Chapitre 10
Je me suis éveillé encore plus profondément dans le nid cette fois. Je sens mes pas s'enfoncer dans la terre meuble et froide. Dans le creux de mes empreintes se répand un liquide noir, poisseux, dont le sol est chargé, plus que dans les autres chambres. Tout autour de moi, d'immenses et mortes sentinelles jonchent le grand plateau désolé. Des échos me dessinent ces lieux dans leurs activités passées. Des mouvements imperceptibles dans les ombres, des râles de vies, de déplacements, de mastications, il ne reste rien. Il n'y a qu'un pesant silence qui enlise ce mausolée toujours plus profondément. Du sol imbibé et des murs humides transpirent de fines vapeurs saumâtres, blanches et comme maladives. Elles s'accrochent aux extrémités des gigantesques carapaces évidées, des titanesques armures abandonnées. Empilées les uns sur les autres dans un chaos d'articulations, de segments brisés, de mandibules désaxées et d'abdomens impitoyablement ouverts. Leurs yeux reflètent la constante nuit de cette tombe souterraine. En m'approchant d'eux, je peux voir l'air chargé d'humidité se répandre sur les surfaces lisses de ces corps oubliés. La brume rance fait perler une sueur mortuaire sur les géants qui se sont auparavant affrontés ici. J'éprouve de la difficulté à avancer entre eux. Les passages sont étroits tant ils sont nombreux à être tombés. Qu'est-ce qui les avait tous attirés ici ? Je pénètre plus avant dans le charnier dessiqué, et un changement s'opère dans les carcasses amoncelées. Là où les corps se mélangeaient sans ordre, se brisant les uns contre les autres, maintenant certains se tournent, s'avancent dans une même direction. Les yeux vidés, d'un noir d'absence, regardent au-delà du champ qui s'étend autour de moi. Tout dans la physionomie, dans l'articulation des membres, indique ce changement. Les corps s'étirent hors de l'emprise des autres pour mieux s'élancer, se traîner dans des positions où la rupture des os était inévitable. Des pattes supérieures agrippant les suintantes parois, s'arrachant à l'aide des restes d'insectes plus en avant. Tout pour s'avancer, si ce n'était de quelque mètres supplémentaires, avant de s'éteindre. Ruée interrompue par les souffles délétères. C'est au travers des mandibules, figées dans leurs dernières congestions, que je perçois le mieux cet élan désespéré, ultime, où les dernières forces se sont consumées en vain. Et plus je m'avance, plus je dépasse de ces titans silencieux, et plus ils se font rares, éparses, solitaires. La majeure partie des insectes se trouvent maintenant dans mon dos, et il ne reste que les plus tenaces, les plus impitoyables pour mourir plus loin que les autres, pour répondre à cet appel irrésistible. La vue est dégagée, moins encombrée, mais la place vacante s'est remplie des vapeurs de brumes, des humeurs d'humidité, pour occulter mieux encore que l'obscurité ce qui doit se tenir devant moi. Des mouvements dans les volutes exhalées trahissent une perturbation, un air contraire, différent de celui qui sévit ici. Plus froid, plus frais, rompant avec la rance lourdeur alentour. Mes pas résonnent sur ce sol, cet agrégat de terre et de corps fossilisés, d'anciennes dépouilles ingérées et solidifiées par les temporalités successives. Et je traverse le rideau mouvant pour atteindre l'extrémité du plateau. La chambre, comme les murs qui l'encadrent, s'arrêtent brusquement dans une découpe abrupte, à l'image d'une antique et nette érosion. La fraîcheur de l'air succède à la pesante sueur de décomposition, et de légères brises viennent à ma rencontre, tandis que domine le son des vagues se brisant contre les fondations de la falaise.
La mer.
Je ferme les yeux, et me gorge du sel qui infuse chacune de mes inspirations. Cette ouverture de la galerie où je me trouve donne sur un océan souterrain, plongé dans une nuit perpétuelle. L'obscurité est presque totale, et je suis incapable de savoir quelle distance me sépare des flots plus bas, ni jusqu'à quelle hauteur monte ce flanc creusé. Dans le toit de ce monde oublié courent des fissures, des puits forés se jetant dans le vide qui amènent avec eux la faible lueur de strates supérieures. Diaphanes émanations à peine distinctes, à peine suffisantes pour être perçue par des yeux accoutumés à ramper dans l'ombre. Elles accrochent les vagues noires qui font fureur au-dessous, éclairent l'écume éclatée. Je ne peux qu'imaginer l'étendue de cette mer, la taille de ses torrents qui s'abattent les uns sur les autres. Je les vois aussi loin que les reflets me le permettent. Aussi loin que le veut le nid.
Sonorités sourdes de pluies répétées. Râle de poussière couvrant mes paupières. Empêtrant mes cils. Mouvements d'éveils, j'en étais couvert. Ma chevelure prise dans ses étreintes. Je me redressais lentement, reprenais mes sens. La pièce était encore sombre, la nuit toujours présente. Je n'avais dû m'absenter que quelques dizaines de minutes. Je ne pouvais rester ici indéfiniment. Si la milice m'avait repéré, elle devait avoir abandonné ses recherches maintenant. Fouillant mes poches, je me rendais compte avec amertume que j'avais perdu la clé de mon corridor. Disparue dans mes fuites enfiévrées, laissée dans mon dos. Encore embrumé, je sentais mes viscères s'imposer à moi. Il me restait encore des vivres au refuge. Mince lueur venant caresser l'ombre de ma retraite, danser les particules de sommeil. Ce pâle halo. La lune. Depuis combien de temps n'avais-je pu la voir. Je me levais en m'aidant des murs, rejoignais la porte pour m'y presser, écouter. Les frêles rayons empoignant mes jambes, passant entre les embrasures. Rien, si ce n'était l'écoulement continuel. Il devait être sûr de sortir désormais. Je levais la barre de mon bras valide, laisser le vent engouffrer l'ouverture.
