La Chose

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Une odeur de charogne pourrissante et décrépitude infestait l'appartement jusque dans les moindres recoins, les moindres fissures des murs au papier peint décati. Les volets fermés gardaient l'endroit isolé du monde extérieur et la présence qui règnait ici en faisait de même avec tout le bâtiment. Ce qui fut autrefois la résidence les Voiliers se résumait maintenant à un royaume de ténèbres moribondes où ses habitants, maudits, pleuraient pour une agonie franche et rapide. Une faveur que la Chose ne consentait pas à leur apporter, bien trop accroché à l'emprise qu'elle avait sur eux. Le sol sur lequel Amel reposait avait la texture d'une éponge gorgée de liquide poisseux et dégoutant. Autrefois un salon, ce n'était désormais qu'une antre immonde baignant dans une lumière faiblarde et crépitante, ce qui fut autrefois un lampadaire de grand standing. Tout ici respirait la corruption dans sa forme la plus pure et la jeune pouvait sentir son oeuvre rampante juste dans sa propre chair. L'air vicié lui fit plisser le nez tandis qu'elle recouvrait un tant soit peu de lucidité. Une douleur lancinante lui vrillait la tête et un goût de métal lui picotait la langue. Les yeux grands ouverts, Amel fut prise d'une soudaine bouffée de panique. Les images de l'attaque, le regard terrifié et son coeur qui manqua de s'arrêter, tout lui revenait en pleine face comme un boomerang. Le silence lourd pesait sur l'appartement, ou du moins ce qu'il en restait. Dans un effort douloureux, elle se releva péniblement en s'arqueboutant sur elle-même. Sa cheville meurtrie se rappeler à son bon souvenir dans une sensation atroce de brûlure. Elle était cassée, elle en était sûre. Ses mains étaient entravées, elle ne s'en rendit compte qu'une fois le message nerveux de son épaule démise arrivé au cerveau.

Amel dût plisser les yeux pour se rendre compte de la configuration des lieux, pour voir à quoi ressemblait sa prison. La nausée la prit aussitôt que son attention se posa sur ce qui ressemblait à un monticule de boyaux, d'os et de crâne. Comme si les cadavres qui composaient l'ensemble avaient été digérés pour être ensuite régurgité comme le ferait une chouette. La question qui se pose est... Pour nourrir qui ? Ou plutôt quoi ? Un frisson d'horreur lui glissa le long de la nuque pour lui parcourir l'échine, une sueur froide qui la fit trembler de tous ses membres sans qu'elle ne puisse contrôler quoique ce soit. Et la douleur, et la panique revinrent au triple galop. Amel tournait la tête dans tous les sens, tentant de ses mettre sur ses deux pieds mais sa cheville brisée la fit grogner de douleur et elle abdiqua, pour le moment.

— Émeline ? Émeline, t'es là ? Tu m'entends, héla-t-elle dans un murmure pincé, la gorgée serrée par l'idée d'être définitivement seule dans cet endroit.

En guise de réponse, ce fut un cliquetis sinistre qui se fit entendre. Le caquetement est rauque, comme les mandibules chitineuses d'un insecte sur un morceau de plastique ; "Clic, Clic, Clic, Clic". La lumière de l'ampoule située dans le coin du salon donnant vers la pièce adjacente que fut la cuisine vacilla dangereusement mais tint bon. Une ombre immense rampa sur les murs bouffis de moisissures comme une ombre chinoise sans fin et sans forme distincte. Une silhouette semblait se découper dans l'encadrement de la porte de cuisine isolée dans les abysses les plus épaisses. Amel aurait pu se brûler la rétine à vouloir tenter de les percer, d'être sûre de ce qu'elle voyait. À moins qu'elle ne devint complètement folle ? C'était une éventualité plus que probable.

— Émeline n'est pas là, non. J'en suis navrée, Mademoiselle Renault, dit alors une voix parfaitement humaine.

Dehors, et ce malgré la porte éventrée, on ne pouvait entendre le terrible combat qui se jouait dans le couloir. La gorge de l'assistante se serra plus fort, si fort qu'elle en avait mal pour avaler sa propre salive.

— Qui êtes-vous ? Où je suis ? Bordel, qu'est-ce qu'il se passe ici ? gémit Amel dont la patience, la lucidité et la volonté s'épuisaient plus vite qu'elle ne l'aurait crû voilà encore une heure.
— En voilà des questions bien pertinentes, s'amusait la voix, masculine à n'en pas douter, Ai-je le temps d'y répondre ?

Et la voix laissa passer quelques secondes, suffisantes pour faire mariner sa prisonnière. C'est comme si elle étudiait son univers, sa propre temporalité pour voir si elle pourrait s'amuser suffisemment avec elle. De l'autre côté de la cloison, elle pouvait percevoir le combat et dans un orgueil plus que démesuré, elle se confortait dans un résultat joué d'avancé. Alors, oui ? Pourquoi pas répondre à ses questions ?

