Chapitre 13

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Je m'approche de l'entonnoir d'encore d'autres galeries souterraines. Un trou béant, dans le sol, d'où n'émane strictement rien. Tout l'endroit est vide, rêche et abandonné, hormis l'entrée à même sa surface. Il y a encore des tas de terre rejetée tout autour, creusés pour en dégager le passage, monticules immobiles de poussière restée intacte de par l'absence de souffle. Je n'aime pas cet endroit. Je m'approche, méfiant, du trou béant, et je m'appuies sur sa lisière pour essayer d'en distinguer l'intérieur. Mais le noir donne sur un vide sans échos, sur un silence de menace. Pourtant, je dois descendre ici aussi. Je regarde autour de moi à la recherche d'un moyen d'y parvenir, d'un autre accès praticable, mais je sens trop tard la terre mouvante se rompre sous mes mains pour m'entraîner dans sa débâcle de murmures. Je tombe dans l'ombre. Je me réveille, encore étourdi, recouvert des fines cascades putrescibles que j'ai emporté avec moi. Je vois l'entée qui se dessine sur le fond obscur, loin là-haut. J'essaye de bouger, mais des articulations me retiennent, m'empêchent de me mouvoir. Des dizaines de membres qui s'agrippent à moi dans l'absence de lumière pour me maintenir de force en leur présence. Je me débats, lutte pour me dégager, et sens le craquement des exosquelettes brisés sous mes mouvements. Ils sont morts. Ils sont tous morts. Un charnier abandonné, coupé de la surface, enterré vivant dans ce tombeau sans air pour respirer. Je peux les voir, empilés par centaines, entremêlés en une confusion de pattes et de mandibules arrachées, ne me dépassant qu'à peine en taille. Des mottes d'évidés, des collines dessiquées. Partout où je regarde, les mêmes expressions, les mêmes gestuelles figées en une dernière angoisse désespérée, à essayer de s'extirper de cette fin de monde, à essayer d'échapper à ce sort, avant d'être avalé et étouffer sous les vagues grouillantes d'insectes cherchant à survivre en une ultime ruée. Morts, tous morts et rassemblés en ce même point, sous la sortie écroulée devenue inatteignable. Fourmilières. Ossuaires. Dans leur silence assourdissant, je peux capter l'écho de leurs hurlements. Des sirènes lointaines qui ont traumatisés la pierre, qui revivent constamment leur intensité mortuaire. Je dois fuir, courir loin. Je ne peux pas supporter ces cris différés, ces manifestations d'inanition. Je m'écroule à chaque pas, m'abîmant dans les profondeurs de cadavres voulant m'accueillir, brisant les corps fragilisés dans une course insensée, dévalant, glissant sur les pentes abruptes et mortes. Les articulations relâchent progressivement leurs étreintes à mesure qu'elles se dispersent. Je touche le sol enfin, et les stridentes agonies commencent à disparaitre derrière moi. Je ne m'arrête pourtant pas, et m'écroule plus loin, dans les restes friables informes et la poussière. Pourquoi, pourquoi tout ce fléau. N'y a-t-il donc aucun espoir pour le nid. Pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je revenu. Je dois continuer, je ne peux être là pour rien. Je ne peux pas rester ici, si proche d'eux. Je me relève difficilement, éreinté, et erre dans l'obscurité qui n'a pas diminué. Je suis incapable de mesurer l'envergure de cette chambre où je me trouve, ne pouvant voir les parois, ni le plafond, à peine le sol. Je voudrais m'arrêter. Pas ici, pas encore. Je continue de marcher aveuglément, butant sur ce que je devine être des insectes isolés n'ayant pu rejoindre la masse désespérée que j'ai abandonné, sans savoir si ce puits a une fin ou une sortie. Loin devant moi, je perçois une lueur feinte aux pieds des ombres et me dirige vers elle. C'est une ouverture dans la chambre d'où émane une luminosité. Elle est faible, mais je dois me couvrir les yeux pour m'y habituer. Je passe dans l'encadrement de pierre pour quitter l'obscurité du charnier. C'est un désert.

Le scellé, retombé derrière moi.
Les restes de son empreinte comme un rappel, rappel qu'elle ne reviendrait plus. Je regardais cette poche parallèle au monde devenue soudainement une morte coquille craquelée. Je marchais, absent, éteint. Dans l'écho de mes propres pas, l'écrasante sécheresse. Dans sa chambre. Des récipients qui n'étaient pas là auparavant. Emplis de terre sombre, mottes meubles. Je ne l'avais même pas vu les installer. Il y en avait disposés sur les caisses, d'autres sur sol. Les premières tiges s'en élevaient comme d'anémiques lances, étendards de floraisons qu'elle ne serait pas là pour voir. J'enfonçais mes doigts dans le terreau qui ne m'opposait aucune résistance, et en retirais une des cosses qui n'avait encore germé. Elle avait planté ces graines, alors que je suintais cette médiocrité héritée en des rivières qui devaient déborder et rompre ce qui aurait pu être nôtre.

Repassant, ahanant les derniers évènements. Mais mains sur son cou. Ce n'était pas seulement sa santé défaillante, la limite imposée de son temps qui l'avait poussé jusque ici. Lui. Disparaître dans une influence qui ne serait autre que la sienne, parvenir à s'émanciper de son besoin d'une autre présence. Succombant à l'une de ses entrevues, elle n'aurait été que le fait-divers d'une ville abandonnée, oubliée. Morte sous des mains qui l'avaient achetés, et toutes ses volontés, tous ses sacrifices n'auraient été pour rien. Mais achevée. Achevée par quelqu'un qui voulait davantage qu'une seule de ses heures. Assassinée, dans une combustion de fureur sacrée qui ne l'avait pas pour objet, mais comme moyen, destination, départ. Là, après une vie d'illégalité, à ramper sous les envers de volontés autres que la sienne, elle serait finalement parvenue à tenir tête, à imposer sa vision à un monde qui n'avait jamais daigné posé les yeux sur elle. Disparaître, mais pas seulement. Disparaître d'une façon indéniable. Je lui avais ôté cette possibilité. Et je m'étais retiré l'occasion de me fondre dans sa ruine, de connaître les intensités que nul autre monde ne pourrait me prodiguer. Dans la salle de bain, la baignoire. Pleine de ces mêmes contenants aux potentialités d'éclosions maintenant orphelines, rameaux frêles et cassants qui commençaient à s'extirper en quête de supports. Me fallait-il m'occuper de ses mémoires enterrées. Comment respirer de nouveau le carillon de ses silences. Comment la revoir maintenant qu'elle était partie. Je n'avais rien fait, si ce n'était que fuir, et attendre. Trop de pensées que je ne pouvais suivre pour le moment, trop de chaos amorphes à démêler pour essayer de se reconstruire un semblant de façade. Fureur montante, rage prégnante. Face à la glace brisée, les craquelures explosant en myriades disséminées ce qui aurait dû apparaître comme mon visage. Dans l'arc de ces fêlures je pouvais accrocher les bribes de mon corps. Un segment de torse, une articulation esseulée, coupée du reste. Je l'avais perdu. Et les lumières, une fois revenues, qui gagneraient progressivement les entours éteints, se propageraient de quartier en quartier comme une sclérose incendiée, inquisitrice. Alors elle me sera définitivement ôtée. Luttant avec mes vêtements pour les ôter. Je regardais mon corps se déployer au gré des lentes inspirations que je lui faisais prendre, éprouvais un scalpel que j'avais laissé sur l'évier après l'avoir nettoyé. Plus de marques, plus de preuves. Je te creuserai en moi. Les potentielles dernières heures devaient être les plus réelles. Et si l'extinction de nos nuits devaient nous prendre, au moins aurait-elle les saveurs oxydées de nos chairs gravées. Je soulevais la lame, l'imposait au miroir fracturé. Elle me semblait presque luire dans cette pénombre, renvoyer de sentines et froides lueurs en réponse aux bougies qui désiraient l'exposer.

