4.

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À midi, quand elle descend de nouveau au lycée, Cam ne recroise pas la voiture de Théodore. Elle se dit qu'il a dû prendre de l’avance, étant donné qu'elle n'aperçoit pas sa fille. Peut-être qu’il a fait en sorte de ne pas avoir à les revoir, ni Acacia ni elle. Peut-être à cause de la peur. Peut-être qu'il s'est senti menacé, par la froideur d’Acacia, à son égard, et le contact, intime mais secret, qu’ils ont échangé, à leur arrivée. Peut-être qu'il s'est approché trop près, d'un coup, sans crier gare. Cam sait que Théodore a bien du mal avec la spontanéité, l'imprévu, alors elle ne s'éternise pas. L’un derrière l’autre, le regard bas, leurs sacs à dos bien plus légers qu'à la normale, les garçons arrivent à la grille comme une file de condamnés. Ils ne se parlent pas, ne se regardent pas. La comparaison fait sourire la mère, qui abaisse sa vitre pour les appeler. Elle informe Thom que c’est elle qui le récupère, sa mère étant occupée avec un « un vieil ami ». Le concerné fronce les sourcils, parce qu'il les connaît les amis de sa mère, ses collègues. Et le fait que Cam ne lui donne aucun identité en rajoute encore un peu plus à son incompréhension. Erik traîne les pieds et monte à l’avant, Thom à l’arrière. Toujours aucun mot, aucun son. Thom note tous ces petits détails, parce qu'il ne connaît pas cette voiture, et qu'il est un peu mal à l'aise de s'y trouver. Des odeurs inconnues. Après tout, il n'a croisée Cam que très peu de fois, et toujours pas l'intervalle de sa mère. Cette femme est une inconnue. Ils se mettent en route, et la voix douce de Cam rempli bientôt l’habitacle.

─ Qu’est-ce qu’ils vous ont fait faire alors ?

─ Corvée de nettoyage. Les agents d’entretien ont dû être contents d’avoir leur samedi.

Erik explique, tranchant, pas franchement heureux d'avoir dû se lever un samedi matin pour si peu. Il paraît tellement mâture, à ce moment, tellement adulte. Cam, non plus, ne lui a pas fait de remontrances, parce qu'elle sait très bien qu'il agit aux côtés d'Aline, et ce n'est pas une justification, mais un début d'explication. Ils se complètement, ils s’entraînent. Les Rita Mitsouko jouent en arrière-fond, à la radio et Cam glousse de la réflexion de son fils. Elle tourne le volant pour se diriger jusque chez eux. Thom, dans son rétroviseur central, gêné, muet.

─ Ta mère sera bientôt là. On a bu le café ensemble, elle a décidé au dernier moment.

Cam précise, pour essayer de détendre l’adolescent timide. Un simple hochement de tête de la part du jeune homme, qui détourne les yeux vers la vitre, où défile le paysage. Sa mère n'a pas vraiment l'habitude de le lâcher comme ça, elle lui fait confiance mais le couve encore un peu trop. Acacia qui n'a pas vraiment indiqué à Cam que son fils pouvait être fermé. Elle ne lui en veut pas, et le défi ne lui fait pas peur non plus. Elle aimerait tant en faire pour qu'il se sente à l'aise, parce qu'il est un morceau vivant de deux amis d'enfance auxquels elle tient. Et elle reconnaît d'ailleurs la finesse des yeux de son père, en l'inspectant un peu plus longuement. Des similitudes qui lui ordonne de se rapprocher de lui, de le protéger, de l'écouter comme s'il pouvait, lui aussi, provenir de sa chair. Instinct primaire. Réaction chimique.

Cam se gare, et les adolescents se répandent au salon. La mère voit bien qu’Erik fait tout pour garder Thom à l’écart. Il ne lui parle que peu, pas un regard, il ne l’intègre pas à sa recherche détaillée de vinyles. Erik assis au sol et Thom, mal à l’aise, sur le canapé, triturant ses mains, ses yeux inspectant la large bibliothèque fournie, aux livres jaunis ou rougis de temps. Un tic nerveux qui fait sourire Cam parce qu'héréditaire semble-t-il. Alors, elle leur apporte bientôt du café et du thé, à même la table basse, en s’asseyant près d’eux. Cam a le ton doux, elle aimerait qu’il puisse se sentir chez lui, réellement. Elle voudrait être un petit refuge, à sa manière. Elle est sidérée quelques secondes de savoir que ces trois-là gravitent dans le même système, et semble s'être trouvé aussi naturellement que par intuition.

