PREMIÈRE PARTIE ─ 1.

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─ Oui ? ... Bonjour ... Est-ce que tout va bien ? … Très bien, j’arrive tout de suite.

Les clefs de voiture sont à peine posées contre le bois du meuble de l'entrée, qu’il faut les reprendre, son manteau encore sur le dos, et son sac à main en bandoulière. Bien-sûr, la maison est vide, comme souvent, peut-être parce que personne ne veut vraiment y rentrer. Les sourcils froncés, Acacia se réinstalle derrière le volant et fixe la route en cherchant à comprendre ce qui l’amène au collège de son fils. Elle soupire, les mains serrées contre le volant, parce que quelque part, ça l'énerve, ça l'irrite. Elle a déjà fait sa journée de travail, et voilà qu'elle se prolonge. L’équipe pédagogique ne s’est pas attardée sur les détails. Ils la convoquent parce qu’elle doit être mise au courant des derniers agissements de son fils, et qu’il serait mieux qu’elle soit présente pour se faire. Sa présence demandée qui donne le ton, qui lui fait comprendre que, cette fois, c'est peut-être grave. Son inquiétude grandi à mesure qu'elle parcourt les quelques kilomètres qui la séparent de l'établissement scolaire.

Elle sait que cela concerne Thom, et deux autres élèves, du lycée adjacent, donc un peu plus vieux que son propre fils. Tout ce qu'on a bien voulu lui dire c'est qu'ils n’ont pas respecté certaines règles. Lesquelles, dans quel contexte, dans quel but ; elle n'en sait pas plus. Le plus étonnant c’est que Thom n’est pas du genre à faire des remous d'habitude. Il est de nature posée, calme. Il parle peu. Il observe sans en dire plus. Il s’acclimate a beaucoup de choses, même si parfois, Acacia aimerait qu’il s’affirme un peu plus, qu’il formule plus fermement ses envies et ses rejets. Plus égoïstement, quelque part, pas pour concéder aux autres, pas pour se laisser entraîner, pas pour subir. Elle sait qu’il est encore jeune, qu’il a bien le temps d’évoluer, et de faire ses propres choix. Il hausse le ton quand la situation ne lui convient pas, mais il en faut bien plus pour l'entendre. Acacia s'est souvent trouvée face à lui, mutique, incapable de formuler. Elle aurait voulu le secouer par les épaules, lui crier d'ouvrir la bouche, de lui dire les choses, même si elles font mal. Mais Acacia ne le brusque pas, elle a été similaire et les résultats n'étaient pas plus probants pour ses parents. Elle comprend, elle n'en demande pas plus. Elle se retrouve coincée, sans rien à quoi se retenir, et personne pour l'épauler. Elle a le sentiment de défaillir, elle laisse faire, elle regarde de loin, avec pour seule compagnie, ses inquiétudes quant à l'avenir de son fils.

Et, étant donné qu’Acacia est appelée à se présenter au collège ce soir, elle estime que son fils n'a, encore une fois, pas osé l'ouvrir. Acacia se fait la réflexion, connaissant son fils, qu’il n’a sans doute que suivi, sans réellement participer. Mais il reste impliqué, en quelques sortes, il a fait ce choix, au lieu de détourner les talons, même en ne suivant que des yeux. Il ne s’est pas éloigné de la situation. Dans un sens, Acacia ressent une légère satisfaction. Son fils aussi a le droit de sortir des sentiers battus. Son fils aussi peut créés des liens assez forts, pour se laisser embarquer dans ce genre d'actions réprimandées. Il lui rappelle sa jeunesse, à elle, quand ils ne rêvaient que de liberté. Quand ils avaient soif de plus grand, de plus loin.

Acacia se gare enfin. La radio se coupe brutalement et la portière claque dans son dos. Pratiquement seule sur le parking baigné de fin de lumière du jour, la jeune femme prend le temps de mettre de l’ordre en son for intérieur. Elle prend une profonde inspiration, avant de se diriger vers les portes principales. Elle est sidérée par la réalisation qu'en fin de compte, le fils qu'elle connaît et côtoie à la maison, n'est peut-être pas celui qui existe au sein des murs du collège. Est-ce qu'il est celui qui se laisse porter, ou parvient-il à supporter d'être le centre des attentions, des discussions ? Est-ce qu'il porte des sujets qui lui tiennent à cœur ? Est-ce que c'est pour ça qu'elle se retrouve ici ? Ces deux Thom sont-ils si diamétralement opposés ? Est-ce qu'elle le rate, tout en le croisant tous les jours ?

