulais-tu pas boire la violence jusqu'au bout ?
Silence aux culminations de cassure. Emprise lâchée, vomie, inspiration retrouvée. Reculée, un air d'incompréhension déformant ses traits.
- Disparais d'ici, disparais de ma vue.
Tenant encore ma gorge, j'essayais de parler.
- Tu ne co-
- Disparais ! N'ose plus jamais t'approcher de moi !
Sur le point d-
Bruits indistincts dans le complexe, son cri donnant l'alerte. Esther. Je la regardais à nouveau, immobile. Portes qui s'ouvraient non loin, je m'arrachais à sa présence pour parcourir les obscurs corridors rongés, obscurs, évitant les indices de mouvances. Retrouvant la pièce par où j'étais entré, je m'enfuyais, laissais derrière moi l'usine de traitement des eaux qui s'animait à l'alarme propagée. Marchant, m'éloignant le plus rapidement possible. Perdue, la fureur qui pouvait répondre à la mienne. Laissé. Abandonné. Qu'avais-je fait. Le soudain sentiment d'être vulnérable dans ses ruelles condamnées, sans couvertures, où n'importe quel trait acerbe pouvait m'atteindre. Qu'avais-je fait. Je me précipitais, tentais de retrouver le chemin que j'avais suivi jusqu'ici. Insulté. L'avais-je insulté. Les envers de mon repaire en vue où je pourrais me cacher, m'oublier. La sécurité des séclusions. La facilité des abandons.
Le scellé, retombé derrière moi.
Les restes de son empreinte comme un rappel, rappel qu'elle ne reviendrait plus. Je regardais cette poche parallèle au monde devenue soudainement une morte coquille craquelée. Je marchais, absent, éteint. Dans l'écho de mes propres pas, l'écrasante sécheresse. Dans sa chambre. Des récipients qui n'étaient pas là auparavant. Emplis de terre sombre, mottes meubles. Je ne l'avais même pas vu les installer. Il y en avait disposés sur les caisses, d'autres sur sol. Les premières tiges s'en élevaient comme d'anémiques lances, étendards de floraisons qu'elle ne serait pas là pour voir. J'enfonçais mes doigts dans le terreau qui ne m'opposait aucune résistance, et en retirais une des cosses qui n'avait encore germé. Elle avait planté ces graines, alors que je suintais cette médiocrité héritée en des rivières qui devaient déborder et rompre ce qui aurait pu être nôtre.
Repassant, ahanant les derniers évènements. Mais mains sur son cou. Ce n'était pas seulement sa santé défaillante, la limite imposée de son temps qui l'avait poussé jusque ici. Lui. Disparaître dans une influence qui ne serait autre que la sienne, parvenir à s'émanciper de son besoin d'une autre présence. Succombant à l'une de ses entrevues, elle n'aurait été que le fait-divers d'une ville abandonnée, oubliée. Morte sous des mains qui l'avaient achetés, et toutes ses volontés, tous ses sacrifices n'auraient été pour rien. Mais achevée. Achevée par quelqu'un qui voulait davantage qu'une seule de ses heures. Assassinée, dans une combustion de fureur sacrée qui ne l'avait pas pour objet, mais comme moyen, destination, départ. Là, après une vie d'illégalité, à ramper sous les envers de volontés autres que la sienne, elle serait finalement parvenue à tenir tête, à imposer sa vision à un monde qui n'avait jamais daigné posé les yeux sur elle. Disparaître, mais pas seulement. Disparaître d'une façon indéniable. Je lui avais ôté cette possibilité. Et je m'étais retiré l'occasion de me fondre dans sa ruine, de connaître les intensités que nul autre monde ne pourrait me prodiguer.
Dans la salle de bain, la baignoire. Pleine de ces mêmes contenants aux potentialités d'éclosions maintenant orphelines, rameaux frêles et cassants qui commençaient à s'extirper en quête de supports. Me fallait-il m'occuper de ses mémoires enterrées. Comment respirer de nouveau le carillon de ses silences. Comment la revoir maintenant qu'elle était partie. Je n'avais rien fait, si ce n'était que fuir, et attendre. Trop de pensées que je ne pouvais suivre pour le moment, trop de chaos amorphes à démêler pour essayer de se reconstruire un semblant de façade. Fureur montante, rage prégnante. Face à la glace brisée, les craquelures explosant en myriades disséminées ce qui aurait dû apparaître comme mon visage. Dans l'arc de ces fêlures je pouvais accrocher les bribes de mon corps. Un segment de torse, une articulation esseulée, coupée du reste. Je l'avais perdu. Et les lumières, une fois revenues, qui gagneraient progressivement les entours éteints, se propageraient de quartier en quartier comme une sclérose incendiée, inquisitrice. Alors elle me sera définitivement ôtée. Luttant avec mes vêtements pour les ôter. Je regardais mon corps se déployer au gré des lentes inspirations que je lui faisais prendre, éprouvais un scalpel que j'avais laissé sur l'évier après l'avoir nettoyé. Plus de marques, plus de preuves. Je te creuserai en moi. Les potentielles dernières heures devaient être les plus réelles. Et si l'extinction de nos nuits devaient nous prendre, au moins aurait-elle les saveurs oxydées de nos chairs gravées. Je soulevais la lame, l'imposait au miroir fracturé. Elle me semblait presque luire dans cette pénombre, renvoyer de sentines et froides lueurs en réponse aux bougies qui désiraient l'exposer.
Mes doigts, au-dessus de mon sein. Ici. Le cran perpétuellement glacé appliqué contre ma peau. Son image. Je la sentais. Unissons-nous ainsi, mêlons les anémies et les fureurs en des bassins fertiles. D'où grandiront les aiguilles de nos trônes avides. Pression appuyée alors que je tirais la poignée vers l'extérieur, feulement silencieux de mes lèvres que je ne pouvais voir. Que nos marques nous joignent au-delà de tout obstacle. Mes perceptions acérées et tranchées, concentrées sur la matière déchirée. Je me forçais à moi-même, à me prendre en compte d'une manière plus vive. Violence, davantage que physique. Avec une mince latence, l'épiderme qui s'ouvrait, les parois qui se détachaient. Et la rougeur levée à sa suite, vermeille cohorte accompagnant mes tremblements jusqu'à mes plus précieux tombeaux. Un nouvel horizon creusé, juste ici. La première goutte qui débordait. Et que ces écoulements les enserrent en des ganglions envenimés. Où était-elle désormais. Tu ne me rejoindras jamais. Encore. Flanc gauche parcellaire, vulnérable. Le cran mordant ma peau. Crevasses de plus. Stigmates tangibles. Et ainsi, ouverture après ouverture, jusqu'à faire de mon corps la stèle palpitante qui lui était liée.
Revenant à moi, chute d'adrénaline me laissant seul. Avec ce même constat. Comment avais-je pu oser la perdre d'une telle manière. Fatigue et usure insanes que je savais si aisément éviter, repousser aux cadrans suivants. Demain, demain l'esprit plus clair, plus apte, plus capable. À constater les conséquences. À regretter inutilement des moments passés. Échouer. Ce soir encore.
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