Chapitre 8

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Alors que je m'avance dans le dédale des chambres mortes, le sol sous mes pieds cède et s'effondre dans un fracas de terre friable et de fossiles poreux. Ma chute est amortie par une pente inclinée qui s'arrête quelques mètres plus bas. Je me relève avec difficulté dans un épais nuage de poussière et me retourne pour voir l'entrée qui se fait béante au-dessus de moi. Je tente de me hisser en agrippant des renfoncements et des supports dans les éboulis, mais dès que je m'appuie dessus, ils se concassent, se brisent sous mon poids dans un écroulement volatile, désintégration putrescible occultante. Il m' est impossible de remonter par ce chemin visiblement. L'endroit où j'ai échoué est sombre, lourd. Je ne peux distinguer la profondeur de l'espace qui s'étend devant moi, au-delà de ses bases serpentant à mes pieds. La forme du lieu m'apparait comme un début de tunnel, peut-être une tanière. Mais je ne perçois rien. Il semble avoir été abandonné depuis longtemps, trop longtemps pour que ce soit un piège. L'air renfermé, chargé, doit connaître sa première ouverture, son premier renouveau depuis une époque révolue. Je sens les restes de vie qui ont habité ici un jour se briser sous mes pieds lors de mon avancée. Mais je ne peux précisément distinguer leur contour ni leur espèce dans la pierre souterraine. Je m'avance en m'appuyant contre le mur afin de m'assurer de la direction. Il est particulièrement sec et friable sous ma paume, ce qui me conforte dans l'idée de l'abandon prolongé. Pas de vapeurs, pas de suintements transpirant des alentours. Juste de la fatigue, et de l'oubli. J'ai dû marcher pendant un long moment. Impossible d'imaginer l'étendue que j'ai déjà traversé. Mais dans le noir profond et terreux, une faible luminescence commence à se faire sentir. Imperceptible, à peine suggérée. Mais à mesure que j'avance, elle se fait plus nette, plus sûre. Elle se reflète de manière infime sur les parois du tunnel, révélant peu à peu ses aspérités. Je m'approche de plus en plus, et maintenant je peux continuer à marcher sans supports. La lueur est pâle, d'un halo vert laiteux, poussiéreux. Je peux désormais voir les des fossiles incrustés dans le sol et dans la circonférence du tunnel. Ce sont surtout des corps allongés de tailles différentes, la plupart de quelques dizaines de centimètres de diamètre à peine, enroulés sur eux-mêmes, immobilisés par la pierre. Je regarde toutes ces sphères, sous mes pieds, à mes côtés, au-dessus de moi. Des spirales brunes ou grises, fragiles. Anciennes. La lueur ne fait que croître, et je les vois avec davantage de détails. Les stries de leur corps, les découpes des segments de leur carapace, le dessin subtil des pattes. Il y en a d'autres également, tortueux, ou armuré, pris dans la pétrification séculaire, mais en moindre importance. Le tapis fossilisé se poursuit et, après un brusque détour, je tombe enfin sur les sources de cette iridescence. Le tunnel débouche sur une chambre creusée. D'une taille modeste, où repose les carcasses d'insectes de taille plus conséquente. De la même espèce que ceux qui ont pavés ma venue, enroulés sur eux-mêmes dans des contritions perpétuelles. Sur leur dépouilles poussent de petits globes de lumière pâle, sorte de formation fongique charognarde, qui diffusent leur lueur le long des surfaces chargées. Là aussi, cette végétation étrange, nouvelle, s'appuyant sur les corps oubliés. Une herbe frêle pousse çà et là, couleur de cendre grisâtre aux lointains soupçons de vert, comme si elle se nourrissait de la poussière et de la lumière encloses ici. Le plafond ne me dépasse que de peu, bien que je ne puisse l'attendre de mon bras. Partout, les fossiles sont entreposés, gravés, tapissant la chambre comme d'antiques glyphes de poussière. Mais au sein de la chambre même est étendu dans toute sa longueur un insecte massif, le plus conséquent de tous, tourné en partie sur son dos, en partie sur ses flancs, révélant le dessous de son abdomen serpentin et le jeu de ses centaines de pattes maintenant cassantes. Myriapode. Il encercle toute la circonférence de la chambre, et pour pénétrer plus avant, je dois l'enjamber prudemment. Certains des insectes de taille plus modeste se sont enroulés au pied de sa carapace avant de s'éteindre, se chevauchant les uns les autres en des disques inertes. Je distingue les teintes qui, un jour, doivent avoir été d'un profond noir infusé d'un subtil bordeaux qui compose les échos de sa chair. Aujourd'hui, elle semble délavée, froide, diluée dans l'abandon et la terre. Il n'y a plus que les champignons nécrophages pour s'élever en de frêles bras au-dessus des dépouilles vides. Au fond de la pièce, à l'opposé d'où je me tiens, sa tête gargantuesque repose, avec ses mandibules ouvertes en une expression à jamais figée. Combien de galeries de cette sorte ont-elles pu creuser dans leur existence. Combien de tunnels similaires se trouvent dans les profondeurs. Même les veines inhumées du nid ne sont pas à l'abri du mal qui l'a atteint. Je m'assois au sein de la chambre pour admirer la construction de cette armure autrefois vivante, aux centaines de pattes entrecroisées. Certaines sont brisées, tombées directement sur le sol. Je me glisse au creux de la carcasse, sous la protection fragile de ses membres, au milieu des brins d'herbes immobiles. Aujourd'hui, je m'endors sous la veille des froides sentinelles de la chambre mortuaire, aux côtés de son hôte tombé.

