3.

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Samedi matin. Le sol et les arbres sont recouverts de gel. Il fait froid, les respirations sont embuées, les bruits extérieurs bien trop claquants pour ce début de week-end. Trois voitures se garent à quelques minutes d’intervalle devant le portail encore clos du collège adjacent au lycée. Un 4x4 Audi sombre, une berline Mercedes datant déjà de quelques années, et une Aston Martin hors d’âge, vert bouteille. Des phares qui se font face. Pas de klaxons, pas de signes de tête ou de la main pour se saluer.

Des trois véhicules s’extraient trois adolescents. Les portes produisent un écho douloureux dans la rue, comme si la veille ainsi que sa nuit avaient été difficiles. Personne n'a vraiment envie d'être là. Pas les parents qui se sont levés pour les emmener. Pas leurs enfants, parce qu'ils préféreraient sans doute vaquer ailleurs, à l'extérieur, plutôt que de devoir s'enfermer dans ces salles de classe.

Aline, est la première à sortir du 4x4, elle affiche un grand sourire, ses cheveux sombres rassemblés en un chignon décoiffé. Comme si elle n'était pas impactée par la situation, comme si cela ne s'affichait pas dans son dossier scolaire. Elle voit le positif, le brillant, partout, et le fait de se retrouver avec les deux garçons, ce matin, n'est pas si contraignant que ça pour elle. Elle sautille presque jusqu’à Erik, également sorti. Aline porte ce manteau trop grand, trop long pour elle, qui avale sa silhouette. Elle disparaît quand ses formes peuvent être si fines, si creusées. Un manteau qu'elle lui a d'ailleurs emprunté, sans jamais lui rendre. Erik lui répond en secouant la tête, pris de son éternel désintéressement, les yeux encore pochés de sommeil. Sa mère sort également, de la seconde voiture, pour aller à la rencontre de Théodore. Théodore qui la très bien remarquée, dès qu'ils sont arrivés. Et le fait que sa fille soit absente de l'habitacle le tiraille un peu moins. Il la suit des yeux, inspecte son allure, en mouvement, ses cheveux bruns, qui ont repoussé depuis le temps, qui volettent le long de ses joues, avec son écharpe épaisse, ainsi que son manteau ouvert. Les bottines qu'elle porte galbent ses jambes, et ses fesses. Une allure sportive qu'elle n'a pas perdu et qui continu de faire mordre sa lèvre à Théodore. Il abaisse sa vitre sur laquelle il s'accoude, lorsqu'elle s'en tient tout près. Ils se regardent un instant, manière de se saluer en silence. Parce qu'ils se connaissent, depuis bien trop longtemps. Ils se sont vu vieillir, prendre des responsabilités, changer de boulot, se marier pour certains, se sacrifier pour son enfant, pour d'autres, se perdre complètement pour les derniers. Elle porte un léger sourire, matinal mais pas tiraillé de sommeil, ensoleillé, qui froisse ses traits naturels de ridules.

─ On ne va pas lui dire bonjour ?

─ Elle m’ignore.

─ Quoi ?

Cam, la mère d’Erik, comme piquée, jette un œil furtif à la berline d’Acacia, garée derrière sa propre voiture. Un geste pas très discret, qui va très bien faire comprendre à Acacia qu'ils sont en train de parler d'elle, tous les deux. Un sourcil d’abord haussé d’incompréhension, la jeune femme lui adresse ensuite un signe de la main, sincère et ganté de mitaines. Et, après une seconde, peut-être d'hésitation, celle-ci lui répond du même mode, un petit sourire aux lèvres, à-travers son pare-brise, son fils à son côté.

─ Elle a l’air de bien aller, pourtant.

─ Elle a pas de problème avec toi. J’ai encore dû faire une connerie.

Comme depuis plus de quinze ans maintenant, côte à côte, Cam pouffe doucement du constat de son ami, amusée, et glisse une main contre son avant-bras, pour tâcher de le détendre, de le rassurer. Ils se regardent un moment, en silence. Ils n'ont toujours pas besoin de parler, finalement. Ils se comprennent en regards. Ce sont cherché en gestes. Ont brûlé leurs doigts sans plonger pleinement dans les flammes. L’attraction, douce, chaude, mais aussi amère, est toujours présente. Une force d'attraction à laquelle ils ne semblent pas pouvoir échapper. Une réaction universelle, même après tant de temps, même avec des limites. Ils ne sont pas parvenus à se le cacher, ils ne peuvent que simplement l’accepter, la contenir.