─ Aline était déjà partie ?

Elle le voit bien, rien qu’à l’énonciation de ce prénom, Erik sursaute. Il marmonne, sans la regarder, les mains occupées ailleurs.

─ Elle avait un truc à faire.

Cam ressent d’ici la compétition futile instaurée entre les deux garçons. Elle en roule des yeux, amusée. Ils ressemblent à deux nouveaux spécimens ajoutés dans un enclos, qui ne se considèrent en aucun cas, s'ignorent complètement. Elle se penche alors un peu plus sur Thom. Elle aimerait l’occuper, pour qu’il ressente le fait qu’ici, il peut être comme il l’entend. Si Cam ne donne pas de limite à son fils, il en est de même pour celui de son amie d’enfance.

─ Tu fais partie de l'asso d'Aline ?

─ Pas vraiment ...

─ Si tu savais le nombre de manifs qu'on a faites, ta mère et moi.

Le ton de Cam est joyeux tandis, qu'étonné, les traits de Thom s’adoucissent quelque peu, intrigué par toutes les informations que Cam pourrait détenir concernant sa mère, plus jeune. Et, sans rien en montrer, Erik est également attentif. Il a tendu l’oreille, il a noté dans sa tête, en silence. Pour une raison qui lui échappe. Sentant son auditoire plus qu'attentif, Cam prend le temps de remplir des tasses brûlantes et d'expliquer plus profondément.

Et quand Acacia revient, ce sont de nombreux albums photos qui sont disposés dans tout le salon. Au sol, sur la table basse et le canapé. "Autumn in New York" de Billie Holiday se joue sur le tourne-disques. Florian les a d’ailleurs rejoint, amusé, et quand Acacia pénètre dans la pièce, en silence, sans s’annoncer, elle est fascinée de voir son fils, doucement effleurer les photos des doigts. Ses yeux scotchés à la surface brillante de photos en argentique. Elle a aussi une pointe au cœur, une légère jalousie, parce que Thom est assis, entre Cam et Florian, entouré, soutenu, encouragé. Par deux personnes, par deux parents, deux paires d'épaules. Ce qu'il n'a jamais connu. Son père bien trop vite parti et Quentin jamais vraiment arrivé. Ici, Thom a accès à tout un pan de passé, des dizaines et des dizaines d’informations, de précisions, qui lui ont été interdites, classifiées, à la maison. Acacia se ressaisie et refuse de voir ses souvenirs refaire surface. Ronces autour de la gorge. Plus depuis qu’elle est avec Quentin, en fait. Elle ne lui ment pas, elle ne lui montre simplement pas toute la vérité. Elle la masque, la bloque de la vue et de la perception de son fils. Elle ne lui explique pas vraiment, lui donne des silences, fait comme si elle avait oublié, ou couvre les fait d'un voile de mensonges et d'oublis. Elle pense le protéger, elle pense faire au mieux. Pour lui. Pour eux.

─ On devait avoir quatorze ou quinze ans, le père d’Aline avait décidé qu’on partait camper. Tout ce dont on se souvient c'est les piqûres de moustiques et la peur qu'on a eu quand il a fallu se coucher, alors qu'on était que dans son jardin. Ta mère et celle d'Aline sont remontées à la maison en hurlant.

Cam conte et Thom rit doucement, sous son aura protectrice. Il se déride enfin. Il ne craint pas leurs présences, ni celle de Florian, plus marquée. Erik est adossé au bas du canapé, près d’eux, un album photo également contre lui. Il s’est laissé prendre au jeu, lui aussi. Puis, Thom fronce subitement les sourcils, en cherchant les réponses auprès de celle qui semble posséder un savoir infini.

