Chapitre 18
Après avoir rampé au travers de corridors étroits, je parviens à sortir du tunnel sur un espace qui n'est pas condamné. Les échos me reviennent partiellement ici. Je sais où je suis. Je me trouve maintenant dans les chambres principales, immenses infrastructures qui abritent les ombres de centaines et centaines d'individus. Ils sont partout, amoncelés sur le sol, accrochés aux murs, tassés dans les ouvertures, dans les puits, dans les poches mineures qui criblent toutes les surfaces. Mêmes les piliers, les tours qui ont permis de construire avec de telles proportions, ne supportent maintenant que des membres atrophiés, rivés à la pierre. Je vois les bribes de vies diffuses qui éclosent derrière mes yeux. Les grands stockages, les distributions calculées, les chaînes d'insectes affairés, chacun à des tâches visant l'indépendance et l'autonomie de la colonie. Combien de ces centres animés se trouvent dans le nid désormais, silencieux, inerte. Je poursuis ma progression entre les lambeaux chargés de poussières qui pèsent sur chaque surface, entre les silhouettes recroquevillées qui s'effritent à mon contact. Je dois voir, jusqu'au bout. Fossiles incrustés qui pavent la terre friable, les carapaces maintenant vides font parties de la configuration de ces chambres. Des abdomens creux craquent par moment sous mes pas, relâchant de mortes exhalaisons, volatiles nuages dessiqués. Certains couloirs sont totalement obstruées par les carcasses empilées, et le miasme altère les rémanences des échos. Comme si l'obscurité les forçait au silence, et à l'effacement.
Je poursuis dans ce dédale aux excroissances bloquées, suivant la direction trahie par les coquilles dans leurs derniers instants. Jusqu'à trouver une crevasse, jonchée de cadavres fuyant vers l'intérieur. Je reconnais cette dernière ouverture, la plus profonde, la plus sûre. La chambre de la reine. Je m'y glisse, m'accrochant aux membres solidifiés qui, s'ils ne se brisent pas, m'aident dans ma descente. Et je la vois. Écroulée, renversée. Son corps immense aux teintes de pourpre sombre, bien que diminué et affaissé, empli tout l'espace. À elle seule elle aurait pu redonner la vie à toute une partie du nid. Les massives plaques de sa carapace éprouvée sont la preuve de son essence, de sa tâche. Je n'ose me perdre dans ses mémoires, ni me risquer à espérer. Le nid est mort. J'ai tant cherché. J'ai tant parcouru. Dans les circonférences de la chambre, pressés contre les murs, les insectes dévoués au service de la reine. Desséchés, encerclant cette alvéole mortuaire. À ses côtés aurait dû se trouver le roi, mais je ne le vois nulle part. Est-ce qu'il a essayé de fuir le cataclysme, abandonnant ainsi son royaume. Pour se perdre plus loin, comme les autres. Je m'allonge au centre, non loin des membres racornis de ce qui avait été l'artère principale de cet endroit. Combien de ces spectacles m'attendent dans les ramifications plus distantes que je n'ai plus le courage d'explorer. S'il y avait de la vie, je l'aurais trouvé. Ramené par erreur, éveillé par hasard. Autant me joindre au sommeil et au miasme qui a mutilé toute notre existence.
Après un moment, je perçois le son d'un écoulement non-loin que je n'avais remarqué jusque-là. Je me lève, et en cherche la source. Dans les entrelacs de la chambre se trouve une entrée infime d'où me parvient le bruit. En y passant, je découvre un mince réseau de tunnels, trop étroit pour servir aux allées et venues de colonies ou des aides de la reine. D'une faille dans le mur se répand un liquide noir et poisseux. Le même qui se trouvait dans le bassin où je me suis éveillé. Où mène-t-il. Je dois le suivre.
Éveillé, revenu à moi. L'odeur. Le contact. Viscosité rampante sur mes membres. Vision trouble entrouverte, j'essayais de bouger, de remueur, en vain. Comme plongé dans un lit de poix froide, grumeleuse, avalant mon corps. Essayais de revenir à moi, de comprendre ce qu'il s'était passé. Voyant sous mes membres les surfaces de pêches abandonnées. Nausée soudaine, compressant ma gorge. M'appuyant sur les dépouilles de poissons. Que-
Glissant, perdant prise dans les écailles pourrissantes de ces monticules informes. Confusion de gestes, empêtrés dans des entraves de viandes refroidies. Dans ma vue étourdie, d'autres formes. Membres, mains saillantes, dressées comme des stèles, glissées dans le suc. Écartez. Écartez. Pied coincé, perte d'équilibre, dévalement au bas de la butte.