Mes doigts, au-dessus de mon sein. Ici. Le cran perpétuellement glacé appliqué contre ma peau. Son image. Je la sentais. Unissons-nous ainsi, mêlons les anémies et les fureurs en des bassins fertiles. D'où grandiront les aiguilles de nos trônes avides. Pression appuyée alors que je tirais la poignée vers l'extérieur, feulement silencieux de mes lèvres que je ne pouvais voir. Que nos marques nous joignent au-delà de tout obstacle. Mes perceptions acérées et tranchées, concentrées sur la matière déchirée. Je me forçais à moi-même, à me prendre en compte d'une manière plus vive. Violence, davantage que physique. Avec une mince latence, l'épiderme qui s'ouvrait, les parois qui se détachaient. Et la rougeur levée à sa suite, vermeille cohorte accompagnant mes tremblements jusqu'à mes plus précieux tombeaux. Un nouvel horizon creusé, juste ici. La première goutte qui débordait. Et que ces écoulements les enserrent en des ganglions envenimés. Où était-elle désormais. Tu ne me rejoindras jamais. Encore. Flanc gauche parcellaire, vulnérable. Le cran mordant ma peau. Crevasses de plus. Stigmates tangibles. Et ainsi, ouverture après ouverture, jusqu'à faire de mon corps la stèle palpitante qui lui était liée.
Revenant à moi, chute d'adrénaline me laissant seul. Avec ce même constat. Comment avais-je pu oser la perdre d'une telle manière. Fatigue et usure insanes que je savais si aisément éviter, repousser aux cadrans suivants. Demain, demain l'esprit plus clair, plus apte, plus capable. À constater les conséquences. À regretter inutilement des moments passés. Échouer. Ce soir encore.

Temps éludé, les jours terriblement décapants. Passés, en partie enfermé dans des entretiens botaniques scarifiés, en partie exilé au milieu des surfaces grises, humides des pluies rémanentes qui pourtant refusaient de noyer définitivement ces rues. Sorties inutilement dangereuses. Qu'essayais-je de faire. À guetter chaque envers, où je pourrais accrocher un arôme, une interstice remémorée de son existence hors de portée. Il n'y avait que les ruissellements qui se jetaient hors des tuileries pour s'effondrer sur les pavés nocturnes. N'osant avouer que c'était elle que je voulais. Les gouttes qui m'attendaient à l'extérieur, comme des caresses sur mes tempes endolories, sur les muscles épuisés de ma mâchoire. Contrite, à se retenir de dilapider ce qui me restait de réserves. Et chaque excursion offrait un même constat. Les bâtisses, muettement battues par les traits qui ne pouvaient se dessiner sur les nuées nimbées comme par de la poix. Négative lueur, exsangue ville. Le silence, les scellés. Questionnement répété. Étais-je le dernier à écumer ici. Détours vidés, toutes portes m'étaient fermées. Les terreaux irrigués, j'attendais, me retenais de sortir une fois encore afin d'échapper aux mémoires du refuge. Contrit, dans les duveteuses étreintes de mes espaces éteints. Tout cela. Une couronne d'entrelacs de bois mort déposée sur ce front dessiqué, d'où s'échappaient les coulées de poussière de chevelures altières. Rien de plus. Brisez-moi. Terminez cette exuvie. Ne pouvant plus y tenir, j'ouvrais le scellé, m'app-

Forme à quelques mètres, prêt à fuir, découver-
Esther. Écroulée contre le mur, recroquevillée sur le trottoir ruisselant. J'accourais pour comprendre ce qu'il se passait. Esther. Elle me regardait sans me voir, les yeux perdus en de vides litanies, ne répondant aux formes devant elle que par d'absents réflexes. Martelée. Brutalisée. Des marques de coups violaçaient son visage, tuméfiant sa peau en des traumatismes concentrés. Du sang s'était écoulé en abondance de son nez, de ses dents, maculant toute la partie inférieure de sa face en de carmines rivières. À demi effacées, partiellement séchées sous les bruines perpétuelles. Que t'avait-on fait. Immolé dans l'encre de ses cheveux trempés, partant des profondeurs de sa mâchoire, une entaille épaisse et noire.
Qu'avais-tu fait.
Elle ne répondait pas à mes contacts, ne réagissait pas à mes voix. Le blanc nimbant ses pupilles entaché de ses vaisseaux éclatés. Je la soulevais, passais son bras par-dessus mon épaule pour la supporter. Légère, affreusement légère. Comment était-elle parvenue à revenir jusque ici. Descendre cette rue, traverser ces pavés. À chaque pas elle butait de ses jambes flébiles qui ne pouvaient plus la porter, manquait de chuter sans mes efforts pour la retenir. Maintiens-toi. Et nos dérives étaient autant de caillots coagulés obstruant la circulation de cette médiocrité qui grêlait les hypothétiques temporalités courant les indolences de leurs facilités stagnantes. Réelle, tangible. Émulsions de viol qui rongeaient toujours plus impitoyablement les membranes inutiles. Sa main qui s'accrochait faiblement à mon épaule à chaque vacillement supplémentaire, sa tête ballante comme si la nuque en avait été rompue. Ne disparais pas encore. À l'intérieur. Sa main soudainement comprimant les plis de ma veste alors qu'elle s'effondrait. Esther.