─ Vous vous connaissiez tous ?

─ Oui, les parents d’Aline, ta maman, moi, et–

─ Thom ? On y va. Quentin doit nous attendre.

Acacia coupe court, elle interrompt son amie, avant que la vérité ne lui file entre les doigts, glissante, et qu’elle ait à s’expliquer face à Thom. Elle contrôle. Le gamin se redresse vivement, tout sourire de revoir sa mère, remercie Cam ainsi que Florian et les aide à ranger. Acacia passe une main dans ses cheveux, et lui indique de l’attendre dans la voiture, garée dehors, dans la rue. Une fois sorti, elle lance un regard grave à Cam, qui ne cille pas, et ne répond que d’un simplement haussement d’épaules, presque pour la défier. Un rapport de force qui s'instaure, alors qu'Acacia pensait pouvoir lui faire confiance quand elle lui a accordé ce temps auprès de la tombe d'Adrien. Si elle avait su, elle aurait privilégié les vivants aux absents, ç'aurait été moins dangereux. Elle a évité le dérapage de justesse, in extremis. Acacia commence à avoir bien du mal à s'ancrer ici, tout en prenant du temps pour là-bas. Elle salue rapidement son amie d'un signe de tête presque sec, et de vive voix, faussement chantante pour Florian et Erik, pour qu'ils ne la soupçonnent de rien.

Mais, ce regard échangé, Erik l’a vu. Cette étincelle, ce début de feu ravageur. Il n’en dit rien, mais le sentiment est étrange, dérangeant. Pourquoi Acacia l’a délibérément coupée, là, aussi précipitamment ? Pourquoi sa mère semble-t-elle faire front seule, dans sa volonté et son élan d’ajouter un nom de plus à cette liste ? Est-ce que les parents d’Aline, ou même Aline sont au courant ? Est-ce qu'ils en savent plus ? Erik fronce les sourcils, interdit, en replaçant les photos dans la bibliothèque, méticuleusement, dans ses pensées. Quelque chose cloche, et ça a peut-être un lien avec eux tous. Peut-être que cela les relie d’une manière bien plus profonde. Ou peut-être qu'il s'en fait pour rien, qu'il est trop attentif aux détails, et qu'il se fait un monde seul.

Cette même curiosité, et gêne,Thom les partage, sans que les deux adolescents ne se soient pleinement consultés. Une sorte d’instinct. Un sentiment commun, et inconnu, lorsque Cam leur racontait toutes ces histoires, ces souvenirs, ces faits. Ils ont échangé un rapide regard, et se sont compris. Alors qu'ils ne se parlent jamais, ou seulement très peu. Il y a eu une lueur, dans les profondeurs, quelque chose d'inavoué. Quelque chose qui les rapproche, malgré tout, malgré leur distance.

La mère de Thom ne lui a jamais vraiment rien dévoilé, de son enfance à elle, son adolescence. Seulement quelques bribes, quelques détails çà et là. Jamais avec autant d’éléments que Cam, en tout cas. Par pudeur, ou par souffrance, elle coupe toujours court à ce qu’elle pourrait lui apprendre. Elle ne se laisse pas prendre, elle ne se perd pas dans ses récits. Thom n'a jamais su, avant cette fin de matinée, que sa mère pouvait porter des robes légères et colorées, qu'elle avait les cheveux si longs, qu'une tresse infinie lui courrait jusqu'aux reins, qu'elle étai plutôt sportive, transparente en classe mais aussi mordante quand il le fallait. Qu'elle pouvait avoir des regards si amoureux, même alcoolisés, pour quelqu'un. Celui dont il manque à Thom le nom. Et ce sont sans doute ces clichés qui l'ont le plus marqué, et laissé, longuement, à observer et effleurer.

Dans la voiture, sur le chemin du retour et en silence, Thom rassemble les choses dans sa tête. Il fait des listes, des flèches, entoure des noms, qu’il se répète en boucle, pour ne pas les oublier, avant de pouvoir les coucher sur le papier.

