2.

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Les phares qui traversent la baie vitrée du salon. Un ronflement mécanique dans la cour. Un premier claquement de portière, suivi d'un second quelques minutes plus tard. La porte d’entrée cogne avec violence, et Théodore crie à sa fille de faire preuve d'un peu plus de délicatesse, sur les nerfs. Il fait désormais nuit, et ce qui enrage Théodore c'est le fait que sa fille ne lui ait pas adressé un mot dans la voiture. Il n'était tout juste bon qu'à la ramener. Elle n'était pas sur son téléphone, mais les yeux à la fenêtre, lui renvoyant son reflet aux long cheveux sombres et au visage fermé. Il aurait pu crier, l'accabler de reproches, lui expliquer, probablement mal et sans fondement, qu'il n'en pouvait plus de son attitude. Mais Aline grandit, se forge seule, et pousse dans un foyer où son éducation est à deux vitesses, dans un seul sens. Son père hausse le ton. Sa mère ne s'implique pas. Alors, forcément, la balance penche dangereusement, et Aline est amenée à faire des choix personnels, emplis d'émotions, plutôt que sensés. Preuve de son accablement, qu'il vieillit, Théodore ne la ni regardé, et n'a pas fait plus de commentaire. Il est à bout, et ça le rend mutique.

Clefs de voiture jetées, porte close, chaussures et manteau retirés, Théodore serre les dents en retrouvant son épouse, accoudée à la table de la cuisine, un verre de vin blanc tout près. Elle n’a pas retiré son maquillage de la journée, ni les vêtements avec lesquels elle est partie travailler, ce matin. Ses escarpins traînent aux pieds du tabouret sur lequel elle est assise, et cette façon de faire, a le don d’irriter Théodore. Elle se laisse vivre, ne s'occupe de rien, ne le soutient pas. Elle aussi est bien silencieuse, tout juste tenue au courant par messages, ce n'est pas la première fois que son mari et sa fille rentrent tard parce que convoqués au lycée.

Hugo ne leur dit rien quand ils rentrent, pas un regard, pas plus qu’elle ne réagit lorsque leur fille vient lui embrasser la joue. Aline n’a pas perdu de sa superbe, même après s’être retrouvé en entretien personnel au lycée. La jeune fille a cette attitude hautaine, cet esprit de revanche, cette persuasion de ne jamais être dans le faux ou trop loin des limites. Non, pas pour ce qu’elle a décidé de faire, et la personne qu'elle veut être. La culpabilité lui est complètement étrangère. Elle s’en veut peut-être pour avoir tiré Thom avec elle, mais ça s’arrête là. Rien de plus. Elle voulait le faire. Elle avait à le faire. Elle ne s’excusera de rien.

Et c'est peut-être ce qui rend Théodore hors de lui. Parce qu'eux, à son âge, ne répondait pas, ne levait pas les yeux au ciel sous peine de prendre une gifle bien méritée. Ils n'allaient pas contre leurs parents, mais obéissaient par menaces. L'éducation était plus dure, plus sèche, et Théodore ne sait toujours pas s'il est un bon parent. Il ne sait toujours pas s'il est bon pour leur fille de lui laisser tant de liberté. Mais il est seul à se battre, et ne peut décemment demander à personne autour de lui comment s'y prendre.

─ Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

Hugo prononce enfin des mots et ils sont dénués de la moindre nuance de couleur ou de musique. Pas d’inquiétude, ou de colère, de ras-le-bol. Elle pose la question comme elle pourrait demander à son mari s’il a pensé à sortir la poubelle. Elle ne décroche pas de son livre d’art, en tourne les pages avec lenteur. Sur des post-it, répandus tout le long de l’ouvrage épais, elle dépose des notes, des réflexions, des choses à reprendre. Et le fait que son travail prenne toute la place, devant lui, devant sa fille, a le don d'énerver Théodore qui est déjà au plus haut. Il n'a pas accès à elle, il ne peut pas s'appuyer sur son épaule. Il la regarde mais elle ne participe pas au dialogue. Théodore se serre un verre d'eau, tandis qu'Aline s'installe dans le canapé, son téléphone entre les doigts. Elle écoute, curieuse, et ses parents ne baissent pas le rideau, la scène se joue.

─ Elle sera collée pendant plusieurs week-ends. Elle devra décrocher une par une les affiches qu’elle a mises partout.

─ Tu l’emmèneras.

