Chapitre 11

33 minutes de lecture

Je descends le flanc abrupte de la falaise et laisse derrière moi le plateau aux insectes effondrés. Les rafales s'acharnent sur moi, et je lutte pour ne pas tomber dans les flots violents qui attendent bien au-dessous. Je passe à proximité d'autres entrées creusées dans la roche, d'autres tunnels où doivent reposer de similaires ruées en quête d'un échappatoire. Elles ne feront pas l'affaire, je dois chercher un accès plus bas. Alors que je m'approche du niveau de la mer, le fracas des vagues contre la pierre se fait de plus en plus fort, et des gerbes d'embruns inondent mon corps, cherchant à me faire tomber. J'arrive enfin à atteindre une ouverture suffisamment basse, au seuil battu par le ressac constant. Je m'y engouffre, enfin à l'abri d'une chute, et je remarque pour la première fois ce qui empêtre les eaux. Insectes noyés, écumes de carapaces. Balancés par les vagues pour se briser sur les murs de la falaise, ils ont cherché à s'enfuir dans cette direction avant de se faire avaler par la nuit. Houle mortifère, grouillants courants.
Plus profondément je m'enfonce, mes avancées rythmées par les lointaines sonorités des vagues résonnant contre les parois. Sur les murs des galeries que j'emprunte, je peux voir des creux, des poches étroites qui ne me semblent pas résulter de l'érosion. En m'approchant, je trouve les promesses avortées, les potentialités oubliées. Immatures, vulnérables. Chaque alvéole abritant le cadavre d'une larve qui n'avait les moyens de survivre par elle-même. Les mandibules tordues en des dislocations figées. Le corps à la surface cassante, rigide. Je continue, passe au milieu des surfaces criblées de chambres mortuaires. Innombrables abandonnées dépendantes du soutien de leurs consœurs développées. Et chacune renferme la menace de l'extinction du nid. Je m'attarde, regarde à l'intérieur de chaque ouverture dans l'espoir de trouver une mâchoire ayant survécu. Mais il n'y a rien. Aucun mouvement. Aucune réponse.

Parvenu en avance au lieu qu'elle m'avait indiqué, j'attendais, dissimulé, comme ces fois précédentes où j'avais épanché mes besoins de voyeurismes. Mais cette fois, c'était différent. Cette fois, nos convergences se faisaient complices avoués, se mêlaient en des tapisseries que nous seuls pouvions voir. Enfin, elle arrivait. Je pouvais la voir s'avancer, presque prudemment, aux lisières du canal inerte, l'ombre du moulin dans son dos. Aucun courant pour retenir closes les entraves qui muselaient les eax. Aucune lumière pour venir nous exposer ici. Devinerais-tu où je suis. Ne me cherche pas. Ne me vois pas. C'en était plus stimulant. Cherchant autour d'elle, quelques instants. Avant de venir se placer au pied d'un pylône mort, batterie alimentant autrefois les volitions du moulin, patiente sous les câbles qui se tissaient comme autant de toiles abandonnées contre le ciel nocturne. Contiens-toi.
Comme invoqué par sa présence, venant d'une des autres sorties de la centrale, son client, mains enfoncées dans les poches. Échanges des modalités, son visage acquiesçant, les pièces données. Droite et fière elle se tenait. Ma tour d'ardeur molestée.

Hésitation de son client, la regardant de haut en bas, jaugeant, mesurant. Signe affirmatif de la tête, il-
Revers brutal de son poing, martyrisant sa mâchoire, lui arrachant une expression de muette douleur. Mes respirations sapées par la soudaineté du choc. Se remettant en place, main contre sa bouche, elle attendait. Son client avait regardé une dernière fois alentours avant de lui ordonner de se retourner d'un geste de la main. Elle obéit, s'exécutant lentement, lâchant son manteau au sol avant de relever, bras croisés, sa chemise de sa main valide. Ses épaules, exposées, le dos nu. Frissons parcourant mon échine, mes mains compressées pour ne pas me trahir. Je pouvais voir l'épiderme, la tension de ses muscles, de ses os roulant sous la surface de sa peau, pâle, striée de coups, impitoyablement marquée. Tous tes envers sont des temples. D'autres cicatrices que je ne pouvais que deviner. Elle était encore trop loin, elliptiquement dissimulée par son client qui arpentait, de droite à gauche, comme une bête, s'échauffant visiblement à la vue de sa chair ainsi offerte. Montre-toi digne de tels stigmates. Il n'y avait que le son de ses pas pour rompre le silence, pour rythmer les infusions qui s'accumulaient en moi.
Brutalement il avait retiré sa ceinture pour la nouer fermement autour de sa main droite. Mes sens, acérés par la nervosité, me rendaient tangible le cuir craquant sous la pression appliquée. Comme si c'était de mes phalanges qu'il s'agissait.
La boucle de fer pendant inerte de sa main, comme indécise. Arc soudain de son bras, claquement sonore, il l'abattit en un geste vif sur son dos exsangue. Pas le moindre soupir arraché de ses lèvres. Crispée, rigidifiée sous le coup. Mais pas le moindre son, sans même laisser retomber sa chemise. Remise, elle attendait, la marque rouge déjà visible sur sa peau. Il frappa une seconde fois, plus fort, la faisant chanceler sous la douleur. Avant qu'elle ne se remette en position. L'impact se réverbérant dans toutes mes fibres asséchées. Je pouvais deviner, malgré la faible luminosité, sa peau anémique se graver sous l'impact de la boucle. Bras levé une troisième fois, abattu en un impact cinglant qui lui fit lâcher ce cri avorté, aussitôt étouffé.