Ils étaient cinq, mais ne semblent plus être que quatre, pour une raison que Thom ignore. Est-ce que c’est lui, que sa mère est allée voir ? Maman n’avait pas l’air différente, mais il y a le soir où ils sont rentrés du collège, après qu’elle ait vu le père d’Aline. Ils se connaissaient, Cam vient de lui confirmer. Mais, alors, s’ils étaient tant amis, pourquoi refuse-t-elle de lui parler ? Pourquoi Cam ne fait-elle plus partie de la vie de sa mère, quand elle fait partie intégrante de tous ses souvenirs ? Pourquoi a-t-elle eu l’air de couper l’herbe sous le pied de Cam, quand elle allait donné le dernier nom de la liste ?

Thom, en faisant mine de ranger de vieux cours au grenier, a vu qu’il y avait des caisses de partitions de piano, des photos, des carnets. Sa mère ne joue plus de l’instrument, Quentin n'a jamais eu la fibre artistique, alors à qui appartiennent-elles ? Thom ne s’y était pas intéressé à l’époque, et n’y avait pas plongé les mains, pas plus que son attention. Mais il s’était tout de même fait la réflexion que les annotations répandues auprès des notes de musique, ne portaient l’écriture d’aucun de ses deux parents. Thom ne reconnaissait tout simplement pas cette écriture penchée, ramassée, chaude et personnelle.

─ Tout s’est bien passé avec Erik ?

Sa mère le décroche vivement de ses pensées en ébullition, alors qu’ils arrivent bientôt chez eux. Elle ressent la profonde réflexion de son fils, et préfère couper court aux idées qu'il pourrait se faire, et mettre en parallèle. Acacia en veut tellement à Cam de lui avoir ouvert une porte sur tout ce qu'elle ne veut et ne peut plus voir ; parce qu'elle s'efforce tellement de faire en sorte que Thom n'y soit pas en contact, qu'il en soit préservé pour ne pas qu'il s'effondre. Elle ne le pense pas encore assez fort pour qu'il ne lui crépite pas entre les phalanges et se retourne contre elle. C'est ce qu'elle redoute le plus.

─ On a regardé sa collection de vinyles.

Le fils répond simplement, et pour une raison qu’il ignore, il se retient aussi de lui dire qu’ils ont ensuite dérivé sur d’anciennes photos de famille, et d’amis. Des anecdotes. Des voyages. Sa mère a bien dû le voir, de toute façon. Elle les a pris sur le fait. Il ne préfère pas trop s’avancer dans ce qu’il sait ou pas. Tout comme demander où sont passés les morceaux de puzzle qui lui manquent. Il ne veut pas effrayer sa mère de questions, au risque qu’elle se braque et se referme complètement, avec tout ce qu’elle sait à l’intérieur. Sa mère est une chambre forte dont il ne connaît pas encore bien la combinaison. Il ne sait pas comment s'y prendre. Et il ne sait pas pourquoi non plus tout cela l’intéresse autant, et pourquoi il se doit de prendre autant de pincettes avec elle. Tout cela à son importance. Il avance sur un tracé qu'il ne connaît pas. Il sait simplement comment peut se montrer sa mère, parfois. Fermée au débat. Chassant ses interrogations du plat de la main, en lui demandant de monter dans sa chambre. Elle l'éloigne sciemment. Elle ne le laisse pas entrer.

Une fois rentrés, Thom ne se précipite pas dans sa chambre, pour ne pas éveiller les soupçons. Il prend le temps d’écouter son père qui lui demande ce qu’ils ont eu comme punition, et si cela lui a apporté la moindre réflexion. Thom lui répond simplement, qu’à la base, ils n’ont rien fait de mal, si ce n’est dans la manière, comme le lui a dit et répété sa professeure. Et, étant donné que son père ne semble pas à l’aise avec le sujet, il n’insiste pas. Il lui radote une morale entendue et ré-entendue qui ne lui fait tout simplement plus aucun effet, si ce n'est de le blaser. Avant il s'en méfiait, il en avait peur, il se sentait honteux de le décevoir. Mais, tout compte fait, Quentin est facile à manipuler. Il manque de caractère. Il ne s'intéresse pas, ne s'implique pas, dans rien, il n'y a que sa propre gueule qui lui importe. Au détriment de sa mère. A son détriment à lui.