À nouveau sur le sol, je me traînais reculais loin de ces phalanges qui voulaient encore m'atteindre. Jusqu'à heurter des pans de murs écroulé, jusqu'à ne plus pouvoir m'éloigner. Malgré l'odeur j'inspirais, expirais, tentais de me calmer, de reprendre contenance. Ce n'était le moment de paniquer. Le moment de s'abandonner. Les silhouettes de meurtres en face de moi, par dizaines, par dizaines. Ainsi les résultantes des épurations. Le cataplasme des séditions. En redressant la nuque je pouvais voir les faisceaux de lumières qui cherchaient, traquaient, passaient au-dessus du canal sans s'arrêter, m'offrant les partielles luminosités découpant les corps nus, enlisés dans les masses froides, huilés d'averse. Pas encore trouvé, pas encore. On ne pouvait me prendre ici, pas ici, sous ces myriades d'écailles éclairées et de navires de pêche échoués. J'essayais de me relever, retombais contre les membres mouillés, m'empêtrais dans la pellicule saliveuse qui suintait de ce creux.
Sursaut élimé en voyant le garde à mes côtés.
Mort.
Empalé sur un harpon transperçant son torse pour s'élever en une citadelle rouillée. Lie les organes de ton fil, joins-les d'une cohorte de pénétration. Je regardais le corps fixé de sa rigidité de métal embrassé de corrosion, les pans de son uniforme rompu. Le masque. Si tentant de le retirer, de voir ce qu'il était sans ce visage d'acier. De ce qu'était réellement ceux qui me poursuivaient. Autour de moi aucun mouvement, aucune trace ou rumeur de poursuite. J'approchais lentement mes mains du cadavre trempé par la pluie, prêt à retirer les sangles, le-
Exposé dans l'ouverture de ses vêtements. Sur son cou. Ce tatouage. Une dague. Retournée. Qu-
Sa marque. Esther. Impossible de se tromper. Que se passait-il.
Titubant en arrière, ruées de souvenirs, confusions de réalisations, trames tissées autour de mes gorges. Plus loin, l'autre garde, la nuque brisée dans sa chute sans masses froides pour le recevoir, m'y précipitais. Col que je dégageais, visage que j'écartais pour en voir les réalités. Une lame. Tournée vers moi. Sècheresse abrupte de mes veines. Musellement, mensonge. La même image, le même signe encastré dans les chairs d'Esther. Éruption anarchique des empreintes des nuits passées en des lectures nouvelles. Ces hommes qui venaient la voir, qui achetaient son intimité. Des gardes, tous. Ce ne pouvaient être que des gardes. Ses connaissances des accès entre les remparts, sa sauvegarde dans les espaces garrotés par le couvre-feu. Jamais n'était-elle allée rejoindre les entrelacs souterrains du marché noir, n'avait contacté les marges traquées.
Les parois de ma gorge, déchirées. Ouvertes en des crevasses, effondrements de mes tempes et de mes inspirations. Nos supports, nos nuits. Nos fuites. Vides. Fendues. Ses lèvres dénuées de sens, de tangibilité sur mes sensations bafouées. Tout était sourd. Ruisselaient les averses sur nos corps éteints, marqué des pathétismes de gouffres creusés. Les plaies maintenues, les balises de sèves partagées, fondant sous les réalisations de leur propre impotence. Impuissance inaltérée. Trompé, par des fantasmes, des images qui n'avaient aucune réalité. Tous les segments, toutes les jointures s'écroulant en des apothéoses de silence. Rien. Tout n'avait été rien.
Élévations inexistantes. Lassitude fracturée d'où s'évaporaient mes dernières saveurs.
Dormir. Et échouer. Ce soir encore.
Non ! Non, ce ne pouvait pas. Ces yeux ces soupirs ces proximités ces contacts. Au nom de sauvegardes et de maintiens à mes dépends. Elle, face aux gardes alors qu'elle m'avait quitté. Acheté, vendu. Filaments de gencives écorchées, comme n'être qu'une gangue écartelée contrite sur ses propres fumantes destructions. Ces entrevues, que je revoyais à l'aune d'une nouvelle connaissance. Segments mémoriels, détails mis de côté. Assemblé, les uns avec les autres, dans des tapisseries éclairant les trames de nos relations.