Les averses. Trombes diluées m'enlisant de leurs bras nombreux. Debout, sans surface pour me séparer de leur influence. Nettoyant mes écales. Dans les nuées chargées, indistinctes traces, laiteuses mémoires. Dissimulée encore. Je la verrais à nouveau tôt ou tard. Autour, les bâtiments de nuit, enserrés d'acier. Allons, il me fallait trouver un chemin. Croisées, dérives, contours. Prudence. Jusqu'à reconnaître les envers pavés. Le postulat de cette tentative, imprégnant mes pensées. Ce n'était pas un échec. Je buvais les pluies bestiales, m'en abreuvais aux lisières d'étranglements. Je le sentais profondément. Ces langues éparses fouettant mon visage, comme de constants rappels de leurs réalités, de leurs droits. Revendiqués. Il n'y avait plus rien à retirer ici. Marche, marche. Retournons ramper dans les terriers filandreux de nos hématies strangulées. De la patience. De l'endurance. J'entamais ces premiers pas hors du site pour me répandre et m'évaser dans l'égide aqueuse de ces restes d'ouragan.
En me retournant, éclat grondant dans la nuit, non loin de l'endroit que je venais de quitter. Le hangar. Où s'était déroulée l'étrange procession. En feu, illuminé des langues ignées, propagé à ses architectures délaissées. Lève-nous, ô cheminées d'incendies. La frégate rouillée avait partagé son ignition. Drape mon avancée, accompagne mon ascension. Ces résistances, ces pressions, alors que je reprenais. Le vent qui s'engouffrait sous moi pour me repousser, m'enlaçant de son euphorie, emportant dans son sillon hurlant les traits cinglants qui ranimaient chacune des parcelles assoiffées qui s'éveillaient sous les couches de cartilages qui rigidifiaient ma peau. Les ruisseaux spontanés vomis d'entre les bâtiments, rejetés des canaux artificiels. Ce n'était pas un échec. Dévore moi. Prends-moi dans tes cataphractes écumées, bouillonnantes, malmène la matière pour en façonner une nouvelle chair. Chaque rafale mordant mes membres trempés. S'il y avait de tels autels, il devait alors y avoir d'autres accès, d'autres caches. Les tracés urbains indistincts et inintéressants. Je n'avais qu'à suivre les écoulements. Et revenir, revenir une fois de plus. Noie moi. Je n'étais pas encore parti, je n'avais pas encore abandonné. Les tourbillons salins, haleines marines perlant mes inspirations les plus nécessaires. Mon lien, le fil qui me retenait à elle. Cryptiques furent mes gestes, mes souffles. Et poreuses mes tempes. Peu importait la faiblesse si l'averse en emplissait les lits évidés. Je n'avais qu'à me laisser porter. Suivre les appels des courants, humer les étirements des embruns. Me diluer. Et m'effacer, m'effacer dans les fanges renouvelées d'intenses rivières. Porte ces pas, ramène les. Tous mes ligaments encore vibrants de ces chapitres ressentis.
Fragrances, fragrances effacées, les restes mémoriels de ces rares entrevues qui s'arrogeaient mes sens. Éclosions séchées, bourgeons de poussière. Pourquoi maintenant ce rappel. Cruel nectar, cautérisant et ouvrant mes émotions dans de semblables coulées. Pourquoi me revenait-elle à l'esprit main-
Transpercé, mutilé sur les fils de sa vue. Implosion de mes échines et de mon dos en une sanglante ouverture sur le monde, diluant et répandant les encres brûlantes de mes instabilités foudroyées. Buées immatérielles qui me quittaient en de brutales et douces hémorragies. Surpris dans mon départ, subtil hasard. Sa présence, comme une continuelle blessure, répondant aux affaissements soudains des caves de mon torse morcelé. J'étais en train de fuir par les milles entailles qui résultaient de son regard, m'écoulant dans les vibrations inespérées de pouvoir la revoir, de pouvoir goûter une fois de plus aux fleurs carmines qui poussaient sous les lacs immaculés de sa peau. Elle. La ville, et les mémoires, et les heures, et les années, annihilées en un seul éclat me rivant, m'embrassant dans ses influences torrentielles. Ouvert, ouvert, m'échappant par les brumes qui s'écoulaient hors de mes vertèbres brisées. Elle, ici, dans les derniers sarments de mon exil.
Et je la voyais. Adossée contre le mur d'une ruelle qui descendait du hangar en feu, me faisant maintenant face. Elle me fixait, bras serré sur son ventre, air de satisfaction épuisée sur les lèvres. Dans ces lueurs de bruine, je pouvais la regarder comme je l'entendais. D'un bref et impulsif mouvement d'épaule, dégagée de sa position pour s'approcher. Elle était vêtue d'un épais manteau noir usé, celui d'un homme, dont le col boutonné encerclait sa nuque. Si pâle. Bien plus que la dernière fois que j'avais pu la voir. Et ces longues et fines mèches noires trempées, retombant en cape, accrochées à ses mouvements, sensiblement tremblantes dans les brises qui s'engouffraient entre nous. Bien que dissimulant la partie mutilée de son visage, elles ne parvenaient à pleinement occulter les cicatrices, ni les profondes cernes rouges qui acéraient son regard. Placée devant moi, un sourire d'anémie modulant ses lèvres tranchées.