Chancelante, de sa main elle avait fait signe à l'homme d'attendre. Comment ne pas étouffer sous de si fortes sensations, après des mois et des mois d'apathie. Plus, encore plus. Elle fouillait dans les plis de sa jupe pour en sortir un objet, sauvegardée dans sa paume. Glissée entre ses dents. Un mors. Elle allait elle-même forcer l'étouffement de ses cris. À nouveau je pouvais ressentir la pression de sa mâchoire contre ce corps étranger, le roulement de ses dents serrées. Alors qu'elle se remettait en position. La ceinture, réajustée, fermement nouée. Lorsqu'il frappa de nouveau, il ne me parvint qu'un gémissement ardent, noyé dans la bouche obstruée, grincements solides. Frappant encore, à plusieurs reprises. Se déchainant sur elle, m'offrant les stries de son dos martelé, me gorgeant de sa réalité éprouvée, coulant ses saveurs sur ma langue desséchée. Étanche cette soif. Chaque claquement du cuir et du fer sur sa peau se répercutait dans mes veines, dans mes muscles, dans mes lèvres. Écroulée sous un impact de trop, à genoux aux pieds du pylône, le front appuyé sur sa surface. Le dos en sang, partiellement découvert. Sur sa pâleur, les filets carmins qui peignaient de nouvelles nervures dans sa nuit. L'entrave était tombée de sa bouche, roulant sur le sol. Pantelante, à bout de forces sous les assauts qu'elle venait de subir. Je pouvais entendre sa respiration brisée. Son client, épanché, restant debout quelques instants, à feuler, canaliser son souffle extasié. Reprenant contenance, rangeant sa ceinture, il s'écartait d'un pas pressé, avant de disparaître dans la même direction qui l'avait vomi. Intimité. Je pouvais la regarder à loisir. Son dos à vif en plusieurs endroits, explosant de contraste sous les feintes lueurs d'une lune en partie voilée. Je pouvais presque sentir les aspérités des longues traces violacées laissées par le cuir, les impacts qu'avait provoqué la boucle sur sa chair meurtrie. Sa chemise, abaissée sur ses plaies en un soupir douloureux, laissant retomber ses bras sur les côtés, toujours immobile, toujours à bout de souffle. Elle vivait, vivait tellement.

Sortant de ma cache, rejoignant sans un bruit sa position. Ne reste seule ainsi. Je replaçais délicatement le manteau sur ses épaules afin de ne la laisser exposer au froid et prenant garde de ne pas la heurter davantage. Alors qu'elle relevait les yeux sur moi. Son visage. Je ne l'avais vu depuis ma cache. Ses lèvres, ouvertes par l'impact qu'elle avait reçu. Perte rouge qui colorait sa chair en des teintes infectieuses. Fiévreuses mes tempes. Nos tensions. Tout son être émanait l'électricité des courants qu'elle venait d'engranger, magnifier, sublimer en des troubles que ses regards me partageaient. Immobiles, muets. L'un face à l'autre, hésitants. Du bout des doigts j'approchais sa plaie. Nous nous découvrions. Regardant mes phalanges comme un animal étrange. Ne me crains pas. Le contact, enfin, de sa bouche renouvelée de carmin. Son sang sur mes mains.
Rupture.
Plongé sur elle en un geste impulsif pour embrasser ses lèvres sa plaie sa nuit son nom. Ne me fuis pas. Goûtant à ses blessures vives, prodigues de sensations nouvelles. Ses lèvres ont le goût du fer. Perdue par mes gestes, comme surprise, elle ne répondait, sans pour autant reculer. Elle me laissait la goûter, confuse. Jusqu'à lentement y répondre, à participer de nos émulsions. Salive sanguine, obscurcissant nos pensées.

Prenant ma main pour me guider hors des lieux de son entrevue, à l'abri de perturbations hostiles, directement vers des entrelacs scellés. Assurée, elle connaissait son chemin, évitant les murs d'aciers qui garrotaient les ruelles, prenant toujours la meilleure direction. Connaissait-elle si bien ce quartier, y était-elle si intime pour ainsi se mouvoir.
Stoppée, me tirant soudainement à elle d'un geste souverain, me fixant contre son corps. Ses lèvres. Reprenant nos étreintes, exempte de surprise, lâchée à ses pulsions. Après quelques instants, me repoussant de ses mains, fixant mes lèvres, essoufflée et riante.
- Pourquoi restes-tu, tu ne parviendras qu'à te faire prendre comme cela.
- Peu m'importe, peu m'importe ce qui peut arriver...
Repoussant ses poignets pour les fixer au-dessus d'elle, reprenant le tracé de ses lèvres temporairement abandonnées. Toutes ses saveurs qui tombaient sur moi comme des rivières de soupirs, de râles qui ne concernaient que ces contacts incendiées. Offre moi les torrents, partage mes plus instables mutations. Viens fleurir sous mes côtes, je saurai t'y abriter.
Se soustrayant de nouveau à mes étreintes, cherchant l'air que nos proximités lui refusaient. Elle plongeait ses mains dans ma chevelure, front contre le mien.
- Je ne peux rester plus longtemps. Dans trois jours, retrouve moi dans le quartier des raffineries, au carrefour des ruelles qui se trouve derrière la plus imposante d'entre elles.
- Je sais où cela se trouve, je t'attendrai.

Ultime inspiration commune avant de s'arracher à moi de force, disparaissant dans les entrelacs que je ne pouvais joindre. Dans trois jours. De retour au refuge, je distinguais, perçant la croûte de la terre, les premiers éveils des semences d'Esther. Larmes pâles qui pigmentaient la surface sombre, s'érigeaient en de sourdes torpeurs. Ce devaient être les mêmes graines qu'elle cultivait chez elle, poussant dans la poussière, indépendantes du jour. Aveugles floraisons. Ainsi, ma tâche. Je récupérais de l'eau, et commençais à l'offrir aux muettes pulsations qui criblaient chacun des terreaux. J'avais déposé les fondations du temple, elle en avait apporté la sève. Déjà nos échanges se révélaient fertiles. Et je saurais me faire le gardien de ses infections.

Le délai imparti, atteint. Entre-deux rendez-vous, j'étais venu l'observer, me baigner dans les éclats qu'elle seule pouvait prodiguer. Libérée de son client, j'avais à peine eu le temps de goûter à la nouveauté de ses hématomes avant d'être interrompu, une autre entrevue devant succéder à la première. Et à celle-ci, elle ne m'avait permis d'y joindre mes voyeurismes, craignant trop les conséquences, les éventualités de ce qu'il pourrait s'y passer. Mais notre nuit n'était pas encore consumée. Et elle m'avait enjoint de l'attendre sur une place, non loin, où elle saurait me rejoindre.

À l'abri dans l'encadrement d'une porte, je patientais, aussi longuement qu'il le fallait. Imaginais les impacts qu'elle devait recevoir alors que je me tenais ici. Y aurait-il des coupures. Des garrots. Ou simplement des phalanges. Il devait y avoir plus pour qu'elle m'en refuse la vue. Dans quel état reviendrait-elle. Vendait-elle à l'usage davantage que la violence de son corps, abandonnait-elle sa spécialité pour offrir de plus communes prodigalités en lien avec sa profession. N'avait-elle encore confiance en moi, pensait-elle ainsi me choquer. Qu'en savais-je. Je laissais retomber ma tête en arrière, me perdait dans les nimbes troubles qui défilaient au-dessus des bâtisses scellées. Les feintes teintes nacrées entre les rideaux de pluie. Son arc en diminution. Croissant ambré, la lune diminuait, presque fragile dans la pureté de ses formes. Acérée. Son entretien terminé, elle me reviendrait. Ici, sur cette place pavée circulaire, offrant une vue dégagée sur le monde, d'où s'érigeait une ancienne et massive fontaine.