A l’intérieur, le silence l’accueille. Les couloirs sont vides d’élèves et lui donnent une drôle de sensation. La première fois qu’elle s’y est présentée, elle n’a pas pu s’empêcher de laisser ses souvenirs repeindre les murs. Elle aussi a effectué sa scolarité ici. Elle se souvient des tags sur les murs des toilettes, filles comme garçons, alors que maintenant ils se trouvent être unisexe. Elle voit encore les larges allées de bancs et de tables de pic-nique à l'extérieur, au soleil, au printemps, donnant sur les champs. Du bois dans lesquels ils ont gravé leurs noms, leurs exploits, leurs sentiments en ébullition et leurs années sauvages. Le gymnase qui avait des airs horrifiques tant il était vétuste, mais qui leur donnait accès à des siestes poussiéreuses et secrètes. Leurs pensées qui s'échappaient par les fenêtres. Les mains qui s'effleuraient. Les cœurs prêts à imploser.

Acacia rencontre bientôt la professeure de français de Thom, sa professeure principale. Les deux femmes se saluent et se serrent la main poliment, avant d’entrer dans une classe où Thom est assis, l’air penaud, les épaules basses. Il lui fait un peu de peine comme ça, elle aurait aimé le trouvé bien droit, presque fier. Peut-être insolant. Mais cette image n'est pas celle de son fils. Acacia s'assoit à son côté et dépose une main sur son épaule, maternelle. Elle est présente pour lui, comme on ne l’a jamais été pour elle. Elle cherche son regard, mais il lui refuse, des mèches devant les yeux. Il triture ses doigts et les fixe comme s'ils pouvaient tout expliquer, à sa place. La culpabilité le tiraille. Un de ses genoux s'agite, nerveux. Il ne pensait sans doute pas que cela irait aussi loin, ni même que sa mère serait au courant. Il pensait ne rien lui dire, on l'a rattrapé.

Mme BRISOUER explique alors que Thom a été pris au sein du local des associations, en train d’imprimer une quantité importante de tracts, et d’affiches. Aucun des professeurs ne semblait être au courant du moindre événement, ou manifestation. La professeure fait glisser une des affiches contre la table, face à Acacia. Celle-ci s'y penche, intéressée. Les couleurs d’une association féministe. Sur cette affiche, de nombreux slogans rappelant les combats importants de l’association : l’égalité salariale ; la peur générale instaurée sur les femmes ; le nombre de féminicides toujours plus nombreux, chaque année. Et, au pied de l’affiche, un appel à une marche pacifiste, en ville, pour défendre tous ces combats. Un rappel à ces luttes qui ont encore besoin d’être menées, et portées hautes. Acacia ne peut s’empêcher d’avoir un demi-sourire. Aurait-elle renoncé, quelque part, elle aussi ? Est-ce qu’elle a oublié, depuis le temps ? Un engouement qui lui rappelle qu'elle a détournée les yeux, qu'elle y est devenue transparente, en vieillissant, intouchable. Acacia ressent comme une pointe de honte. Elle n'en fait plus assez, elle le sait. Les sources de sa rage, de sa colère se sont taries. Elle ne fait plus partie de tout ça, et elle se dégoûte d'avoir tout abandonné au profit d'une vie bien rangée, plate, sans importance, à l'écart de combats sociaux qui la tenaient.

Toujours selon la professeure, Thom et deux autres élèves auraient alors retiré toutes les affichettes déjà disponibles sur les panneaux d’affichage pour y installer les leurs. Ils les auraient également répandues, de main à main, aux entrées et sorties du collège et du lycée. L’évènement aurait alors créé des remous. En effet, un groupe d’élèves de première, amusés par cette agitation, ce seraient senti de donner leurs avis divergents, concernant le mouvement. Le débat est ouvert, dans les deux établissements. Le problème reste que la lycéenne qui les accompagnait, aurait eu des mots plus hauts que les autres, et en serait même venue aux mains, de colère et de frustration. Une attitude qui reste inacceptable, même pour « se défendre », comme la professeur le souligne, selon les propres déclarations de cette élève.