Percée de pointes. Mes paupières brûlantes. Que s'éta-
Les chiens. Les gardes. Redressé brusquement je m'écroulais presque immédiatement sous la douleur qui venait de lacérer mon bras. Les segments mémoriels qui me revenaient, tenant ma plaie contre moi, atrophié. Pas un bruit. Pas un mouvement. Plongé dans le noir, dans le silence. Si ce n'était pour le fond sonore des averses qui continuaient de s'effondrer au-delà des murs. Je reprenais contrôle de ma respiration, calmais l'angoisse. Combien de temps m'étais-je évanoui. Je regardais au-dessus de moi la fenêtre scellée par laquelle j'étais passé. Dans les feintes interstices de son encadrement, lueurs noyées qui en transpiraient, à peine perceptibles. Il faisait jour. Je m'étais évanoui pendant au moins plusieurs heures. Et ils ne m'avaient trouvé. Ils ne m'avaient trouvé. En sûreté, derrière leurs propres interdits. Pour l'instant. Je pouvais rester pendant quelques temps, chercher une voie pour so-
Tison ardent mordant les nerfs de mon bras, avec ma conscience revenaient les sensations de ma blessure, interrompant mes pensées. Chaque chose en son temps. D'abord la plaie, si je ne désirais l'infecter, m'infecter, m'enfiévrer. Et disparaître derrière des pans occultés. Je me redressais laborieusement en m'aidant du mur, ménageant mes muscles et mes articulations éprouvés, taisant les plaintes qui s'échappaient de mes lèvres. Mes yeux brûlaient encore de sommeil, d'épuisement. Pas encore. Je devais me panser. Debout, je regardais l'obscurité où j'avais échoué. La lumière, faible, diaphane, filtrait au limites des ouvertures condamnées, insuffisante à dessiner les contours de l'endroit. Sans lumière. Réprouvé. De ma main je m'aidais pour avancer, tâtonnant, boîtant sur le plancher de bois qui soupirait sous mes pas. L'effort physique éventrant mes attentions.
Buté contre un élément, j'avais failli tomber, me rattrapant de justesse au meuble que j'avais percuté. Quelques instants pour reprendre mon souffle. Mon bras était en feu. Mes mains posées sur le meuble, sorte de guéridon. Dans le feint tintement dû au choc, je pensais reconnaître quelque chose. À l'aveugle, je cherchais. Là, une boîte, au côté rêche. Fouillement, craquement de phosphore transperçant mes yeux, je me détournais quelques secondes pour emmagasiner l'effet de cette lueur soudaine. L'obscurité, dissipée. Il y avait suffisamment d'allumettes pour m'éclairer. Je regardais autour de moi.
Vieux, chargé. Lourd. J'étais entré par la fenêtre d'un grand salon, large. Meubles écartés, étagères vides. Il n'y avait qu'une longue table de bois foncé, cerclée de chaises aux teintes similaires. Recouvertes de poussière. Je m'écartais, traversais la pièce en m'aidant des dossiers pour rejoindre une grande arche donnant sur un couloir. Où se trouvait la salle de bain. Tout était sombre. Allumette brûlant mes doigts j'en consumais une autre. Ses reflets, bus sur les surfaces boisées, sur les tapisseries usées de vert sombre. Des pans étaient déchirés, retombaient sous leur propres poids, exposant la matière brute au-dessous. Depuis combien de temps cet endroit était fermé. Plus loin, à mi-chemin du corridor, un espace creusé. L'entrée. Avec en guise de porte, l'envers des lames d'acier solidement ancrées.