Sur le sol, ses iris sondant les envers de ses paupières palpitantes. Une crise. Ses membres qui commençaient à être pris de tremblements compulsifs. Ses lèvres révulsées, exposant ses dents rougies par le sang. Elle allait s'arracher sa langue. Je récupérais le mors sauvegardé aux pieds de l'autel, me précipitais pour revenir auprès d'elle. Ce n'était pas ainsi que je voulais lui rendre. Je forçais l'objet dans les plis contrits de sa bouche, l'empêchais de s'étouffer en avalant sa propre langue. Musèlement, maintien. Convulsions affaiblies en explosion, ses muscles et ses nerfs anémiés n'ayant plus la force nécessaire pour se rompre d'eux-mêmes. Son visage projeté en arrière, sa colonne vertébrale s'arquant sous l'intensité de ses ruptures. Et les veines, la carotide, se gonflant sous les tensions de sa peau étirée. Ses mains, ses bras qui battaient frénétiquement les airs. Qu'avais-tu fait. Tout l'intérieur empli de ses gémissements muets, foudroyés de leurs contractions forcées. J'essayais de la maintenir, glissais ma main à l'arrière de sa tête pour que ses convulsions n'en fracturent pas les fondations. Liquide, imbibant sa chevelure. Je retirais mes doigts. Vermeilles. Ses impulsions répétées et anarchiques étirant les tissus tranchés, je pouvais voir du sang couler dans sa nuque, maculer le parquet de ses impacts possédés. Esther. Elle était en train de se fendre, de se déchirer. Tous les ligaments étaient sur le point de lâcher. Cette vision de mes infusions écartelées. Non. Je le refuse. Je plongeais à nouveau ma main dans les filaments trempés de ce rouge sombre, la contenais de force, immobilisais son bras contre sa poitrine. Le craquement du mors entre ses dents, la salive coulant le long de son visage en une écume incontrôlée. Et les tremblements qui faiblissaient dans la révulsion prolongée de ses yeux. Ses jambes, tendues. Elle ne se débattait plus que par des gestes d'épaules soudain. Les cervicales dessinées dans le creux de mes doigts, répondant aux plaintes linéaires, irrégulières, découpées. Gémissements de fin de crise. Respire.

Je l'avais porté, inerte dans le creux de mes bras, jusqu'au lit qu'elle avait abandonné. Ses plaies pansées, nettoyé le sang déversé. Que t'était-il arrivé, était-ce ma faute. Écroulement interne à l'idée que ses lacérations étaient la réprimande de ma présence à cette séance.
Toutes ces instabilités qui ne faisaient que s'accroître malgré son retour, malgré cette situation. Elle était revenue, malgré ce qu'il s'était passé, malgré l'échec de mes volontés. La ruine lui était tant nécessaire, pour se porter à proximité de telles conséquences. Vitalité torturée. Je l'observais dormir. J'aurais voulu te dire, plus, donne-moi plus. Ouvre, ouvre tous les envers de tes intestins, repousse le voile de tes seins pour m'offrir le spectacle de ta chair en palpitation. Et moi, je contemplerais sans détourner les yeux. Je viendrais non pas seulement m'y gorger mais t'engorger de mes propres fureurs qui ne pourront jamais, jamais se cautériser. Mais la voilà marquée, inanimée désormais. Plongeons, dans des spirales encrées, ancrées sur des abîmes de saveurs que nous ne pouvions que renouveler perpétuellement. J'aurais dû mener plus loin ce qu'elle avait déjà ressenti, la porter plus loin le long de ces courants souterrains.

Rigidité de mon regard, des traits de mon visage. Sans la voir, je la sentais, constamment présente. Pellicule de résine qui me bloquait le monde, qui vrillait mes yeux de son poids. Extirpé de la chambre pour rejoindre l'étude, les instabilités souveraines, encore, encore. Il n'y avait qu'un moyen de les abjurer. Pourquoi tenter de réfréner. La lame, dans ma main. Pourquoi faire les choses à moitié. La pointe, contre ma joue. Toute cette pression accumulée, tout cet enlisement fangeux qui me traînait avec lui. Je m'ouvre à toi. Débarrassez-moi de ces sensations qui alourdissait mon empire.
Impulsion, rentrant l'extrémité d'alliage dans ma peau. La pénétration, léchant de froid tous mes nerfs, foudroyant, purgeant les restes boueux d'instabilités. Ce n'était pas assez. Pour toutes ces années ce n'était pas assez. Une autre gravure, une autre marque. Si fine. Toutes les impressions exacerbées pulsant ma face comme un tout. Je prolongeais le trait rongeant mon identité jusqu'aux limites de mes mâchoires. Râle d'intensité tremblant. Chaque gorgée d'oxygène comme plus réelle, décapant mes bronches. Ce feu blanc qui courait sous l'entaille, qui incendiait les nerfs touchés, me ramenait de force. Des sursauts mort-nés voués à s'étendre, à se disloquer prématurément. Ces enluminures orphelines n'étaient rien, rien que de l'éveil éphémère. Était-il trop tard pour sauvegarder ce qui était nôtre, ce qui ét-

Elle, toussant, rompant ses poumons.
Quittant à vif la pièce pour saigner dans le corridor. Gueule ardente dans des édifices d'hostilité je me portais jusqu'à sa couche alors qu'elle cherchait à respirer, se débattait pour ne pas étouffer. Perles de fièvres froides sur son front, j'essayais de tenir sa main. Mais elle ne répondait pas. Sifflement élimé de sa gorge, elle replongeait, replongeait dans son inconscience inerte. Ses doigts glissants des miens. Sa cage thoracique qui continuait de se lever, avec difficulté. Et ces maux, ces maux qui me rongeaient sous la peau. Soupir rauque qui brisait le rempart de mes lèvres fermées. Pardonne-moi, pardonne-moi. Pardonne ce masque, pardonne ces yeux, pardonne cette langue. Jamais je n'oserai à nouveau de cette manière te dénaturer.