Certes, ils manquaient d’organisation, mais Acacia comprend que Thom était entouré, il a voulu s’impliquer. Certes, pour les enseignants et l’équipe pédagogique, partager une amitié ne devrait pas se résoudre à un tel conseil, à des actes tels que ceux-ci, mais Acacia ne peut se retenir de sourire vaguement. Son fils est accompagné, et il soutient des causes. Elle était tellement inquiète de le voir seul, gravitant autour du vide. Son fils lui rappelait tant quelqu’un, qu’elle espérait secrètement que ce genre d’évènement se profile. Rien qu'une sortie de route. Rien que des conséquences et des souvenirs de faits, qu'on racontera plus tard, autour d'un repas d'été. Rien que pour, doucement, le sortir de sa coquille et l’ouvrir au monde.

Acacia reste longuement face au document, sans ne plus vraiment écouter l’enseignante. Elle lit et relit. Elle observe l’arrière-fond, la typographie de l’affiche, le choix de couleurs. Le logo de l'association. Non, elle ne se sent ni en colère ni offusquée, d'ailleurs elle ne dit rien. Ça ne ressemble cependant pas à son fils. La réalisation n’est pas de lui, quelqu’un d’autre s’en est chargé.

─ Nous avons estimé que quelques heures de colle seraient nécessaires, concernant le trouble qu’a causé votre fils.

─ Le trouble ? Vous appelez ça, du trouble ?

Acacia ne peut pas s'en empêcher, son ton est sur la défensive, piquant. Elle relève vivement les yeux vers la professeure, et, sans doute, quelque chose de plus profond, de plus brûlant, traverse ses iris.

─ Ce n’est pas le message qui est remis en cause, madame, mais bien la manière de le faire, nous sommes un établissement public.

Acacia hoche la tête après un moment, elle concède, mais n'en pense pas moins. Ce n'est pas à elle de remettre en cause les choses. C'est n'est pas le lieu, pas le but. Elle est la figure de cadre parental, elle prend sur elle, même si la langue lui pique. Elle glisse l’anse de son sac à main sur son épaule, après y avoir rangé le tract, et se redresse. Thom l’imite, toujours incapable de regarder sa mère dans les yeux, tant il a le sentiment de l’avoir déçue. Elle remercie encore la professeure avant de signer un document stipulant que Thom devra se présenter au collège, quelques samedis matin. Ils s’apprêtent à repartir, mais une voix féminine monte dans la salle d’à-côté. À en juger par ses propos, ainsi que la vigueur avec laquelle elle les défend, Acacia commence doucement à comprendre comment Thom a pu suivre le mouvement, et par l’intervalle de qui.

Sous leurs yeux, une brune aux yeux clairs sort au même moment, comme animal sauvage sortir de sa cage. Elle a l'œil fougueux et affiche un grand sourire en croisant le regard de Thom. Une expression que celui-ci lui rend, un peu maladroit, un peu timide. Ils ne se disent rien, ils semblent se comprendre. Mais, au contraire, le visage d’Acacia se décompose petit à petit, en détaillant les traits de la jeune fille. Son cœur loupe un battement et c’est son corps entier, en mouvement encore une seconde avant, qui se fige, comme suspendu. Le portrait est plus jeune, plus doux car féminin, mais Acacia le reconnaît tout de suite, et cela lui donne une bonne claque en plein visage. Il fait soudainement froid sur ses épaules, et la scène semble défiler au ralenti, comme une ancienne bobine de film fatiguée. Derrière elle, c’est Théodore qui se détache dans son costume de père idéal, et ouvert. Les images se superposent. Elle le voit d’abord enfant, puis dans les âges de sa propre fille, des pansements et des coupures plein les bras, les joues, des cernes sous les yeux. Ensuite, c’est son visage actuel, qui fait face à Acacia. Il a un petit sourire gêné, après avoir été également étonné de la voir ici. Il va pour ouvrir la bouche, à la rencontre d’Acacia, pour autant celle-ci le coupe d’un « on rentre », en saisissant le poignet de son fils pour le guider vers la sortie. Ses doigts le saisissent fermement et leur sortie est effrénée comme fuyant un danger imminent.