- Tu n'es plus le seul à suivre les gens dans les ruelles désormais.
Silhouette de ruine, irriguant les flots qui devaient nous couvrir. Parfaite. Je souriais sans mot dire, lui indiquais de me suivre. Le chemin du refuge, suivi. Nous avancions, silencieux, prudents. Sa présence dans mon dos, palpitant mes clavicules. Elle me suivait. Jusqu'aux lisières retrouvées. Je l'invitais à entrer, ma semelle plongeant dans le rez-de-chaussée inondé. Feints et tranquilles écoulements, imperturbé par cette rupture. Je refermais derrière elle, tandis qu'elle faisait ses premiers pas à l'intérieur, apportant avec elle les teintes désirées, fendant les ondes grises. Allumettes craquées, lumières troubles sur cette retraite, les mèches disposées en hauteur. Je ne pouvais que la regarder, n'osant briser les stases tapissées entre des entrelacs complexes qui semblaient suspendues dans le vide comme des toiles de sensations.
Elle inspectait les lieux avec curiosité, se mêlait dans ces sphères d'ancienneté. Son manteau, déboutonné, afin de libérer ses mouvements. Elle tournait lentement sur elle-même alors que je la regardais faire.
- Je ne connais même pas ton nom.
Sa réponse, sans même me regarder ou se tourner vers moi, continuant à fureter.
- Je m'appelle Esther.
Esther. Subitement immobilisée, me tournant le dos, sa ronde interrompue. Sa main valide cherchant un appui, échouant contre le dossier d'une chaise afin de se maintenir.
- Que se passe-t-il ?
Elle ne répondait pas, restait figée, inspirant péniblement, son manteau pendant largement sur ses épaules. Je m'approchais, la contournais pour lui faire face. Ses traits tirés, éreintés, elle semblait ne pas me voir, absente et exsangue.
- Je vais avoir besoin de tes mains.
Sa voix avait faibli, les plis de son manteau pendant librement alors qu'elle prononçait ses mots. Dans les dansantes lueurs, exposant l'ancienne chemise blanche délavée qu'elle portait. Maculée de rouge, imprégnée de tâches écarlates. Je repoussais le manteau par-dessus ses épaules, le retirais pour le laisser tomber à ses pieds. Le bas de sa chemise, gorgé de sang, éclatant de contraste sur le tissu vieilli. Elle ne bougeait toujours pas, et me regardait faire, comme absente. Je dénouais lentement les lacets lâchement attachés pour découvrir sa peau, m'assurer de la gravité de son état. Comme leur texture caressait mes sens. Ouverture progressive sur son épiderme mutilé, je redécouvrais les cicatrices que j'avais pu goûter lors de cette nuit. Concentre toi. Sa poitrine, barrée par une écharpe noire, tranchant avec la connue pâleur anémique de son corps. Je restais interdit quelques instants en découvrant les teintes vives qui s'étaient étendues sous ses mouvements. Ces humeurs sanguines, exhausteur de ses tracés. Je fermais les yeux pour me ressaisir, pour reprendre le flux de mes expirations. Ce n'était pas le moment. Elle ne pouvait soigner une telle plaie avec sa prothèse. Je terminais de repousser le col de sa chemise derrière ses épaules alors qu'elle suivait du regard mon visage, mes mains. Je la sentais me scruter, épier chacun de mes gestes. Regarde-moi, ne te détourne pas. Tout son flanc était carmin.
Je fixais une bougie à proximité afin de distinguer la plaie. À genoux, devant elle. Plaçais mes mains sur ses hanches saillantes. Les ruées de frissons électrisant mes membres à ce contact. Mes doigts, maintenant tâchés du rouge qui était le sien, entremêlés. Partagés. Une entaille cramoisie, presque noire, légère à première vue, qui s'étirait dans sa chair. Perspiration liquide qui en suait encore sensiblement, presque imperceptiblement, au gré de ses respirations. La plaie ne me semblait grave. Mais beaucoup de sang avait été perdu, en partie bu par les pans sombres de sa jupe. Il fallait s'en occuper immédiatement. Je pouvais sentir les vapeurs d'oxyde qui venaient subtilement se porter à mon visage, emplissant lentement mes sens. En levant mes yeux vers elle. Elle me regardait toujours. Il devait y avoir de quoi la recoudre dans le cabinet, du matériel néc-
Dans un geste que je sentais éreinté, elle pointait, m'indiquait l'une des poches de son manteau laissé par terre. J'y cherchais, et en sortais une mallette, petit coffret de cuir usé au loquet brisé. Dans mes mains j'inspectais le contenu. Aiguilles, crochets, fils, bandes de gaze. Tout semblait éventé, usé à maintes reprises. Ils devraient faire l'affaire. Elle retirait lentement sa chemise, laissait échapper de sourdes plaintes en la passant le long de ses bras, avant de la laisser retomber sur le sol. J'apportais plusieurs étoffes de linge, de quoi laver cette blessure. Debout, dans la pièce. Elle ne portait que sa jupe, sa peau. Son anémie, et ses éclats de fatigue. Le nacre, et l'encre. Ces vibrations sourdes. Elle refusait de s'assoir, mouvement négatif et las de son visage dans le roulement de ses cheveux. Elle s'était appuyée sur le dossier, se maintenait debout, prête. Monument de ruine. Je m'approchais, me tenais presque contre elle. Et ses yeux épuisés qui attendaient que je commence. Je trempais la première étoffe dans l'eau qui suaient du sol, rémanences d'averses, et l'appliquais délicatement sur sa peau. Brusque crispation sous le contact glacé. Mais elle ne montrait aucun signe de vouloir arrêter. L'eau se maculait des premières expressions d'un rouge translucide alors que j'y épongeais le linge. Filaments rougeâtres exprimées de cette matière, qui venaient se perdre dans des courants que je ne voyais pas. Je pouvais sentir sa peau sous mes doigts, au travers du tissu, au travers du sang. Les cicatrices. Et je sentais son souffle en difficulté tomber jusqu'à mon visage, hachuré de soubresauts plaintifs. Les gémissements de sa voix. Ressaisis-toi. Je devais me concentrer. Esther. Je prenais sa main et la déposais sur le tissu imbibé, lui indiquant d'en compresser fermement la blessure. Je m'étais écarté quelques instants, avais rejoint la salle de bain sous prétexte de me laver les mains. Pour passer mes poignets brûlants sous l'eau froide. Pour m'écarter durant ces prochaines secondes. Liquide tournoyant, maëlstrom écarlate, spirale vermeille. Mes mains. Mes mains qui commençaient à trembler sous les trombes instables de cette proximité. Assez. Je me passais le visage sous l'eau, étirais mes doigts comme si j'aurais voulu en séparer les jointures. Inspirations contrôlées, répétées. Maintenant. En me voyant revenir, elle avait posé le linge sur la grande table de bois, et s'était adossée contre elle, y appuyant sa main et sa prothèse.