Dans ce toucher piquant, Théodore y sent les aubépines tout juste en fleur et odorantes. La peau de marbre de Cam, assise en robe d'été fleuri dans un champ grillé de soleil, tandis qu'il installe parasol et chaises pliantes, en contre-bas du lit de la rivière. Au loin, Acacia et Adrien tendent un cerf-volant dans les ondes, et leurs rires, et Hugo lit, allongée sur le ventre, lunettes de soleil sur le nez. Théodore se souvient des sourires sous les chapeaux de pailles entourés de rubans. Ses doigts qui glissent, lentement, secrètement, contre les cuisses pleines et rebondies de Cam, quand personne ne peut les voir, ne peut savoir. Glissantes, douces en velours, alors que le soleil tombe et qu'ils se sont réunis autour d'une table de camping branlante, sous des guirlandes qu'ils ont répandues dans les chênes bordant le champ. Le vin rouge tâche les verres et les font rire un peu plus fort. La caravane que leur a laissé le père d'Adrien leur sert de ravitaillement permanent, sur roues. Une tente plantée à son côté, ils n'ont pas l'intention de partir. Et quand Acacia et Hugo rejoignent la caravane, et Adrien la toile, ne restent que Théo et Cam. Ne reste que leurs mains qui ne s'effleurent plus mais se serrent. Elle cède et s'assoit contre lui, sur ses genoux, ses bras entourent son cou et ils s'embrassent comme si leurs baisers ne cessaient de les rendre encore un peu plus ivres. Dans le secret qu'ils partagent et la nuit qui les étreint. Ici, ils sont libres, ils sont seuls, l'un avec l'autre.

Théodore, rehaussé par la hauteur de sa voiture, note à voix haute.

─ Tu laisses pousser tes cheveux.

─ C'est pour y donner à une asso. Erik veut le faire aussi, mais évidemment, Flo’ n’est pas d’accord.

C'est l’entente de ce prénom, qui fait revenir Théodore à lui, le crispe. Il pose la tête contre le haut du siège en soupirant, la buée se dépose sur le pare-brise. Il se frotte les yeux, fatigué. Il était si profondément dans ses pensées, que son retour n'est pas tendre, douloureux même. Parfois, il aimerait pouvoir rester un peu plus longtemps là-bas, et bien moins ici. Parfois il reste longuement, assis au salon, à la cuisine, ou même au bureau, là où et quand Hugo ne peut pas le voir, ne peut pas le surprendre. Il reste à fixer le grand vague, parce qu'il est pris d'ailleurs. Là où rien n'avait vraiment d'importance. Là où ils avaient créée, montée leur petite société. Là, où il n'avait pas encore fait les mauvais choix, et les erreurs qui vont avec. Quand il en avait encore, des choix, et que tout semblait aussi simple que cela leur filait entre les doigts.

Cam a bien saisi son expression, quand il a perçu la présence de son mari dans la conversation. Elle ne peut pas vraiment le retenir à la porte, Florian est présent partout dans sa vie, et y découle dans ses paroles comme naturellement, et c'est sans doute ce que lui envie Théodore. Cette facilité.

Aline, enthousiaste, a la voix qui monte haut, même à travers les fenêtres, mais son père la fait vite redescendre en la rappelant à l’ordre. Il est trop tôt pour qu’elle fasse autant de bruit, et la situation n’est pas faite pour qu’elle s’amuse. La voix de Théodore est sèche, sévère. Il sait très bien qu’il fait payer sa frustration, et son manque de sommeil à sa propre fille. Elle se calme. Elle a la mine un peu boudeuse, et ça fait simplement rire Erik qu’elle se fasse reprendre.