Hugo l’oblige, définitive, sans lui demander son avis. Comme si elle l’accusait, en silence, d’être le seul responsable des faits et gestes de leur fille. Et de tant d'autres choses. Elle ne le regarde toujours pas, et ça fait sourire leur fille, qui les observe du salon, par-dessus son téléphone. Sa mère ne pardonne rien à son mari. Elle ne lui laisse aucune chance, aucun moyen de se justifier. Elle n’essaie plus de comprendre, ou de se mettre à sa place. Elle semble avoir trop vu de ce qu’il a trop fait. Et la jeune fille, d’un côté, trouve cela injuste, difficile pour son père, qui, elle le voit, essaie de faire des efforts. Il essaie d'être là. Il essaie de s'inclure, de trouver et de prendre sa place.

D’aussi loin qu’Aline s’en souvienne, ça a toujours été le cas, cette ambiance. Ce rejet acide. Cette ignorance, pour un oui ou pour un non. Cette dominance à sens unique, comme si sa mère possédait les pleins pouvoirs. Ces cris, qu’elle pouvait entendre de sa chambre, étant enfant, quand Théodore ne supportait plus. Le fait qu’elle soit venue au monde n’a pas fait d’exception, en réalité. Ils sont peut-être de bons parents, mais pas de bons époux. En grandissant, Aline a fini par assembler quelques pièces du puzzle. Elle a observé. Elle a écouté les reproches qu’ils avaient à se faire, assise dans les escaliers, dans le noir, une main sur sa bouche pour qu'ils ne perçoivent pas sa respiration, alors qu'elle était censée être couchée. Aline ne comprenait simplement pas de qui ils pouvaient bien parler, qui cela pouvait concerner, et si son père y avait pleinement son rôle à jouer. Aline a assimilé qu’il s’agissait de quelque chose que son père avait fait, il y a des années, et que sa mère n’était toujours pas capable de lui pardonner. Il y avait des prénoms, des vacances, des regards qu'Hugo avait perçu en silence et qu'elle lui balançait de nouveau au visage, des peurs, de veines tentatives de la rassurer. Son père doit se sentir bien seul, à essayer de convaincre le mur que représente sa mère, incapable d'entendre, d'écouter et de lui faire confiance. Quand le ton monte, il s'agit bien souvent des angoisses d'Hugo qui prennent le dessus et qui accablent Théo. Il n'a aucun moyen d'en réchapper. Il ne la comprend pas, et il a cessé de se justifier pour ses beaux yeux. Il est fatigué et las.

L’adolescente s’est imaginé une maîtresse, un enfant extra-conjugal, des dettes ; le cœur battant. Elle a écrit ses hypothèses dans un journal intime, quand les disputes étaient récurrentes. Maintenant, il n'y a plus que le silence et l'ignorance, et c'est sans doute encore plus douloureux, pour tous les deux.

Pour autant, sa mère ne part pas, et son père reste. Sa mère ne le met pas à la porte, et son père ne se bat pas pour la faire changer d'avis. C’est cette chose inconnue qui semble autant les éloigner que les cimenter ensemble. Elle les repousse autant qu’elle les attire. C’est étrange, cette chasse, puis cette fuite. Ce besoin de faire des reproches, de blesser, pour soumettre l’autre avant qu’il n’en fasse de même. Ces accusations semblent avoir mal vieillies, les dépassent, datent de bien plus loin sans jamais avoir été résolues pour autant. Un secret qu'eux seuls partagent et qui les tiennent à la gorge encore dans leur vie d'aujourd'hui. Et Aline se dit que jamais elle ne voudrait ce genre de relation, passive agressive, en rapports de force. Elle préfère de loin rester seule, si le besoin est. Ses parents s'usent, ne se font plus confiance depuis des années. Ils ont fait bonne figure quand leurs amis venaient encore mangé à la maison, mais maintenant plus personne ne vient, et leur maison est l'endroit idéal pour se déchirer sans regards indiscrets. Ils n'ont plus honte. Aline peut bien leur reconnaître ça, ils ne passent pas leur temps à jouer à la famille idéale, en mentant comme certaines photos peuvent le faire. Ils ne masquent pas la misère et les dysfonctionnements. Ils vivent pleinement cette vie de couple bancale, sans retour, sans égalité, mais avec un contrat qu'ils ont scellés et couché sur le papier. Est-ce qu'à l'époque, c'était déjà pour rassurer sa mère ? Est-ce qu'à ce moment, son père lui a encore cédé ? Hugo joue une bataille fermée, en pleine possession de ses cartes, quand Théodore a tout aplati face à elle, sans possibilité de prendre de l'avance sur elle, la prendre à revers, ou penser au prochain coup. Un couple déséquilibré où Aline s'efforce de grandir.

