Chapitre 14

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Un désert immense inhumé sous les galeries plus profondes. D'autres ouvertures creusées dans les toits loin au-dessus de moi offrent la lumière qui baigne inégalement la vaste étendue abandonnée. Le sable pâle, aux teintes d'ossements, est uniforme et se perd au-delà de ma vue dans d'autres obscurités reculées que je ne peux percer de là où je suis. Linéaire désolation se poursuivant sans frontières. Mais il y a quelque chose d'autre dans l'air, une senteur que je n'ai jamais éprouvé dans le nid auparavant, pas à cette intensité. Elle vient de l'autre côté du plateau désertique, profondément dissimulée derrière les manteaux de nuits inhumées. C'est le seul passage. J'entreprends de m'avancer sur le sable éteint et calme, de traverser l'étendue dans toute sa longueur pour me rendre compte de ce qui y repose. De temps à autres, de minces filets de grains tombent en cascade des ouvertures supérieures en un sourd bruissement dans le silence ambiant, élevant les dunes rompant l'horizon. À chacun des pas que je fais, je me demande combien d'insectes morts se trouvent enterrés sous moi. Je voudrais creuser à même le sol pour les trouver, les grands serpents chitineux, les rampants silencieux qui vivent et meurent à l'abri de tous les regards. Mais aucune vibration ne me parvient pour me révéler leur présence, tout est immobile. Ne reste que les échos rémanents me trahissant l'existence perdue de cet endroit. Je sais qu'il n'y plus de mouvements maintenant, que je dois continuer, espérer trouver de l'autre côté. Je disperse le sillon de mes pas derrière moi, et je poursuis, dans un abandon cerclé de vide. J'aperçois un relief dans les dunes que je n'ai pas vu jusque-là. Une chrysalide. Étendue dans le sable, contenant encore l'insecte informe qui n'a pu atteindre sa maturité. Prisonnier de ses propres sécrétions solidifiées. Je passe à ses côtés, de ses teintes légèrement ambrées, tranchant avec le gris usé alentour, pour poursuivre ma traversée. Mais il y en a d'autres. Certaines intactes, mortes nées dans un cercueil fragilisé, d'autres en partie extirpées de leur enveloppe cadenassée. D'abord quelques-unes éparses, puis de plus en plus venant de la direction que je prends. Prématurées, elles ne pouvaient survivre. L'odeur que je sens depuis que je suis ici ne fait que s'intensifier. Une odeur froide, étrangère. Je me doute déjà de ce que j'ai trouvé dans ces espaces oubliés avant de l'avoir vu. Je sais ce qu'il y derrière ces pans aveugles. Les carcasses avortées se multiplient pour joncher ce désert qui n'est rien de plus qu'un cimetière supplémentaire. Certaines ont pu déployer leurs ailes en un ultime sursaut avant de succomber au mal ambiant. Dressées, accrochant la lumière en de subtiles myriades de transparences irisées. Leurs pattes malingres recroquevillées contre un abdomen atrophié. Cet endroit aurait dû vrombir sous les émanations de leurs chants. L'odeur est très forte, je sais que je suis arrivé. Derrière les derniers lambeaux d'obombration qui me voilent sa vue, je distingue la cause de tout. Transperçant les toits du monde pour s'engouffrer dans les profondeurs de la terre, elle est là, écrasante, l'aiguille qui a percé les défenses pour diluer ses délétères émanations au cœur même du nid. La lame.