J'ingérais difficilement cet air immobile depuis des semaines, toussait le sillage de ces particules. La plaie. Plus tard, plus tard. Je passais devant plusieurs pièces. Ma main tremblait sous l'accentuation des nerfs à vifs. J'ouvrais des portes, cherchais. Vision trouble, le vertige de mes pas. À proximité de l'escalier au fond du couloir, massif de boiseries obscures, un local entrouvert. Enfin. Les pas, relançant la douleur dans ma hanche, dans mon genou. Éclats dansants accrochés aux surfaces, exposant une salle que je ne parvenais à reconnaitre qu'au bout de quelques instants. Un cabinet de médecin. Fauteuil d'auscultation, paravent opaque grignoté par le temps. Les tuiles blanchâtres et l'évier, rongés par l'humidité rampante, mangés par des allures de rouilles. Glace brisée aux troubles reflets, suspendue au mur. Au hasard j'ouvrais les contenants, cherchais du maté-
Une bougie. C'était un début. J'y partageais les consumations, la fixais avec de la cire solidifiée, ouvrais les robinets. L'eau coulait encore. Je m'en aspergeais le visage, en retirais toute la crasse accumulée, la faisais ruisseler dans mes cheveux, me sentant revivre sous sa fraîcheur. J'étais présent.

Dans les brisures réfléchissantes, je regardais mes bribes. J'avais l'air misérable. De mon arcade ouverte s'était écoulé du sang mêlé à la transpiration, à la saleté, séché en un ruissellement noirâtre que l'eau n'avait pu nettoyer. Coupures infimes, peu importait. Je retirais mon manteau en lambeaux, sentant la douleur qui pulsait sous les plis déchirés, renouvelée par mes gestes. Je ne pouvais bouger mon bras comme je l'entendais, mes doigts crispés. En tirant les manches de mon vêtement, je pouvais en sentir le tissu se retirer lentement, s'extirper des ouvertures forées dans ma peau. À nouveau en sueur, déshabillé. Mon avant-bras. Maculé, l'épiderme noyé dans un écoulement sombre de sang, de pluie, en partie bu par mes habits. Des pans de chair ouverts, lamelles arrachées, déchirées, d'un carmin presque noir. Là où s'étaient trouvés les crocs. Tout autour, la peau qui me semblait bleuir, se noircir sous le traumatisme de ces assauts. Sous l'eau, progressivement. Les écoulements relançant les sensibilités brisées, nettoyant, retirant les saletés incrustées, atténuant la douleur malgré l'éreintement. L'évier en était déjà noyé. Je regardais autour de moi, cherchais un nécessaire de soin, quelque chose pour traiter la plaie. Tiroirs ouverts, flacons vidés, inutiles récipients. Là. Désinfectant au contenu trouble, ancien. Il fera l'affaire. J'étais prêt.

Je me secouais à plusieurs reprises, inspirais fortement. Agitais mon échine. Toute la concentration nécessaire. J'en répandais le suc directement sur les muscles rompus. Intensité empalant tout mon bras, tison corrosif. Je muselais mes plaintes. Quelques instants tremblants. Il fallait panser. Bande sommaire sur une étagère, j'en arrachais une lanière suffisamment large pour entourer mon bras du mieux que je le pouvais. Traitement précaire, il devra suffire. Je reprenais mon souffle. Contre le mur, exposé, je ne voyais que maintenant l'hématome violacé qui colorait l'épaule avec laquelle j'avais enfoncé la barricade. Je devais voir le reste. Je retirais en m'aidant du mur mon pantalon encore trempé, sentant dans son sillon les pressions qui criblaient ma jambe, mon genou. Comme s'il était branlant, fragilisé. Je pouvais à peine me tenir sur ma jambe droite. Dans les éclats de la glace, je pouvais voir les ecchymoses presque noires qui couvraient ma hanche, les coupures éparses. Là où j'étais tombé. La rotule, gonflée, ouverte. Ici aussi, en sang. Le vertige qui reprenait, la fatigue qui me submergeait. Cette sueur froide qui empoissait mes membres. Je plongeais mon visage dans l'eau, l'y laissais quelques instants. Ne plus bouger. Ne plus respirer. Je me secouais à nouveau, reprenais la bougie, titubais hors de la pièce, laissant tout derrière moi. Empêtré dans mes mouvements, rattrapé contre le mur. Respire. Je n'en pouvais plus. Les palpitations sourdes de mes veines pliées qui grondaient continuellement sous le bandage. Il me semblait avoir entrevu une chambre dans ce couloir. Là, arche ouverte, dénuée de porte, une couche sommaire posée en biais au milieu de la pièce. Des caisses sanglées, empilées par dizaines. Peu importait. Je laissais la mèche se noyer, la bougie tomber sur le parquet de bois sombre avec les allumettes que j'avais emporté. Suites de gestes contrits, tentant de m'allonger, sans relancer la douleur de mes muscles endommagés. L'envers de mes paupières en feu. Maladroitement, à m'allonger. Avant de lentement me laisser conquérir par ce récipient de mes épuisements. Époumoné, éprouvé. Dans le noir, dans les pulsations constantes de ma chair. Dans les respirations rauques. Je l'entendais. Distante. La pluie. L'averse, l'averse continuait de tomber sans diminuer, les rafales malmenant les armatures de la bâtisse où je me trouvais. Poursuis la tempête. Le creux de mes yeux. Éteins-moi. Dans les encres diluviennes.