Heures passées, solitaire veille. Ce que les plantes avaient pu s'étendre en si peu de temps. Je regardais le mur de la baignoire étranglée par les ligaments décharnés de ces fleurs grimpantes. Elles se hissaient en s'agrippant aux dalles découpées, débordaient des lisières de leur contenant pour retomber en longues mèches filandreuses sur le sol. Elles se propageaient, non en quête de lumière, mais pour le plaisir de leur propre extension. Desséchées elles me semblaient pourtant vivantes, les grondements sourds de leur sève en circulation ne pouvant m'être occultés. Ces entrelacs s'étouffant les uns les autres dans leur lente et impatiente ruée de tout recouvrir. Les branches qui semblaient si dangereusement cassantes à première vue arborant les premiers signes d'éclosions prochaines. Exsanguination végétative. Les bourgeons brisant le carcan des ramures esseulées. Encore un peu de patience. Promettez moi des teintes de souffre, de vermeille éteint, de marines encrées, de céruléennes aubes. Je retournais dans le salon pour regarder, entre les remparts de bougies fondues, les assiettes et des récipients garnies de terre couronnant le comptoir, les meubles. De ces fertiles terreaux s'éveillaient les fleurs hurlantes, vibrantes de leurs différences de formes, d'odeur, de couleur, de goût. De ces bancs s'épanchaient également les racines avides de supports, les bras aux vaisseaux taries descendant les verticalités de leur position pour atteindre le parquet en quête d'humidité. Les prochaines averses ne tarderaient pas à inonder à nouveau ce rez-de-chaussée, offrant les forces nécessaires aux silencieuses extensions.

Je me dirigeais vers le couloir. Esther. La chambre ouverte d'où s'échappaient les lueurs tamisées pour se répercuter dans le corridor assombri. Je l'avais laissé se reposer, abandonnée aux heures instables de son sommeil cloisonné. Étendue sur le lit, les faibles mouvements de sa respiration m'apparaissaient presque indistinctement grâce aux rythmes de ces draps mouvants. Autour de la couche fiévreuse, à même le sol, sur les caisses écartées, d'autres fleurs que j'avais déposé là, évoluant dans son miasme malade. Elles s'élevaient, buvaient cette moiteur stagnante qui transpirait d'elle, se contorsionnaient dans les douleurs de son sang en faillite. Elles s'agrippaient au bois qui les supportait, à toutes aspérités passibles d'accueillir les doigts distendus qui courraient sur toutes choses. Les épais bougeoirs noyés de la cire qui se mêlaient aux plantes évitant la destruction ignée, mais restant, tournant en sa proximité, fascinées par le palpitement incandescent. Certaines grimpaient déjà les abruptes surfaces de la chambre, y veinaient le dessous des revêtements. Esther. Je m'approchais, m'asseyais à ses côtés. Ses yeux, noircis par des cernes de plus en plus prononcées, j'écartais les mèches trempées collées à son front, tandis qu'elle expirait avec difficulté, la bouche ouverte. Sauvegarde toi pour nos futurs échanges, et ces futures étreintes que nous devons aux jours insensibles. Je ne te laisserais pas disparaître de cette manière. De cette façon que tu redoutes et abhorres.

Je regardais cette pièce, cette alvéole essoufflée. Les caisses empilées, strangulées par les complexes de racines toujours plus contraintes de s'étendre, de s'éprendre, prises dans les coulées de cire irrégulières, m'apparaissaient comme des tours érigées d'où les fanaux allumés devaient signaler le mouvement d'eaux informes grondantes aux flancs abruptes de leurs fondations. Et nous étions la houle excitée. Miroitant d'en-dessous les tisons ardents des phares assiégés. Les volutes de fumées qui se perdaient dans les nuées chargées du plafond, prisonnières, condamnées à se charger les unes contre les autres dans des concentrations fantasmées. Et les montantes végétations qui semblaient lutter contre ces ascensions éthérées et immatérielles, refusant d'accepter la facilité avec laquelle la fumée semblaient s'échapper. Bien. Érigez-vous, creusez dans le sol et dans les murs. Et étouffez ces spectres qui ont perdus leur pertinence. Je me penchais en avant, et déposais un baiser sur son front souffrant. Attends-moi, accorde moi la chance de te prouver. Je ne nous laisserais pas couler sous ces rives stériles. Sous ces serres étouffantes, ces souillures continues. Alors, attends-moi, encore une fois. Laisse-moi essayer, essayer de porter nos étreintes en des suffocations désirées. En moi je t'ai déjà fait le serment, et je ne défaillirais lorsqu'il faudra clouer la conclusion de nos pactes. Sublimer toutes ces potentialités en une amère effusion. Mais au moins sera-t-elle nôtre. Mes doigts, glissés entre les siens. Si froide. Je ne te laisserais pas partir.

Changement de cadence dans sa respiration, ses traits perdant les teintes de son inconsciente effervescence. Je me penchais vers elle, désirant et redoutant son réveil. Les yeux temporairement scellés qui s'agitaient, remuaient sous le voile de ses paupières. Enfin, elles s'ouvraient. Regard embué, distant, qui reprenait pied avec cette réalité. Je n'osais rompre cet instant. Elle regardait, concentrait son attention sur les formes de la pièce au-dessus d'elle, dérivait lentement aux choses alentours. Jusqu'à tomber sur moi. Déglutinement sourd, je ne savais quoi lui dire pour lui faire comprendre. Se redressant péniblement, regardant les nouveaux bandages qui étaient les siens.
- Comment m'as-tu retrouvé ?
Ses mots, amers.
- C'est toi qui est venue jusqu'ici. Je t'ai trouvé à l'extérieur, contre le mur.
Aucune réponse.
- Qu'est-il arrivé à ton visage ?
J'oubliais l'entaille. Que lui répondre, que lui dire. Elle s'extirpait hors de la couverture pour essayer de se relever, taisant de douloureux gémissements. La rejoignant pour l'aider, repoussé d'un geste brutal de son bras.
- Cesse de me rêver, cesse de m'imaginer comme quelque chose que je ne suis pas ! Je ne tolérerais pas ta compassion ni ta pitié.
- Je ne t'offre ni l'une, ni l'autre.
- Tu crois que je serai sauvée par ton influence, hm ? Que ta seule et précieuse présence serait capable de me racheter ?
- Je n'ai aucune volonté de te racheter, je te veux telle, entière dans tes stigmates.
Rire exaspéré en écho à ma réponse.
- Que c'est noble de ta part ! Me voilà rassurée, je peux exister pleinement maintenant que j'ai ton assentiment.
Me fixant, lasse.
- Il est tellement facile de désirer lorsque l'on n'est pas confronté à la réalité. De fantasmer ce dont on est hors de portée, à l'abri des conséquences. Facile, facile.
Redressée brusquement, elle hurlait.
- Mais je me noie depuis des années sous la boue et la fange ! Je croûle sous le poids de toutes les marques insanes que je porte !
Elle s'approchait de moi, frappant son torse de son poing.
- J'ai bu les sentines situations que tu ne fais qu'imaginer ! J'ai connu les dégradations qui te ferait me vomir !
- Tu n'es pas la seule à avoir croulé sous les immondices et l'isolation.
- Et tu veux savoir quelque chose ? J'aime ça ! Ce n'est pas un terrible joug que l'on m'impose, mais ce que je désire, ce que je recherche ! Alors épar-
- As-tu terminé ? N'insulte pas ce que tu es en te servant de ton passé comme un prétexte.
- Qu'est-ce que tu en sais, hm ? De ce que j'ai subi ? De l'usure continuelle des jours, de la volonté de ne plus y être confronté ?
Oh, Esther. Plus que ce tu ne voudrais le croire. Irritation, fatigue de la tournure de cette conversation.
- Pourquoi attendre ? Qu'est-ce qu'il peut y avoir de si valable à sauvegarder si ton état est si peu supportable ? Si toute ton existence est à ce point une agonie ?
Ses yeux grandissants, chacune de ses syllabes détachées, mesurant chaque lettre.
- Tu penses que je n'en serai pas capable ? Que j'exagère ce que j'ai vécu ?
- Je ne fais que souligner le fait que c'est ici, aux portes de cet endroit, que tu es venue t'effondrer.
- Qui te dit que j'ai besoin de qui que ce soit pour ne pas finir comme je l'entends ?
- Parce que sinon tu l'aurais déjà fait. Et plus, tu ne pourrais t'éteindre avec n'importe qui. Car sûrement tu aurais pu t'arranger des dizaines de fois pour ne pas survivre à l'une de tes entrevues.