Ce furent les doigts d'Esther courant dans mes cheveux qui m'éveillèrent. Le jour n'était pas encore arrivé. En me tournant vers elle, devinant sa présence dans l'ombre. Elle ne disait rien. Je la savais me regarder, en train de jouer avec mes mèches, étudiant les traits dissimulé de mon visage. Phare cinéraire. Écume incendiaire. Quelques instants supplémentaires, suspendus. Lentement, précautionneusement, je la sentais se lever. Craquement, mèche ignée, je me tournais à nouveau dans sa direction. Debout, attendant près de l'ouverture de la chambre. Elle était déjà habillée.
- Quelque chose ne va pas ? Est-ce aujourd'hui que tu dois partir ?
- Non, mais je voudrais te montrer quelque chose. Viens.
Appel. Notre nuit. À mon tour je me levais, m'habillais avant de la rejoindre. Je m'imprégnais des humeurs de notre refuge. Nos pas dirigés vers le scellé, sans un mot, sans un autre échange. Et à deux, nous nous engouffrions dans les vapeurs silencieuses de l'extérieur. Elle se tenait, à mes côtés, humant de ses paupières closes l'air nocturne. Guide nos avancées. Et l'odeur chargée de sel courant les brises qui s'engouffraient dans l'entrelac des immeubles, qui filaient nos progressions.
Saveurs rémanentes, les tracés se teintant de spectres déjà approchés. Je reconnaissais ces rues. Après un détour, une ruelle adjacente aux veines principales, fermées. J'avais déjà parcouru ces lieux. Progressive effusion alors que les réminiscences se précisaient. C'était ce même trajet que j'avais emprunté la nuit où je l'avais vu pour la première fois se faire battre. Tout avait tellement changé, en un temps si court qui me semblait appartenir à d'autres vies. Les scellés, multipliés, criblant toutes les ouvertures, des pans de bâtiment entiers condamnés, l'intérieur à jamais muselé. Nous avancions dans un pur dédale d'acier. Esther s'avançait d'un pas assuré, confiante dans le chemin qu'elle nous faisait suivre. Combien de fois l'avais-tu arpenté, combien de fois y avais-tu subi tes assauts. Combien de ces poches de brutalité se trouvaient disséminées dans les entrailles de la ville. Et dire que toutes ces années, j'avais pu passer à côté d'elle, à quelques rues adjacentes, sans aucun moyen de le savoir. Nos trames connexes. Mais maintenant elle était là, devant moi. Élimant les complexes refermés sur eux-mêmes. Plus profondément nous nous enfoncions dans le quartier, devant prendre de tortueux détours afin de progresser. Les allées, les passages entiers barricadés, barrés par les épais remparts de métal froid. Suffocantes obstructions. Mais Esther trouvait toujours des voies, des acheminements possibles, n'hésitant pas plus de quelques secondes.

Ce silence. Entre nous. Dans la ville. Pour nous. Par la ville. Pourquoi parler. Ce n'était pas nécessaire, cela ne l'était plus. Par un autre point d'entrée, les entrelacs marquant le début de croissances communes. Longeant la digue, l'eau hors de portée supportant le poids de nos tensions. Cette arrière-ruelle, abandonnée, délaissée. Que j'avais moi-même fiévreusement recherché. L'ancien carrefour de ses déboires, cette allée échouant désormais sur un rempart infranchissable. Sa tanière, son repaire. Maintenant fermé. Le côté bordant la rivière avait été clôturé, certains des arbres arrachés dans la procédure, laissés déracinés, comme répandant leurs entrailles sur les pavés. Aucune des arches perçant la bâtisse ne demeurait, il n'y avait que des plaques de métal rivées. Mais nous étions là.
Seuls peut-être pour la dernière fois en cet endroit. Ici même où je l'avais trouvé et porté jusqu'à son épuisement. Elle s'était adossée contre le mur, les mains derrière son dos, m'observant silencieusement alors que je regardais la nouvelle coloration des lieux. Elle, ici. Elle se tenait là comme dansant la ronde des évanouis et des mortifères. Même au sein des clôtures et des entraves et des obstacles et des précipices, elle irradiait. Toute prison n'est que le prétexte de floraisons plus concentrées. Fleur de métal. Étend tes racines et tes sœurs au cœur même de l'acier. Montre-nous la sève la plus violente, apporte-nous le pollen le plus dangereux. Le feint arôme qui m'avait tant attiré semblant se raviver.
- Je pensais ne jamais pouvoir revenir, que ce quartier avait définitivement été fermé.
- Il le sera d'ici très peu.
- Comment le sais-tu ?
- J'ai mes informations.
Sourire complice, ses ressources n'avaient de fins. Je retournais mes attentions sur elle, porté par sa voix qui devaient guider nos plus profondes descentes. Sa main, contre son col, le déboutonnant sans effort de ses doigts fins, écartant les plis du manteau qui couvrait sa peau.
- Viens boire à la source de ma nuit.
Les lèvres entrouvertes, la tête légèrement rejetée en arrière, elle m'invitait à sa violence par sa gorge découverte. Une fois de plus je pouvais percevoir l'enivrant parfum de sa chair mêlée aux fragrances de fleurs fanées qui se développait avec une force renouvelée. Approché d'elle, attiré. La désirant plus que tous les autres instants que nous avions partagé. Ces lieux, les souvenirs qui y étaient gravés, qui en suintaient de toutes les surfaces imprégnées de sa présence. Enivrantes réminiscences. Sueur de sang, émanations férales.