Je connaissais cet endroit, qu'auparavant j'abhorrais pour les masses qu'attirait sa position. Mais maintenant que personne n'y venait, je pouvais m'y perdre. Dans l'encre qui nimbait le ciel, la lune étincelait toujours comme un cran. Elle retombait en un râle extasié sur mes yeux, venait tempérer mes plus soudaines instabilités, comme elle l'avait toujours fait. La seule grâce présente dans mon passé. Ses lueurs détaillaient la place comme par contraste, les formes tortueuses de la fontaine, abandonnée, sans eau pour l'irriguer. Statuaires de silhouettes maritimes et éléments en débâcle pétrifiés qui s'imposaient en la lourde cohorte insane des tempêtes, gardée par des rangées circulaires d'harpons, prête à en sacrifier les profondeurs. Et au sommet, les rameaux d'un arbre mort étendus comme des arches, jamais plus ne devant profiter des écoulements qui lui avait été promis. De cet espace surélevé, je laissais mon regard se perdre sur la ville ainsi ouverte, illuminée par l'astre seul. Aucun courant, aucun mouvement. Le rempart, à peine moins noir que le ciel, voilant la mer. Dans ces ombres, nous pourrions trouver un royaume. Nous pourrions renverser ces instances, bannir cette réalité. Et façonner de nouvelles stèles sur lesquelles trembler. Mains resserrées sur la rambarde de pierre qui baguait la place, j'exultais du silence et de l'inertie.

Bruit de pas venant d'une des ruelles adjacentes. Esther. Spectre d'endurance et de violence, l'air tremblait presque autour d'elle. Un différent type de lame. Tranchant la réalité pour me retrouver. Elle s'était précipitée pour me rejoindre. Face à moi, sans un mot. La tension encore exacerbée de toutes ses nervures, m'engouffrant dans leur fébrilité. Ses doigts cherchant ma main, elle prenait ma paume, me guidait jusqu'aux rebords de la fontaine. Des gueules ouvertes de ses chimères se déversaient le fantôme d'anciens écoulements. Nous nous assurions qu'il n'y avait personne pour nous interrompre, pour nous surprendre dans nos ébats particuliers. Satisfaite, tournée vers moi, ses lèvres tranchées entrouvertes en un sourire de complicité. Je passais ma paume sur sa nuque pour l'attirer à moi, et embrasser, goûter ses teintes anémiées. Je quittais ses lèvres pour humecter le long de ses ecchymoses naissantes, constellations en devenir, myriades prochaines. Marbrée comme un félin. Sa peau récemment éprouvée offrait toujours des sensations différentes. C'était inscrit dans le tressautement nerveux de ses muscles, dans la feinte altération de sa transpiration, dans le regard encore légèrement tremblant de l'ivresse qu'elle était capable de ressentir. Comment résister à ce qui émanait d'elle après ses violences, alors qu'elle se consumait d'un épanouissement diaphane. Je goûtais une à une ses cicatrices apparentes, et laissais leur aura délétère m'altérer, m'obséder. L'humeur ardente palpitant au travers de ces reconstructions successives.
- Tes chairs semblent constamment en train de se consumer d'une flamme intérieure lorsque j'y applique mes lèvres. Comme si le feu qui avait brûlé ton corps ne l'avait jamais quitté.
Le sourire éclatant, illuminant son visage.
- Oui, j'ai toujours pensé que, lorsqu'elles m'ont été imposées, une infime partie du foyer incandescent m'avait pénétré et s'était logé profondément dans mes cicatrices. Elles sont toujours plus chaudes au toucher que le reste de ma peau. Parfois, je peux en ressentir l'envers. Comme une infime pellicule reposant sous la surface, présente, constante.
Elle avait pris ma main pour la glisser sous son vêtement, la plaquant contre son flanc.
- Le sens-tu ? Malgré le froid, la cicatrice brûle, alors que le reste lutte pour se réchauffer.
Je ne l'avais jamais remarqué, mais l'extérieur rendait le contraste évident. C'était une chaleur différente qui traversait les pores de son corps pour répondre à la mienne. Plus forte, plus tangible.
En passant ainsi ma main sur sa peau, je trouvais le sillon d'une nouvelle empreinte, creusée, récente. Non pas une plaie. Comme la marque d'un objet qui y avait été appliqué, sa forme m'évoquant celle d'une large ceinture, baguant son ventre. Avait-elle été attachée. Était-ce cela qu'elle ne voulait me montrer. À nouveau les ruées de pensées, les projections où je la fantasmais, levant les instabilités qui toujours, toujours proliféraient.

Sa paume contre ma mâchoire, elle la relevait, la fixait hors de mes rêveries pour venir embrasser mon cou. Frissons, ruées torrentielles sous ses contacts. Sa prise raffermie, que fai-
Morsures électrifiant ma nuque, brutalisant mon corps. Prends ma chair. Rivée à moi elle se gorgeait comme je m'étais gorgé d'elle, me drainait de toutes mes forces en s'appuyant de plus en plus fort. Agrippant sa chevelure, endurant son étreinte, ma respiration suspendue. Esther. Sa morsure relâchée, me rendant mon souffle, haletant, comme hébété. Son regard. Jetée sur moi pour m'embrasser je sentais encore les muscles de ma nuque embrasés. Dévore-moi. Nos lèvres entrouvertes, partageant nos expirations.
- Ne peux-tu te libérer cette nuit ?
Prononcé en un soupir, je la voyais hésiter, se mordre la langue. Soudaine plongée de ses yeux dans les miens. Complice sourire, je prenais sa main, nous guidais vers le refuge.
Toux partielle la prenant alors que nous marchions.
- Tout va bien ? Que t'arrive-t-il ?