- Es-tu sûre de pouvoir tenir ?
Simple sourire silencieux en guise de réponse, soulignant les traits fatigués de ses heures passées. Bien sûr.
Je me plaçais à genoux devant sa chair ouverte, le coffret, à portée de main. J'en tirais une aiguille avec une pince et y nouais solidement le fil de suture. Anciennes pratiques que je n'avais jamais apprises, je ne savais comment faire. Ses doigts, m'indiquant les procédés qu'elle connaissait. Sous la tutelle de ses indications. Rien n'avait été perdu. Je la regardais une dernière fois, son visage. Elle restait impassible, malgré sa pâleur, malgré le visible épuisement physique de son corps. Avant de me concentrer sur sa plaie. Par gestes et par murmures, me disant quel élément récupérer, quelle pression appliquer. Je prenais une seconde pince pour tenir la partie supérieure de la chair ouverte, et y enfonçais lentement l'aiguille, transperçant la peau pour rejoindre l'autre côté de la blessure. Sa respiration, accélérée par la pénétration de l'acier chirurgical. Ses muscles se contractant en légers spasmes à mesure que je tirais le fil le long de l'ouverture, emportant dans son sillon les résistances de l'épiderme. L'aiguille, passée. Apprends-moi. Je bloquais le fil avec la pince et, en le nouant pour fermer la plaie, j'appliquais un premier point de suture. Je plongeais l'aiguille et les pinces dans l'eau à nos pieds avant de les sécher, et m'apprêtais à recommencer l'opération. Perles effacées dans l'inertie, oubliées. Rythme, dialectique, intimité de nos touchers. Je filais sa chair à plusieurs reprises, sentant ses pulsations sous mes doigts maculés, et y enlaçaient les sutures nécessaires, les unes après les autres. Danses nouées, échanges répétés dans ses soubresauts de soupirs, dans ses sueurs d'adrénaline épuisée. Ses gestes qui n'étaient plus nécessaires. Les eaux entremêlées de rouges, diluées les encres carmines dans ces flots tranquilles. L'aiguille, à nouveau posée contre le dessous de ses tissus vifs. Endure avec moi. Et la plongée supplémentaire alors qu'elle basculait sa tête en arrière pour combattre la douleur. Pas une plainte, pas un cri. Les vibrations de nos fermetures. Les secondes attachées, suspendues dans des tensions qui se cousaient entre nous. Un autre nœud, une autre pénétration. Ses doigts valides se comprimant contre le bois de la table, les nerfs qui dansaient sous sa peau. Les susurrements de ces allées, tapisserie exsangue et gorgée des palpitations de mots qu'il était inutile de prononcer. Jusqu'à ce qu'elle soit refermée. Je laissais retomber les outils souillés dans le coffret. Elle était restée debout, jusqu'à la fin. Sa main crispée contre le bois, ses dents rongeant ses lèvres pour étouffer les plaintes que l'aiguille voulait lui tirer. Je me relevais sous son regard faussement vacillant, et enroulais un ruban de gaze autour de son ventre. Le tracé de ses hanches, les lignes de ses flancs. Respirations prolongées, c'était terminé.
Sa prothèse glissant, perdant son appui, je me précipitais pour la rattraper. Esther. Agrippant mon bras qui enlaçait sa taille, sa tête lâche, essayant de respirer, de récupérer l'air qu'elle ne parvenait à ingérer. Que se passait-il, que t'arrivait-il. Contractions de ses membres, sa gorge retournée en un spasme violent. Brisée sous les impulsions de toux assassines, elle tentait de se détourner pour laminer ces poumons en des tentatives d'inspirations manquées. Je l'aidais à rejoindre la chambre et la déposais sur le matelas. Recroquevillée, se tenant sur un poignet fébrile, garrotant ses lèvres dans les plis comprimés du drap. Elle ne parvenait à étouffer les ruptures de ses bronches. M'approchant d'elle. De sa prothèse elle m'avait fait reculer, la laisser seule à ces écorchements internes. Elle essayait, luttait pour ne pas s'effondrer. Esther. C'était donc son nom. Tremblements supplémentaires. Sa paume sur le point de lâcher sous l'affaissement de ses poumons. Ne chute pas. Je rattrapais son épaule alors qu'elle glissait, épuisée, afin d'éviter de trop violents chocs. Effondrée sur son flanc, l'air brutalisant sa trachée en des expirations rouillées, élimées. Les yeux fermés, les veines noires de ses cheveux recouvrant la pâleur de son visage. Apparaissaient encore les lèvres entrouvertes, repoussant le voile parcellaire de ses haleines éprouvées. Je relâchais son épaule. Elle avait perdu connaissance. Souffrante, sombrée dans les retranchements de brutales absences, malgré les sursauts occasionnels qui s'arrachaient de ses inspirations malaisées.