Thom s’est souvent fait la réflexion, en grandissant, qu’il n’est tout simplement pas fait pour être parent. Ils sont étrangers, l’un à l’autre. L’adolescent n’a jamais ressenti de réelle connexion entre eux, de réel attachement. Rien qu’un air froid, qui séparent les inconnus. Il ne lui tenait pas la main, le peu de fois où il venait le chercher à l'école. Il ne préparait ni n'emmenait jamais de goûter. Pas d'après-midi au parc ou de sorties le week-end. Pas de siège rehausseur dans sa voiture. Jamais un achat pour lui faire plaisir. Et, surtout, jamais de "papa", comme les autres enfants. Pas d'effusion de sentiments, de gestes affectueux, quand tout est tellement plus facile auprès de sa mère.

Thom monte enfin dans sa chambre, comme un soulagement. Il s'éloigne du malaise et de l'orage qui pointe entre ses deux parents. Acacia ne peut se retenir de lever les yeux au ciel, agacée, après leur conversation. Son ton la trahit.

─ Je ne comprends pas pourquoi t'as peur d'en parler.

─ De quoi ?

Quentin se rapproche, à la cuisine, où Acacia, dos à lui, ouvre le frigo pour le repas de midi.

─ De féminisme, du mouvement d’Aline, et de la décision de Thom d’y participer.

─ Ça concerne les femmes non ?

Acacia ne peut se retenir plus. Elle fait claquer la porte du frigo, dans un petit rire ironique et cassé. Elle en a assez de se la fermer, et de cautionner ses agissements, ses réactions, le surréalisme de son attitude. Elle le regarde durement.

─ Ça concerne tout le monde. Et si tu t’y intéressais un peu plus, Aline n’aurait pas besoin de se battre à son âge.

─ Se battre ? Doucement sur les mots, d'accord ? Et pourquoi ça te tient tant à cœur ? Je te respecte, on a élevé Thom dans ces valeurs–

Le ton de Quentin est moqueur, supérieur, et Aline ne peut s'empêcher de le couper, tant il la met hors d'elle à cette instant. Son regard se noirci encore un peu plus, il crépite, le tonnerre gronde et Acacia en est la maîtresse.

─ Pardon. On a élevé Thom ? Tu rigoles là ? T'es jamais là, et quand c'est le cas, ça fait aucune différence. T'as rien en commun avec lui, tu te soucies pas de lui, de personne en fait.

─ Mais parce que tu laisses personne l'approcher !

─ J'ai essayé, Quentin, je t'ai laissé faire, dis pas le contraire. Met-moi tout ce que tu veux sur le dos, mais t'étais pas là.

─ En même temps, c'est pas mon fils.

Une réponse qui tombe lourdement dans la pièce où ils se trouvent. Un long silence où ils se font face. Le souffle coupé, Acacia le considère, choquée, au bord des larmes. Elle se reprend à rire parce qu'il y a un intrus chez elle.

─ Pas étonnant que Cam me dise qu'il ne s'ouvre pas aux autres, quand chez lui, on ne l'accepte pas non plus.

Acacia inspire pour se calmer et repousser ses larmes. Elle se tient à l'évier pour ne pas chanceler. Elle semble enfin se réveiller, reprendre contact avec son corps, ses émotions, ses sensations. Elle le voit pleinement. Et, de son côté, Quentin la rarement vu dans cet état, ou peut-être quand ils étaient plus jeunes. Et il remarque qu’il se fait de plus en plus cette réflexion, depuis l’incident, et la convocation au collège. Elle ne se laisse plus faire. Elle n'a plus rien de docile, qui accepte simplement, sans faire de vague. Acacia se rebiffe, mordante, et elle lui laisse de moins en moins passer les choses. Il fait face à un mur, à une adversaire qui lui donne du fil à retordre. Les rapports s'inversent doucement.

─ Cam, comme Camille ? Ton amie d’enfance ?

─ Cam, c’est Cam, ne l’appelle pas autrement.

─ Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose ? Est-ce que c’est par rapport à Théo ?