* * *

Dans le salon aux éclairages tamisés, Acacia essaie de fixer son attention sur les pages de son roman. Le regard, les traits et l’ossature de Théodore lui repassent devant les yeux. Il est là. Elle entend son rire. Sa voix en demi teintes quand il remerciait le professeur qui le recevait, et à la fois, rappelait fermement à l'ordre sa fille. Acacia la connue bien moins grave qu’aujourd’hui. Bien moins dompté. Mais surtout, Acacia revoit et ressent ce jour d’hiver, par procuration, par récits et explications qu’on lui a donnés. Après l’appel. Après l’absence. Une voiture en travers de la route, le nez plongeant dans un fossé. De la fumée. Des cris. Des insultes. Du rouge. Et puis du noir. Tout se mélange, et l'emporte. Restent la colère dirigée et une rancœur non digérée.

─ Cassie ? Tu viens manger ?

Un sursaut à son surnom. Elle l'entend sortir de la bouche de l'homme avec qui elle habite, et ça l'irrite. La jeune femme se relève difficilement, les muscles engourdis, en repoussant le plaid sous lequel elle s’était enfouie, comme une moindre protection. Elle s’assoit en face de Quentin, Thom à sa droite.

Le tract de la manifestation trône toujours sur l’îlot central de la cuisine, et Acacia a bien dû en parler succinctement à Quentin, étant donné qu’ils sont rentrés plus tard. Et il a eu ce regard, ce « c’est à toi de l’expliquer à ton fils, parce que tu es une femme », cette expression qui a soufflé sur les braises d’une colère immense, d’une injustice qui lui brûle les mains et la gorge. Quentin qui se débarrasse, qui se tient toujours éloigné de ce qui pourrait le menacer, lui et sa petite vie. Mais Acacia n’est plus cette personne qui pouvait prendre les armes pour de simples mots, semble-t-il. Quentin la lui a retirée, il y a des années. Elle ne lui a rien répondu, tout juste un regard, et est allée discuter avec son fils, dans le feutré de sa chambre.

Elle s'est assise à son côté, sur son lit, et a passé ses mains dans ses boucles dorées et lui a assuré qu’elle était fière de lui, parce que leur cause est juste. Un début de discussion qui a fait Thom lâcher son téléphone. Acacia aimerait juste savoir si c’est tant pour cet engouement face à l’injustice, ou simplement pour la fierté de ses complices, dont Aline. Thom secoué, a vite relevé les yeux vers sa mère. Le premier vrai regard franc qu’il lui offre depuis toute la soirée. Elle lui a souri, en disant que le combat n’était pas terminé puisque, par exemple, son propre père se sentait incapable d’en discuter avec lui. Thom a roulé des yeux, exaspéré de l'attitude de Quentin, et Acacia en a eu un frisson. Parce qu’il lui ressemble tellement, parfois. Elle a embrassé son front, en lui soufflant de ne pas se coucher trop tard. Quand elle sort de la pièce, sa fierté se fane, ses souvenirs semblent l’accompagner comme un voile sombre et déchiré.

Au salon, les couleurs de la télévision allumée se projettent sur les murs. Acacia et Quentin sont installés dans le canapé, un espace entre eux. Ils ne se touchent pas, ne se regardent pas. Ils ne discutent pas plus parce que Quentin ne s'intéresse tout simplement pas. Ça ne le touche pas, en fait. Et c'est ce qui rend sans doute le plus dingue Acacia.

Elle sait. Elle sait très bien que Quentin feint le travail écrasant pour passer des après-midi, des soirées, des week-end, loin de la maison qu'il occupe. Avec une autre. Une nouvelle stagiaire dans son service. C'est tellement cliché que ça a d'abord fait rire Acacia. Parce qu'elle n'a plus aucun attachement à lui. Elle ne supporte plus sa présence, qui l'excède. Elle a regardé dans son téléphone pour connaître son prénom, savoir si elle savait écrire correctement, comme fonctionnait sa vision des choses, et son cheminement de pensées. Si elle le chauffait par messages. Pas parce qu'elle est jalouse, pas parce qu'elle veut le mettre à la porte et cherche un moyen de pression. En quelques sortes, elle s'intéresse. Elle laisse faire. Elle sait mais elle laisse faire.