Les gardes évitant nos repaires, l'accueillant de leurs bras. Ses connaissances des cartographies de la ville, des avancées de l'oxydation. Elle connaissait, connaissait ces voies.
Tu aurais, aurais voulu me diriger vers de mortes directions, réception préparée de mes creux. Non. Non. Je retourne me consumer, et m'équasiller, dans le feu de fureurs emmagasinées, te retrouver te confronter avec les conséquences de tes usages détournés. Avant que tout ne soit clos entre ces entailles.
Son angoisse vis-à-vis du retour du courant. Les tentatives de son protecteur de le ramener. Il ne pouvait être qu'un des gardes pour ainsi avoir cette marge d'action. Comment, comment ne pouvais-je l'avoir vu. Il l'a vendait, la diluait entre les mains de ses comparses. L'homme, l'homme à qui elle avait fait face, qui avait ordonné d'ainsi m'emporter. Vendu. Elle m'avait vendu directement à lui, sous les tromperies de sa panoplie. Esther. J'aurais tes empreintes. J'aurais tes promesses. Et tes souffles. Et tes langues. Et ton nom.
Débordement de milles écumes de rages aux vapeurs acides alors que j'actionnais les membres éreintés à moitié noyés en des convictions de ruptures supplémentaires. Et tes dents. Et tes yeux. Et tes gorges. Et tes veines. Avance, avance, concasse, répand, avale. Et tes nerfs. Et tes vertèbres. Seront miennes. Déambulations enfiévrées dans ce charnier de charognes abandonnées, trébuchant sur l'huile et le sang qui se répandaient en rivières, mes pupilles explosées dans des exhalaisons rauques teintées des corrosions de ces fleuves bus à lisière de vomissement. Ne prononce pas mon nom. Te souviens-tu de toutes ces heures et de tous ces actes et de toutes ces paroles muettes et de toutes ces ouvertures sensées disperser les rivages médiocres qui nous entachaient. Crible, étire, déchire, pénètre. Ses envers les plus secrets. Je laverais ma main souillée dans tes chairs. Rampements, écoulements sous ces corridors pourrissants, me menant toujours plus près de tes pinacles embrasés. Gueules bloquées sur des cris muets, tout mon corps pouvait encore te hurler.
Tout ce que j'avais aimé, je l'avais aimé seul. Mais ma colère. Se partagera, s'emportera et se propagera. Parmi milles mains tendues. Tu haïras ce que je ferais à ton corps. Tu haïras ce que je ferais à ton image. Tu haïras ce que je ferais à ton nom. Tu haïras ce que je ferais à ton souvenir. Tu haïras ce que je ferais à nos relations diluées, profanées et souillées par tes décisions de les placer sous les égides de vénales médiocrités. Une nouvelle fontaine ouverte dans ta gorge. Et je haïrais tout ce que je te ferais en une union de féralité qui comprimera nos étreintes en un seul et continu hurlement pour toutes les nuits à venir. Maudire, nos essences. De ces stériles baisers j'érigerais un autel où placer mes semences mutilées et de ta ruine un verger d'écorchement où prendre le monde entier. À travers toi. Tout, tout devait passer à travers toi depuis nos rencontres jusqu'à nos communions, de tes cicatrices faire un relais pour graver cette fureur aux fonds de nuques abjurées. Je te repeindrais de plaies et en atteindrais toute cette vie croulante, puante, vomie et honnie, abhorrée pour des âges entiers.
Il y aura une barque. Là où elle m'avait dit de me laisser traîner, là où elle m'avait dit de ne pas lutter. Était-ce là le lieu d'échange, celui qui devait me condamner pour pouvoir l'emporter. Là où elle devait encore attendre. Sacrifié, pour te garantir une place hors de ces ruines. L'on ne se débarrasse de mes mâchoires aussi aisément. Le courant était revenu, elle devait partir, elle l'avait dit, l'avait dit. Plus loin, dans la pente de ce canal vidé de ses eaux, réduit à la masse poissonnière qu'il contenait, une ouverture béante s'engageant dans un tunnel. Pour rejoindre le courant principal. Esther. La rivière. Proche d'imprimer mes gueules dans ses viscères, de posséder sa chair, je pouvais encore la rejoindre.