Cam inspire en les voyant faire et retire subitement sa main de Théodore, comme prise sur le fait de quelque chose qu’elle ne devrait pas faire, qui lui est interdit, que les enfants pourraient voir. Prête à partir, Cam se dit que la seule différence entre eux et leurs enfants, et le fait que ce sont eux qui créent les règles, et peuvent se soustraire à d’autres. Et puis, elle lui lance, le dos tourné, les mains dans les poches, pour pouvoir affronter les choses plus facilement, peut-être, surtout avec lui :

─ Un jour, il faudra que tu te pardonnes. Tu peux pas continuer à vivre comme ça.

La jeune femme s’éclipse, le moteur démarre vivement dans son dos, à la suite de ses paroles, et elle a dû énerver son ami, puisqu’il repart en trombes, après avoir fait un bref signe de la main à sa fille. Une réaction qui fait sourire Cam, parce qu'au fond, Théo n'a jamais vraiment changé, même s'il s'est persuadé du contraire. Tout comme du fait qu'il chasse des évènements, des choses, des souvenirs qui ne se représenteront jamais. Il n'a toujours pas compris qu'il est capable de créer tant de nouveau.

Cam se dirige vers le troisième duo présent. À nouveau, la vitre se baisse, et Cam se fend d’un nouveau large sourire, et d'une main levée. Elle ne pensait pas faire une telle tournée ce matin. Surtout de deux de ses amis d'enfance, tous réunis, en un même endroit. Quand ils se fuient depuis peut-être trois ans. Mais Cam n'a ni rancœur ni regret. Elle a fait la paix avec tout ça, quand elle a compris que ces pensées se retournaient contre elle, contre son titre de mère et d'épouse. De femme tout simplement.

─ Il a grandi ton garçon.

Cam annonce, quand Acacia a un sourire miroir, en portant un regard de fierté à son fils. Elle passe la main dans ses boucles châtain, avant de lui indiquer de rejoindre ses deux complices, c’est bientôt l’heure. Et Acacia ne veut pas forcément que Thom entende ce que les deux femmes ont à se dire. Cam le comprend, elle demande doucement.

─ Tu veux passer prendre un café en les attendant ?

─ Est-ce qu’il sera là ?

─ Non, il n’y a que Florian. Et tu sais comme ils s’entendent tous les deux.

Acacia a un petit rire, presque brisé. Elle soupire et hoche finalement la tête, quand elle comprend que personne ne la menace. Elles seront les seules au courant, et il y a quelque chose de rassurant, de confortant dans le fait qu'elles peuvent se retrouvent, seules, au chaud, en secret, et de façon sincère.

Les images d’un dîner passé ensemble, il y a quelques années, prennent place dans le crâne d'Acacia, et lui rappellent, l’alcool aidant, comment ils avaient failli en venir aux mains. Des haussements de tons. Des chaises qui crissent. Un verre qui se brise. Et des respirations essoufflées couronnées de regards foudroyants. À cause de non-dits, de rancœurs, d’incapacités à aller de l’avant parce qu’ils sont bien trop attachés au passé. Parce qu'ils ne le comprennent pas, en fait. Parce que certaines choses restent emmêlées et qu'ils ont trouvé égoïste de vivre par-dessus, quoi qu'il arrive. Et, sans doute, parce que beaucoup de choses les lient encore, aujourd'hui, à ce instant même.

Acacia repose les yeux sur Cam, bercée de fantômes. Elles ont l’air mélancoliques, toutes les deux, soudainement. Elles aussi, restent attachées à toutes ces choses, qui les ont, un jour, il y a longtemps, rassemblés en un même cercle fermé. Il est bien difficile de les laisser tomber. Elles en ont oubliées, enfouies. Elles en ont écrites, photographiées, répandues dans des herbiers aussi. Elles les ont construites, ces choses.

─ Tu en as déjà parlé avec Florian ?

─ Juste quelques bribes, après le repas, parce qu'il ne comprenait pas … Mais rien de tout le reste. Ça va, maintenant.

─ C'est ni génial ni horrible, alors.

─ Ni génial ni horrible.

Cam répète comme un mantra. Une simple phrase qu'ils avaient créée, mise bout à bout pour justifier leurs vies de lycéens, puis de jeunes bacheliers, puis d'étudiants ensuite. Une simple phrase qui les a poursuivi, et qui remonte en surface ce matin.