Ils ne se disent rien de plus et son père part prendre une douche et se changer à l'étage, loin d'elles. Il a sans doute besoin de ce moment seul pour se calmer. C’est cette occasion qu’Hugo choisit pour refermer son livre d'Art et rejoindre sa fille. Là, assise à son côté, elle lui demande avec un peu plus de détail ce qui s’est réellement passé, et ce que sa fille en pense, bien évidemment. Comment elle voit les choses. Mais celle-ci est devenue tellement sauvage que sa mère ne la force, ni ne lui interdit plus rien. Hors-de-question. Elle ne veut pas la casser, pas comme on le lui a fait, étant plus jeune. Elle la laisse parler, venir à elle. Hugo est fascinée par tant de caractère, d'affirmation. Elle l'idolâtre peut-être un peu. Et tant qu’Àline reste en-dehors de la criminalité et des substances illicites, ça ira.

A mesure qu'Aline explique son mouvement, ses actions, ses slogans, Hugo fronce légèrement les sourcils.

─ Je suppose qu’Erik t’as suivi là-dedans.

Aline a un petit rire doux, qui confirme les soupçons de sa mère. Toujours ce gamin qui lui rappelle tant de choses, sans lui-même savoir quoi. Hugo est encore sidérée de savoir que, de tous les gamins que sa fille croise au lycée, c'est avec lui qu'elle passe le plus clair de son temps. Ça ne fait pas de sens, autant que ça semble logique, en fait. Il est toujours présent, dans les frasques d'Aline, quand ils rentrent à vélo, tard dans la nuit, et les yeux un peu vitreux d'alcool, ou quand ils se rejoignent dans ce hangar désaffecté, réaménagé de canapés pour devenir sorte de cabane secrète dans les arbres. Sans savoir. Sans savoir que leurs parents en ont fait de même.

Aline se redresse et dépose sa joue contre l’épaule de sa mère. Celle-ci caresse les cheveux de l’adolescente, toutes deux, les yeux dans le vague, pensives. Les cheveux de sa fille ressemblent tant à ceux de son père, que parfois, elle s’imagine une autre personne, dans le propre corps de sa fille. Là, à l'observer, en silence. Une ombre prête à la saisir à la gorge, attendant juste le bon moment, une faille, un genou à terre. Une sensation étrange, comme être tenue à l'écart, à l'extérieur de la scène, derrière une vitre.

─ Tu devrais monter ta propre association féministe.

Hugo lance, aussi pensive que sérieuse. Mais sa mère ne prend pas de court sa fille, puisqu’elle hausse les épaules. Elle y avait déjà pensé, donc.

─ Le lycée a refusé.

─ Alors fais-la à l’extérieur.

─ Ok, mais avec quel argent ?

─ Des petits boulots, notre aide, des cagnottes en ligne … Tu sauras très bien comment faire.

Aline sourit doucement à sa mère, avant de s’allonger sur le canapé, sa tête sur ses cuisses. La mère insuffle doucement des projets dans la tête de sa fille. Elle tresse ses cheveux longs et prend le temps de retracer les traits de sa petite fille. Un par un. Ce nez fin récupéré de son père. Ces deux fossettes qu'Hugo possédait aussi étant plus jeune. Disparues avec le creux qu'ont formé ses joues, tirées par le stress de son travail. Ces légères rides entre ses deux sourcils foncés. Le sentiment de lui être étrangère est rapidement chasser par celui de l’appartenance, et de l’attachement immenses. Elles partagent le même sang. Une histoire qui semble se répéter, se rejouer. Hugo en connaît la fin, sa fille n'en est qu'au début. Hugo la mise au monde. Dans la douleur, la lenteur, les cris, les larmes. Et c’est un tout qui la frappe, soudainement, comme au milieu de leur propre univers. Les souvenirs passent devant les yeux d'Hugo comme train à grande vitesse. Réveillée, tiraillée par les douleurs. L'empressement et le soutien de son mari. Le trajet en voiture, le souffle court et les dents fermement serrées. La maternité tout juste ouverte, et les sages-femmes au petit soin, ce qui avait le don d'énerver Hugo. Jamais on n'avait pris soin d'elle comme ça. Jamais ont avait fait attention à elle, comme si elle pouvait se briser à la minute suivante. Théodore pris par l'administratif, presque en retard, essoufflé, poussant la porte de la chambre. Et puis leurs doigts liés par-dessus les draps rêches de l'hôpital. Cette parenthèse, comme au-dessus de tout, hors du temps, là où ils se couvaient d'un regard doux, sans chercher à se blesser, à se coincer dans un angle. Là où tout était possible, où ils auraient pu se dire les choses. Clairement. Sereinement. Sincèrement. Théodore l'a fait. Quand les douleurs ont été plus vives, Hugo aussi. C'est la dernière fois qu'ils ont eu ce dialogue, ces promesses, ces excuses. Après, tout est revenu comme ils avaient laissé les choses à la maison.