Je glissais contre les membres morts, comme sapé de toute rigueur dans mes os. Silhouettes rigides, nuques qui regardaient, regardaient chacun de mes mouvements de mes gestes de mes pens-
Courses proches. J'entendais du mouvement provenant des lisières du canal, au-dessus. De choses pressées, affairées. Bientôt se pencheraient au-delà des écluses, verraient ma fuite. Je me relevais, m'agrippais à ce que je pouvais pour ne pas retomber. J'évitais les tôles éventrées, les arêtes d'assemblages brisés, mordus spasmodiquement par les éclats des faisceaux traqueurs. Pas ici. Pas ici. Ils ne me prendront pas ici. Pas sans elle. Aidé du mur, accroché aux parois de cette enclave de pierre maculée de l'averse qui prenait de nouvelles itérations. Longeant le canal, surmontant les piles de déchets et de viandes mêlés. Un pas après l'autre, aller, évitant de chuter, évitant de s'arrêter. Je dois descendre, descendre jusqu'à la rivière, traînant dans mon sillon de muets tapis d'organes et d'articulations.
Tout le canal était empli de ces décharges puantes. Vidé, vidé pour les constructions, pour laisser libre les chantiers du prochain port. Face, à l'ouverture béante. Attends-moi.
À l'intérieur, putréfactions enfermées, dégageant les fumets concentrés. Je poursuivais, ne prêtant attention à la nausée. Aucune direction n'était trop ingrate pour te retrouver. Et t'immoler.
De feintes diodes de sécurité, éventées sous le courant trop faible pour les alimenter, à peine suffisante pour découper les ombres et exacerber le limon. Le bruit d'écoulements retombant en cascade tout autour de moi. Huileuses sécrétions qui endiguaient mes pas. Atroces les fumets de décompositions qui suintaient de ce charnier dont je ne pouvais dans le noir deviner les détails. Je suivais les rivières, conséquences du drain de toute cette structure, marchais parmi les centaines et centaines de yeux pâles qui attendaient de se consumer.
Dans les approximations troubles de ces avancées hors des corridors souterrains, les sorties vomissant les eaux rejetées. Tremblante l'ouverture non-loin, d'où me parvenait des rafales libres des macérations inhumées. Encore, encore quelques pas. Lisière de tunnel, appuyé contre la pierre s'ouvrant sur l'extérieur. Rideau de pluie violente, l'air chargé, chargé du fumet des brasiers qui continuaient de se répandre. Besoin de reprendre mon souffle. Juste une pause. Regardant les trombes crachées de l'ouverture où je me tenais pour se jeter dans la rivière plus bas. J'entendais les mouvements dérangés de son lit, le ressac de ses courants. Soudain rappel de mes mémoires endolories. Écoute, il y aura une barque. Ardente coulée de moëlle relançant mes attentions. Je t'y retrouverais. Où étais-tu désormais. Je refusais de disparaître sans t'avoir vu une dernière fois.
Sous les retombées concussives, je me penchais, cherchais les eaux en quête altérée. Inondation de mes tempes et de ma nuque, ruisselaient en sonores cascades les écoulements de mes fuites. Œil attiré par des formes qui passaient, dérives nocturnes. Bris de barricades, meubles brisé. Filant le long d'oublis écumés. Peu importait. Ce n'était pas eu-
Raclement d'objet cognant la maigre jetée de pierre. Là. Une barque. Je te rejoindrais. Immersion totale sous les trombes rémanentes, descendant les marches joignant le tunnel à la rive. Je m'approchais, m'approchais de cet espace négocié. À l'intérieur de la plateforme, un vêtement enroulé, calé sous son banc que je reconnaissais comme le manteau trempé d'Esther. Achetées les sorties. Je me penchais pour le prendre. Ce devait être là qu'elle avait dit vouloir me rejoindre, qu'elle devrait revenir pour s'échapper, je pouvais l'atteindre ici, la retrouver lui éc-
Choc sourd contre le bois flottant alors que j'avais déplié son habit. Trouble de ma vision, quelques instants pour reconnaître la forme sous l'averse.
Sa main. Barque vide il ne restait que sa prothèse dans son sein. Toutes les hostilités rigidifiées, fêlées en une solidification soudaine. Elle ne s'en séparait jamais. Elle ne s'en séparait jamais. Pour moi. Pour moi. Cette plateforme. Je regardais le long du canal, jusqu'au rempart qui en surveillait les déplacements. Éteint. Le passage, délaissé. Ses gardes trop occupés à traquer les quartiers uns à uns. Libre de partir. Sa main. Vendue. Pour me permettre de partir. Poumons en douleurs que j'aurais voulu m'ôter je n'arrivais plus à respirer en revoyant son expression avec les gardes. Horrifiée. Terrifiée. Par ma présence ici. Alors qu'elle se vendait une fois de plus. Pour m'offrir l'occasion de fuir. Esther.