Cam glisse à Acacia de la suivre jusqu’à chez elle. En réalité, Acacia ne connaît encore que trop bien la route, les tournants, les ralentissements, pour avoir fait et refait ce trajet. Sur la route, de cheminer en convoi de la sorte, rappelle encore à Acacia qu’ils ont pu le faire durant un été, à dix-huit ans. Un retour de vacances, en hors saison, à vingt. Un convoi funéraire à vingt-trois. Mais Cam était accompagnée de Théodore, puis de Florian. Hugo, d’Ambrose puis de Théodore. Et Acacia, d’Adrien puis de plus personne. Son cœur se serre douloureusement. Elle saisit son volant plus intensément. Il en est de même pour ses mâchoires. Elle expire par à-coups. Les couleurs orange doux, et jaune ocre laissent place au gris hivernal, à la manière d’une peinture qui s’écaille. Le froid retombe sur les épaules de la conductrice. Elle est encore bien seule dans son habitacle.

Cam est une sorte de talisman, de lettre oubliée dans une ancienne boite à gâteaux. Une boite qu'on retrouve en faisant du rangement, et qui nous fait asseoir pour mieux apprécier ce retour en arrière, ce plongeon dans le passé, qui peut nous faire sourire autant que pleurer. Elle lui rappelle toujours quelque chose. Un regard qui instiguait un fou rire, en classe, qui ne pouvait être contenu. Des matinées bien froides, vaporeuses, à l'entrée du lycée, une cigarette entre les doigts, où ils profitaient de la moindre minute avant d'être enfermés pour la journée, les yeux soulignés de fatigue. Des exams, des temps de révision en commun, des séries télé, des VHS. Tout un tas de quelques choses qui peuvent être bien difficiles, aussi. A revoir. A revivre. Les désillusions d'Hugo. La culpabilité tiraillée de Cam. Les emballements de Théo. Les nouvelles lubies d'Adrien. Les silences d'Acacia. Mais Cam ne s’en rend pas compte, peut-être de moins en moins, à mesure qu'elle vieillit. Le temps l'a recouverte de pansements et Acacia subit en silence, parce qu'elle n'arrive pas à passer au-dessus, elle ne parvient pas à guérir, elle y revient trop fréquemment. Mais ça lui fait un peu de bien aussi. Ça la rapproche encore un peu d’eux, de lui. Elle n’oublie pas, de cette façon, ou du moins, de façon moins douloureuse et violente.

À la maison, les deux femme retirent leurs bottines et glissent en chaussettes sur le parquet. Elles retirent manteaux et écharpes, et se dirigent à la cuisine, d'un commun accord. Cam lui fait signe de s’installer, d'un geste, tandis qu'elle va préparer du café. Acacia s'assoit à la table, à la place qui est la sienne depuis leur adolescence. Les parents de Cam lui ont laissé la maison. Son père du moins, puisque sa mère n'était tout simplement plus capable, mentalement, de s'occuper de quoi que ce soit. Le menton dans une main, Acacia se penche à la fenêtre, sur la rue. Des gamins qui y font du vélo. Un couple de personnes âgées, marchant avec précaution, main dans la main. Deux amis promenant un chien. Une fois la cafetière en route, Cam se tourne vers son amie, et la regarde, un instant, avant de lui demander, quand Acacia ne lâche pas des yeux ce qui se passe au-dehors, comme fascinée. Acacia se fait la réflexion que sa vie se tient, inerte, paralysée, derrière une fenêtre glacée, sans avoir accès au reste. Conscieusement à l'écart de tout ce qui continue sans elle, sans qu'elle y prenne pleinement part. Tout en pause.

─ Tu as des nouvelles de Gabin ?

─ Il est en Norvège pour son boulot. Les jumeaux l’ont rejoint pour les vacances.

Elle répond mécaniquement. Appuyée contre le plan de travail de ses deux mains, Cam sourit à ces nouvelles, pendant que la cafetière glougloute doucement dans son dos.

─ Je n’arrive pas à croire que de tout le collège et le lycée, ce soit Aline, que Thom fréquente.