Sur le point de répondre je l'interrompais en m'extirpant de la pièce, récupérant le scalpel que j'avais utilisé pour le jeter à ses pieds.
- Alors, qu'attends-tu ?
Visage tourné vers la lame, elle se baissait lentement, prudemment pour la prendre en main, l'observait dans sa paume. Soudainement son regard porté sur moi. L'espace d'un instant, ses traits caractérisés par l'hésitation, par la confusion. Avant de se déformer sous l'effet de la fureur provoquée par mes paroles.
Jetée sur moi en un cri pour tenter de me poignarder j'avais intercepté ses poignets que je retenais. Elle appuyait de toutes ses forces, écrasait sa prothèse contre son bras pour tenter de percer ma défense. Dans la tension de cette confrontation, je la voyais. Ses dents serrées, son expression distordue par la rage, fixée sur le scalpel tremblant. Ces infimes secondes, gravées en moi. Esther.

Pourquoi étais-tu si belle.

J'abandonnais ma défense. Arc cinglant.
Douleur aigüe dans mon torse, tous mes nerfs retournés par la pénétration du cran. Incarne ma lésion. Mes mains serrées sur ses poignets, tenant toujours fermement la lame, j'exhalais un râle hachuré par l'intensité. J'essayais de garder pieds, de reprendre péniblement ma respiration qui soulevait le scalpel dans la plaie. Esther, figée, surprise, toute trace de colère effacée de son être. En lâchant ses mains, elle tituba de quelques pas en arrière, toujours sonnée. Après quelques instants de perte, elle se laissa retomber sur le sol. Haletant, mâchoire contrite, je la regardais.
- Mais pourquoi est-ce que tu me suis, pourquoi est-ce que tu me laisses te faire ça...
Lentement je m'agenouillais, m'appuyant sur le parquet.
- Parce que toutes tes violences courent mes veines. Parce que c'est par elles que les miennes respirent, et trouvent un sens à leur hurlement.
Empoignant le scalpel, je le retirais de ma chair en un grognement étouffé, le jetais au sol. Sursaut métallique accroché par des éclats de cire.
- Ce n'est plus à nous de décider. Nous avons nous-mêmes empruntés nos directions, sans savoir précisément où nous allions. Il n'y a eu que nos impulsions pour nous guider dans le noir, et l'assurance en elle de nous trouver réels, et dignes de nous-mêmes. À côté de cela, nous savons que toute expérience ne peut être qu'éventée. Nos appels nous privent du monde, et ses aspirations, nous ne pouvons y prétendre.
Dans l'éclairage partiel de son visage, luminaire d'averse, je voyais ses yeux humides parcourir spasmodiquement mes traits.
- Nous sommes allés trop loin, et n'aurions pu faire autrement. C'était la seule chose valable à faire. Nous ne sommes plus que nos conséquences, et nous avons le choix de les pousser au-delà de n'importe quelle frontière. Malgré le prix, malgré l'isolation, et malgré la douleur. Toi comme moi, nous n'y changerions rien. Nous ne voudrions refaire chemin arrière pour refaire quoi que ce soit. Car alors nous serions différents. Et mieux nous vaut périr plutôt qu'être autre chose que ce que nous sommes actuellement. Il n'y a pas d'autres alternatives, il n'y en a jamais eu. Car nous compromettre nous est impossible, quand bien même nous le désirions ardemment.
Ses yeux en larmes, immobile, tous ses membres relâchés, comme si les armatures en avaient été sectionnés. Elle était venue s'agenouiller face à moi, regardant la blessure que je comprimais de ma main. Posant son front délicatement contre mon épaule.
- Pardonne-moi...
Silence, muette entente. Ce n'est rien, nous trouverons un moyen.
- Reste. Reste ici. Ne pars pas le rejoindre.
- Tu sais que je ne peux pas faire cela. Il ne me laissera jamais. Il me traquera, qu'importe les obstacles, jusqu'à me retrouver. Et alors il me suspendra.
À nouveau ces mots dont je ne pouvais sonder la réalité mais seulement ressentir la promesse concrète.
- N'y-t-il aucun autre moyen de te libérer ?
- Même si nous parvenions à quitter la ville, il n'aurait de cesse de nous suivre. Et tu ne peux espérer l'atteindre. Il ne laisse personne l'approcher, se porte toujours sur ses gardes.