─ Papa a vu Cassie à l’école. Thom était avec nous.

Aline reprend, et coupe Hugo dans ses réflexions. Les mots sont dits doucement, mais ils claquent à ses tempes. Elle a un petit rire nerveux, étouffé, pour se reprendre. Hugo vient de se souvenir que son amie d’enfance, elle aussi, est mère. Mais elle a repoussé cela tellement loin de sa propre vie, pour s’isoler, s’éloigner, se mettre à l’abri, qu’elle a finit par oublier.

─ Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

La voix d’Hugo retrouve ce ton incolore, mécanique. Aline comprend très bien que sa mère vient de se refermer. Pourtant, elle ne bouge pas de ses cuisses, sa mère ne passe plus les doigts contre sa peau, ou dans ses cheveux. Ces gestes-là ont été brusquement interrompus tant sa mère est pendu à ses lèvres. Elle a répondu bien trop rapidement pour ne pas être intéressée. Aline lui cède ça, elle ne pose pas plus de questions sur son intérêt soudain. Pas ce soir.

─ Elle n’a pas voulu lui parler, elle est partie en trombe.

─ Ça ne m’étonne pas.

─ Pourquoi ?

Mais Aline n’aura jamais de réponse. Son père est revenu et se met aux fourneaux. Les casseroles claquent et Aline se redresse pour mettre la table. Sa mère, elle, est plongée bien plus profondément dans ses réflexions. Quand elle les rejoint, c'est d'abord pour se servir un nouveau verre de vin. La télévision sera la seule distraction pour échanger. Aline commente, reste joyeuse, elle ne fait plus cas de la froideur que ses parents partagent entre eux, et qui la mettait tant mal à l’aise auparavant. Qui lui serait la gorge, la tenait muette, et lui faisait baisser les yeux. Désormais, elle sait que cette barrière de glace ne lui est pas destinée. Ça rend les choses plus simples. Son père lui répond, mais sa mère n'est tout simplement pas présente.

À la fin du repas, alors qu’il ne reste que les verres et des miettes, Théodore essaiera de prendre la main de sa femme. Juste pour la trouver, pour prendre la température. Elle lui refusera et Aline le verra très nettement. Hugo est inaccessible ce soir. Bien plus que les autres soirs, en fait.

Ils n’ont plus honte de se montrer sous ce jour devant elle. Ils n’ont peut-être plus la force de se cacher, plus la force de mentir, plus la force de faire comme si leur passé commun n’avait pas eu d’impact sur leur présent et leur futur ensemble. Ils ne parviennent pas à passer au-dessus, à autre chose. C'est tout ce à quoi ils peuvent se retenir.

Aline sait qu’ils se connaissent depuis qu’ils ont dix ou onze ans. Cela devient rare de passer autant d’années avec la même personne, une moitié de vie, et Aline pensait même qu’ils divorceraient, pendant un temps. Peut-être, si elle n’avait pas fait partie du tableau. Peut-être, s'ils n'étaient pas aussi habitués et attachés à l'autre, malgré tout.

Elle s’imaginait quelque chose fait à l’amiable, sans décision de justice, ou de papiers justificatifs. Mariés sur les papiers, mais pas dans leurs vies. Aline aurait été ballottée entre deux maisons, deux ambiances, deux éducations. Deux semaines chez l'un, deux semaines chez l'autre et la moitié des vacances. Des valises à n'en plus finir. Deux armoires. Deux brosses à dent. Un Noël avec maman, le Nouvel An avec les amis, et l'inverse l'année suivante. Mais peut-être que toute cette logistique les a effrayé, rien que d'y penser. C'est toujours plus simple avec un foyer commun, même à travers des sentiments qui n'y sont plus.