D'un signe elle m'exhortait à ne pas s'arrêter, elle-même continuait. Le scellé, dépassé. Vibrations de la chambre retrouvée. Je regardais Esther res-
Retrait soudain de sa présence dans les contritions de son corps. Elle s'était brusquement écartée, prise d'une toux qui semblait déchirer les tissus et les ligaments de sa gorge. Elle me tournait le dos, prise dans les draps, faisant d'inhumains efforts pour contenir son mal. Comme si elle voulait me le cacher, comme si elle ne l'acceptait pas. Ne le permettait pas. Ses bras enserraient sa poitrine, sa main compressait sa bouche, en vain tentait d'étouffer les raclements qui la tordaient. Cela avait été si soudain. Je m'approchais d'elle, cherchant à l'aider. Refus. D'un mouvement d'épaule elle avait repoussé cette tentative de contact. Son combat. Écarté, j'attendais que sa crise passe, à la regarder lutter contre elle-même avec une fureur qui semblait convulser chacun de ses muscles. À observer les teintures compressées de sa maladive nature. Le dos courbé, arquant ses vertèbres en supplice. Les toux, s'espaçant. Dans des râles toujours plus épuisés.
Absence, chancellement. Abattue par ce qu'elle venait d'endurer, elle s'écroula à moitié sur le sol, se retenant de ses bras sapés. La rattrapant, je faisais face à son visage. Et dégageais les mèches humides de sueur froide qui nervaient sa peau pour la voir, la voir entièrement. Réelle. Ses lèvres, rougies par des haleines de sang, sa main maculé de la récolte de ses poumons déchirés. Condamnée. L'étais-tu. Je sentais les traits de mon visage, durcis par une inquiétude déplacée, incomprise, se détendre. Sous l'effets d'admiration. Je comprenais.

J'avais un aperçu de la vérité de ses actes, de ses raisons. Me voyant la dévisager elle s'était dégagée avec difficulté, appuyée contre le mur de la chambre, et se tenait silencieuse, un suprême regard de dédain m'interdisant si ce n'était que le plus infime enclin à la pitié malgré sa situation, malgré sa position. Oh, aucun, je n'en ressentais aucun. Esther. J'étais fasciné. Immobile, ses vêtements démis et ses cheveux en bataille, la peau perlée d'une sueur de douleur, elle m'écrouait cet avertissement de ses iris, consciente, trop consciente de ce qu'elle était. Et je savais que ce ne pouvait être remis en cause, la limite qu'elle ne m'aurait jamais permis de franchir. En cet instant précis, il m'était évidant de pointer ses pensées. Je pouvais imaginer les paroles qu'elle prononcerait si je lui demandais de m'expliciter les sources de ses volitions.

Je ne me laisserais aller à la facilité, m'oublier au repos.
Je ne me laisserais fléchir face à mon mal pour disparaître dans le confort.
Je boirais la violence jusqu'au bout, je trouverais le motif de mon ascension dans ma chute.
Et sauvegarderais mon intensité dans une ultime rupture plutôt que me faire le parjure de mon essence.

Je contemplais son corps épuisé, usé et martelé. Élimé et abrasé. Mon regard parcourait les spasmes qu'elle ne parvenait pas encore à retenir, échouait sur les formes de son corps que je me savais capable de désirer, dans l'entrouverture de sa chemise déboutonnée. Aucune des inclinaisons d'une animale bassesse ne venaient nimber mes pensées. Aucune stimulation que la vue entière de son être ou de ses actes ne pouvaient m'offrir. Esther. Les pans entiers que constituaient ses parts étaient autant de terminaisons nerveuses qui orchestraient les mêmes intensités qu'auraient pu lui procurer son sexe. Et elle s'abandonnait tout entière sous les ébats de la douleur, chaque impact comme une pénétration sur sa peau à la sensibilité hypertrophiée, chaque coup comme un empalement supplémentaire au dérive de sa grande nocturne. À chaque caresse je la sentais, la partageais, la prenais. Mais je voulais plus. Tout comme elle, je voulais bien plus. Me perdre dans sa chair, la consacrer une suprême fois, rendre caduques toutes expériences antérieures. Traumatiser l'intégralité de son être en plongeant au plus profond d'elle. Tout était dans ce regard impitoyable. Tout, ou alors l'oubli. C'était par la dégradation consciente de sa chair qu'elle avait trouvé le moyen de vivre, de réellement éprouver les derniers lambeaux d'une réalité en décomposition. L'apparente passivité à laquelle elle prêtait son corps dissimulait le constant effort de volonté et d'endurance qu'elle s'infligeait. Elle ne s'arrêterait jamais d'elle-même, car d'elle-même elle devrait s'arrêter. Quitte à sombrer, autant sombrer aussi loin que possible.

Soutenant son regard, je restais devant elle. Ne me pense pas l'étranger de ta quête ni l'absent de tes revendications. Boire la violence jusqu'au bout. Sous mes yeux elle devinait mon sentiment, l'expression d'interdit quittant peu à peu ses traits pour se voir remplacer par une de défi. Sa crise passée, elle radiait une fois de plus.

Reprenant contenance, elle avait déboutonné son haut noir pour me découvrir son corps ruiné. L'intensité de ses débâcles. J'avais déjà entraperçu ses chairs mutilées, mais à présent, elle me les offrait, consciemment, entièrement et sans retenue. Je pouvais voir. Sa peau, maladivement pâle, couverte de cicatrices. Tout son flanc droit, sérieusement atteint, portant les stigmates d'intenses brûlures mêlées à des lacérations plus profondes. C'était un enchevêtrement de tissus cicatrisés indistinct et chaotique, incestueux. La peau usée fusionnait avec elle-même pour maintenir un tout détruit. Toute son épaule gauche, également calcinée, mais l'épiderme conservait sa teinte nacrée, à peine plus rosée que le reste. La brûlure remontait en des langues acérées pour s'étendre sur une partie de son cou, dont les traits délicats se déformaient sous la pression régénératrice. Elle était devant moi, comme je l'avais vu auparavant. Suprême dans sa douleur, pure dans sa chair. Rejoignant le matelas, elle avait jeté sa chemise.

- Approche-toi.