Elle avait rejeté sa chevelure par-dessus son épaule et détourné son visage de manière à tendre les muscles visés. Approchant de ces ligaments, prêts à recevoir ma pression. À répondre à mes faims et mes pulsions. Lèvres retroussées sur les instruments de ma complétion, animation de cet émail qui se fermait sur son corps. Fractures de mes lèvres. Mes dents une fois de plus plongés dans la jonction reliant son cou et sa gorge, inhumant les restes de linéarité qui m'entachaient. Et toujours, toujours cette impulsion dès que je goûtais à ses stigmates, toujours la rupture de tous ces barrages et leurs flots incessants qui se déversaient sur moi en une trombe de frénésie. Sous le couvert de ses soupirs étouffés, elle avait glissé sa cuisse gauche contre ma hanche, me fixant à elle tandis que je sentais chacun de ses muscles et de ses traits se tordre sous l'intensité. Je l'agrippais, m'appuyais contre elle, la pressant contre le mur. Me gorgeant d'elle, bien plus sauvagement que je ne l'avais jamais fait. Plus. Je voulais plus. Sans égard pour la sécurité de son corps, sans pensée pour ses conséquences. Et elle aussi.
Elle avait glissé sa main valide dans ma nuque, agrippant violemment mes cheveux pour en exacerber mon étreinte. Poussé de force dans sa chair, à creuser, à traquer, possédé d'une soif que toutes les violences de cette nuit ne sauraient épancher. Sa peau avait le goût de métal. Satiété dévorée. Mon étreinte, relâchée. Pour la première fois, je me sentais véritablement complet, enivré jusqu'aux dernières fibres de mon être. Étourdi par cette plus profonde plongée sous sa peau alors qu'elle tenait à grand peine contre le mur, vacillante, essoufflée. Tremblante. Ahanant je reprenais mes altérations, mes sens crépitants. Entre les lames de ses cheveux lâchés, sa gorge m'apparaissant comme éclatante. Je ne remarquais que maintenant la rougeur de ses cicatrices que mes dents avaient transpercées. Je sentais les fraîcheurs de ces heures qui étaient nôtres autour de mes lèvres. En y passant mes doigts, je les voyais teintés de rouge. Férales furent nos nuits. Avancé près d'elle pour observer sa plaie fraîchement ouverte, nos essoufflements comme des paroles époumonées. Sa paume, portée vers moi, caressant du bout des doigts ma gueule ensanglantée. Brusque poigne m'attirant à elle pour m'embrasser langoureusement, mêlant nos salives pour y goûter son propre sang. Noyons le monde de ces élans carmins. Échanges. Mélanges. Profondes nos rives.