Rapidement, un voile de peurs et d’angoisses se glisse insidieusement sur le visage de Quentin. Il se trahit. Une faille. Quentin qui n’a jamais apprécié la présence de ces garçons autour d’Acacia. Adrien, Théodore, Florian, Ambrose. Mais surtout la manière qu'ils avaient de le traiter, lui, quand ils s’étaient mis ensemble. Des remarques, des coups un peu trop francs dans l'épaule, des soirées où il n'était pas invité, des messes basses et des regards lourds et emplis de jugements. C’est bien simple, Acacia ne pouvait allier son groupe d'amis, et son petit-ami. Déjà à l’époque, cela créait beaucoup de problèmes.

Une peur tirée de l'adolescence, de leurs débuts de jeunes adultes, toujours dans la même veine. Inchangée. Intacte. Elle ne peut se retenir d'avoir un long rire sonore. Ses connaissances, ses souvenirs et les échanges qu'Acacia a avec eux, elle ne le comprend seulement maintenant, parce qu'elle avait tendance à tout raconter à Quentin aussitôt, parce qu'elle lui faisait confiance ; sont en réalité une arme destructive sur lui. Il angoisse. Ses mains tremblent. A peine reprend-t-elle pleine possession de ses moyens, qu'elle peut déjà le mettre à genoux. Il y a quelque chose de jubilatoire, de prendre l'ascendant, la dominance sur lui, de cette manière.

Acacia s’en rend bien compte, c’est une représentation d’elle-même datant de nombreuses années, qui reprend actuellement la parole, qui passe sous le radars et les chaînes qu’elle s’est imposé. Mais elle est tellement hors d'elle, qu’elle ne peut pas le laisser passer, filer, pas comme ça. Elle détourne le regard des conventions qu’elle s’était fixé en grandissant. Elle expire.

─ T'es ridicule. T'as encore peur de lui, sérieusement ?

─ Tu m'as jamais vraiment donné ta confiance.

─ Parce que c'est à moi de rassurer ton égo fragile, c'est ça ? C'est pas de la confiance que tu veux, c'est de la possession.

─ T'as fait que me repousser.

─ Ça t'as toujours foutu en boule que je traîne avec eux, que t'aies pas le rôle principal.

─ C'est ce qu'on fait quand on est en couple.

─ C'est ce qu'on fait quand on a pas confiance en soi.

Un silence froid retombe sur eux, et se dépose partout dans la cuisine. Coupant. Glacé. Acacia ne pensait pas rompre autant de digues personnelles, et se mettre à hausser le ton de cette manière, en un seul jour. Elle a cessé d’être honnête, le jour où ils ont refermé cette tombe. Elle a tout laissé d'elle-même dans ce trou. Elle a détourné la vérité, l'a embaumé. Alors, forcément, elle leur éclate en plein visage. Gonflée de sa visite au cimetière, elle ne peut pas s'arrêter là. La jeune femme se frotte les yeux, cernée. Elle fait les cent pas entre le réfrigérateur et le plan de travail. Quentin la suit des yeux, pendu à ses lèvres parce que sur le fil. Il s'en remet à elle. Cela le percute violemment qu'il ne possède rien, il a tout fondé sur elle et son bon vouloir, son obéissance aveugle. Elle a la maison que ses parents lui on offert. La voiture. Le travail. Son fils. Quand elle reprend la parole, elle se fait plus calme, définitive.

─ C'est pas la petite dispute de couple, Quentin. Il faut qu'on arrête.

Acacia ne lui laisse pas le temps de répondre, elle rompt la conversation en allant s’isoler dans la véranda, où le poêle crépite doucement. Elle allume à ses lèvres la première cigarette depuis quinze ans. Dans la poche de Quentin, son téléphone vibre à la notification d’un message dans une application cryptée.

À l’étage, Thom pris dans sa rédaction de tout ce qu’il connaît, et tout ce qu’il cherche à connaître, n'a pas fait attention aux remontrances fermes et affirmées de sa mère. Un dilemme qui l’obsède pour une raison qu’il n’arrive pas à comprendre, à définir, mais le simple fait de tout écrire le soulage déjà.