J'avais tressaillis en entendant les mots, me forçant hors de ma contemplation pour retoucher à la matérialité qu'il y avait à portée de teinte. Son visage, légèrement tourné sur le côté, affichait les blessures qui coulaient le long de sa nuque. Et ses iris fatigués ne relâchaient à aucun moment l'étreinte vissée sur moi, ne perdaient jamais cet air d'assurance, de noblesse consciente qui attendait son dû. Comment parvenir à retranscrire le flot de gueules animales qui remontait en moi, feu noir, qui contractait douloureusement chacune de mes veines. Et qui continuerait de se déverser à plein torrent jusqu'à faire sauter un à un les filaments de mes étuves si je n'y répondais pas. Il m'était pénible de respirer normalement, de penser normalement. J'étendais mes doigts sur la peau de son ventre cicatrisé, les faisais lentement remonter le labyrinthe de ses stigmates dévorés. Je voulais sentir, imprimer chacune de ses aspérités au plus profond de mon propre être. Elle était parfaite. D'un geste elle nous avait fait nous asseoir sur le matelas, et je progressais à travers elle, répétant les gestes qui avaient dominés la nuit de son inconscience. De notre première morsure. M'avançant au travers des entraves que j'imposais à mon désir, muselant toujours. Tranche, tranche. J'étais en face d'elle, je percevais le léger souffle de sa respiration contre moi. De ma main gauche, je caressais sa joue balafrée, à peine l'effleurais. Du creux de ma paume je faisais basculer sa mâchoire en arrière pour découvrir pleinement sa nuque rendue vulnérable. Je n'osais encore céder à ce que je voulais lui faire depuis que je l'avais vu, ultime résistance. Je pouvais presque sentir les pulsations de ses veines contre mes lèvres. La chaleur diaphane qui se dégageait de son être. L'odeur de sa peau, le parfum de ses cheveux noirs. Je goûtais subtilement chacune de ses marques, maintenais la position de son visage. Mouvement de côté. Je croisais alors son regard, riveté sur chacun de mes mouvements, reflétant les mornes lueurs de notre couche surplombant ces cernes rouges. Je me penchais en avant, et plongeais dans sa chair pour y mordre.

Action de mes mâchoires, de mes gueules, de mes lèvres, refermées en des effusions souveraines. Tout avait été si instinctif. Comme s'il ne s'agissait que de répéter un geste fait des centaines de fois. J'éprouvais la résistance de ses muscles, les sentais se contracter entre mes dents pendant que tout son corps se crispait à l'unisson de ces douleurs jointes. Poigne dans mes crinières relançant les ruées de mes traques. Elle avait agrippé mes cheveux alors que je fouillais bestialement dans sa gorge. Elle cherchait à étouffer ses gémissements, mais dès que son cou m'échappait un tant soit peu je ne le mordais que plus violemment. Et chaque morsure supplémentaire lui arrachait les résistances de son mutisme forcé. Toute la colère accumulée, tout le désir frustré, se retrouvaient alors magnifiés en un seul acte. Je ne la ressentais même pas tordre mes vêtements en se pliant sous moi. En relâchant mon étreinte, la mâchoire encore crispée par l'effort, un mince filet de salive détaché de mes lèvres. La marque de la morsure se dessinait clairement sur sa peau froide, et je pouvais distinguer chacune des tranchées rosâtres qu'avaient creusés mes dents. Érubescences de ses fleurs en orgasme. Élunescences de mes langues expirées. Le contraste du nacre de son épiderme avec les teintes violacées, sanguines, qui ne faisaient que s'intensifier à vue d'œil. Une chose que j'avais voulu voir depuis si, si longtemps. Je m'en rendais compte maintenant. Ahanantes mes extases. L'infusion de sa chair perdurait au-delà de l'acte, et toute la surface autour du stigmate naissant se colorait de la rougeur la plus subtile. J'étais encore perdu dans le flot des sensations qui venaient convulser les cellules de mon être, à admirer l'empreinte de ma fureur qui se répandait lentement, lorsqu'elle agrippa fermement ma nuque. Elle, encore pantelante, visiblement gorgée de l'intensité de ce qu'il venait de se passer. Elle me fixait, sans rien dire, respirant péniblement, tâchant de se rassembler. La simple pression de ses doigts, le regard soutenu, m'avaient fait comprendre. Encore. Elle avait dénoué l'écharpe sombre, la laissait glisser pour m'exposer les dernières parties de son buste encore dissimulées. Une nouvelle cicatrice, fine, acérée, traversant sa poitrine, venait fendre la symétrie de ses seins. Je voulais la dévorer. Inscrire, graver de mes dents le corps mutilé qui s'offrait à moi. J'avais déjà pleinement conscience que je ne pourrais plus jamais revenir d'elle. Encore. Débâcles renouvelées, goûtant aux saveurs oxydées de sa langue. Repoussé sur le côté, elle s'était assise sur moi. Pression autour de ma taille, la boucle de ma ceinture en train de se défaire. Ma main droite passant sur sa cuisse, rupture totale de mes sensations je la regardais faire, lui laiss-
Sursaut, image rémanente de ma mère. Non. Main droite retirée brusquement, sa souillure remontant les strates de ma mémoire pour cribler mes membres. Pas ici. Ses yeux ivres son corps insane l'appartement maculé d'elle. Bile froide sous les spasmes de ma langue maintenant figée.
- Non.
Ses yeux levés sur moi, immobilisée dans son désir d'aller plus loin. Je ne pouvais pas.
- S'il-te-plaît, non.

Voyant mon trouble, mes fissures exposées. Sur le point de me disloquer. Ici aussi, traqué, sans répit, par ces visions d'aporie. Jamais je ne pourrais en revenir. Jamais ne reviendrais-je à la vie.
Ne me regarde pas, ne m'app-
Ma main récupérée entre ses doigts qu'elle glissait lentement vers elle. Que fais-tu. Pour la faire passer entre ses cuisses brûlantes. Les humeurs de son désir imprégnant ma paume, se propageant dans mon bras, progressivement gagnant tout mon être. Léthargie lénifiante, chassant les instabilités en furie. Sa tête retombée dans les soupirs naissants, noyant mon visage sous la pluie de sa chevelure tandis que des gémissements accompagnaient le mouvement de ses hanches. Corrompons-nous l'un et l'autre. Je passais mon autre main dans son dos pour imposer ma paume contre l'épiderme gravé, la presser contre moi. Sa douleur, son plaisir, sa réalité. Plus. Donne-moi plus. Appuyée contre mes étreintes. Je me redressais pour m'appuyer contre elle, ma main emmurée dans le carcan de ses jambes. Ma nuque entourée de son bras pour se tenir, son front contre le mien dans l'accroissement de ses soupirs. Sa main valide rejoignant le mouvement de mes doigts, communiquant les implosions que je pouvais lui retirer. Je pouvais sentir ses genoux se resserrer contre mes hanches. La chaleur de ses jambes repliées contre les miennes. La transpiration perler sur nos peaux. Toute cette émanation animale, ces râles contenus. Ne cherchant pas cette fois à taire les expressions de notre échange, alors que je démêlais le tracé de ses tissus cicatrisés, alors que je la goûtais dans des houles rémanentes. Pas de mors ici. Contraction soudaine de son bras, se pressant davantage contre moi, sa main violemment compressée sur la mienne alors que ses cuisses étaient prises de convulsifs tremblements. Secondes souveraines dans les intensités muettes, les mondes écroulés. Et après un assourdissant silence de libération, elle se laissait retomber à mes côtés, exsangue, épuisée. Instants de dérives, aucun bruit pour venir en rompre le cours. Jusqu'à s'éteindre dans le sommeil de proximités nouvelles.