Ici, les réflexions d'Acacia semble venir naturellement, elles glissent sans être stoppées, obstruées. Cam rit doucement, avant de la rejoindre, déposant deux tasses aux couleurs pastelles entre elles. Elle s'assoit en face, à sa place désignée, elle aussi, par automatisme, réflexe, habitude.

─ Elle en impose, c’est sûr. Hugo toute crachée.

─ Elle était avec Théo ce matin ?

Acacia demande, et le fait qu'elle se tourne enfin vers son amie, prouve bien à Cam que le sujet l'intéresse, qu'elle est venue pour récupérer quelques informations que Cam est capable de lui donner. Parce que celle-ci est restée en contact avec tout le monde, et qu'elle ne rechigne pas à expliquer les choses, avouer ce qui ne devrait peut-être pas l'être. Elle a toujours été ce fil tendu entre eux tous. Elle retenait ce qu'on lui avait confié. Expliquait simplement quand il y avait quiproquos dangereux, qui pouvaient faire des ravages.

─ Non. Je ne la vois plus, tu sais. Elle travaille à son compte maintenant, elle a moins le temps.

Acacia hoche la tête. Cam se retient bien de lui dire qu'Hugo est souvent absente parce qu'elle s'irrite simplement de la présence de son mari, qu'ils ne se touchent plus, que la guerre est permanente parce que personne ne prend réellement le dessus. Acacia accepte simplement les nouvelles données. Un intérêt qu'elle ne peut pas repousser. Presque malsain. Elle a ce besoin chronique de savoir, parce qu'elle sait que cela pourrait lui faire du mal, autant qu'asseoir sa jalousie, et ce pauvre sentiment de supériorité. De temps à autre, pris d'ennui ou de solitude, Acacia se permet de vérifier les profils de ses amis d'enfance sur les réseaux sociaux. Théodore y poste très peu, quand Hugo semble bien plus active. La présence numérique de Cam est très feutrée, privée, rien d'intéressant pour Acacia. Autant venir s'approvisionner à la source, dans le réel plein.

Depuis qu’elle vit avec Quentin, elle l’a remarqué, Acacia n’est plus cette personne qui prenait des nouvelles régulièrement. Elle n'appelle plus, n’envoie plus de messages non plus. Et quand cela vient de l'extérieur, elle ressent presque cette pression sociale, ce rejet. Elle répond peu, ou très tard. Le peu d'amis qui gravitent autour d'elle, ont sans doute dû comprendre depuis un moment, qu'ils ne pouvaient plus compter sur elle, désormais. Elle s'isole. S'entoure et se vautre dans les ombres, parce que c'est tout ce qui lui fait ressentir quelque chose. Plus d'invitation, plus de repas, plus d'activité en commun.

De son côté, Cam a beau avancer l'argument professionnel concernant Hugo, elle n'est pas convaincue. Depuis de nombreux mois, elle feint la maladie, éteint son téléphone pour la relayer directement à sa messagerie vocale, ou déguise son mari en émissaire pour l’excuser de son absence pesante, de son silence. Cam sait très bien qu’elle les évite tous, qu'elle leur porte sans doute une rancœur musclée, des jugements durs. Comme tout ce qui se peut avoir un rapport, de près ou de loin, avec leur groupe d’amis d’enfance.

Acacia en a un profond soupir fatigué. Tout pouvait être tellement différent et simple, il y a des années. Et ils le ressentent peut-être encore tous, même à distance. Un fil rouge ne se détruit pas aussi facilement. En ce moment, il s’étire et se tend jusqu’à leur faire un garrot autour des doigts, des poignets, qui en deviennent violacés. Ils veulent s’éloigner, mais en sont incapables. Ils ne peuvent pas s'empêcher de penser les uns aux autres. Ils ne peuvent pas simplement chasser les souvenirs qu'ils leur inspirent. Ils ne peuvent pas déchirer les photos et faire une croix là-dessus parce que ce sont leurs plus belles années, qu'elles sont passées, et ne reviendront jamais au creux de leurs paumes.