Qu'avais-je fait. Qu'avais-je fait.
Sacrifiée en vain.
Muet hurlement courant mes artères. Inspirations troubles, tremblantes, l'impression de fondre sur les armatures de mon corps vacillant. Mes yeux perdus sur sa prothèse entre mes doigts. Partir, sans toi. Non. Non. Toutes ces nuits. Toutes ces paroles muettes. Toutes ces possibilités. Chute, avec moi. J'enroulais la prothèse dans son manteau, lui redonnais sa place avant de détacher l'amarre de la barque. Nous devions partir ensemble. C'étaient nos serments. La possibilité de sortir d'ici qui dérivait loin de moi, loin de cet endroit. Où étais-tu désormais. Le courant devrait revenir. Les gardes, les gardes. Échange entraperçu dans mon inconscience, me revenant peu à peu. Ils parlaient d'une centrale, du coura-
La centrale électrique. Traînée, emportée. Arrachée à ma présence. Il ne pouvait y avoir qu'une direction. C'était cet endroit qu'elle redoutait, qui canalisait ses appréhensions. Avance, avance. Tu ne pouvais te laisser éteindre après ce que tu avais fait. Avance.
Je reprenais la direction inverse, remontais le canal. La centrale, la centrale devait se trouver plus haut. Ampoules criblant les murs, suspendues à de lâches câbles nervant les pierres. Luminosité partielle, elle revenait par rythme, comme par expiration. Il y avait de feint une tension sous ces fils, une émanation d'hostilité nouvelle. Je devais, devais parvenir de l'autre côté, remonter jusqu'à niveau supérieur. Cherchant des indications, des lettres gravées sur les mu-
Diodes au-dessus de moi qui spasmodiquement revenaient à elle en un rythme nouveau. Que se passait-il. Montante agonie, la lueur qui reprenait vigueur, se chargeait jusqu'à son apex, transperçant mes yeux. Effondré contre le mur par la soudaineté de ce retour, je couvrais mon visage de mes bras. Le courant, le courant revenait, il re-
Stridence intensifiée, brutalement interrompue. Vague de conflagration, toutes les lumières soudainement éteinte sous une pression trop forte. Comme un hurlement. Comme si le retour du courant avait encore été trop fort à supporter, avait fait s'écrouler les supports sensés l'ériger. Que s'était-il passé.
Bruit sourd, profond, d'eaux lâchées sous les murs. La rupture. Le courant sapé, il n'y avait plus de quoi alimenter les entraves qui retenaient les affluents muselés.
Cours.
Ruée aveugle alors que le grondement prenait de l'ampleur en se fracassant contre toutes les parois, je parvenais à atteindre une échelle incrustée dans la pierre. Mes mains à peine posées sur les barreaux, la cataphracte. Au loin, fonds de tunnel, l'eau expulsée en une gigantesque embardée pulvérisant tout son contenu. Je grimpais, me précipitais, manquais de glisser alors que les trombes immenses se ruaient sur moi. Échappant de peu aux cavalcades aqueuses, mordant mes jambes, je parvenais en sécurité hors du canal. Encore sous terre, il n'y avait de moyens évidents pour me situer. Avancée pénible, jusqu'à trouver les indications, les directions menant à ma destination. Enfin. Rambarde menant à l'extérieur, vers la centrale électrique, passant directement au-dessus du canal d'où se déversait encore les torrents contenus jusqu'à maintenant. Leur fureur assourdissante emplissait tout l'endroit, résonnait en des débâcles qui m'auraient emporté en un instant si je m'étais attardé. Je pouvais voir, pouvais voir la sortie inhumée devant mener jusqu'à la centrale, ouverte. L'air en grésillait presque, chargé du souffre consumée. J'engageais les premiers pas sur le pont métallique.
Là.
Titubant, comme ivre, à moitié s'effondrant hors de l'ouverture donnant sur l'extérieur. Son uniforme, sa présence ici. Son protecteur. L'origine de la lame inscrite à l'encre dans sa nuque.
Ruée.