Heures enlisées dans de désagréables catalepsies. Brusquement éveillé, les tempes compressées, les paupières engluées de noires poix. J'essayais de distinguer ce qu'il y avait autour de moi. Lourd effort. Une respiration inconsciente. Elle était allongée non loin. À portée de main, en train de dormir, vulnérable. L'idée de l'avoir elle à proximité. Soudainement désagréable. L'envers de mon visage comme rigidifié. Ce malaise dans mes os. Toute sa présence, nimbée d'une nouvelle teinte. Dans tout ce miasme, elle s'était imposée à moi pour me lacérer d'émotions sur lesquelles je n'avais aucun contrôle, pour accentuer mes instabilités. Pour souligner mes incapacités. Vois, vois ce que tu me fais. Elle osait me dénaturer, m'éloigner de ce que j'étais. Je sentais mes muscles se tendre au travers des voiles de la fatigue, s'étirer sous les pressions d'hostilité soudaine. Seul, seul, il me fallait être seul.
Suffocations montantes. L'idée qu'elle ait pu entrer si complètement dans ma vie au point d'en devenir fondamentale relançait les rages oubliées qui jamais contre elle n'avaient été dirigées. En étais-je réduit à cela, à ne plus pouvoir me suffire, à chercher complétion dans des yeux autres que les miens. Je regardais lentement autour de moi les ombres de cet endroit que j'avais médiocrement surnommé le refuge. Il n'y avait, il n'y avait aucun refuge. C'est à ce mièvre romantisme que tu me poussais désormais.

Ma mère.
Sa mémoire subite, et dans son sillon, les images levées de la tombe de mes années précoces. Un séjour lointain. Je devais avoir huit ans. Pourquoi cette scène, pourquoi maintenant. Ils m'avaient fait partager de leur absinthe déjà consommée pour rire. Goût infect, le liquide avait brûlé le long de ma gorge comme une rivière acide. Toujours m'endiguait ces pensées ces accès ces états. Mes regards, retombés sur elle. Il fallait que l'on vienne donner l'assaut à mes fondations. Que l'on vienne fendre les moëlles de mon royaume. Les réminiscences de la veille, ses gestes, ses tentatives, ses désirs. Le goût de l'alcool, presque présent sur ma langue. Ma mère. Je m'étais réveillé plus tard, au son des râles de plaisir qu'elle prenait avec son compagnon. Sans un bruit dans le noir je regardais le spectacle des pénétrations laborieuses de ma génitrice. Elle était déjà en chair à cette époque. Ces détails, tellement précis, je craquais mes doigts, tirais mes poignets. La façon dont je l'avais frappé. Aurais-je été capable d'aller jusqu'au bout. Main profanée contre sa chair adipeuse, à jamais maculés mes mondes. Peut-être n'aurais-je pas été en mesure de m'en débarrasser. Un accident, de la chance, du hasard. Pensées chaotiques les industries lâchées, lâchées en des rotations cinéraires. Je devais leur avoir crié d'arrêter car son compagnon s'était précipité hors de l'appartement après m'avoir vu. Je me souviens encore de la façon dont nue, ivre de sexe et d'alcool elle avait tenté de me calmer, de me consoler en s'allongeant auprès de moi. Le contact de sa poitrine sur la peau de mon dos. Mais je n'y croyais pas. Je n'y croyais pas. La façon amère dont elle me parlait, d'une voix éteinte, ne me trompait pas. Arrêtez, arrêtez la volition assourdissante de ces souvenirs.

Et si elle n'était pas tombé. Aurais-je pu en terminer. Incapable d'éviter de chuter dans les relents d'apathie qui m'avaient criblés ces dernières années. Les autres scènes, les marques de tous ces débordements, répétés. Encore. Encore. Et encore. Entremêlés désormais aux images d'Esther assise sur moi. Négation, fiel acide. Écartez toutes ces réalités. Fureur, impossible à réfréner, à éviter. Comment osais-tu me faire ressentir cela. Menteuse. Impure. Autour de moi que des sèves que j'abjure. Il n'y avait, il n'y avait qu'à supprimer ces poids qui me tiraient si désespérément vers le bas. Tu ne m'emporteras pas avec toi.