Je la regardais. Oubliée, ruinée. Dévorée. Se perdre dans les visions de ses conséquences. Mes mains, pleine des écoulements vitaux, battant de concert des deux côtés de cette barrière de fer. Quelle belle couronne qu'était celle de son prénom. Elle devait se reposer, reprendre des forces. Je déposais une simple couverture sur son corps, laissais la pièce se teinter de son sommeil avant de la quitter. Je respirais. Instinctivement je portais mes yeux sur l'ouverture trompeuse du refuge. Fermée, scellée. Enfermé sous ses façades éteintes, dans les égides continuelles des averses et de ses expirations effacées. En sécurité. En sécurité, à l'abri, loin du monde qui aurait voulu creuser dans ces espaces. L'attention aiguisée qui se diluait dans ces sensations qui perduraient au travers de toutes mes fibres. Je ne m'étais pas rendu compte de ma propre fatigue. Je rejoignais le cabinet, son canapé de cuir usé, et m'allongeais, prêt à intervenir si besoin. Je ne pouvais supporter l'idée de m'éloigner, de l'éloigner encore une fois. Que mes cernes montantes s'effacent dans son influence. Je pouvais sentir les craquelures du sang séché sur mes paumes alors que j'essayais de les mouvoir. Je n'étais pas surpris de constater à quel point sa santé semblait rongée. Fidèle à ce que j'avais pu pressentir en la regardant toutes ces fois. Endurer, aussi longtemps. Les yeux fermés, à chercher à m'estomper. Esther. Assoupissement progressif, pétrification de mes membres. Esther. J'étais tenté de le faire rouler sur ma langue, l'aiguiser contre mes dents. Non. Jamais je ne prononcerais ton nom. Ne l'entacherais dans des contextes qui ne te méritaient pas. Pas ici, pas dans ces conditions. Conscience parcellaire, écliptiques absences, entrecoupées de ses images. Les contacts de sa peau, ses hanches contre mes paumes. Mes veines qui s'engorgeaient à nouveau, palpitaient. Ses lèvres fendues.
Soudainement levé, il m'était impossible de m'endormir de cette manière, de calmer le flux des pulsions qui grondaient sous mes yeux, sous ma mâchoire. L'avoir enfin si proche de moi. Pouvoir la toucher. Je sentais, m'enivrais de sa présence, de son odeur, de son aura. Je rejoignais sa chambre, la regardais, éteinte, épuisée. Les lignes de sa nuque, j'apercevais l'endroit où je l'avais mordu. Où j'avais ressenti. Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas briser ce qu'elle constituait, m'imposait à elle dans sa santé détériorée. Je me repliais à l'autre bout de la pièce, me forçant dans l'angle, interdisant de m'approcher mais incapable de la quitter. Elle était là. J'avais encore d'imprimé sur ma langue le goût légèrement salé de sa peau récemment utilisée. La contraction de ses veines sous tension. Les aspérités de ses cicatrices. Je devais me contenir. Me précipiter sur elle pour goûter de nouveau à sa vie, comment pouvais-je l'envisager. Indigne, indigne. Je voulais ressentir une fois de plus ces décharges, ces libérations férales contenues dans sa chair. J'essayais de divertir le courant de mes pensées, de ne plus la regarder. Mais je ne pouvais m'empêcher de continuellement repasser les images de l'étreinte bestiale qu'avait été la nôtre. Elle dormait toujours. Ses cheveux rejetés en arrière, le dos tourné à moi, je pouvais clairement dessiner les contours de son épaule. L'appel. Toutes ces émotions qui m'avaient été reniées pendant des années, toutes ces intensités. La fatigue qui m'empêchait de me canaliser, la nervosité qui m'empêchait de m'enliser. Devais-je lui en parler. Lui remémorer cette étreinte. Et lui faire sentir que je voulais primalement son corps. Comme n'importe lequel de ses clients. Non, non. Je ne pouvais pas la laisser penser cela. Bien plus fort, bien plus puissant était ce que je voulais expérimenter au travers d'elle, ce que je voulais qu'elle expérimente à travers moi. Et je ne pouvais pas sortir pour fuir cette fois, pour épuiser les flots de mes rages. Retournée dans son sommeil. Ses lèvres assoupies, les cicatrices rongeant sa mâchoire. Si belle, si pure. Retrouver l'animalité en plongeant dans une ultime confusion d'instincts et de pulsions destructrices. Je me détournais, m'appuyais contre le mur pour essayer de me calmer, avant de m'arracher à la chambre pour rejoindre le salon.