Sourd éveil. Désagréablement embrumé, similaires aux fois où je m'étais forcé à dormir. Mes membres étaient complètement engourdis. Je me laissais dans cet état liminaire, où chaque souffle se ressentait de toutes mes fibres immobiles. Plongé dans le noir. Les rumeurs de la pluie qui se poursuivait à l'extérieur, étouffée par les murs. Diminuée, altérée, mais encore forte. Étend sur moi tes étreintes. Recouvre toute existence en une gaze tranquille. Je ne pouvais voir aucune lumière filtrer, s'échapper des interstices. Il devait faire nuit. Je prenais une grande et longue inspiration, poussant à leurs limites mes poumons. J'avais envie d'en faire craquer les tissus, de les étirer à en faire mal, de repousser les côtes qui voulaient les maintenir enfermés. Seul. J'étais seul, véritablement seul. Pour la première fois depuis. Depuis je ne savais combien d'années. Je repassais les images, les sensations de la course. Son origine. Je n'avais pas eu le temps de penser à ce qu'il s'était passé. Je levais ma main au-dessus de mon visage. Je ne pouvais la voir, mais je la savais là. La marque, l'impact qui l'avait amené à vaciller. Ma mère. Alors, elle était hors de ma vie, expulsée dans les dissolutions de l'intempérie. Tout ce poids, subitement ôté. Étrange à se dire, étrange à réaliser. Je restais inerte, à regarder l'obscurité qui me voilait mes membres.

Je n'étais pas sûr de ressentir quelque chose. Pas d'une manière similaire aux enlisements apathiques que j'avais connu. Je ne me sentais pas concerné. Simplement. C'était fait. Ce devait être fait. Cela aurait dû être fait depuis longtemps. Comme une douleur qui nous obsède chaque seconde qu'elle dure, avant d'être impitoyablement oubliée du moment qu'elle cesse de faire son effet. Mais j'avais toujours imaginé que je me sentirais soulagé. Ma paume aux contours indiscernables. Souillée. Je l'avais frappé. Mais je ne l'avais pas tué. Si elle n'était tombée, serais-je allé jusqu'au bout. Ou serais-je resté interdit, docile. Cette fuite ne me semblait pas encore mienne. Je l'avais frappé. La peau de mes phalanges me semblait teintée de sa chair. De son héritage. De ma potentielle indécision. Même après tout cela aurais-je pu ne pas me libérer, et poursuivre ce rythme de réprouvé. Avec le réveil qui gagnait en texture, la sensation grondante de mes blessures. J'avais d'autres préoccupations. Aveuglément je commençais à inspecter mon corps, essayais d'en éprouver l'état avec un esprit davantage lucide. Je devais changer le bandage de mon drap dès que je le pourrais. L'épiderme brûlant lorsque j'essayais de le mouvoir, les nerfs rompus qui s'éveillaient de leur convalescence. D'autres tuméfactions occultées, douloureuses surfaces musculaires que je ne pouvais toucher sans grincer des dents. J'essayais de me dresser. Ma jambe. Je ne pouvais librement en disposer, ni de mon genou que je sentais enflé. J'essayais de le bouger précautionneusement à même le matelas. Résistances, fragilités. Je devais me rendre à l'évidence. J'étais incapable de sortir ou de fuir pour le moment. Je ne pouvais courir, m'échapper. Et si la tempête continuait avec autant de puissance, elle m'handicaperait plus qu'elle ne me couvrirait. Mais je ne pouvais rester ici indéfiniment, coupé de tout.
Cela ne servait à rien de peser le pour et le contre, à ruminer les possibilités sans constater l'évolution de mes dommages. Je devais attendre. Récupérer des forces, avant d'estimer s'il m'était possible de tenter une percée, et non pas avant. Large était la ville, il devait y avoir des occasions de s'extirper. Se précipiter maintenant était la dernière erreur que je désirais faire. Je cherchais à l'aveugle le sol à la recherche de la bougie. Reste de cire solidifiée sous mes doigts, elle avait roulé non loin. Les allumettes étaient encore à proximité du matelas.