La télévision fait bruit de fond. Tout ce qu’elle voit, à ce moment, ce sont le sourire, et la main de Théodore tendue vers elle avant qu’elle ne le fuit. Elle ne lui a laissé aucune chance, aucune occasion. Et elle sait pertinemment que leurs enfants l’ont remarqué. Parce que ce n’était pas simplement une ignorance feinte entre parents mécontents des agissements collectifs de leurs enfants. Non, il y avait quelque chose de personnel dans cette échappée. D’intime presque. « On sait très bien tous les deux pourquoi j'agis comme ça. » Son estomac se noue. Elle feint la fatigue pour monter se coucher plus tôt. Elle ne s'annonce pas. Elle rejette simplement son plaid et monte les escaliers.

Quand Quentin l'imite, peut-être une heure plus tard, il croise Thom dans la salle de bain. D'abord silencieux, ils trouvent leurs regards dans le miroir, brosses à dents à la bouche.

─ Est-ce que tout va bien ?

Il demande à voix basse, les sourcils froncés. Thom crache puis se rince la bouche avant de se redresser face à lui. Bientôt, il le dépassera, et Quentin ne peut pas chasser ce sentiment d'infériorité.

─ C’est maman … Elle a vu un homme au collège ce soir, et depuis qu’on est rentrés, elle ne parle plus.

Avec ce simple constat, Thom part dans sa chambre et Quentin tombe de haut. Il chancelle. Ses yeux s'arrondissent. Il tombe dans la peur et la distorsion des choses, des évènements, tout ça mené par ses angoisses. Il se tend, face au miroir mural, seul dans la salle de bain devenue froide.

Il sait que sa conjointe se retient de beaucoup de choses, dont parler et agir comme elle a pu le faire il y a des années. Elle ne se confie pas, ne s’ouvre pas plus à lui. Quelque chose s’est passé. Est-ce qu'elle sait ? Impossible. Il ne rencontre sa maîtresse que dans des endroits éloignés, où ne peut pas le reconnaître. Des hôtels anonymes. Des bars miteux. Il ne paie qu'avec sa carte bancaire personnel, et rattroupe ses notes de frais. Impossible.

Quentin a connu Acacia à dix-sept ans, ils se sont mis ensemble à vingt-et-un. Mais entre ces deux âges, ce laps de temps, quelque chose s’est passé, a eu lieu. Elle n’a jamais voulu en parler, elle repoussait toujours le sujet. Quentin a fini par ne plus oser demander. Tout ce qu’il a noté c’est qu’un des amis de sa bande ne semblait plus en faire partie. Et Quentin s’est toujours demandé comment il avait bien pu disparaître. Une occasion professionnelle, peut-être. Une dispute, sans doute. L’une de ses amies lui a confié le déménagement sur un coup de tête et pourtant lorsque cette raison a été mise sur la table, lors d’un dîner entre eux tous, Acacia avait semblé si enragée et blessée au plus profond d’elle-même ; que Quentin s’est juré que la vérité était loin. Mais Acacia n’est jamais venue d’elle-même pour lui confier quoi que ce soit, et Quentin a fini par faire mine d’oublier. Est-ce que ça l’a, un jour, vraiment intéressé ?

Parce qu’il connaît très bien l’identité du manquant. Il a été le dernier à l’appeler sur son portable, en réalité. Téléphone qui n’a jamais pu être allumé de nouveau, étant donné son état. Dernier coup dans le dos, et profit de l'absence.

Et, en quelque sort, ça l’arrange aussi, Quentin. Il ne voudrait pas qu’ils viennent tous pour sa tête, en découvrant tout ça. Quentin sait très bien que son silence a sans doute créé bien plus de souffrances et de dommages collatéraux qu'il ne l'aurait souhaité, mais pour autant, la culpabilité et le mensonge ne semblent pas l'étouffer.

Cette boite restera close jusqu’à ce qu’il ne respire plus. Il l’emportera avec lui. Parfois, il la ressent cette distance entre lui et Acacia. Parce qu’elle ne dit plus rien, et qu’il continue de lui mentir, de s’en tenir à sa version des faits comme si de rien n’était. Il est introuvable. Personne ne pourra le confondre, il en est persuadé. Quentin éteint la lumière et son reflet disparaît.