Assis, sur une chaise. La plante des pieds dans l'eau. À regarder les reflets troubles des bougies réverbérées sur le sol engorgé. À laisser aller mes respirations au gré des volutes qui disparaissaient dans les hauteurs nimbées de tentures et d'ombres. Je me sentais tellement fatigué. Les minutes qui s'écroulaient, perdaient de leur consistance. Mais elle était là. Plus que jamais, elle était là. Mon visage plongé dans mes paumes, à écouter le feint écoulement des averses à l'extérieur. Elle m'avait retrouvé. Je ne pouvais gâcher son nom maintenant. Serres tremblantes, comme les veines me chantaient. Use tes phalanges, use-les.
- Quelque chose ne va pas ?
Surprise dressant ma nuque au son de sa voix. Elle se tenait appuyée contre l'embrasure de la porte, à quelque pas seulement. Compression de mes mains pour essayer de les tenir, de ne pas lui montrer. Compulsion de tous mes muscles pour me sauvegarder.
- Tu ne devrais pas être debout dans ton état. Il te faut te reposer.
- J'ai enduré plus violentes étreintes.
Mes paupières closes. Cesse. Cesse. Lente et insupportable respiration.
- Dis-moi ce qu'il se passe.
Premiers gestes d'approche dans ma direction je me relevais brusquement, renversais la chaise pour reculer.
- Ne t'approche pas. Pas maintenant. Just- Pas maintenant.
Paume sur mon visage comme égide, que rien ne me perce, que rien ne perce à travers moi. Luttant pour contenir mes expirations. Tremble, tremble, trem-
Ses doigts écartant ma main, paralysie de mes nerfs, son regard m'était un sifflement assourdissant. Arrêtez ce bruit. Esther. Esther.
- Je sais que tu ne me feras pas de mal.
Ses paroles non dénuées d'angoisse, prudente, prudente en ma proximité contrite.
- Regarde.
D'elle-même prenant ma main pour la porter à sa joue. Le contact de sa peau. Effondrement de toutes mes pensées de toutes mes furies de tous mes appels.
Bruit blanc. Linéaire. Aucun trouble. Sentant contre mes doigts le tressaillement de ses traits. Ma main ne tremblait plus. Et lentement elle me souriait, avant de reposer ma main. La tension qui arquait ses articulations qui semblait se dissoudre. Je voyais qu'elle luttait pour rester debout, et je l'aidais à rejoindre la chambre pour qu'elle puisse se reposer. Plus un mot, plus un bruit. Elle se laissait aller sur ce lit de fortune, sa main comprimée sur son ventre.
Alors que je l'aidais à se rallonger, supportant ses épaules, les filaments noirs de sa chevelure s'écartaient pour me laisser entrevoir, sur l'arrière de sa nuque, un tatouage dissimulé que je n'aurais pu voir autrement. Juste assez de temps pour y voir une dague, pointe vers le bas, cernée d'un cercle. En me plaçant devant elle, en voyant mon visage, elle comprit.
- Tu l'as vu n'est-ce pas ?
Elle passait lentement sa main au travers de ses cheveux, comme pour s'en rappeler la présence.
- Les filles comme moi ne peuvent tenir seule cette occupation très longtemps. Il y a toujours l'influence de quelqu'un pour se faire sentir, tôt ou tard.
- Est-ce la raison de ce tatouage ?
Un sourire las peignait son visage.
- Oui, c'est sa marque. La preuve de mon appartenance.
- Est-ce que cela veut dire que tu vas devoir partir ?
D'un air détaché, comme résigné, elle prononçait ces mots.
- Si je prolonge mon absence trop longuement, il me retrouvera. Il ne me pardonnera pas un tel écart. Pas cette fois.
Ôtée, alors que je venais de retrouver la voie menant à elle. Ma gorge, nouée.
- Quand devras-tu t'en aller ?
- Demain, au plus tôt. Je ne peux sortir de nouveau pour ce soir, mais je ne peux me permettre de rester plus longtemps.
Je fermais les yeux, laissais la réalisation s'abattre sur moi. Muet, figé. Incapable de prononcer de nouvelles paroles. Toux soudaine reprenant, interrompant notre échange. Après quelques instants, elle se ressaisissait, mais demeurait minée.
- Tu dois te reposer, prendre le temps de récupérer. Je serais non loin si tu as besoin de quoi que ce soit.
Avant de partir, je voyais les nuages de sang qui subtilement perçaient ses pansements, accompagnant son effacement dans le sommeil.
Repos, récupération de nos forces élimées. Je lui offrais mon repas, prétextant un manque d'appétit, taisant ma faim en me sustentant de sa présence, de ce nom que je roulais sur ma langue sans jamais le prononcer. Je ne remarquais que maintenant qu'elle n'était parvenue jusqu'ici qu'avec ce qu'elle portait sur elle.
- N'as-tu pas tes affaires à récupérer, des choses dont tu as besoin ?
Elle était en train de brûler des morceaux de papier avec d'autres bougies, les regardant s'envoler en combustions spontanées.
- Je porte tous mes biens précieux sur moi. Et ils sont nombreux.
- Que veux-tu dire ?
En souriant, elle se tournait vers moi.
- Je collectionne les violences. Je les porte, je les fais mienne.
De ses doigts elle remontait le long d'une cicatrice sur l'un de ses bras, en regardais les discursivités.
- Elles sont là, affichées, inaltérables. Chacun a sa manière de s'exprimer, de s'épancher. Et je suis là pour l'immortaliser.
Comme pour elle-même, elle poursuivait.
- Je ne suis pas un passif vicaire. Je suis le creuset d'où transformer chaque matière brute en des terreaux de vie, chaque effusion en de nouvelles nuits. J'arbore sur mon corps des fleurs de chair et de mort qui sans moi ne sauraient éclore.