Cam repousse sa chaise et se lève pour aller chercher la verseuse. Elle jette deux morceaux de sucre, au fond des tasses, et le liquide coule doucement, plein de vapeur. Acacia semble bien pensive, et le silence se dépose doucement comme une couverture de neige fine sur leurs quatre épaules. Cela ne les gêne pas. Elles ont pris l’habitude. Depuis que deux gendarmes ont toqué à la porte, quelques jours avant Noël. Depuis qu'il a fallu faire un choix de pierre tombale et de cercueil. Depuis qu'ils ont tous tâché de faire bonne figure devant leurs enfants qui ouvraient leurs cadeaux, quand ils s'effondraient de l'intérieur, et que leurs paupières étaient cerclées de rouge, à force d'avoir tant pleuré. Il n'y a aucune photos de cette année-là. Ils y étaient pitoyables et blessés.

Quand ils ont pu hurler au monde, auparavant, se confronter à lui, nager à contresens … Désormais, les blessures mal refermées, mal cicatrisées, les font se taire, les brident, les musellent. Il y a tant de choses à dire, mais ils ont préféré garder le silence. Ils en sont les grands oubliés.

─ Je devrais aller le voir.

Acacia lâche soudainement, comme sortie de sa torpeur, et Cam ne demande même pas de qui elle veut parler. Elle le sait, elle connait son amie, elle connait aussi la petite-amie qu'elle a pu être, la fiancée, la presque épouse. Elles restent fusionnelles, et n’ont parfois besoin que de quelques mots. Leurs chemins de pensées communes font le reste. Cam le voit dans ses prunelles claires, ses doigts triturés et attaqués de froid, et son air qui perçoit par-delà les décennies, ornés d'un léger voile blanc, proche des larmes. Ils sont tous marqué. Différemment mais douloureux. Certains hurlent et brisent des objets. D'autres restent là, sonnés, fixant le vague, pris de tremblements, paralysés par l'angoisse et le choc. Ils se mirent tous dans un miroir du passé, brisé, où les corps étaient plus jeunes, plus tendres, mais aussi dans un reflet, où tout est révolu et inaccessible.

─ Je peux récupérer Thom si tu veux. Erik ne sera pas à la joie, cela dit.

Cam propose, Acacia décroche. Cam qui remue doucement son café d’une cuillère, et reprend un léger sourire.

─ Ils ne s’apprécient pas ?

─ Erik et Aline ont quelques mois d’écart, alors il la considère comme sa sœur. Et que quelqu’un autre s’intéresse à elle, ça l’irrite.

─ Il te l'a dit ?

─ Non, mais ça se voit.

Cam est née avec une boule de cristal entre les doigts, et les autres ont toujours été pour elle des livres fournis, faciles à ouvrir et lire, dont elle est la seule à comprendre le langage et le code. Et ce don s’est sans doute renforcé quand elle a eu son fils. Les tasses se vident, Acacia a un nouveau petit sourire.

─ Aline ne va pas être facile à gérer, pour lui.

─ Hugo ne l’a pas été pour Théo.

─ Surtout quand tu étais là.

Les mots échappent à Acacia. Ils sont sortis de sa bouche avec tant de naturel, qu’ils ne peuvent être que vrais. Une faille glisse sur le visage de Cam. Elle se mordille la lèvre, blessée, les yeux bas. Rappelée à l’ordre par cette adolescente, qui lui tire la manche. Celle qui avait encore la fierté de porter les cheveux longs.

─ Pardon, c’est pas–

─ Si, c’est la vérité. Je les aie blessés. Tous les deux.

Nouveau silence. Cam est définitive. Mais, contrairement à Acacia, elle semble avoir compris, elle semble avoir fait la paix avec ses erreurs, et les a acceptées. Quand Acacia n’en est encore qu’au stade du déni, et du rejet de ses fautes sur les autres. De partager autant avec des personnes qui étaient et restent proches, même après tout ce temps, et cette proximité, peut créer des dommages collatéraux. Personne ne veut assumer tout ça. Tout le monde se cache et personne ne fait de pas en avant. Trop lourd. Trop encombrant. Cam remue son café en le fixant, comme s’il s’avérait être un élixir de guérison.

─ Tout aurait été différent sans cette soirée.

─ Mais ça a bien eu lieu.