Haleines d'oxyde jointes en des tapisseries de nervures qui devaient recouvrir chaque partie du monde. L'étrangler. Le lier. L'amalgamer.
Nos lèvres séparées dans des silences éreintés. Vertige, suspension de mes sensations qui filaient au travers d'elle. Elle se redressait, se dégageait péniblement du mur. Subite perte d'équilibre, je la rattrapais, m'assurant qu'elle allait bien. Son visage tourné vers moi.
Son sourire. Ectasique dans sa contenance. Elle irait au bout de ses ruines, quoi qu'il arrive. Autant la suivre, dans ces sillons fertiles. Posant ses mains sur mes épaules, elle relevait lentement sa nuque après repris sa respiration.
- Il y a quelque chose que je voudrais te montrer. Suis-moi.
Elle reprenait précautionneusement le chemin inverse, encore altérée de notre étreinte, avant de s'arrêter devant un des murs d'acier. Je me souvenais d'une rue qui s'élançait de l'autre côté. Esther, fouillant dans ses poches, avant de sortir un petit trousseau de clé. Que faisait-elle. Après avoir choisi une clé, elle l'enfonça dans une serrure que je n'avais même pas vu dans la surface condamnée. Qu'est-c-
Cliquetis, débraillement métallique, et la porte s'ouvrait. Impossible. Le rempart de toutes nos isolations si aisément rompu. Avant qu'elle n'entre je l'arrêtais en agrippant son bras.
- Comment as-tu obtenu cela ? Il n'y a que les gardes qui peuvent accéder à ce genre de passe.
En souriant elle se dégageait.
- Tu vois bien que non.
Et elle s'engouffrait dans l'ouverture, me laissant hébété quelques instants. Je la suivais, le long d'une sinueuse voie, bordée des façades muselées, penchées les unes sur les autres comment d'inanes colosses cherchant à se dégager. Tout cet endroit était mort. Entièrement, chaque vitre, chaque porte. Appréhension, méfiance. Je n'aimais pas cela. Est-ce qu'il y avait d'autres accès auxquelles elle pouvait prétendre. Est-ce que la ville était plus poreuse que je ne l'avais pensé. À défaut de la lune, les silhouettes de la nuit accrochées contre les toitures. Couronnant nos ombres, pavant le chemin que nous prenions de subtils détails. Mes pensées interrompues avec Esther s'arrêtant au bout du chemin. Je ne m'étais même pas concentré sur notre direction. S'élevant dans la nuit, tour de silence, les restes du clocher. J'en avais oublié son existence. À ses pieds Esther cherchait à nouveau dans son trousseau. Apercevant ma rigidité, mon doute, elle s'était tournée vers moi.
- C'est l'homme avec qui je suis venu me l'a offert. Ne t'en fais pas, il n'y aura personne. Entre, il faut que je te montre.
J'hésitais quelques instants en la voyant pousser la porte du clocher, mais je me décidais à la suivre.

Hall noir. Les arches ouvertes sur des nuées insensibles. Des grandes colonnes pliées qui maintenaient les mémoires enfumées de l'édifice. Le plafond s'était écroulé en plusieurs endroits, pavait le sol, écrasait en muets fracas les meubles perdus. On y voyait la nuit. Brisures apparentes dans l'exposition de cet intérieur, les crêtes découpées, prêtes à s'effriter au moindre contact. Il y avait encore d'agressif dans l'air les teintes fumées du bois brûlé, du papier et des textiles consumés. Les grands luminaires qui avaient chutés, le verre explosé en milliers d'éclats, chauffés à blanc sous les intensités grandissantes de chaleurs maintenant disparues. Est-ce qu'il y avait encore des braises qui respiraient, qui attendaient que l'on vienne y cautériser de sanglantes paumes afin de s'y lier pour des vies à venir. Esther s'avançait, évitait les charpentes nues du sous-bassement qui s'ouvrait en autant de gueules béantes. Je suivais ces pas, laissais les particules volatiles pénétrer mes sens, mes pensées. Notre royaume de cendre. Aucun carillon ne pourra plus te faire sortir de ta torpeur. Nous progressions vers le fond de la bâtisse, passant entre les monticules déformés, les architectures traumatisées. Le plancher rongé, sale de poussière et de putrescibles restes, entachaient nos mânes. Dans ses pas. Filant aux fonds de corridors teintés de suie. Les tendons qui emportaient dans leur sillon des univers concrets, qui perçaient les frontières d'inerties émotionnelles. Ils m'attendaient, m'attendaient.