Craquement, exposant à la lumière ce qui avait constitué ma chambre. Des malles de bois, des caisses que j'avais vu avant de m'effondrer. Fermement sanglées, empilées les unes sur les autres. Des traces de meubles déplacés, de parquet rénové. Tandis que le miasme poussiéreux qui imprégnait l'endroit dansait dans les éclaircis de ma main, roulait à chacune de mes expirations. Les murs, aux teintes délavées, usées, semblaient soupirer ces particules volatiles. Je me levais lentement, luttant pour trouver un appui durable, puis me dirigeais vers une des malles pour faire sauter la boucle la verrouillant et en inspecter le contenu. Des vêtements, des robes, des tissus de toutes sortes, potentiellement laissés là pendant des années. Je fouillais, trouvais une chemise et un pantalon à ma taille. Il devait y avoir une douzaine de ces caisses, toutes similaires en aspect et en proportion. J'aurais tout le loisir de les inspecter plus tard. Je quittais la chambre par l'arche ouverte pour rejoindre le couloir. Je n'avais pas remarqué la veille les tableaux couverts, placés contre les murs. Tiraillement interne, sapant mes pensées. Cette sensation de creux, de vide froid tenaillant mes entrailles et ma gorge. J'avais oublié que je n'avais rien mangé depuis que tout cela avait commencé. Toutes mes préoccupations et mes retraites ne me serviraient à rien si je ne mangeais rien. Aux évidences qui me faisait assurer de l'abandon de cet endroit se joignait une autre considération. Et s'il n'y avait de nourriture dans ce refuge improvisé.

J'ouvrais les placards, les tiroirs. Cherchais une cuisine qui n'existait plus, forçais les portes de compartiments divers, en jetaient les restes épars à même le sol. Et s'il n'y avait rien. Sourd déglutinement, j'essayais de ne pas penser à cette possibilité alors que je mettais à arpenter les pièces, recherchant un local approprié pour garder de la nourriture. Il m'était impossible d'espérer parvenir à briser les scellés d'une autre bâtisse et y trouver des vivres, encore moins d'en trouver dans les quartiers habités sans me faire repérer. Je refoulais ces questionnements, préférant repousser l'inévitable. Je n'avais pas remarqué à quel point tout était si haut de plafond, la lueur de la bougie ne parvenant que par intermittences vacillantes à percer la nuit qui pleuvait des toitures. Ni l'aspect profondément désuet des tapisseries qui coloraient le couloir et le grand salon. Ici aussi, de hautes et massives étagères majoritairement vidées qui se hissaient presque jusqu'au sommet, couvrant les murs en des successions silencieuses. Tout semblait avoir été emporté, et sinon préparé, emballé pour être transporté précipitamment. Fuite infructueuse des gardes, tranchée en plein effort. Avant l'imposition des scellés, cristallisant les choses telles quelles. Je fixais la bougie sur un comptoir gravé par les usages répétés et commençais à ouvrir les placards, les rangements, les armoires murales au-dessus des fourneaux en quête de quelque chose. Restes de vaisselle, ustensiles inutiles. Vide, rien. À chaque poignée tournée vainement, l'anxiété me prenant davantage. Et s'il n'y avait rien. L'espace d'un instant, je me souvenais du chien, abandonné, inerte sous la pluie. Pourrais-je le manger. Un profond dégoût me venait à l'idée de me nourrir de sa viande. Et comment pourrais-je la cuire. Les fourneaux étaient morts, engorgés de suie froide. La manger crue était sûrement le meilleur moyen de me rendre malade. Mais si je n'avais le choix. Derniers placards dans l'angle de la pièce, enfin. Je trouvais quelques boîtes de conserve empilées au fond des étagères. Je respirais, soulagé. J'en prenais une, en essayais de lire les signes, en vain. Le papier qui le recouvrait, noyé, aux couleurs effacées par de stagnantes huiles. Je ne savais si elles étaient périmées, mais je devrais m'en contenter. J'en ouvrais une, en ingérais le contenu brunâtre, perlées des marques de graisses solides. Je me sentais mieux. Malgré le goût pincé, rance qui s'accrochait à ma langue et à ma trachée, infusant durablement ma salive. Je regardais les autres boîtes, tassées dans un coin. Il y en avait peu. Je saurais tenir.