Maman aurait retrouvé quelqu’un, et papa serait resté seul toute sa vie, à se morfondre sur des choses invisibles et dont il se refuse de parler. Pourtant, s’ils sont capable d’agir de cette manière devant elle, n’est-ce pas justement, parce qu’ils se font une confiance aveugle, une confiance qu’ils ne retrouveront jamais ailleurs ? N'est-ce pas justement parce qu'ils sont capables d'avoir ces gestes et ces paroles difficiles, l'un pour l'autre, qu'ils tiennent toujours à l'autre ? Est-ce qu’il leur reste, tout de même, des sentiments assez forts, même bancals de la sorte, pour les faire tenir, et leur éviter la fuite, la rupture ? Ou est-ce encore un de leurs jeux atroces, où le premier qui décide de partir, de lever le camp, est le perdant, sur qui l'autre aura l'ascendant ?

Aline est fatiguée de chercher, et comprendre le début de leurs raisonnements puériles ne fait que l’angoisser encore un peu plus. Cela remonte à bien trop loin, bien trop profond. Savent-ils même encore ce qui a causé les hostilités ? Des coups bas, sur des blessures, sur des caresses, sur des promesses. Le tout rejoué à l'infini. L'image d'un tatouage qu'Aline à découvert sur la nuque de sa mère, alors qu'elles profitaient de la terrasse que son père venait de finir de construire lui-même. Là en lettrines gothiques, comme marquée au fer rouge : "Déception, Dépit, Rancœur." Une trace qui a vieillie avec le temps mais qui n'a pourtant pas perdu de son sens. Un souvenir qui avait frappé Aline au cœur, et qui continue encore aujourd'hui. Un choc comme avoir surpris deux personnes dans le même lit, pris d'un long baiser intime, fugace et qu'eux seuls peuvent comprendre. Pas un choc qui fait vite sortir de la pièce, et sourire derrière la porte. Un choc qui angoisse, qui fait comprendre qu'une personne peut se cacher derrière un sourire, et se taillader les veines dans la même demi-heure. Sa mère est sur le fil, et fait sans doute partie de ces personnes.

Face au silence froid, Aline embrasse finalement ses parents, doucement. Elle monte les escaliers avec un dernière regard pour son père, qui lance le lave-vaisselle. Des automatismes qui doivent le rassurer. Le cadrer pour ne pas qu'il implose.

La baie vitrée entrouverte, Hugo fume une dernière cigarette. Elle ne restera pas. Elle va bientôt disparaître, seule dans son monde, et dans ses pensées, sans aucun accès. Comme depuis toute la soirée. Théodore hésite. Elle l'a déjà calmé en refusant son geste d'affection, pour autant, il y retourne, têtu, buté, borné, braqué. Pourquoi est-ce qu'avec elle, il essaie encore ? Pourquoi fait-elle la différence ? Pourquoi ne cède-t-il pas ? Pourquoi est-ce qu'il a encore cet espoir vain, comme avec personne d'autre ?

Théodore se glisse sur le balcon surplombant la cour. Baignés des reflets orangés des lampadaires, bercés de brise qui secoue les pins, Théodore se glisse dans son dos, ses bras encadrant sa femme, la coinçant contre la rambarde. Elle ne bouge pas, ne le repousse pas. Pas parce qu'elle l'ignore, mais parce qu'elle ne le voit et ne le ressent pas. Elle expire sa fumée, il inspire son odeur, le front déposé entre ses omoplates.

─ J'y arrive pas, sans toi.

─ Demande à quelqu'un d'autre, alors.

Hugo est piquante, acide. Elle ne lui laisse rien, et se tient sur la défensive. La voix de son mari, tout près de son oreille, vibrant dans sa cage thoracique, son poids contre elle ; tout la fait revenir à elle. Elle ne peut, cependant, empêcher les légers picotements de le sentir aussi proche d'elle. Cet emballement de cœur, de corps. Hugo chasse les cendres de sa cigarette, et se retourne lentement face à lui. Ils se toisent et les yeux de Théodore brillent mais derrière une couche terne, vide, seule et fatiguée. Elle l'éreinte. Elle a fait de cet homme qu'elle admirait, quelque chose de docile, elle l'a brisé parce qu'elle s'est acharné sur lui, à force de reproches, de doutes, de sorties de route. Elle place sur lui toutes ces déceptions. Et il est tellement plus facile de blâmer quelqu'un pour nos manques, nos pertes de confiance.