Subtilement, une nouvelle lueur venue baigner les décombres. La charpente démolie au-dessus de moi, ouverte en une gigantesque entaille. Là, se dévoilant à peine. Aurores suintantes au travers des filaments de nuées, au travers des langueurs promesses d'averses. Elle ne se montrait entièrement, mais se trahissait. La lune. Perçant ses rayons au travers des écrans de sombre, suffisamment pour nimber l'endroit de ces influences lactées. Mes vertèbres parcourues d'un nouveau fil, redressant les rivières de moëlle. Esther regardant elle aussi, muette communion. Chaque inspiration sous sa lumière m'était plus précieuse. Exposée avec nous, à moitié inhumée dans le rez-de-chaussée brisé. La cloche, étalée sur un lit de poutres, de pierres, de supports et de mortier entrelacés. Énorme alliage qui avait survécu aux flammes, mais dont le poids avec prononcé la sentence, déchirant les niveaux dans sa chute pour revenir au sol qui l'avait élevé. La lune dansait sur sa surface ses gerbes d'or pâle que la suie n'avait su totalement endiguer. Je regardais la trajectoire détruite, l'ancien emplacement de ses carillons. La tour du clocher tenait encore, mais l'intérieur en avait été éventré, démantelé.
Esther s'extirpant la première de la stase, passait le dôme d'or refroidi, prenait des escaliers que je n'avais vu. Elle prenait de l'avance. Attends-moi Esther ma sœur. Éclairé mon chemin, assuré mes avancées contre les creux avides. Vieil escalier de métal qui avait su tenir front aux températures, chaque marche secouant les rémanences de ce qui avait été. Par intermittence, l'aurore lunaire qui venait jouait dans les plis de sa robe alors que je la suivais, toujours plus haut dans les épaisseurs de la tour.

Je partageais les râles noirs qui siégeaient ici. Les architectures épuisées qui grondaient sous mes pas, nous traversions les niveaux, les uns après les autres. Combien étaient restés prisonniers ici, encerclés par de rampantes hostilités qui n'avaient fait que se répandre et se refermer sur eux. Sous les décombres que nous avions passés, y avaient-il eu des écorchures calcinées, des suppliants démembrés. Sous mes paumes, sur mon corps. Les teintes restantes et prégnantes d'incendie. Sous mes bronches, sur ma langue. Ici, au-dessus de linéarités consommées dans des suies ardentes, pleines de sensations qu'elles n'auraient pu ressentir par elles-mêmes. Des stèles pour nous élever. Muettes, muettes douleurs. Volutes d'informes qui accompagnaient nos gestes, recouvraient des élans de motricités oubliées grâce à nos présences. Les matériaux, la chair. Mêlés en une même noce incendiaire supportant nos gestes. Entachant nos vêtements, souillant notre peau. Nous tournions, tournions dans cette tombe fertile. Les particules goûtaient l'ivresse de nos gorges.

Le sommet, visible avant même de l'atteindre. Toute la toiture avait disparu, perdue, dispersée. Avec notre ascension les parois se faisaient rares, se perçaient d'ouvertures béantes visible de l'extérieur, et le vent s'engouffrait entre ces arcades pour embrasser nos cheveux et nos habits. Humeur iodé dans l'air, nous déchargeant des précédentes saveurs. Encore quelques marches. Avant d'échouer sur le plateau démoli.
Ce promontoire, cet autel surélevé. Les pierres rémanentes répandues en des monticules instables, les fondations de l'édifice encore saillantes, ossatures levées haut dans l'air. Et, sauvegardées dans des monticules de terre et de larges bacs, les croissances fertiles, s'élevant en de subtiles ramifications, embrassant les arêtes décapées comme de cendreux lierres. Je regardais autour de moi les jardins d'Esther aux pousses nombreuses, les champs d'herbes sauvages qui proliféraient entre les briques débitées. Et les délicates floraisons sustentées des averses et des intempéries, plus à même de s'exprimer en de silencieuses vapeurs. La clarté nocturne en soulignait les teintes pâles. Ses doigts, dans leur soin et leur culture, leur avaient partagés sa douce anémie. Comme elle m'en avait communiqué les veines. C'était donc là, la source de ses semences, le plateau de ses expériences.