Cascade de frissons, je la regardais se perdre dans le tracé de ses propres stigmates. N'avais-je jamais rencontré pareille tour, fière et haute, aux indiscutables fondations. J'ai parcouru si longtemps les landes informes, à la recherche de semblable éclat.
- Tes cicatrices ont-elles des noms ?
- Pas exactement. Je me souviens de chacun des êtres m'ayant marqué, de leur violence spécifique. Mais très peu méritent d'être véritablement nommées. Le plus souvent, les accès de colère à leur origine sont momentanés. Ce ne sont que des possessions temporaires, et dans leur satisfaction, ceux qui les subissent pensent reprendre contrôle. Une fois leur humeur passée, il ne reste plus rien.
Coquilles, écales, fades chrysalides. Parle ma langue, rejoins mes termes. Je taisais la stimulation qui m'imprégnait, le tremblement interne qui était le mien. Essayais de ne pas gâcher ces instants en des émulsions maladroites.
- Et où places-tu ma violence ?
Sourire amusé, légèrement hautain, après s'être volontairement étirée avec lenteur.
- C'est encore à voir.
La journée, passée en d'étranges échanges, tâtant de nos limites réciproques, sans jamais se référer à l'étreinte que nous avions partagé. Je parvenais à tenir en marge ces mémoires, à retenir leurs ruées. J'avais changé le matériel de suture qu'elle avait apporté avec des outils plus neuf, plus apte à être utilisés, en provenance des réserves du cabinet. Avant l'arrivée du soir, je changeais ses bandages, vérifiais la guérison de sa blessure sous son regard amusé alors qu'elle devinait le trouble que me provoquait cette proximité.
- Il va falloir que je parte désormais.
Tempes écrouées, j'avais repoussé, repoussé toute la journée durant ce moment, me refusant d'y penser. Je ne voulais la voir partir, pas maintenant.
- Es-tu sûre ?
Ses doigts sur ma joue, imperceptible contact.
- Je ne suis pas celle qui décide des règles.
Il ne pouvait en être ainsi, il devait y avoir un moyen.
- Qu'est-ce qu'il t'arrivera si tu ne reviens pas ?
Latence, paupières fermées, convoquant les mots, elle se rassemblait. En un soupir, me regardant de nouveau, résignée.
- Il me suspendra.
La teneur de ses paroles, m'échappant. Mais non l'assurance viscérale qui s'y tapissait. Résigné, je l'aidais à se relever, à se déplacer jusqu'au scellé, prêt à sortir. Faux pas, sa chute prévenue à temps. Son visage. Exsangue. Elle ne répondait pas à mes imprécations, perdait davantage de couleur à chaque seconde. Je la soulevais, l'emportais de nouveau sur le matelas. Sous son manteau, vermeilles carnations. La plaie s'était rouverte. Du mieux que je le pouvais je solidifiais les sutures de son entaille, en soignais les ruptures. Ce n'était grave, mais elle ne pouvait partir dans cet état. Lentement, revenue à elle, jurant de s'être ainsi laissée allée, d'être retardée. Il n'y avait de choix pour ce soir. Je m'apprêtais à me retirer lorsqu'elle m'arrêta.
- Ne veux-tu pas rester avec moi ?
Cruelle. Hésitant quelques instants, je tirais un fauteuil jusqu'à son matelas pour la veiller. En me voyant faire elle avait laissé échapper un léger rire gêné.
- Dois-je vraiment me montrer davantage explicite pour que tu comprennes ?
Crispation de mâchoire, conscient de ma maladresse. Dans le trouble qu'elle me provoquait, à nouveau les visions de brutalité, les envies de la creuser de mes dents, de la porter plus loin que ce qu'elle avait jamais pu ressentir. Respire. Je venais m'asseoir près d'elle, en bordure de sa couche. Sans parvenir à bouger, tandis qu'elle me regardait.
- Que se passe-t-il ? Mes marques te dérangent ?
Mouvement de recul, elle tentait de dissimuler sa main. Je la rattrapais, la garder entre les miennes.
- Non, non, je t'en prie ne pense pas cela. Ce n'est pas le cas, crois moi.
Quelques instants, à inspirer. Doute, nervosité. Le rappel des images de furie qui surgissaient à chacune de ses évocations. Pourrais-je lui faire du mal. Succomber à ces projections de rupture. Ne me laisse pas te fendre.
- Laisse-moi juste un peu temps.
D'un air compréhensif, elle acquiesçait.
- Très bien. Mais j'aimerais tout de même ne pas dormir seule ce soir. Viens.
Contrition soudaine alors qu'elle s'écartait pour me faire de la place. Me faisant violence pour rejoindre ses côtés. À nouveau, elle rigolait.
- Ne sois pas si rigide, je ne vais jamais pouvoir m'endormir de cette manière.
- Désolé.
J'inspirais, me laissais aller dans la proximité de ses battements, sensibles sur ma peau. Lentement, lentement. Les pulsions, une par une, canalisées. Évaporation progressive de mes fournaises. Calme. Allongée, son dos contre mon torse, j'enlaçais ses songes et m'oubliais dans ses respirations. Tout l'intérieur de mon être, comme dans une stase, vibrant de ces impressions que je chérissais sans les comprendre.
- Tu ne m'as pas dit ton nom, tu sais.
Elle avait parlé dans un soupir, aux lisières du sommeil.
- Samuel.
Je m'appelle Samuel.