Déversement d'anémies soudaines en des contractions de violences conjurées alors que je fonçais sur lui. Impacts, prises éteintes. Impossible de voir pleinement dans les éclats fusillés des diodes en transes. Les impacts de mes mains extensives, les réponses de ses brutalités, comme hachurées par ces palpitations ignées. Mes remparts, attaqués de divergents côtés. Grands mouvements, écartant les assauts. Respire. Piste. Feule. Écales délimitées par des ronces, ici, aux lisières des chutes. Coulent, coulent les libériennes salives hors de mes dents. Point refermé cherchant à pénétrer ses os, effusions de mes épanchements frustrés. Brutalités saccadées par à-coups meurtriers, je parvenais à le faire basculer. Les sifflements stridents de mes os en furie, mes prises énuclées en quête de ses formes. Ne m'échappera le fracas et la ruine de tes échines abhorrées.
Je me jetais sur lui. Remontant jusqu'à son visage de métal que j'enfermais de mes phalanges. Exhémie. Extasie. Ses tempes prises dans l'amoncellement de mes serres que je percutais à plusieurs reprises sur la rambarde qui nous supportait. Compactes mes percussions répétées écrasées contre le sol entraînant toutes mes furies dans les éclats creusés dans l'arrière de ton crâne. Pulsations anarchiques sous moi tentant de me dégager, de me renverser. Tu n'étais pas assez.
Dans le fracas des cascades, oscillations instables de rages ta gorge m'était une assourdissante insulte. Tu osais. Tu osais. Boire les aspirations de mes râles profanés. Le verger osseux qui craquelait mon torse, mon dos, se recomposant dans la trêve éphémère de mes violences. Tu osais t'écrouler. M'usurper cette couronne de poussière. Écorchure banale supplémentaire, indigne vaisseaux de mes furies. Puant calice de médiocrité. Sombre battement de tumeurs en éclosion, en explosion, en expansion. Tu ne mérites pas l'air que je te tolère. Arc de mes épaules en suspension, plongée de mes paumes noyées contre sa trachée. Interdis, je t'interdis de détourner les membranes que je me devais de récupérer. Pression, pression à m'en briser les mains les tendons les articulations. Cette fois j'irais au bout, cette fois je ne reculerais pas. Les muscles de sa gorge en panique alors que ses doigts, ses ongles cherchaient frénétiquement à agripper et lacérer les pans de mon visage. Sa nuque débordant des lisières ouvertes sur le gouffre avide je resserrais mes phalanges craquelées pour piler sa caroti-
Percée assourdissante pénétrant les hymens de ma chair. Douleur.
Reculs, reculs mutilés, blessés. À me traîner contre le sol, me débattre contre des intensités que je n'avais jamais connu en de pantelantes criées. L'incendie de ma chair brutalisée qui m'empalait, m'éclusait, rivait mes entrailles tournoyantes aux supplices de mon flanc droit perforé. Et je voyais, regardais ce corps étranger qui m'avait détruit. La poigne qui remuait au gré de la lésion de mes organes, pulvérisé par les pointes de douleur de mes nerfs sectionnés. Toux bruyantes, mon meurtrier se tenant la gorge, cherchait à reprendre le souffle que je lui avais renié. Insulte vivante. L'exhémie, échauffant mon corps. Pas encore. Pas encore. Main tremblante de spasmes concentre tes attentions sur l'épieu te pliant au sol. Empoigne, empoigne le mal le noir surin, arrache la haine dans une saignée censée toutes les emporter. Le voyant laborieusement se relever. Hors de question. Hors de question de te voir t'ériger à mes dépends, les phalanges enserrées dans des cris de douleurs cinglantes qui écorchaient les nervures de mes membranes poussées aux derniers retranchements de folies exubérées. Mes tripes enroulées autour du cran, s'ouvrant sur son fil, éventrant davantage mes organes. Comme un porc que l'on évide.
Plus, plus d'acier retiré, arrachant les nausées de mon ventre ouvert je briserais toutes tes vertèbres en un suprême écartèlement de langues dévorées. Encore, encore. La lame qui se retirait, glissait en de lentes érosions qui déversaient ma chair. Les sifflements ardents je ne savais plus si je hurlais dans les déformations de ma bouche comprimée. Agonie. Résistances. Les patentes médiocrités ma mère mes années vomies-
arrache-les !