Quelques heures pour explorer, fouiller cet endroit. L'accès à l'étage, barricadé par d'épaisses planches clouées. Dans le cabinet que j'avais usé pour me panser, presque collée contre la fenêtre scellée à l'autre bout, un bureau en bois massif, de larges bibliothèques vitrées qui meublaient les murs. Une avalanche de flacons, de bocaux, d'objets divers, couverts de poussière. Des piles de livres disposées à même le sol, empilés avec négligences là où il y avait de la place. Derrière le paravent aux teintes carmines, les formes de ce que je devinais être un canapé de cuir. Et toujours ce sentiment, ce goût de raffinement dilué et fané. À la poussière ambiante se mêlait celle issue de la dissolution des livres, imprégnant de leurs encres effacées mes poumons. Assis sur le fauteuil pour tempérer la douleur de ma jambe, bougie fixée en face de moi, je fermais les yeux. Qui avait habité ici. J'avais fouillé les différents rangements de l'appartement, mais n'avais trouvé que d'autres éléments rejoignant la cohorte inutile. Lettres, documents, ustensiles. Un coupe papier aux dorures stylisées. Du matériel médical abandonné. Dans les restes épars se devinait une aisance de vivre, liée sûrement à la fonction de médecin, peut-être même à quelque position familiale. Mais l'acier s'étendait à toutes les strates. Vieille aristocratie d'une ville industrielle, il ne devait y avoir de moyen de corrompre durablement la milice, de repousser sempiternellement les échéances de leur cloisonnement. La flamme, projetant les ombres dansantes des amas de pages abandonnées. Je regardais les reliures posées devant moi. Anciens romans, ouvrages techniques, visiblement usés par de nombreuses mains, dont l'odeur presque magnétique trahissait la maturation avancée de leurs pages jaunies. Au moins aurais-je de la lecture si je devais m'attarder ici. Mais combien de temps le pouvais-je. Fuir la ville. Je soupirais. J'avais échappé à cette traque, mais que pouvais-je faire maintenant. Que pouvais-je tenter hors de cette façade. Les palpitations éreintées des muscles de ma jambe. Je n'étais pas en mesure de fuir à nouveau, de courir. Ces scellés étaient actuellement la meilleure protection que je pouvais obtenir. Il me fallait davantage de repos. Patience, patience.

Laps, à me familiariser avec mon environnement. Avec le refuge. À changer mes bandages, à nettoyer les entailles. Mais cet endroit n'était mien encore. Il fallait que je me l'approprie. Draps pliés, voiles délicats, récupérés dans les caisses sanglées. Je les étendais, les fixais aux hauteurs des bibliothèque et des meubles les plus imposants. Là, toiture diaphane, mouvant au gré des courants d'air, draperies suspendues qui dominaient mes soupirs. Ma retraite sera un temple. Et ses arches captureront mes songes. Dans mes fouilles j'avais trouvé une réserve de bougies et de quoi les allumer. La lumière ne serait un problème, à défaut d'avoir pu trouver davantage de vivres. Je pourrais me regarder dépérir. Se rationner, le temps de trouver un plan, un moyen de m'échapper. Il me fallait essayer.
Les averses torrentielles continuaient, et de par leur permanence l'eau s'était infiltrée dans l'appartement. Par quelle ouverture, quel défaut dans la bâtisse à la surface poreuse, je n'ai pu le découvrir. C'était comme si l'eau transpirait des murs eux-mêmes, ou plutôt, suintait lentement des entrailles du sol parqué d'un bois non étanche avant de disparaître d'elle-même. Flux et reflux constant, l'endroit palpitait, s'irriguait. Vivait avec moi. L'eau s'infiltrait lentement par le rez-de-chaussée, créant une fine étendue saumâtre qui en baignait le salon. J'avais déplacé ma couche hors de sa portée. Mais je pouvais tout de même sentir la présence de l'eau, là. Si proche. Même dans mon sommeil. Ces ruissellements muets et ces sourds écoulements qui maintenant faisaient partie intégrante du refuge. J'essayais de percevoir le son de ces mouvements la nuit, lorsque le silence me le permettait. L'eau me refusait parfois de m'éteindre, occupant mes pensées. Elle s'était immiscée au travers des cloisons qui me coupaient du monde extérieur pour se répandre à l'intérieur. Elle m'avait retrouvée. Là où je n'aurais pu la voir pleinement pendant un temps indéterminé.