Sursaut inespéré à passer en sa présence, restant au cœur de ses contacts, savourant ce calme que je n'avais jamais ressenti de façon aussi claire, aussi directe. Malgré la limite qui m'était imposé, malgré la mention de l'ombre qui planait sur sa nuque, je m'y plongeais éperdument. Dans ses paroles, la preuve que ces stigmates étaient davantage que des surfaces. Et dans nos réponses mutuelles, les soupçons de meute possible, de fin d'errance. Son tranchant d'atrophiée répondait à mon ardeur d'exilé. Sombres, sombres nos voies. Mais elles n'étaient plus si impitoyables esseulées désormais.
Esther, dans ce laps supplémentaire, s'était intéressée aux récipients de terre qui avait été laissés dans le refuge. Elle avait retiré les fleurs mortes, retourné la terre. Et de son manteau, elle avait récupéré un flacon transparent, plein de graines que je supposais venir de son appartement. Les doigts de sa prothèse bloqués afin de maintenir le bocal ouvert, elle se penchait sur les futurs terreaux pour commencer à y enterrer les semences.
- Je croyais que tu ne portais sur toi que des violences.
Elle avait ri, sans se départir de sa tâche.
- Mais ce sont des violences. As-tu déjà vu la manière dont une fleur a d'éclore ? On ne le voit qu'avec une infinie lenteur car nos yeux habitent des temporalités différentes. Mais toute éclosion est un hurlement, une déchirure.
Elle parlait, absorbée dans sa tâche, plaçant chaque graine avec soin, tandis que je l'observais, vibrant dans ses mots, retenant ses visions.
- Sa chair s'ouvre et se déploie dans des arcs qui doivent toujours davantage se repousser si elle veut mener à bien sa résolution. Et tous ses filaments retroussés, il lui faut alors encore exposer le noyau qu'elle n'avait de cesse de contenir, afin de répandre les germinations prochaines qui sauront renouveler son acte.
Emportait-elle toujours ces graines partout où elle allait, semait-elle de potentielles éclosions sur les lieux de ses entrevues. Elle aurait voulu faire de la ville un jardin.
- Il n'y a de fleur qui ne soit pas de vives balises à qui sait les regarder.
- Il te faudra revenir si tu veux qu'elles poussent correctement. Je ne sais pas si je suis adroit avec les plantes.
- Je t'apprendrais, ne t'en fais pas.
Au seuil du refuge, avant qu'elle ne parte.
- Te reverrais-je ?
Encore pâle de sa convalescence, elle s'était retournée pour me regarder. Hésitante, réfléchissant.
- Peut-être pourrais-je venir avec toi lors de ton retour, t'accom-
- Hors de question. Hors de question, tu m'entends ?
Son visage creusé par sa santé défaillante, souligné par l'angle de la lueur des bougies.
- C'est trop dangereux, bien trop dangereux. Si l'on te voyait à l'une de mes entrevues, on ne te laisserait partir.
- Personne n'a dit que je devais me tenir au même emplacement que le tien.
- Que veux-tu dire ?
- Je peux me glisser, me dissimuler hors de vue, mais non loin. On ne pourrait deviner ma présence sans la connaître à l'avance. La ville est suffisamment croulante pour offrir de telles occasions.
- Tu veux dire que tu continuerais à me regarder ? À me regarder me faire battre ?
Doute, hésitation et suspension de ma langue alors qu'elle me regardait, grave, patiente. Pouvais-je lui dire.
- Je veux continuer à te voir, qu'importe la façon.
Ruées contenues, les images remémorées, nécessitant de tenir mes paupières closes. Ne la fais pas fuir.
- Mais lorsque tu es là, dehors... Je ne saurai trop comment expliquer. Comment expliquer les sensations que me provoque ta vue. La façon dont tu as d'irradier, de te tenir, souveraine, malgré la violence, malgré les dégâts. C'est... crépitant.
Autant tout lui avouer. Yeux ouverts, dénudés, offerts. Son regard rivé au mien, décapant toutes mes défenses. Lente expiration.
- J'ai l'impression de reprendre vie. Avec chacun des coups que tu subis. Ce n'est pas uniquement la brutalité et son intensité. C'est ce que tu en fais. Je ne peux pas dire que je peux ressentir les impacts qui te criblent, ni prétendre partager la douleur que tu endures. Mais te voir, ainsi à vif, parcoure ma peau de fêlures que jamais rien n'a pu me faire éprouver. Et toutes tes marques alors m'appellent, me tirent à elles, comme pour me baigner de vitalités nouvelles.
Elle ne répondait pas, ne bougeait pas.
- Je ne pourrais m'en détourner, quand bien même je le voudrais.
Visiblement hésitante, restant muette, regardant à droite et à gauche. Avant de finalement se décider.
- Est-ce que tu sais oùse trouve le moulin qui actionne les eaux, dans le quartier adjacent ?
- Oui, je vois où il est.
- Très bien. J'y serai demain soir, après le coucher du soleil. Mais tu dois mepromette de ne te faire voir. Tu ne peux pas imaginer les conséquences que celaaurait. Pour toi, comme pour moi.
- Je te le promets. La dernière chose que je veux est de te mettre en danger.Mais est-ce que les gardes ne risquent pas de s'y trouver, tentant de réparerla panne ?
- Ne t'en fais pas pour cela, l'espace sera sauf pour mon entrevue.
Disparue en un dernier regard, je faisais face au scellé désormais fermé. Lesrespirations mal contenues qui me surmontaient, tentant de garder pied. Elle.Ici, au bout des lisières de mon monde. Il m'avait fallu allé aussi loin pourqu'elle puisse me retrouver.
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