Cam ajoute doucement, après Acacia. Encore une fois, la première est dans l’acidité, le vain espoir de recommencer, quand la seconde s’y est faite, et l’accepte concrètement. De façon définitive. Cam avance. Acacia reste sur le côté. Les deux femmes se sourient faiblement. Elles s'encouragent. Elles semblent être un contrebalancement qui fonctionne. Mais il serait bon d’en parler, de remettre les choses à plat. Elles en ont besoin. Et peut-être que l'une et l'autre, en se faisant sincères, pourraient en venir à en discerner un peu plus.

─ J’ai essayé de comprendre, tu sais … Pourquoi Adrien a pris la voiture, ce soir-là, spécifiquement, alors qu’il ne devait revenir que dans quelques jours. Pourquoi c’est Théo qui est arrivé le premier, pourquoi Hugo n’a jamais voulu en parler avec nous …

─ Est-ce que tu lui avais dit ?

─ Non, je voulais seulement qu'il revienne, parce que j'avais besoin de lui.

─ Théo était son premier contact d'urgence, apparemment. Rien de bizarre à ce niveau-là.

─ Mais pourquoi lui ? Pourquoi pas moi, sa fiancée ?

Acacia ne peut s'empêcher de hausser le ton, tant cela la touche encore frontalement. Cam hausse les épaules.

─ Peut-être qu'il te cachait certaines choses pour te protéger.

Acacia soupire en secouant vivement la tête, elle est incapable de défaire les sacs de nœuds qu'Adrien lui a laissé. Comme s'il refusait encore qu'elle le fasse, qu'elle apprenne certaines choses.

─ Et pour Hugo ... Je pense qu'elle se voile simplement la face. Elle ne veut pas retourner là-bas. Parce que ça lui rappelle une personne qu'elle n'est plus, qu'elle ne veut plus être.

─ La laissée pour compte ? Le pansement de Théo, c'est ça ?

Au tour de Cam d'expirer lentement. Acacia vise juste, et c'est une tornade qui ravage tout, quand elle se retrouve confronter au plus grand drame de sa vie. Mais ce qui est dangereux aussi, c'est cette façon qu'elle peut avoir de diminuer les blessures des autres, parce qu'elle a "souffert le plus". Ça irrite quelque peu Cam, parce qu'au bout du compte, Acacia n'a pas changé, et veut toujours être le centre de leur système solaire. Elle l'a toujours plus ou moins désiré, mais les autres ont pu lui faire de l'ombre. On la menace.

─ Pardon.

Acacia lâche finalement en fuyant du regard. Elle se sent bête de réagir encore aussi violemment, surtout en face de Cam. Et son amie est étonnée de la voir se reprendre, se stopper, quand elle pouvait pousser jusqu'au point de rupture auparavant. Et on la laissait, parce qu'on comprenait. L'accident. L'enterrement. La perte, pure et simple. Mais maintenant que la mousse se répand sur la pierre tombale, on a bien du mal à croire comment Acacia ne peut vivre que pour ça, que comme ça. Alors, qu'elle s'excuse, Cam est soulagée de voir qu'elle a, au moins, ne serait-ce qu'avancé un petit peu.

Parce qu'Acacia reste cette gamine timide, frêle et un peu pâle, qui n'osait jamais l'ouvrir et qui fuyait les conflits comme la peste. Acacia est cette femme qui vit avec l'illogique, des pièces qui manquent dans un puzzle incomplet. Avec une douleur qu'elle pensait calmée, qui aurait cédé, elle aussi, à l'immuable. Elle ne peut revenir sur rien, et le trou qu’elle porte au cœur, restera probablement là, jusqu’à la fin de sa vie. Elle aurait juste aimé avoir un peu plus de temps avant de savoir que c’était tout ce qui lui restait.

Cam dépose sur elle un regard réconfortant, protecteur. Elle sait que leurs colères ne sont pas comparables, et pas pour les mêmes raisons. Elles se ravivent l'une l'autre parce qu'elles sont certains des témoins les plus proches.

─ Adrien m’écrivait beaucoup quand j’étudiais à l’étranger. Il me racontait que Théo bossait en mer avec son paternel, qu'Hugo finissait une grande école pour monter sa boite, et que tu vivotais entre deux boulots quand vous étiez séparés ...