Dans l'encadrement de la porte apparu dans un clair-obscur d'une esthétique parfaitement sinistre, un homme de haute stature. Ce dernier était habillé d'un costume sombre, parfaitement taillé. Pas de cravate mais une chemise impeccable par dessous une veste sans aucun faux plis. Ses traits se découpaient plus encore par le contrejour de l'unique ampoule qui baignait les lieux d'une lueur orangée et maladive. Pourtant, Amel était persuadé qu'il y avait plus de clarté soudainement, car son regard fut attiré par les dessins, et les glyphes gravés en lettre de sang sur les murs de la pièce. Une seconde de distraction avant qu'elle ne puisse se rendre compte que son hôte s'était totalement découvert maintenant. Alors son souffle se coupa aussi sec, et ses yeux s'écarquillèrent.

— Monsieur Leclercq ? bégaiya-t-elle, assomée par la révélation, pourquoi ? C.. Comment ?

L'autre ne bougeait plus, il se tenait à un cinq ou six mètre de la jeune femme, derrière le plan de travail central qui séparait cuisine et salon.

— En effet, Mademoiselle Renault. Ce n'est que moi. Enfin, une version de moi, commença l'homme en haussant distraitement les épaules. Une version améliorée, une évolution légitime, la finalité d'une quête entamée voilà déjà près d'un siècle maintenant.

Il sorti de la poche intérieure de sa veste, un petit carnet noir à la couverture de cuir racornie et gravée de symboles étranges. Toujours assise à même le sol déliquescent, Amel fronçait les sourcils dans une mine d'incompréhension la plus totale. Évidemment, cela n'échappa à Monsieur Leclercq qui eut un petit rire amusé.

— Voyez-vous, dans ce carnet se trouve les chroniques d'un certain, Hector De Gisors. Cet homme était autrefois un mystique reconnu à Paris et dans tout le Nord de la France. Je vous parle de cela, mais ça remonte au XIX siècle. À cette époque, il y avait un goût certain pour l'occultisme et la magie en tout genre dans les milieux disons... privilégiés. Si certains prenaient cela pour un folklore rafraichissant ou une expérience amusante, d'autres y croyaient fermement. Et ils avaient parfaitement raison...

— Et quel est le rapport avec tout ça ? Cet endroit ? Ces gens ?? Parce que c'est vous qui avez tué Madame Vitruve et les autres, hein ?

Amel l'interrompit, pas réellement attirée par la leçon d'histoire mais plutôt par les réponses qu'elle voulait obtenir pour ce sortir de là. L'affront ne sembli pas plaire à Monsieur Leclercq. Agacé, il claque la langue contre le palais et d'un simple geste de la tête, Amel pu sentir son sang bouillir à même ses veines et la fièvre s'emparer de son esprit comme une maladie galopante à vitesse grand V dans son organisme.

— Lorsque l'on est bien éduquée, on ne coupe pas la parole, siffla l'homme qui semblait prendre un malin plaisir à tourmenter son invitée du jour.

L'emprise sur la jeune femme disparu aussi vite qu'elle était venue et Amel se sentit revivre de nouveau. L'autre reprit le fil de son récit.

— Hector de Gisors a obtenu sa richesse et son pouvoir en passant un pacte avec une créature très ancienne. Une créature qui n'a de nom que celui que l'on ose prononcer. Oh, je vous vois déjà venir avec toutes ces affaires de démons, ou que sais-je encore. Mais non, tout cela est encore plus ancien, en dehors de notre propre perception pour le commun des mortels. Une perception donnée qu'à ceux qui savent voir... Comme vous maintenant. Et, comme votre amie ?

Le fait de l'entendre parler d'Émeline apporta chez Amel, un regain d'énergie soudain.

— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? ELLE EST OU ! s'insurgea-t-elle.

Son interlocuteur posa l'index sur ses lèvres, lui intima l'ordre de se taire. Soudain, la jeune femme eut comme l'impression que sa propre bouche fut scellée.

— La prochaine fois, c'est votre gorge que je scelle et vous ne saurez rien, menace l'homme.

Et il continua son histoire. Monsieur Leclercq révéla que ce pacte, contenu dans ce simple petit carnet était accompagné d'un acte de propriété qui remonte à la construction du Touquet. Ledit acte de propriété concerne bien évidemment la parcelle sur laquelle se trouvait la résidence. Cette dernière se trouvait pile à une point de convergeance magique, les profanes appeleraient cela un "puit" ou encore "un portail". Toujours est-il qu'Hector De Gisors, avide et ambitieux voulut s'émanciper de l'influence de son sombre maître. Alors une fois la part de ce dernier aquise, le mystique se retourna contre ce dernier puis le bannit dans une autre réalité. Ce ne fut pas sans une réponse adéquate de la partie lésée car "on ne plaisante pas avec les forces qui nous dépasse" dit Monsieur Leclercq en plaisantant.