Il n'y avait plus que cette direction à prendre désormais. Animé, je me tournais pour lui faire face. Rendre ce regard, lui assurer cette seule et unique fois mon serment. Je remuais les membranes de mes lèvres, offrais les mots qui en sortaient purgés d'entraves. Incapable de les reconnaître, je n'avais que l'empreinte de mes pensées pour comprendre ce que je disais. Viens, oui viens à moi, là où toute ma violence pourra enfin éclater et te mutiler. Laisse le temps à celui qui veut se déverser dans ta chair pour y redécouvrir la nuit. Mes transformations complète, tu ne seras déçu par le réceptacle de tes besoins primaires. Je te ferais fleurir dans le verger de mes os, placerait tes graines en un fertile terreau. Efflorescence férale et animale, il n'y aura de fins aux ébats laminaires de deux essences sanguinaires. Creusons, et noyons le monde dans l'ultime convulsion de nos langues suppliantes. Notre ruine sera la leur. Mes chrysalides de sang m'entachent encore, alors, patiente à mes côtés. Qu'enfin je puisse nous libérer.
Joins en des sensations que toutes les réalités réunies ne pourraient jamais égaler. Depuis trop longtemps j'ai respiré les airs raréfiés. Et partagés par des coquilles évidées. Condamnés, à dépérir sous les assauts de l'absence et de la linéarité, au point de nous repaitre des gorgées d'extrémismes travestis. Autant de sursauts de décomposition dans un pourrissoir que la beauté de pétales de pestilence n'a jamais voulu gracier. Comment avions-nous fait pour subvenir aussi longtemps dans ses plates étendues où les appels désespérés se noyaient dans nos gorges, dénués d'échos pour attester de leur existence. Plus jamais. Il était déjà trop tard désormais pour revenir en arrière. Esther, Esther, écoute mes paroles. Tes semences ne seront pas vaines.

- Toute ta violence n'a fait que me grandir, que me ramener davantage à la vie. Offre moi, offre moi encore un peu, pour qu'en retour je puisse répondre à tes vœux.
Instants inertes, rompus par Esther qui fouillait dans les poches de ses vêtements. Que faisais-tu. Écartant les doigts de ma main, elle plaçait entre mes phalanges un objet froid au toucher. Son flacon. Ses graines, perles grises, promesses d'éclosions diaphanes. Esther. Elle me regardait, confiante, de ses yeux à la vitalité renouvelée, ses lèvres entrouvertes en un muet sourire de satisfaction. Je serrais le verre contre moi, prenais la résolution qui serait la mienne. Je ne te laisserais pas ainsi. Que cette soirée-là illustre notre poursuite où, d'un commun accord dépourvu de mots, nous nous entendions sur l'extrémité de notre quête. Nous ne nous arrêterions pas. Je le savais désormais. Je le savais.
- Quand dois-tu repartir ? Combien de temps avons-nous ?
- Quelques jours. Tu peux dire que d'une certaine manière, j'ai été... congédiée. Il n'y aura pas d'entrevues pendant ce laps, car il est occupé à tenter de réparer le courant.
- Comment compte-il s'y prendre ?
- Je n'en ai aucune idée. Mais il n'est pas seul. Et s'il réussit...
- Ne dis rien. Je te l'ai promis. C'est notre lien désormais.

Les temporalités, passées en sa présence. Un calice versé sur des lèvres desséchées. Irrigation nouvelle me soustrayant aux dépérissements qui m'attendaient. Elle canalisait toutes mes violences, buvait toutes mes fièvres. Incendie dirigé je n'avais plus à contraindre et à me tordre pour avancer. Allongée, m'observant redessiner ses traits pendant que je buvais les éclosions qui nous liaient. Ses mains, attachées. Ses lèvres, muettes dans cette tension. Éclat remémoré, soudain, oublié. Il leur manquait quelque chose que j'avais voulu garder pour un tel. Laissé de côté depuis sa crise, oublié dans l'abandon de ses convulsions, je le récupérais. Je m'approchais d'elle, l'impression de filer au travers d'intangibles voiles émanant d'elle, se répandant sur moi. Me baignant de leur numineuse atteinte. Toute sa chair palpitait, m'appelait. La rendre tangible, lui rendre le sacré. Lui insuffler ce qui la rendait irrésistible. Un genou posé sur le lit pour me mettre à son niveau, je me penchais sur elle. Toute l'attente dans les traits de son visage, je sortais le mors pour lui présenter. C'est ton bien, ta relique. Surprise dans ses pupilles si impitoyablement cernées, son regard posé sur moi, comme infusé d'une nouvelle vigueur décuplée. L'excitation que je sentais incendier parcelle après parcelle, filament après filament. Sans un mot, sans une indication, elle ouvrit lentement sa bouche fendue, la langue stoppée aux limites de sa lèvre inférieure. Et j'y glissais le corps rongé, marqué de ses quêtes entre ses dents tandis qu'elle me fixait, qu'elle me fixait dans son intensité que j'absorbais seconde par seconde. De boire les lacs sans fonds de ses pulsions.

C'était simple. Il me fallait rendre caduque son tatouage, la marque de son appartenance. La graver suffisamment pour qu'elle n'ait plus à répondre de ses antécédents, qu'elle n'ait plus d'actuelle cette main qui la tenait si fermement. Forger, un nouveau pacte. Dans sa chair, avec sa chair. Préparant la voie de nos conclusions promises. De nouvelles conditions, de nouveaux impératifs. Il n'y aura plus que ses pulsions jointes aux miennes dans la libre consumation de nos envers révélés. Que mon action soit celle de baver sur ta nuque l'acide qui jettera à l'oubli les entraves qui un jour avaient été les tiennes. Que chaque impact, chaque cicatrice, chaque hématome entre en compétition avec l'encre qui avait endigué ta moelle pour révoquer son hégémonie. De pistil et pigments il n'y aura que libérés. À moi, l'intervention partagée, prends mes veines, prends mes côtes, érige ce nouvel autel cinéraire, revêt notre habit porté de concert. Je m'arroge ces rituels pour les canaliser en de nouvelles existences. Soyons nôtres. Soyons nôtres.

Je vérifiais à nouveau l'entrave de ses poignets. Fermement liée. Étendue sur son dos, patiente malgré la fébrilité qui animait ses respirations. Je passais lentement ma main dans ses cheveux, en délier les innombrables mèches. Contre sa joue. Si douce. Puis je récupérais le scalpel déposé à ses côtés, en parallèle de ses flancs. Sentir son poids dans ma paume, en éprouver la réalité. Oui. Cela était vrai. Ce qui se passait au travers d'elle était vrai. J'ouvrais un à un les boutons de sa chemise qui contenaient l'innervation de tous ce que nous étions. Les marques de ses chairs dansantes, de ses oscillations immolées. J'entendais les lanières du cuir qui craquait sous les mouvements de ses mains, le grincement du mors qui bâillonnait sa mâchoire. Ma paume sur son ventre tendu, frissonnant à mon contact. Je passais mes doigts sur l'affaissement soudain qui surgissait sous le niveau de sa cage thoracique, sur son nombril esseulé.