Ce qu’elles ne se disent pas, mais qu’elles savent pourtant très bien, c’est que Théo se languissait du retour de Cam, à s’en rendre malade, en se crevant de boulot et de verres copieusement remplis. Qu'Hugo essayait d’oublier Théo en se noyant dans le travail de la même manière. Que Cam s’était éloignée en-dehors des frontières pour ne pas céder, à rien. Et qu'Acacia tenait la main de Quentin en se faisant la réflexion que ce n’était tout simplement pas celle d’Adrien. Et Adrien écrivait à Cam.

Ultimes gorgées de café, les deux femmes orientent la conversation sur les cernes que Théodore ramenait à chaque fois qu’ils se voyaient, sans Cam, puis à son retour, diplôme en poche. Et comment il avait fini par s’endormir sur le porche de la maison de ses parents, bouteille de whisky à la main, en l’attendant, alors qu’elle était à une soirée avec des camarades de promotion. Elles en rient faiblement. Parce que Cam a bien dû s'occuper de lui, le monter dans les escaliers, le charger entre les draps, et expliquer pauvrement à ses parents, que, non, ce n'était plus son petit-copain.

La porte d’entrée s'ouvre à l’arrivée de Florian. Tout juste revenu du bureau, il se déshabille puis vient bientôt à leur rencontre. Il fait la bise à Acacia et embrasse Cam.

─ Alors Erik supporte bien la prison ?

─ Il en a jusqu’à midi. J’irais le cherche lui et Thom, Acacia a quelque chose à faire.

* * *

Assise contre le froid de la pierre grise, Acacia a pris le temps d’enlever les feuilles mortes accumulées, les bouquets fanés, et essuyer les plaques qui s'y répandent. Elle prend le temps de lui raconter ce que les vivants font, pendant son absence, en son manque. Sans lui. Depuis tout ce temps. Acacia n’est pas gênée de le faire à voix haute, et cela lui vaut un sourire ensoleillé d’un homme âgé, quelque peu voûté, venu, sans doute, à la rencontre de son épouse, d'un ami, d'une connaissance, quelques allées plus loin.

Acacia lui raconte les enfants, leurs dernières frasques. Les boulots qu’ils se sont trouvé, ses amis et elle, et qui leur prennent bien plus de temps qu’ils ne voulaient en accorder, des années auparavant. Elle lui révèle aussi des pensées enfouies, des choses qu’elle ne devrait pas répéter, ou qu'elle n'a jamais dites auprès de personne. Comme cette façon qu’à Quentin de l’irriter, quotidienne, quand il pense ou dit faire mieux qu’elle, pour tout et rien. Acacia imagine Adrien, pris de frustration, peut-être de colère. Elle se dit que si elle lui expose tout ça, il en sera tellement énervé, qu'il ne pourra que lui revenir, reprendre sa place et faire comme s'il n'y avait pas un creux d'une quinzaine d'années dans leurs vies. Elle lui chuchote également comment Thom a décidé de se mettre au piano, après avoir découvert les partitions de sa mère, au grenier.

─ Tu te souviens ? Je jouais, et tu t’amusais à rendre les paroles encore plus horribles qu’elles ne l’étaient. Tu avais vraiment le don.

Et puis Acacia entrecoupe ses paroles de silences, de réflexions, parce que leur séparation lui noue la gorge, elle fait remonter de l’eau à ses paupières. La détruit de l’intérieur, morceau par morceau, comme un grignotage permanent. Même après toutes ces années. La douleur ne faiblit pas, tant elle est noyée de questions, d'interrogations, d'incompréhensions. Acacia en a la voix coupée, et les mains qui tremblent un peu, rougies par le froid. La détresse de sa disparition.

─ J’aimerais tellement que tu puisses m'expliquer la raison de ton départ, ce soir-là, mais de ça non plus, tu ne veux pas m’en parler, hein ?

Acacia reste encore quelques minutes, peut-être une heure, le bruit des voitures, au loin, la berce tranquillement. Elle renifle un peu. Elle ne sent pas sa présence aujourd’hui. Après tout, il détestait le froid.

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