J'avais disposé des bougies sur chacune des marches de l'escalier, une à chaque extrémité. Et je me tenais assis, tout en haut. Les bougies menaient à moi, m'éclairaient en procession alors que je regardais les embruns fluctuants des rémanentes inondations. Mon peuple sera fait de cire. Alors, perdu sur ce si ample trône, je me demandais. Depuis quand n'avais-je vu la mer. Je pouvais entendre la pluie s'abattre sur les pierres et les plaques couvrant les fenêtres lorsqu'elle tombait avec suffisamment de violence. Les vapeurs de sa présence continuelle s'élevaient pour m'enivrer, même dans les heures les plus enlisées. Je pouvais voir la progression des jours filtrer au travers de l'embrasure des lames d'acier, dans ma pénombre imperturbée. Ici, ici je pouvais respirer. Tisser mon repaire. Intimité renouvelée avec la pluie, bien plus forte qu'elle ne l'avais jamais été. Elle me cherchait. Elle m'appelait. Les muscles de ma jambe, l'articulation de mes genoux. Patience.

Scellé retombé dans mon dos. Cette sortie, la première depuis que j'étais entré ici. Les traits d'eaux tombées gorgeant ma peau, excitant chacune de ses parcelles. Je me tenais immobile, recevais humblement son contact. Me laissais diluer, évaporais mes encres dans des mélanges d'embruns, d'écumes et de brumes. Disparaître quelques secondes dans des sphères informes. Où roulaient les tempêtes diluviennes constantes sur mes corps endoloris. Chaque expiration, une montée en puissance. Il me fallait voir si je pouvais me déplacer à l'extérieur, si le quartier était sûr. C'était risqué, mais nécessaire. Je ne supportais pas l'idée d'attendre dans le doute. J'avais enduré ces dernières années de cette manière. Ne pas savoir si j'avais un sursaut de répit, ou si je devais finir emmuré vivant. Je boitais encore légèrement, marchant avec difficulté, et mon bras n'avait recouvré entièrement ses capacités. Aucun signe, aucune trace de mouvements. Milieu de nuit battue par les averses, sillon de la tempête qui avait explosé lors de ma fuite. C'était le seul bruit perceptible maintenant. Prudemment je quittais la ruelle pour m'aventurer plus loin. Malgré l'opacité du noir ambiant, je retrouvais l'endroit où j'étais tombé, écroulé sur ces pavés. Je ne pouvais la voir. Mais je la devinais. Trônant à des mètres au-dessus du sol, ouverture béante qui m'avait craché ici. Elle devait avoir été fermée, condamnée par un mur d'acier. Regarder dans sa direction ravivait les mémoires de mon impact sur les pierres. Je continuais, pistais avec précaution. Je ne remarquais que maintenant. Pourquoi tout était si sombre. Je ne découvrais le halo d'aucun luminaire, qu'importe où je portais mes yeux. Il me fallait voir davantage. Cage d'escalier métallique fixée au flanc d'un bâtiment non loin. Je grimpais maladroitement les marches ruisselantes en m'aidant de la rambarde pour me hisser plus haut, passant les étages condamnés. Jusqu'à pouvoir regarder, par-dessus les lisières.

La ville était éteinte. Il n'y avait absolument aucun luminaire qui fonctionnait, aucun faisceaux décapant pour exposer et surveiller les entrailles. Toute la ville, aussi loin que je pouvais le deviner, était plongée dans le noir. L'horizon était mort. Au-delà des lisières urbaines, il n'y avait rien pour rythmer la poix linéaire. Il n'y avait de phare pour guider les navires. Il n'avait jamais cessé son activité auparavant, aussi loin que j'étais capable de me souvenir. La réalisation. L'excitation de son postulat.
La tempête avait coupé le courant dans l'intégralité de la ville. Alors que la pluie fouettait mes épaules et mon visage, je respirais, me renforçais. La milice aurait de quoi faire, de quoi surveiller. À cercler les quartiers les uns après les autres, à contenir les habitations. Mais pas ici. Je serrais la rambarde entre mes doigts, chargés de défi, chargés de puissance. Je pourrais m'en sortir. Chaque journée et chaque nuit passées hors de leur emprise serait un affront supplémentaire venant m'infuser. Je laissais lentement expirer l'appréhension que j'avais ressenti jusque-là pour pleinement donner mon visage à la nuit. Boire la pluie noire comme une nouvelle carnation. Reviens, remonte mes nerfs, jouvence, offre moi les ouvertures que je désirais. Que cette averse ne cesse jamais. Que les technologies s'écroulent les unes après les autres, et je ramperais, je ramperais au travers des décombres et des rets tendus vers moi.