Épilepsies de mes tendons courant ma main meurtrie ôtant l'obstruction abhorrée des crevasses brisées en un arc de supplice, extrayant l'hématémèse de mon flanc ardent de stridences persifflées. Mes poumons, annihilés. M'arrachant lentement au sol au risque de me détruire, tension de mes jambes débiles. La douleur. Ne tombe pas. Pas encore. Titube, titube. Lui, se redressant lentement. Chancre, carence. Purulence qui rongeait mes dents depuis trop longtemps. Les pas explosés ouvrant des abysses de douleurs dans mes veines. Cette fois, cette fois cette infusion sera la mienne. Les fureurs, convoquées une fois de plus. Les incendies volatiles de cellules condamnées.
Tu ne.
Te soustrairas pas.
À mon écume.
Geste vif ouvrant des béances de fils barbelés sous mes viscères, enfonçant le surin sous son menton. Gel, suspension. Jusqu'à retirer la lame, et le voir tomber par-delà la rambarde. Corps indigne, perdu dans les chutes qui auraient voulu être les miennes.
Exhalaison de douleurs s'échappant de ma bouche en d'acides vapeurs. Tous mes muscles en traumatismes, chaque pulsation brisée relançant les torrents qui me clouaient sur place, handicapaient mes aspirations. Esther. Où étais-tu maintenant. Les mourantes lueurs dans mon dos qui avaient consumés les derniers sursauts alloués d'énergie, à en faire sauter les diodes en des bris de verre acérés. Sortir, partir d'ici. Je refusais, refusais l'enterrement sous ces envers de béton. L'équilibre. Instable. Les muscles de ma jambe droite tendant les déchirures de mon flanc. La main pressée contre les pertes de mon essence la plus précieuse. Disparaître, m'écouler en des caillots de vies perdues. Par ici, pas au contact de ces lacs sales qui m'emporteraient dans des dissolutions dénuées de sens. Je ne savais plus. La lune. Ne pouvais-je la voir sous ces enlisement qui m'étaient décernés. Le corps écroulé contre la pierre, je suivais le tracé d'une de ces nombreuses artères. Main compressée contre la plaie, je prenais la direction de la sortie. Respire. Inspire. Esther. Esther. Les toux empêtrées de crachats suppliant de tout arrêter, chaque action de mes muscles retournant davantage les bronches qui déchiraient mon corps dans leur sillon. À quelques mètres de la sortie, empêché de tomber par le mur éteint et froid, penché en avant à rejeter les salives de fatigue. Non. De différents goûts. Visions troubles les formes tremblantes et se confondant dans la brume de mes iris embuées. Pas de la bile. Juste du sang. Longs filaments qui s'écoulaient hors de mes lèvres, tombaient à mes pieds en métalliques souillures. Effort aux limites de conscience de redresser ma nuque, de faire face aux nouvelles impressions, ma bouche encore débordante. Salines caresses enlaçant mes faces épuisées. La mer. Oui, une fois de plus. Un pied devant l'autre, en position de tenir debout. Je pouvais encore le faire. Esther.
Ces rumeurs calcinées sous l'averse. Crépitements successifs accompagnant le tracé de mes pas. Je pouvais entendre les langues siffler d'amertume et d'hostilité au contact des trombes noyées, sentir les odeurs de bois incendié et trempé tour à tour en des enchaînements brutaux d'élémentaires destructions. Il y avait eu d'autres grands feux, d'autres autels de purges érigés sur les ossatures ruinées de la ville. Je suivais ma voie, longeais l'immense chantier visible entre les bâtisses. Après quelques instants contre un mur, reprenant mon souffle, je me dégageais du repos désiré, du subtil et mensonger sommeil des membres usés. Elle ne pouvait m'attendre éternellement. Remonte, remonte le flot. J'avais encore à faire. À éprouver. À infliger. Esther. Esther. Attends-moi une fois de plus. Au cœur des bûchers dressés pour nous, en célébration de nos échanges de chairs écorchées. Ne t'avais-je pas promis de plonger en toi, d'ultimement traumatiser tes stigmates. Notre serment. Notre entente. Inconscient de mes entours, indifférent de mes contextes. Insensible de cette salive aux teintes d'oxyde qui colorait mes dents. Je ne pouvais que te rejoindre désormais. Je retomberais toujours sur tes cicatrices en hurlements, sur tes tissus en convocations. Elles appelaient mon nom, elles invoquaient mes sens, mes gueules en furie. Il me suffisait de t'imaginer. Il me suffisait de te penser. Pour te sentir. Au-delà des rideaux de réalités. Tremblante. En écho de mes propres désirs. Une image trouble comme passée sous le crible de perceptions transformées. Tu m'attirais. Constamment. Perpétuellement. Oui. Infusion renouvelée diluant les fatigues et l'épuisement de ces journées de traque. J'irais saigner sur les moignons de tes vies atrophiées. Sur les lunescences lactées de ta peau si délicate. Et nous coulerons ensemble aux fonds d'abîme.