Crispé, carcan interne où je ne pouvais me mouvoir. Nausée, nausée dans mes phalanges comprimées. Je m'étais recroquevillé loin du lit, maintenant mes mains compressées l'une dans l'autre à éprouver et endurer les résistances de mes articulations. Me démettre, me désaxer. À cet instant, la voir disparaître de l'intégralité de tout ce qui touchait à mon existence. La saigner de toute sa réalité. Je pouvais la voir respirer, voir sa gorge se soulever. Ses lèvres.
Dans mes râles à peine étouffés, le son de la couverture que l'on tirait, des draps déplacés. Éveillée. Ne me regarde pas. Ne me touche pas. Ne m'approche pas. Ne m'existe pas. Cataphractes, ruées de tempes lâchées, claquant, fouettant mes organes. J'allais me rompre. Dans le noir son regard. M'avait trouvé. Mouvements imperceptibles m'agonisant, chaque centimètre qu'elle effondrait me suppliciait. Là. Face à moi.
J'avais été incapable de me déplacer, de l'éviter. Mes mains tremblaient, en vain tentais de les arrêter, les pressais sur mes yeux qui grondaient, grondaient. En épuiser les ligaments. Contact mordant la surface de mon bras je l'écartais brusquement. Ne me touche pas. Du mal à respirer. À penser. À contenir. Elle restait, restait là, me voyant dans ma brisure, dans ma fêlure la plus béante.
- Que se passe-t-il ?
Incapable de répondre, de réagir, de reprendre. Écarte, écarte.
- Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Sa main portée vers moi je sursautais en m'écartant, expirant les animosités de bête blessée.
- Ne- Ne m'approche pas. Je-
Syllabes avortées, arrachées de force entre les dents qui les compressaient. Brutalisaient mes gencives. Incapable de terminer. Quelques instants inertes. Puis soudainement elle s'approchait, pour s'asseoir à mes côtés. Elle me regardait en souriant.
- Tu penses que tu vas me faire du mal ?
Paupières closes, vissées. Arrête, arrête. Épargne moi tes délicatesses, tes mièvreries, tes apitoiements.
- Et tu penses que je ne le sais pas, que je ne réalise pas ?
Sa voix, si calme. Rien, tu ne comprenais rien. Exulte, rumine les souffl-
Lentement écartées mes mains tremblantes pour lier ses doigts contre mes veines qui palpitaient, palpitaient. Son contact comme une évaporation cinglante, tison dans la glace. Éteins-moi.
- Je connais tes violences. Je les ai senties dès que je t'ai vu me regarder. Marquée sur toi, visible, ta colère sacrée.
Apnée soudaine, écrouées mes pensées. Vois ma marque, mon sigle. Je la regardais, ne comprenant pas ce qu'il m'arrivait. Sa main valide glissée contre les surfaces de ma nuque contrite, brûlante. Me faisant ressentir les successions de frissons électriques. Dents serrés, mâchoires prêtes à débiter.
- Ne réalises-tu pas que c'est une même colère qui me possède, qui habite mes membres.
Penchée sur mon visage, le soupir de ses exhalaisons les plus féroces. Empoisonne-moi. Ses lèvres, approchées de mon oreille pour laisser échapper le murmure de paroles interdites.
- C'est toute ta furie que je veux recevoir Samuel. Absolument toute. Sans voiles ni illusions. Pure.
Pure. Les mots brisés sur moi avec un poids immense, inhumé sous les gravats de ces syllabes. Mes os battus, rompues les articulations. Je ne parvenais plus à contrôler ma respiration. Cavalcade qui venait fracasser tous les doutes que je pouvais éprouver. La première. L'assurance de ses touchers, le maintien de ses présences. Le surin de ses paroles s'enfonçant entre mes côtes pour m'abîmer derrière les dernières entraves que j'avais voulu m'imposer. Fissuré, je la fixais, regardais ses yeux qui dansaient dans les miens. Et j'aurais voulu me museler. Te protéger. Pardonne-moi ces détours, pardonne-moi ces vacillements. Notre histoire terminera en une gerbe de chair rompue, où tous les derniers ligaments retenant nos membres s'écrouleront en une ultime et dernière apogée. Nous boirons la nuit jusqu'au bout. Mes artères abrasées, épuisées par tant d'efforts successifs. Fumante ma carcasse éreintée. Sa paume, délicatement passée autour de mon poignet. Elle me prenait, me guidait là où je pourrais m'étendre à ses côtés. Et, retournant aux domaines de notre couche, retrouvons les sphères de nos sommeils où nous pourrions joindre les arômes de notre plus sublime perte.

Contre moi, le repos. Torpeur de toutes nos instances. Pour la première fois, au contact de ses lèvres partiellement endormies sur mon épaule, les sensations de meutes enragées, de fureurs emmagasinées qui peuplaient mes entrailles, et leurs mâchoires qui happaient ma chair en des torrents abrasés, s'effondraient en des râles d'ambre, en de tièdes soupirs qui ne distillaient plus le poison qui jusque-là avait été nécessaire à ma survie. Je m'évidais, fendais les carcasses qui m'avaient retenus pour la laisser à l'abri de mes os, là où personne ne viendrais nous déranger. Et c'était bon. De l'avoir ici, enfin, dans cet espace qui défiait le temps et ses alluvions contraires. Cette fois les instabilités ne m'avaient prises. Les extinctions de toutes mes cellules ne s'étaient prononcées. Ma rage, non annulée, mais déviée. Précieuse. Elle m'était précieuse.

Sommeils hachurés, partagés entre d'intimes discussions. Son dos contre mon torse, je lui murmurais les attentes qui n'avaient de fins, les faims qui n'avaient d'ententes, et les spirales décomposées qu'avaient été mes évolutions les plus prononcées. Son front contre le mien, alors que nous sombrions toujours plus loin de réalités insuffisantes, elle me racontait les villes, les pays qu'elle avait pu traverser. C'en était presque amusant, de voir à quel point, de loin en loin, nous avions écumé des trajectoires parentes qui pourtant jamais ne se rencontraient. Ces fois où nous étions tous deux dehors, assoiffé de fuite et d'ancre, de ruine et d'ambre. Alors qu'elle jouait avec mes doigts, en remuait les axes, elle narrait ces lignes itinérantes qui jusque ici avaient définis sa vie, pour échouer derrière ces remparts que je n'étais jamais parvenu à quitter. Ces désespoirs insulaires, survivant du détriment de son corps, jusqu'à ne plus pouvoir continuer à cause de sa santé. Alors l'homme avec lequel elle était venu, qu'elle nommait avec une étrange amertume son protecteur, s'était installé ici, et elle avait poursuivi ces entrevues, sous sa sauvegarde étroite, loin des traversées maritimes et des voyages que le couvre-feu avait interrompu. Je l'enviais pour cette itinérance déjà réalisée, malgré la misère qu'avait été la sienne. Oublié du monde, ce n'était que sur ces envers instables que je pouvais me projeter. Sous la direction de ses questions je lui parlais de mes pulsions, de l'envergure de leur carnation, des épisodes mémoriels qui leurs étaient liés. Sous la direction des miennes, elle me confiait qu'il y avait eu d'autres filles, avant qu'elle ne commence, certaines dont elle avait été proche. Mais elle était la seule à offrir ainsi son corps à la violence, et aucune autre n'avait pu endurer cette voie aussi loin qu'elle. Et c'est ce qui l'avait rendu si indispensable, si vitale aux besoins de son gardien. Encore aujourd'hui.

Mon incendiaire.

Mon incendiée.