Quand il passe dans le couloir, il perçoit la faible lumière de la table de chevet. Il appuie doucement contre la poignée et passe une tête dans la pièce. Ce soir, sa compagne a le même air que cette soirée-là. Grise. Muette. Les prunelles vitreuses d’un passé dont elle ne se remet pas. Elle n'est pas vraiment là.

Elle ne lui parle pas, ne relève pas plus les yeux. Elle est glaciale, comme souvent quand son fils ne peut pas les voir. Même si Quentin sait que tout cela ne lui est pas complètement destiné, puisqu'elle ne sait rien, sur quoi que ce soit, il subira quand même son humeur. Il a bien plus peur qu'elle apprenne la vérité, que de la voir dans cet état.

Et comme il semblerait que ses nerfs soient portés sur quelqu’un d’autre, autant en profiter. Acacia continue son polar, mais les pages ne se tournent pas. Quentin commence à se déshabiller, et elle redresse la tête.

─ Qu'est-ce que tu fais ?

Pris sur le fait, Quentin se stoppe net et la fixe. Il se fend d'un léger rire brisé, debout, face à elle, en t-shirt et caleçon. En comprenant qu'elle ne rigole pas, il se sent honteux et gêné.

─ Je pensais que ce soir ...

─ Hors de question de t'avoir dans mon lit.

Acacia coupe, sèchement, en refermant son livre, et se redressant sous les draps en position assise. Elle le considère durement, les bras croisés sous sa poitrine.

─ Ça fait des semaines que ça dure, Cassie. Je vois pas ce que tu me reproches, franchement.

Elle tique de nouveau au surnom, un sourcil haussé. Sa mâchoire se tend et Quentin comprend très bien qu'il n'aura jamais le dernier mot, ou l'argument nécessaire. Elle le devancera toujours.

─ T'es ni un père, ni un compagnon. T'es un étranger. Rien ne te touche. Tu vis ici comme à l'hôtel. Alors, comme à l'hôtel, je fais le choix des chambres séparées.

Quentin reste un instant silencieux, puis renfile son pantalon de pyjama en soupirant. Il se dirige vers la porte mais, blessé dans sa fierté, il ne peut se retenir d'un commentaire cinglant avant de sortir de la pièce.

─ Tu peux pas baiser avec ton fantôme, tu sais ?

Hors d'elle, prise d'un coup de sang comme rarement, Acacia se saisit du premier objet qui lui passe sous la main et le projette dans la direction de Quentin qui referme déjà la porte derrière lui. Un fracas puis un grand silence. Acacia se contient, tremblante et essoufflée de colère. Le trop-plein de cette journée lui vrille les nerfs. Elle sort finalement des couvertures pour fermer la porte, et ramasser son projectile. Brisée, la conque vernie qu'Adrien lui avait ramenée d'un de ses voyages, lui coupe les doigts. Accroupie au sol, des larmes silencieuses perlent le long de ses joues.

Elle pouvait être comme ça aussi, à dix-sept ans. Assaillie par ses sentiments. Mais Acacia, en vieillissant, a fait le choix de moins le montrer, taillée par les déceptions, les remords, les manqués. Ce n’est bien que lorsque cela concerne ses vieilles connaissances, qu’elle ne peut se retenir. Elle ne semble toujours pas s’y être faite. Il y a bien trop de données irrésolues pour qu’elle puisse avancer. Quand a-t-elle décidée de ne plus chercher ? Quand a-t-elle pris la décision que le mieux à faire, était de reprendre le cours de sa vie, malgré tout, même dans cet état, même en survivant ? Elle est anesthésiée par son travail, l'éducation qu'elle essaie de donner à son fils, les tâches ménagères, les crédits ... Elle a mis en sourdine son cœur en miettes, et tout ce qui va avec. Pourtant, ce soir, elle s'est réveillée. Peut-être parce qu'elle a croisé Théodore. Peut-être parce que Thom a atteint l'âge où elle a rencontré son père.

Acacia s’endormira seule et d’épuisement. Elle qui commence enfin à voir ses jours comme ce qu’ils sont. Pauvres. Tristes. Vides de sens. Endeuillés sans le montrer ou le vivre. Elle ne récupère que les miettes. Elle ne mérite rien de tout ça. Elle a fait le choix de la raison, sur les sentiments, et n’a pas été chercher plus loin.

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