D'entre les tiges herbeuses qui bordaient les limites du clocher, l'on pouvait regarder les toits endormis, voir le dessin des entrelacs successifs et complexes qui définissaient la ville. Je pouvais l'observer, elle et ses extensions, en voir les bras fermés. Un courant d'air, clarifiant mes pensées, décrassant la pression de mes tempes éreintées. Brises humides venant rafraîchir mes yeux et mon visage, je fermais les paupières pour en profiter. Ces brises salines balayant la matière détruite. Absolument aucune étoile. Tous les yeux étaient endormis. Les nuées désertées de cette présence que je ne faisais que rechercher. À peine son faible halo deviné, quelque part, pendant quelques instants, avant de sombrer à nouveau. Ce n'était rien. Me serait-elle si précieuse si elle répondait à tous mes appels. Il fallait faire hurler la lune pour lui rendre honneur. Mais j'aurais désiré voir cette serre baignée de son influence, ces pétales contrastées de ses soupirs et de sa froide rosée.
Feint bruit dans mon dos. Je me retournais, pour la voir debout sur l'une des ruines informes, mains vive et factice jointes ensemble, juste de l'autre côté de l'ouverture béante provoquée par la chute de la cloche. Figée, son regard portait au loin, par-dessus les débris, par-dessus les volutes informes des miasmes nocturnes. Je suivais la direction de son visage pour essayer de deviner ce qui semblait tant l'emplir. Je distinguais la silhouette du phare, tour noire toujours éteinte, le fracas de sa lumière retirée de ce monde. Toute la ville, dans cette panne et cette angoisse prolongées, placée sous l'effet d'une léthargie comme surnaturelle, forcée. Inerte. Les prémices de son abandon. Qu'elle ne s'éveille pas. Mais elle ne regardait pas ces entrelacs modernes. Au-delà des murs, une autre obscurité, différente de celle qui tombait en pluie sur l'horizon des armatures du monde.
- La mer.
Esther souriait, et moi avec elle. Depuis combien de temps n'avais-je pas pu la voir, occultée derrière les punitifs remparts. À la hauteur où nous étions, nous pouvions en distinguer qu'un infime soubresaut, une teinte à peinte différente de ce qui l'entourait. Et c'était comme si la mer était supportée de ces éclosions qui caressaient nos jambes et nos mains, qui nous gardais en leur sein. Ses fleurs nous dressaient un chemin pour nous retourner à la mer. Elle était distante encore. Mais cela suffisait à me donner une nouvelle vigueur, une volonté rafraîchie de partir d'ici, de quitter ce corps en décomposition. Avec elle.

Je contournais l'effondrement central pour rejoindre Esther, me suivant du regard. Elle s'était assise sur des pierres entassées, à quelques espaces seulement du vide. Debout à ses côtés, je la sentais en plein éveil, toutes ses auras nous enlaçant dans une nimbe invisible.
- Aurais-tu d'autres clés permettant d'ouvrir d'autres portes ?
Souriante elle inspirait, prenait le temps nécessaire pour parler.
- Non, c'est la seule que je possède.
D'où je me tenais je pouvais apercevoir les chutes qui n'attendaient que nous, plus bas.
- C'était un cadeau de sa part, après notre arrivée. Il avait voulu se faire pardonner.
Prononcé comme dans un soupir, je la voyais sourire.
- Dès qu'il m'a installé dans cette ville, avant la levée des remparts, je venais souvent seule ici. C'est le seul endroit où j'arrivais à me sentir quelque peu chez moi.
Ses mots, itérés comme absente, regardant dans le vide en direction de la mer, jouant de ses doigts avec la clé qu'elle avait noué autour de son cou.
- Alors il m'a aidé à en faire un verger.
Quelle ville t'avait perdu Esther, quelle contrée a premièrement posé les yeux sur ton corps. Elle m'adressa un sourire, avant de retourner à sa contemplation. Nous restions ainsi un moment sans rien dire, perdus dans cet instant, tandis que je savourais, me gorgeais de cette nuit trop parfaite, de ces instants dont je voulais m'arroger l'enzyme. Bientôt. Bientôt je serai prêt Esther. Tu ne partiras pas.
- Sais-tu où il se trouve ?
Elle pointait en direction d'un point précis et lointain dans la ville.
- L'une des centrales électriques. C'est là que j'étais sensée le rejoindre, là où il avait besoin de moi.
- Et sais-tu ce que tu devais faire ?
Absence de réponse immédiate, je savais quand il me fallait ne pas outrepasser mes limites.
- On dirait que l'averse va reprendre.
Esther rompait le silence, me rappelant les réalités de notre exposition. Esther. Cette fois je ne te décevrai pas. Cette fois je ne t'abandonnerai pas. Je te l'avais promis. Une suprême étreinte, une dance souveraine. La voyant paupières fermées, je comprenais. Elle offrait ses adieux à ses plantes et à ses croissances qu'elle avait veillé pendant ces derniers mois. Elle quittait ses jardins, se préparait à ne plus les voir. Et elle partageait cette sphère avec moi. Même consumés, et supprimés sous les braises. Ces cosses continueront de croître. Nos graines entremêlées nous survivront, quoi qu'il advienne. Ici, hors de portée de l'acier, hors de portée de la ville, loin de toutes ces absences. Comment pourrais-je ne pas te sauvegarder de cette manière que tu désires. Au bout d'un moment, afin de tromper les premières tombées de pluie, elle entamait les gestes pour quitter ses serres. Je lui tendais ma main pour l'aider à se relever, lui offrais un appui alors qu'elle secouait cendre et poussière de ses habits. Avant d'entamer notre descente.