Là, à cet endroit. J'approchais la pointe de la lame, son fil tremblant comme ne pouvant supporter l'immanence de ce qui lui faisait face. L'excitation innervante qui naissait de ces pôles d'attractions opposés. Maintenant. Le coutelas placé sur sa chair, pénétrant ses sensibilités. La contraction de ses membres, rompant le silence. Encore. La lame, ouvrant un nouveau lit écarlate dans sa peau, levant la rive qui contenait les anémies et les infusions de nos nuits. Ouverte à moi. Lésions répétées, gravant mon nom dans sa chair, participant à l'édification de ses ruines. L'intérieur de sa cuisse, choisie. De bouillantes larmes oxydées versées sur les draps avides de les recevoir. Vermeilles consécrations. Purpurines intentions. Je me penchais pour embrasser la plaie ouverte, pour boire à la chaleur qui émanait d'elle. Tremblement, et vociférations de tous mes nerfs. Je t'avalerai. Pâleur anémique, satisfaction impulsée. Je me redressais, ivre et maculé de sa vie que je tenais encore au bord de mes lèvres.

Son regard. Son regard. Encore, encore davantage. Ce n'était pas assez, pour elle, pour moi, pour eux, pour nous. Je dansais le fil de ses hémorragies en des ruptures d'irrigations contenues. Les gestes, les gestes qui se succédaient en des fièvres disparates. La lame, les blessures, le sang, accrochant ces incandescences du silence. Et chaque laminaire pulsion s'accompagnait de mes étreintes pour les accueillir. Je te graverais un nouveau corps. Courraient, courraient les veines immatérielles de son être hors de sa peau. Je veux t'entendre frémir sur ma langue. Et je déposais mes lèvres sur ses balises à vif.

À nouveau, je me faisais le soigneur habile de ses nouvelles marques, même de celles qu'elle aurait pu traiter elle-même. Et elle avait tenu à s'occuper de celle qu'elle m'avait infligé. Nous nous sauvegardions, mutuellement, toujours plus profondément sous les surfaces d'un monde qui n'avait jamais accepté d'être le nôtre. Peu à peu je connaissais le tracé et la profondeur de chacune de ses cicatrices dont je devenais l'intime. Ici, derrière ce scellé, dans cet interdit prolongé. Là, notre sphère, notre domaine. Où l'énergie emmagasinée se distillait dans nos étreintes jusqu'à l'épuisement. Ces quelques heures. Nos alcôves d'intimités jusque-là refusées, nos échanges sans compromis et sans entraves. Dans ses heures dont jamais je n'aurais voulu connaître la fin, j'approfondissais les pans de son existence réprouvée en même temps que je lui partageais le contenu de mes années vides. Dans ces espaces où nous n'avions de divertissement autre que nos pulsions et nos souvenirs, je lui contais les lettres que j'avais dévoré, les histoires qui étaient tatouées sous les envers de ma peau comme autant de stèles que l'oubli devra réclamer. À ces univers isolés qu'étaient les miens, elle répondait des paysages qu'elle avait pu voir, des lamelles de vie qu'elle avait récolté patiemment, ville après ville, pays après pays. Dans cet amalgame de fiction et de reconstruction, nous tissions la trame nouvelle d'une existence où ce que nous voyions n'était plus le constat douloureux d'une incompatibilité définitive, mais l'assurance que nos voies étaient les nôtres, et que personne ne pourrait venir les souiller. Nous ne mentions en faisant de caustiques projections sur ce que nous ferions si nous parvenions à sortir. Je me prenais au jeu, parlais d'ouvrir une serre, quelque part où les remparts ne nous priveraient pas de la mer. Et elle aimait cette idée, cette éventualité où elle n'aurait plus à s'arracher ville après ville. Elle était venu derrière moi alors je plantais quelques-unes des graines qu'elle m'avait offerte dans un espace libre de croissance.
- Tu devrais en sauvegarder quelques-unes pour notre départ. Il nous faudra de quoi commencer les premières croissances de notre serre.
Je lui souriais, acquiesçais silencieusement. Rien ne nous empêchait de laisser ouvertes de fausses fenêtres, et de nous perdre dans des fantasmes adoucissant nos respirations.

Dans l'inertie de fatigue physique empreinte de satiété, résultantes de nos échanges visant à nous préparer, à nous pousser plus loin sur la voie qui était la nôtre. Jusqu'à sa rupture. Je caressais de mes iris les cicatrices courant le long de son dos nu. Redessinais leurs tracés, leurs contours, leurs enchevêtrements complexes. Elle était allongée sur le ventre, la tête enfouie dans ses bras. Je pouvais voir les stries, les impacts qui chevauchaient ses côtes, venaient se répandre sur son échine. Lui faisaient-elles mal. Pouvait-elle sentir leur présence à tout instant, palpitantes comme conscientes sous les vêtements, sous les années successives. Vigies, sentinelles de sa réalité. En me perdant dans cette muette contemplation, mon regard échouait sur sa prothèse. Sanglée à son poignet, je ne l'avais jamais vu sans. Phalanges pétrifiées dans une allure relâchée, bues de cendreuses encres.
- Ne retires-tu jamais ta main ?
Esther tournant sa tête en un roulement de chevelure pour me regarder, me dévisageant, presque surprise par ma voix. Simple sourire arquant ses traits.
- Non, jamais. Je l'ai depuis tellement longtemps, et j'y suis tellement habituée.
- Je ne t'ai jamais vu sans en effet.
- Lorsque je la retire, j'ai l'impression de perdre une partie de mon corps. Presque plus violemment que ce que je me souviens de ma vraie main.
Elle regardait ce simulacre, le fixait figé dans les airs, consacrée à ses propres pensées.
- Tiens, regarde.
Sa prothèse tendue vers moi, sous la lueur d'une bougie qui brûlait à proximité. Je n'avais jamais pris le temps de la regarder de près, et voyais alors, incrustés sous la surface mate, les filaments blonds que je devinais être ceux d'une chevelure, veinant toute l'envergure de sa paume factice. Visible malgré sa fonte dans la matière même, je pouvais en deviner les éclats vieillis, comme délavés. Me renvoyant les teintes d'une lune noyée. Pâles retombées.
- De qui tiens-tu cette mèche ?
- Elle appartient à une femme que j'ai connu, il y a longtemps.
- Une amie ? Ou bien peut-être une amante ?
Simple sourire pour toute réponse, perdue dans sa contemplation. Brusquement son visage tourné vers moi, pointant vers le bandage sur mon torse.
- As-tu d'autres cicatrices ?
Mes marques qui t'étaient dédiées.
- Quelques-unes, oui.
- Montre-moi.
Elle s'était appuyée sur ses avant-bras pour me regarder. Je me redressais, découvrais ma peau en déboutonnant les entraves de ma chemise.
Les doigts, pointés sur mon flanc. Je lui indiquais une longue cicatrice creusée que j'avais toujours eu sur les marges de mon corps. Aussi loin que je pouvais m'en souvenir. Mais Esther n'avait de regard que pour les récentes entailles que je m'étais faite. Je n'aurais pu lui dissimulé cela éternellement. Elle s'était approchée, le pli de ma chemise écarté de sa main pour mieux m'observer. À la sentir me fixer, j'avais l'impression de vibrer, doucement, chaleureusement. Engourdissantes résonnances.