Dans l'accalmie de nos interrogatoires, j'imprimais ses respirations, y calquais les miennes. Mais un pan de sa vie m'intriguait encore.
- Parle-moi de lui.
- Qui donc ?
- L'homme qui t'a emmené ici. Qui est-il ?
Se dégageant de mon étreinte, froideur soudaine émanant de son corps.
- Pourquoi cherches-tu à savoir ?
- Il est au-dessous de chacune de tes paroles, je peux le voir. Si je veux te connaître, aller au bout de ce que tu es, comment pourrais-je le faire sans savoir qui il est.
Elle se redressait lentement dans le noir, restait silencieuse quelques instants.
- Il ne m'a jamais donné son nom, et s'est toujours contenté de pseudonymes différents pour les endroits qu'il nous faisait visiter. Il n'est pas vieux, pourtant il semble ancien. Comme noueux, à l'intérieur.
Ses genoux, repliés contre elle.
- Mais il a de constant cette froideur sous sa peau, cette dureté létale. Je ne l'ai jamais vu, un seul instant, n'étant pas comme à cran. Pas nerveux, mais prêt à se déployer, à n'importe quel moment. De tous les hommes que j'ai pu rencontrer, c'est le plus acéré.
À nouveau elle prenait quelques secondes, semblait refermée sur elle-même.
- Lorsqu'il est là, lorsqu'il se tient dans la même pièce que toi, sa présence infecte tout. On est obligé de respirer ses râles, de partager son air. Et lentement il te gagne, lentement il te prend tout ce que tu as. Simplement en étant là, simplement te regardant. Cela va sembler étrange à dire, mais, à ses côtés, je deviens comme... comme superstitieuse.
Mutisme maintenu, elle s'était arrêtée.
- A-t-il toujours été ton gardien ?
- Oh, non, loin de là. Il a même été mon amant, il y a très longtemps. C'est de cette façon que l'on s'est rencontré.
Aux intonations de sa voix je pouvais la deviner sourire, adoucie.
- Et a-t-il toujours eu pour toi ces rendez-vous ?
- Non, pas au début. C'est venu progressivement, peu à peu, alors que notre relation évoluait.
- Et maintenant cette relation se poursuit, ici.
- Jusqu'au retour du courant en tout cas.
- Que veux-tu dire ?
Silence, gêne.
- Tu ne restes pas dans cette ville ?
- Samuel...

Je me redressais, cherchais à taire la panique qui venait de sourdre en moi.
- Tu devais te douter qu'une position comme la mienne ne pouvait être stable.
Gorge nouée, emmagasinant la réalité de son départ.
- Tu vas devoir partir ?
- Oui. Dès que le courant sera revenu, il a promis que notre temps en ville serait terminé.
- Mais où est-ce que tu iras ?
- Je ne le sais pas. Il a seulement dit qu'il avait besoin de moi, ici, plus que toutes les fois précédentes et qu'il lui fallait le retour de l'électricité pour cela. S'il n'y avait eu la tempête, je serais sûrement déjà partie.
Recroquevillé, à l'écart, alors qu'elle poursuivait.
- C'est notre contrat, ne jamais rester trop longtemps au même endroit, pour éviter les troubles avec les autorités locales. Il a toujours voulu s'installer quelque part, trouver un moyen de faire coïncider ses activités, se libérer des entraves de l'illégalité.
Paroles lancées à l'attention d'aucun auditeur en particulier. Son regard perdu dans le vague, comme absente. Je me renfermais, essayais d'envisager une voie qui ne nous séparerait pas.
- As-tu déjà vu un garde de près ?
Soudaine rupture de mes pensées par sa voix, j'écoutais à peine.
- Non, jamais. Pourquoi cette question ?
- Tu ne t'es jamais demandé ce qui pouvait se trouver sous leur masque ? Ce qu'il se passerait si tu le retirais ? Je me le suis souvent demandé.
Je cherchais à raisonner, à trouver une autre direction. Enfin à proximité la panacée de mes incendies, la complétion de mes exhémies. Elle ne pouvait partir maintenant.
- Est-ce qu'il y aurait encore un homme en-dessous, ou juste un spectre, fantôme de violence. Est-ce qu'il y a davantage que ce masque d'acier, que leur brutalité. Est-ce qu'il reste quoi que ce soit de soi lorsqu'on entre dans la milice.
N'y tenant plus, j'interrompais ses réflexions.
- Es-tu obligé de le suivre lorsque le courant reviendra ?
- Samuel, tu ne comprends pas. Je ne peux pas lui échapper. J'ai déjà essayé.
- Tu sais que je te suivrais, qu'importe où.
Un sourire usé, attristant son visage.
- Tu peux toujours essayer.

Avant qu'elle ne parte, scellé ouvert. Son front contre le mien, nos paupières fermées, nos doigts rejoints en un silencieux échange. Juste pouvoir sentir sa peau, partager les étincelles de son épiderme, m'étaient des excroissances de vie. Nous effleurions nos paumes comme si elles étaient de papier prête à se fendre et se froisser. Dans de subtiles mouvances. J'ouvrais mes yeux, l'inspirait en attendant qu'elle fasse de même. Nos cicatrices courant un même royaume. Regarde-moi. Ses paupières dégagées, me fixant tous ses frissons. Reviens-moi, reviens-moi comme tu as toujours été. Je n'irais pas interrompre tes campagnes, mais reviens-moi, reviens-moi comme tu es désormais. Esther. Ma plus précieuse nuit. Brusque inspiration elle s'était dégagée pour sortir, ne laissant dans son sillon que cet éreintant silence, couplé aux réminiscences de ses mouvements, noyé dans l'encre de sa chevelure. Reviens-moi. Le scellé, refermé. J'allais m'assoir, anxieux de ce qui l'attendait, du courant qui devait revenir. Tous mes projets de fuite, je me rendais compte, n'avait que peu d'importance désormais. Tout n'avait de sens, que si elle m'accompagnait. Jusqu'aux dernières gouttes de notre calice.

Quelques jours encore me séparaient de son prochain rendez-vous. À l'arrière d'un hangar pour bateaux de pêche, juste au-dessus de l'un des canaux qui devait rejoindre le futur port.
Comment est-ce que son protecteur comptait sortir de la ville avec le retour du courant. Peut-être un accès sur un navire, ou une chose nécessitant le bon fonctionnement de l'électricité. Ou alors une embarcation plus modeste. Y avait-il un canal secret que le couvre-feu avait temporairement condamné. Esther. Il me fallait la suivre. Il fallait que je trouve comment on allait la faire sortir. Je me doutais que son gardien ne m'accepterait à ses côtés. Il me fallait en apprendre plus, me confronter davantage à ses entrevues. Par elles, il devait y avoir un aperçu, une mention de cette prochaine destination. Et de là, trouver une nouvelle voie. D'extérieur en extérieur, je saurai la pister. Je regardais mes réserves. Épuisées. Mes projections ne me serviraient à rien si je mourrais d'inanition. Il me fallait de quoi tenir, au moins jusqu'au retour du courant. 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire HiramHelm ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0