Je titubais, feulais en des rages animales en sentant les biles carmines dépasser les résistances de mes lèvres. Vous ne pouvez m'empêcher de la retrouver. Les lignes de tes hématomes, gravés sur tes membranes aux réponses exagérées. Sol pavé se rapprochant brutalement de moi. Tombé. J'étais tombé, convulsé par la douleur de mes vomissures ensanglantées. J'avais encore si soif de tes yeux aux éclats dissipés dans des fanges de rites anthropophages. Touche moi. Embrasse-moi. Goûte une fois de plus aux babines retroussées d'une féralité exacerbée. Je n'avais pas terminé de ramper dans ces boyaux informes, de ronger les sorties. Capiteuses sublimations de globules rouges explosant en myriade sanguine sous la surface de mes yeux. Je savais que tu étais là quelque part. Debout. Dévore. Devance. Détruis. Romps les articulations dépassées. Il n'y avait plus d'autre endroit où aller. Relevée en des cris muets, étouffés dans leur propre déchirement. L'éclosion de mes rameaux tortueux. Cette progression devait me briser. Arracher les écorchures qui collaient à mes os et désarticuler les jonctions de mes mouvements dévastés. Et de visible, enfin, les abords grésillants de la centrale, les nœuds de câbles suspendues en l'air. Son édifice aux lisières du chantier, alimentant les enclaves et les écluses. Elle ne pouvait qu'être ici. Son protecteur ne pouvait venir que d'ici.
Tout ne pouvait être perdu. M'enfonçais en cette entrée béante aux senteurs suffocantes de chair brûlée. Peu m'importaient les réalités de cette ville. Peu m'importaient les revendications de ces vivants. Elle. Elle seulement. Intérieur crépitant, toutes les ampoules et les machines qui s'étaient consumés dans le sursaut du courant. Souffre abrasant les murs, vitres explosées.
Détour d'un couloir donnant sur la cour centrale, abritant les pylônes dressés comme des tours.
Esther.
Enfin.
Extinction définitive de mes rivières les plus souterraines, de toutes les choses que je voulais encore lui offrir. Suspendue et nue au-dessus du sol entre deux pylônes par des courrois de cuir qui étranglaient sa gorge et les articulations de ses bras. Tu m'avais attendu tout, tout ce temps. Comment n'aurais-je pu revenir. Disposés en de morbides cercles à ses pieds, les cadavres de gardes, exécutés de plaies dont les écoulements avaient maculés leur uniforme. Et comme dernier visage, surimposition à l'acier des masques froids, les coiffes de racines, les ramures dessiquées aux bras entortillés. Cohorte abattue, la procession de sa suspension.
Je retirais ma main qui temporisait les écoulements de nos sèves communes. Peu importaient les sauvegardes désormais. Je m'approchais, trébuchais sur les cadavres délaissés, abandonnés. Sa peau, détruite. Les lésions qui la couvraient en entailles coagulées, les rivières perdues qui offraient de nouvelles teintes à son corps brisé. Combien de sang avais-tu dépensé ici. J'étais sous elle, pendue aux garrots de mes échecs. La chevelure maculée qui ne parvenait à totalement me voiler son visage rompu. Je plaçais mon front contre son ventre poignardé.
Elle respirait.
Tu respirais. Je regardais sa face au-dessus de moi, l'entaille qui la défigurait profondément. Tu respirais. Je me hissais péniblement, étouffais les plaintes qui criblaient mes côtes, ma jambe. Tu respirais. Je, je détachais les lanières qui l'enserraient, qui la séparaient encore de moi. Tu viens, Esther ? Nous devons partir. La ville est ouverte maintenant. Inerte, retombant sur mon épaule alors que la première sangle relâchait son emprise sur son bras. Je retirais les autres, supportais son poids qui approfondissait l'entaille. Ce n'est rien, je, je ne partirais pas sans toi. Je la déposais, l'aidais à s'allonger. Esther ? Je reprenais mon souffle en regardant sa chair mutilée, l'hématome qui couronnait sa gorge en une noire traînée sanguine. Déglutinement. Je l'enroulais de mon manteau, couvrais sa peau. Ce n'est rien, je te porterais, nous mènerais loin, loin de tout cela. Je nous l'avais promis.
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