Dernier regard me rivant davantage à cette nuit avant d'approcher ses lèvres d'une des lacérations pour l'embrasser à plusieurs reprises. Les surges, les ruptures. Craquelures des cosses que je lui dédiais. Faisant durer à dessein chacun de ses baisers. Toujours, toujours cette image qui me venait à l'esprit, cette issue de notre première rencontre. Je voyais sa main caresser avec attention la gueule ensanglantée d'un animal, carnassière entité, fourrure maculée. La sensation de sa langue sur mon épiderme, m'ôtant tous mes souffles. Dès que je la sentais ainsi contre moi, proche de moi, c'était toujours la première chose que je voyais, que je ressentais.
Son étreinte retirée dans des ivresses silencieuses, m'extorquant la sève que je lui savais sienne. Adossé contre le mur, à la regarder. Rejoignant ma position, penchée vers moi pour poser sa tête sur mon épaule, répandant le basalte de ses cheveux sur mon torse. Je pouvais sentir sa chaleur, m'enlisant dans des nimbes tangibles. Mouvements, glissements feints, elle relevait lentement son visage pour venir fouiller ma gorge de ses lèvres. Toutes ces années évaporées. Elle embrassait presque imperceptiblement mon cou, l'humectait de ses touches. Je pouvais entendre le sang se déverser sous ma peau, ce sifflement si particulier qui se concentrait quand je la mordais. Comme sa langue était agréable, comme sa chaleur plaisante. Ses doigts courant lentement les veines de mon bras, je m'abandonnais à elle.

À l'extérieur, non loin du seuil du refuge. Pour respirer, seul. Buvant les nocturnes rémanences de bruines. À chercher, à guetter les soupçons de la présence que je recherchais. Avions-nous encore le temps. La panne de courant se poursuivait pour l'instant, et les formes de la ville restaient fixes, mortes. La suspension se poursuivait, notre laps toujours consistant.
Il me fallait réussir. Ne pas penser à l'échec. Se projeter d'une quelconque manière, évoquer une possibilité, c'était commencer à la créer. Il n'y avait aucune préscience, aucune prémonition. Seulement des persuasions qui donnaient la marche à suivre à toutes pensées et actions. Je n'échouerais pas. Nous n'échoueront pas. Je me refuse à y penser. J'expirais lentement avant de revenir à moi sous un rejet de bruine. Les pluies qui n'allaient qu'en décroissant. Est-ce que la tempête était véritablement terminée. Ces envers quittés pour condamner à la sécheresse mes lèvres qui apprenaient seulement de nouveau à boire. Les nimbes qui se déchiraient par endroits, lambeaux troubles, répandant les contenus vivifiant dans l'océan. Ne m'oubliez pas.
.
À peine entraperçue, sa forme entre deux lanières écartelées. Perçant la nuit, perçant ma lie. La lune. Dans l'interstice où j'avais pu la voir. Elle non plus ne s'éteindrait pas. Comme y regarder pouvait m'entailler. Conséquente, mais décroissante. Ôtée à ma vue ce seul moment où j'aurais pu la partager. Ce n'était rien, ce n'était rien. Bientôt, je pourrais la contempler. Me l'arroger sans remparts pour me river. M'y hisser sans acier pour m'entraver. Patience. Patience.

En rentrant, je trouvais Esther, assise dans le salon, penchée sur la table couverte de fleurs éparses. Les premières éclosions s'étaient faites sous ma garde, rapides croissances dans les intérieurs enfumés qui baignaient nos respirations. Elle nouaient en couronne diverses semences fanées entre elles, similaire à ces édifications florales qui avaient tapissés son domicile. Appuyé contre l'encadrement du couloir je la regardais faire. Maintenant son ouvrage grâce à sa prothèse, elle liait soigneusement les tiges des doigts de sa main valide en un entrelac torsadé commun, d'où tous les pétales se déployaient. Une seconde éclosion dans leur décomposition. J'observais comment elle s'appliquait, grave dans sa tâche. Certains segments de fleurs rejetés flottaient librement sur le sol à nouveau inondé, pistils tournoyant paresseusement. Certaines couronnes étaient déjà terminées. Fixées aux murs, d'autres déposées sur les meubles. Et l'air se chargeait de leurs arômes.

Je la laissais pourrejoindre le couloir et ses grandes bannières tressées enlaçant lesencadrements des portes. Elles se garnissaient continuellement de nouveauxajouts, véhiculant les poudreuses émanations qui naissaient de leurs corpscreux. Les floraisons sauvages, buvant aux inondations, venaient revêtir lesparois et s'entremêler avec les hautes draperies que j'avais érigé. Quelquessemaines de plus, et le refuge deviendrait cet autel sauvage et englouti. J'avaishâte d'en voir les progressions.
Dans la salle de bain, pour y nettoyer mon visage. Plongé dans l'évier setrouvaient encore d'autres fleurs, le corps trempé dans l'eau. Maintenues envie pour encore quelques jours, temporisant leur prochain dépérissement. Letemps qu'elles soient prêtes. Comme nous, ma sœur, comme nous. Je souriaisen voyant la baignoire. Nous l'avions rempli de terre meuble, trouvée dans desordures non loin de notre bâtiment, à défaut d'y découvrir des vivres. Avantd'y planter les semences déjà développées, les libérant des enclaves tropétroites que constituaient leurs anciens récipients. À la faible lueur de labougie, je pouvais voir les rameaux épais qui cristallisaient tout le mur,envahissaient le plafond. Esther s'était lentement répandue dans le refuge,serre volatile, délétère. Elle rendait l'endroit plus vivant. Respirable. Quetous les spores participent de notre danse. Que les bras informes se tordentsous l'impulsion de la vie que contenait ces écales, que tout son corps sehisse, tortueusement, au-delà des limites de ce terreau. Et que de la carapacedu refuge, se révèlent de nouveaux jardins.

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