« Ils étaient cinq : Maman, Théodore, Hugo, Cam et ??? » ; « Où est-il ? » ; « Les partitions de piano. » « Retrouver les carnets dont a parlé Cam. » ; « Pourquoi maman n’a pas de photos et n’en parle pas ? » ; « Pourquoi fuit-elle Théodore ? » ; « Aline ? Erik ? » ; « LE GRENIER. »

Ce sont de nombreuses pages de carnet qui sont noircies par les interrogations du jeune homme, fébriles, empressées, comme si sa mémoire d'à peine une demi-heure allait lui faire défaut. Mais sa seule chance pour le moment, reste l'endroit de la maison qu'il a écrit en majuscules et souligné, ainsi que les cartons qui y sont contenus.

A quelques rues de là, Erik a le même plan, les mêmes desseins. C’est juste qu’il en écrit moins, il se souvient d’un peu plus. Il y a les souvenirs. Il y a sa mère.

D’abord, les allés et venues de Théodore à la maison, quand son père se trouvait en voyage, pour le travail. Théodore qui lui souriait avec une douceur infinie, au matin, en prenant le petit-déjeuner avec eux. C’était souvent en semaine. Et quand Erik en parlait à son père, il fermait les poings, serrait les mâchoires. Sa mère ne lui a jamais demandé de mentir, et lui avait présenté Théodore dans les règles de l’art. Il n’y avait rien de caché, rien de tordu. Mais son père, habitué à un peu trop de la part de Théodore, sans doute, ne pouvait tout simplement pas lui accorder sa confiance. Ils ont, eux aussi, eu ce genre de regards houleux entre eux, comme sa mère et Acacia rien que ce matin.

Erik devait avoir six ans et ça lui semblait normal que l’ami de maman lui rende visite, de temps à autre. Seulement, il y a eu ce soir où ils étaient tous invités à dîner. Ils étaient rieurs, se prenaient dans les bras. Simplement heureux de se retrouver, si simplement, si facilement. Erik les a vus, ils se sont serrés les uns contre les autres, et embrassés sur les joues, tenus les mains aussi. Ils se sont aussi tous accroupis pour s'extasier du fils de Cam. Et puis, c’est aussi ce soir-là qu’Erik a rencontré Aline pour la première fois. Les cheveux en bataille, longs et noirs. Le regard sauvage. Autant être honnête, Erik en a d’abord eu peur. Et puis, Thom, lui tenant la main, penaud et timide. Elle le protégeait déjà. Puis ils sont partis jouer dans le jardin, sous les regards protecteurs de leurs parents. S’envolant sur les balançoires, et caressant les nuages du plat de la main.

Ce qui reste le plus en mémoire d'Erik c'est, qu’au matin, une tornade semblait être passé dans le salon. Peinture de ravage, de catastrophe en intérieur. La nappe était froissée, tachée de vin. Cendriers plein à rabord. Les chaises n’étaient plus à leur place. Maman n’était pas là. C’est papa et Hugo qui les ont accueillis et faits déjeuner. Hugo dont plus rien ne brillait dans le regard et qui n'a pas prononcé un seul mot à leur égard, comme si elle ne les voyait tout simplement pas, enfants transparents. Le papa d’Aline et la maman de Thom avaient disparus, eux aussi. Ainsi que cet ami dont Erik ne parvient pas à se rappeler le nom ni le visage.

Il le sait, il y avait une sixième personne, un sixième invité. Une inconnue dans la formule. Ses traits sont comme barbouillés au stylo feutre noir. Il croit entrapercevoir un sourire sincère, peut-être. Il n'est pas sûr de pouvoir se faire confiance, d'être persuadé qu'il a vécu tout ça, ou qu'il se fait simplement une représentation des choses que lui a racontées sa mère. Ce sourire qui se trouve être plus brillant à l'écart de Thom. Cela doit faire une dizaine d’année, et à en juger par le comportement d’Acacia et de sa mère, quelque chose à bien eu lieu ce soir-là. Quelque chose qui les impacte encore aujourd’hui. Des évènements qu'elles évitent consciencieusement d'effleurer.

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