Comment fuir. Le port était hors de question. Surveillé, la porte lourdement fermée, et toutes les eaux de la ville bombardées des faisceaux de projecteurs. Même sans courant pour les alimenter, il y aurait des gardes pour en contrôler les affluents. Et sans électricité pour maintenir fermées les entraves qui jugulaient les canaux, toutes les eaux devaient être lâchées. Je ne pouvais traverser toute la ville à la nage en mon état, encore moins espérer ne pas me faire repérer. Je ne pouvais me permettre de sous-estimer quoi que ce soit. Je n'étais sûrement pas le seul à en être arrivé à cette conclusion, et la milice en premier lieu. Elle serait prête. Les autres quartiers, les bordures externes, amputées par des façades que je ne pouvais espérer escalader, même en pleine possession de mes capacités. Que faire. Une fois la lumière revenue, il sera impossible de fuir. Chaque rue, traquée. Chaque immeuble, vidé. Les limiers n'ont pas de fin ici. Toutes les sorties rendues inapprochables, l'étau sera complet. Il me fallait agir, maintenant. Les mouvements vacillants de la flamme de la bougie que je tenais devant les doigts de mon bras endolori. J'en ressentais la chaleur, mais comme distante. Placide. L'engourdissement ne me quittait pas assez rapidement. Il allait falloir faire avec. Si au moins je pouvais avoir une idée de la disposition nouvelle des lieux, une carte pouvant m'indiquer si avait été changée l'ouverture menant à la mer, qui de-
Le tunnel. Le grand tunnel, l'ouverture dans les remparts qui avait permis de circuler avant l'apparition des routes maritimes. L'accès, fermé par la milice, joints par les façades d'acier terminant l'enclave de la ville, afin de sauvegarder le projet du port. Avec le début du chantier, toutes les voies déjà closes avaient été murées de l'intérieur même du métro afin de prévenir les tentatives de sortie. Tout devait être hermétiquement bloqué afin que personne ne soit tenté. Mais j'avais quelque chose que les autres n'avaient pas.
Mon corridor. Il était toujours là. Je fonçais fouiller la pile des vêtements lacéré avec lesquels j'étais venu. Laissée dans un coin, mon manteau. Sa poche, et son contenu, intacts. J'avais encore la clé. Je pouvais contourner l'obstacle pour reprendre la direction des voies. Et atteindre le tunnel. Je n'avais jamais voulu m'aventurer de l'autre côté du corridor à cause des présences qui pouvaient s'y trouver. Mais maintenant, qui pourrait y aller. Je me remémorais le tracé des rails qui nervurait les bases de la falaises, me souvenais encore comment il passait juste au-dessus des raffineries, des hangars et des usines. Et si des gardes étaient à l'entrée du tunnel. Hmm. Pourquoi le seraient-ils, pourquoi dépenseraient-ils des forces inutilement lorsque tous les accès menant au tunnel étaient fermés. La panne tournait sûrement davantage leur attention vers les noyaux urbains, leurs efforts vers les lieux où la population demandait le plus d'encadrement. La milice devait penser cette direction sûre. Je me repoussais dans le fauteuil. Le plan n'était pas exempt d'hypothétiques entraves, ni d'aléatoire. Mais il était le seul envisageable. C'était une direction. C'était une voie à arpenter. C'était suffisant pour me relancer.

Mais elle.Qu'était-elle devenue. L'idole de mes violences, ma sirène d'agonie. L'avait-onarrêtée, bafouée. Rien que d'y penser, ma gorge se crispait en un nœud. Mais jene pouvais plus rester désormais. À genoux, face à l'autel que j'avais érigé demes mains. Modeste amalgame de cire et de pages déchirées, déposé sur unguéridon face à l'entrée, d'anciens scalpels en guise d'armature, déployées enun arc capturant les reflets des bougies qui se consumaient autour de sastature. Il était pour ton nom. Les draperies que j'avais étendues semouvaient paresseusement, gonflées comme des voiles par le râle des mèchesévanescentes. Mes bannières silencieuses. Je repensais à ses marques, àses stigmates. Aux sensations de sa peau sur ma langue qui suffisaient à agitermes os, à secouer mes crinières. Il me fallait encore un sigle, un emblème àarborer. Un scalpel dans la main, j'inspirais. Avant d'en appliquer le cranau-dessus de mon sein, et d'en ouvrir profondément la rivière. De sisubtiles pénétrations. Adrénaline, frissons. Encore. Cela faisait silongtemps que je ne l'avais fait, si longtemps que je n'avais eu la force dem'y porter. Ces marques étaient pour toi, toi qui a disparu dans la nuitd'acier. Je relâchais la lame, sentais les écoulements le long de mon torse nu.Que toutes nos sensations entrecroisées soient capturées dans ces cicatricespromises. Si je ne pouvais te rejoindre, alors je t'emporterais avec moi,partielle, dans ma chair. Et ton souvenir goûtera aux étendues extérieures. C'estmon serment. 

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