Nous ne pouvions nous y perdre plus longtemps. Nous redescendions ce promontoire abrasé, manquions de nous effondrer dans les gravats qui nous en avaient offerts l'accès. Nous aurions presque ris, si nous étions moins prudents. Elle m'aidait à me remettre sur mes jambes et continuer, je prenais son bras quand des marches lui semblaient incertaines. Dans la progression de nos soutiens réciproques, dans l'intimité de nos corps éprouvés. Ne t'éloigne jamais, ne-
À mes côtés Esther perdant pied, se maintenant avec peine. Drainée. Un nouvel accès, une nouvelle crise. Son visage exsangue, sa pâleur magnifiée, tentant de récupérer un souffle qui ne lui venait plus. Luttant contre ses bronches laminées, retenant les caillots perçant ses lèvres. Je nous arrêtais, la déposais sur le seuil d'une porte condamnée, regardant sa carrure affaissée alors qu'elle essayait de contenir sa toux phtisique. Accroupi face à elle, j'essayais de repousser ses cheveux en arrière.
- Parle-moi, est-ce que tu peux continuer ?
Quelques secondes avant qu'elle ne parvienne à retrouver la voie de ses poumons, puis à relever le visage pour me regarder, épuisée.
- Je me sens mieux, ça va aller.
Elle tentait de me sourire au travers de son éreintement. J'avais deviné la peine nécessaire pour prononcer ces mots. Et déjà elle entreprenait de se lever pour reprendre sa marche. Hors de question. Sans la prévenir je passais son bras par-dessus mes épaules, ma main sur sa hanche pour prendre son poids sur moi, la maintenant du mieux que je le pouvais. Surprise elle n'avait pas essayé de lutter, se contentait de me regarder, encore frêle. Je marcherai pour nous deux. Je nous tirerai aussi loin que nous le pourrions. Esther, ma sœur. Nous marchions ainsi pendant quelques temps, claudiquant partiellement, la chaleur de ses membres qui se communiquait progressivement aux miens. Entre deux toux qu'elle essayait en vain de réprimer elle m'indiquait d'un geste la direction. Inerte nuit, aucun son ne parvenait à mes sens, aucun mouvement pour trahir une quelconque présence. Mais pas de repos, aucun, jusqu'à ce que nous soyons derrière nos remparts d'ombres, à l'abri de nos citadelles de cire. Au milieu d'une rue je devinais qu'Esther avait besoin de reprendre son souffle au son de sa respiration malaisée. Je l'aidais à s'adosser contre le mur d'une bâtisse de brique, tête pendante, les yeux fermés, alors que sa poitrine se soulevait avec effort. La bruine reprenait dans notre pause, et les pierres qui s'étendaient au-dessus d'elle peu à peu buvait l'humidité, l'offrait en écoulement à nos épaules. Je restai près d'elle, veillait à sa restauration. Elle agrippa mes doigts de sa main froide avant de me regarder, prête à reprendre. Ma mutilée. Je l'aidais à se redress-