— Il a été maudit ? osa Amel, la voix tremblante mais l'esprit étonnemment... clair ?

— Exactement ! Depuis lors, ma famille est maudite. Hector, par sa trahison, nous a condamné aux ténèbres, au chaos et à la déliquescence du corps et de l'âme. Mon père, son père avant lui se sont sacrifiés afin de trouver le moyen de briser ce cycle dément et tout est là-dedans, répondit Monsieur Leclercq en tapotant son précieux tome.
— Tout ces gens sont des sacrifices, pour inverser la tendance ? Satisfaire cette...chose ? Vous avez sacrifiez les résidents pour corriger la faute de votre propre lignée ? questionna avec un peu plus de conviction, l'assistante qui voyait toutes les cases du puzzle se mettre en place.

— Vous êtes perspicace, je vous félicite Mademoiselle Renault. Un esprit vif, chez une génération comme la vôtre, cela se perd ! ironisa l'homme dans un paternalisme presque condescendant. Il reprit : Je me suis hissé doucement mais surement au sein de cette communauté, vous savez comment ils peuvent être. Leur promettre une réussite financière assurée, ou alors une réduction de charges par un nouveau fonctionnement dans leur copropriété et le tour était joué ? Je n'avais plus qu'à m'emparer de leur âme cupide pour les LUI offrir. Et puis, il a fallut que vous veniez mettre le nez dans mes affaires, maugrea l'homme.

— On s'en s'rait bien passé, toisa Amel qui s'était redressée sur ses fesses, la doudoune éventrée de ci-de là.

Pendant que son "hôte" s'écoutait parler, la jeune femme s'esquintait les ongles au sang pour tenter de couper ses liens contre une esquille du parquet vermoulue. L'idée de, peut-être, s'en faire une arme improvisée, lui passa par la tête. Le petit élan de courage de sa dernière répartie fit grincer des dents Monsieur Leclercq.

— Maintenant que vous savez tout, je pense qu'il est temps de passer à la suite. Un sacrifice ou deux de plus pour m'attirer un peu plus ses bonnes grâces ?

Cette voix, la voix de l'homme se montrait bien moins charmante. Le ton devenait sombre et glacial tout comme l'air dans l'appartement délabré. L'ombre qui entourait le Maudit s'agrandissait de nouveau, se divisant en une dizaine de tentacule rampante sur les parois cloquées du salon.

— Attendez ! cria Amel

Monsieur Leclercq se figea, surprit, et pencha la tête sur le côté. Intrigué. La jeune femme avait réussi à s'accroupir en s'adossa contre ce qui fut autrefois un canapé, ou un fauteuil. Dans le dos, ses mains étaient enfin détachées et tenaient fermement l'épaisse esquille de bois. Amel jouait à quitte ou double maintenant, il était hors de question d'en finir ici. Elle l'avait dit à Émeline et tiendrait parole. La Berckoise pouvait se montrer atrocement têtue.

— Et après ? Que se passera-t-il ? Vous serez libre, c'est ça ? Qui vous dit qu'IL tiendra parole ? Peut-être qu'il a n'a qu'une envie, c'est de se venger après s'être amusé avec votre famille tout ce temps ? Vous n'êtes sûr de rien ?

Une moue de colère mais aussi de doute, passa sur les traits désormais tirés du Maudit. L'ombre sur les murs s'était arrêté, hésitante alors que son propriétaire s'était approché en glissant sur le sol comme une serpent. La distance entre les deux adversaires diminua drastiquement. Défiant, Leclercq se pencha vers la jeune femme, la toisant de sa hauteur avec un air de défi sur ce masque cireux qu'était devenu son visage.

— Il n'y a qu'une manière de le savoir, siffla-t-il dans ses dents devenus des crocs.

— Absolument ! sourit Amel.

Dans un mouvement rapide, l'assistante fit abstraction de la terrible douleur de sa cheville et prit impulsion sur son autre jambe. Elle se propulsa en avant, épaule en premier pour heurter de toute ses forces son geôlier. Le petit carnet noir qu'il tenait encore en main lui échappa et tomba mollement à l'autre bout de la pièce, près du plan de travail. Le Maudit hulula de fureur, le même cri qu'Amel et son amie avait entendu dès leur entrée dans ces lieux terribles. Et alors qu'il allait passer à l'attaque, la porte d'entrée se fracassa définitivement en une gerbe d'échardes pourrissantes. Puis un coup de pied finit par achever le battant et en émergea une Émeline, la tête en sang et ce qu'il restait de sa hache dans les mains.

— Qu'on en finisse une bonne fois pour toute !

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