Théodore se morcèle et s'effondre peu à peu. Il se penche et plonge son visage dans la nuque de sa femme. Expire. Lentement, comme animal blessé mais apprivoisé, elle lui accorde une main dans la nuque, dans ses cheveux. Il embrasse son cou, doucement, pour ne pas la brusquer et la faire partir. Les paumes de Théodore glissent à ses hanches, il se colle à elle, et ils produisent une nouvelle chaleur, quelque chose de lointain, de perdu.

─ Je suis fatigué de pas pouvoir compter sur toi.

Ses mots sont chuchotés, réellement parce que figés dans la douleur et le manque. Hugo se sent défaillir, elle essaie de se retenir, de se reprendre. Elle ne peut pas lui céder, pas aussi facilement, pas aussi simplement. Pas comme ça.

─ Tu pourrais le faire, si je pouvais avoir confiance en toi.

Un soupir. Le rapport se coupe net, parce que Théodore vient de prendre une décharge, un rappel à l'ordre. Il se recule, la libère, piqué au vif. Ils se regardent de nouveau, bien en face. Il soupire, parce qu'il n'a plus la force de se battre.

─ 'go, depuis Aline ... Depuis Aline, t'aurais pu me laisser entrer.

─ Qu'est-ce que j'ai comme preuves, hein ? Qu'est-ce que j'ai ?

─ Cam fait sa vie, elle a Erik. Et Flo' ...

─ Je parlais de ta tendance à la bouteille, et autres trucs du genre.

Là, tout se rompt. Brusquement. Vivement. Hugo écrase sa cigarette et se libère de l'étreinte de Théodore. Rien que t'entendre ce prénom, dans sa bouche, elle prend feu. La colère et la jalousie refluent en elle. Tout ruisselle sur sa peau, et la laisse ébouillantée. Peaux mortes après coups de soleil. Les mâchoires serrées, elle ne peut pas croire, que même après tout ce temps, il puisse encore faire le rapprochement, aussi vite, en sa direction à elle.

Cam.

Excédée, Hugo laisse tout en plan, n'éteint aucune lumière. Elle retire ses vêtements, enfile son pyjama et laisse glisser le maquillage contre son visage, parce l'eau a fini par tomber. Dans la pénombre, elle se coule sans les draps en sachant très bien que son mari ne l'y rejoindra pas, il n'y est pas autorisé.

En bas, sonné, Théodore referme la baie vitrée. Eteint une par une, toute les lumières, ses illusions et ses efforts avec. Il monte les escaliers, et s'arrête un instant face à la porte de leur chambre d'amis. Celle où il n'a plus accès. Celle pris dans les miasmes d'une femme peu sûre d'elle, et vexée, vautrée dans des faits remontant à plus de quinze-ans, et qui ne semblent toujours pas être passés, toujours en travers de la gorge comme un bouquet de ronces. Théo est défait, effondré. Son corps ankylosé et froissé. Il a bien essayé, pourtant. Il aurait mieux fait de garder le silence, de garder ses pensées pour lui, puisqu'Hugo n'est plus capable de les entendre depuis longtemps maintenant.

Un mur les sépare, et Théodore s'endort écrasé d'un passé qui le prend toujours à la gorge et lui revient en pleine gueule comme retour de flamme. Peut-être que plus rien n'est possible, désormais.

Quel que soit le foyer, les drames qui se jouent sont bien similaires. Et même si dans un autre, non loin, une femme se réfugie auprès de ses fantômes, ici, un autre couple fait chambre à part.

Avant de sombrer, ça pique Théodore au cœur de savoir qu'ils ont pu être si proches, tous, avant. Ce soir, ses mots lui font encore un peu plus mal, tant il a besoin de contact, de compréhension. Il ne supporte plus cette solitude commune, qu’ils traînent partout, comme un boulet aux pieds. Ils ne se touchent pas, ne se parlent pas, ne se regardent pas. Hugo est simplement la plus douée à ce jeu.

Il soupire. Un souffle, qui se plante entre ses côtes, tant il vient des profondeurs, et témoigne de cet isolement insupportable. Hugo le subit aussi. Elle l’a juste côtoyé plus longtemps, étant plus jeune, pour ne plus en faire vraiment cas.

Leurs nuits sont emplies de cauchemars, mais leurs jours aussi.

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