Rumeur ambiante qui prenait de l'ampleur, je ne le remarquais qu'à présent. Sourde, sourde montée. Que se passait-il. Vrombissement sous-terrain la terre grondait sous nos pas. Quel était cet orage inhumé. Comme mille battements d'ailes enterrées. Murmure progressif qui s'étendait tout autour de nous, bruits de brisures nouvelles, étirant des réseaux de câbles dessiqués. Esther immobile elle regardait autour d'elle paniquée. Au-dessus de nous, un lampadaire mort. Le verre de l'ampoule qui grésillait, grésillait comme une menace. Clignotements proches, éteints, fatigués. Les autres luminaires de la rue. Éclats imperceptibles de l'ambre sous leur verre. Non. No-
Explosion soudaine ignée empalant mes yeux. La lumière. Retour à la vie débordant mes rétines, le son de l'électricité courant les câbles avec une trop forte charge vrombissait, assourdissait tout. Mais j'entendais crier Esther. Esther. Esther. Aveuglé j'essayais de prendre sa main en vain, partir, nous devons partir. Dans le crible impitoyable qui avait saigné mes yeux j'essayais de parvenir à la distinguer, de récupérer sa forme. Ne voyais qu'une silhouette, mains compressées contre ses oreilles, tituber devant moi. Ne lui faites pas ça, ne lui faites pas ça. Heurtant ma jambe, manquant de m'écrouler, comprimé contre le mur. Impossible de tenir mes yeux ouverts. Juste le temps de la voir s'éloigner. Et hurler, hurler. Arrêtez cette lumière, arrêtez ce son. Laissez-moi la rejoindre arrêtez de lui faire du mal. Concentrant mes nerfs sur mes mouvements, trop lent, trop lent. Elle prenait toujours davantage de distan-
Dans le grésillement continuel, le sifflet strident. La milice. C'était eux, c'était eux qui nous faisaient cela. Rage innervant mes artères, lève les piliers de fureur emmagasinée. M'accrocher à la pierre pour la rattraper, la rattraper avant qu'il ne la prenne. Autre sifflet, des rumeurs de poursuites, des mouvements de fuites, plus proches, trop proches. N'osez l'approcher, n'os-

Relevant mes paupièresmeurtries, je ne la voyais plus. Je l'avais perdu. Déchirure, hors dequestion. Aveugle je courrais dans sa dernière direction, fracassé par lesluminaires ranimés, talonné par les limiers qui voulaient nos gorges et nosviscères et nos os. Jamais, jamais. Course aléatoire, débâcle de mes membres. Formesen fuite passant une ruelle adjacente, tous traqués, tous à genoux face auxlueurs de la confusion. Sirène fendant l'air écrouant mes articulations,déchirant la nuit ranimée. Une autre direction, une autre échappée. Où, vite.Les tracés stigmatisés de mon bras qui s'imposaient à mes sens, renversaientles incrustations à l'idée des traques qui étaient lâchées à l'extérieur.Canines, molaires, déchirant mes chairs. Esther. La chasse interrompue,relancée. Aucune trace d'elle, la harde que je sentais se presser autour demoi. Détour d'une rue, je dois aller plus lo-
Arrêté brusquement face au vide. Sur le seuil de dalles écroulées qui avaientconstitués un pont maintenant effondré. Et au-dessous, la rivière insane quicourrait la ville, qui rongeait la pierre. Aucune ruine ne m'est assez, aucuneruine ne peut me retenir. J'entendais les courses qui traçaient les ruelles,les pas précipités de poursuites multiples. Imprécations vociférées, étoufféesdans la panique. Mon regard tombant sur les limites de ces pierres. Par-dessusles gouffres. Sous les huiles occultées. Rumeurs rapprochées, répétées.Médiocres ruées. Je ne sombrerais pas ici, je ne me laisserais ravir ainsi. Jeregardais l'espace me séparant du vide, inspirais. Courrais. Cavalcade de furiedésespérée le gouffre s'ouvrait se rapprochait dans l'impulsion soudaine de mesjambes. Bronches suspendues dans les air, absence, rapide. Surface transpercée.Apnée dans l'arc de descente. Sombre dans les fiels cinglants. Lesouffle. Disparition

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