5.

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Whispering neighbours left and right

Daunt us from our true delight,

Able hands are forced to freeze

Derelict on lonely knees.

Close behind us on our track,

Dead in hundreds cry Alack,

Arms raised stiffly to reprove

In false attitudes of love.”[1]


Ces huit lignes, huit vers, Thom les retrouve écrites, à la main, en haut et à l’arrière de partitions de piano. Cette même main qui passe et revient sur toutes les partitions, les carnets, et au dos de quelques photos jaunies, parce que laissées à la poussière épaisse du grenier. Un Nocturne de Chopin stocké dans plusieurs cartons où un « affaires Cassie », est écrit grossièrement au feutre noir. L'encre a bavé. Thom y reconnaît l’écriture de Quentin.

Assis à même le plancher craquant, il a profité de rentrer plus tôt des cours, sans que ses parents ne soient présents, pour s’y faufiler. Peut-être qu’il est trop méfiant, ou trop précautionneux, mais avant de déplacer quoi que ce soit, Thom a pris en photo tous les objets à leurs emplacements exactes, pour ne pas être attrapé. Pour ne pas que sa mère ne lui fasse de réflexion, mine de rien. Elle n'aurait aucun intérêt à venir ici, mais Thom imagine tous les scénarios catastrophes possibles, le cœur battant. Le fait qu'il pense à faire tout ça, l'étonne d'astuces, mais aussi l'inquiète, parce que c'est comme s'il l'avait déjà fait, qu'il avait l'habitude d'agir de la sorte, dans le dos de sa mère. Et, est-ce que ce n'est pas un peu vrai aussi ?

Si sa mère ne parle pas de tout ça, coupe court, c’est qu’elle ne veut pas que son fils s’y intéresse de trop près, qu’il y mette le nez. Comme maintenant. Mais cela l’obnubile, pour une raison obscure. Il est devenu trop âgé pour être bercé de mensonges et faire comme si tout allait bien, alors que ce n’est clairement pas le cas. Alors que sa mère ne supporte plus la présence de Quentin, qu'elle est secouée depuis qu'elle a revu Cam. Bien trop de questions, qui se bousculent, pour bien peu de réponse.

Au collège, dans la matinée, Thom a réussi à intercepter Erik. Discrètement. En profitant du fait qu'Aline ne l'accompagnait pas, pour une fois. Erik a semblé étonné, pas franchement heureux de cette rencontre. Thom n'a aucun besoin lui, normalement, pas quand il est tout seul, en tout cas. Ce même Thom qui lui a alors exposé les choses. Et il y a eu une sorte de compréhension commune, une sorte de « toi aussi, t'as compris que quelque chose était chelou ». Ils l’ont perçu, et on commencé à rapidement discuter de tous les éléments qu’ils avaient mis de côté, pris dans l’élan de leur curiosité. Le cinquième prénom manquant, le silence radio d'Acacia, alors que Cam n'est pas contre leur raconter, la réaction d’Acacia envers Théodore ...

Etant donné que la sonnerie retentit pour leur crier d'aller en cours, les deux adolescents, comme en réunion clandestine, sursautent dans le couloir où ils se font face. Ils s’échangent alors leurs pseudonymes pour pouvoir se retrouver sur une application de messagerie cryptée. Ils en discuteront plus en détails. Quand ils auront le temps. Là où on ne peut pas les voir. Le cœur de Thom bat bien plus vite. Parce qu'il a peu l'habitude des interactions sociales, que leurs recherches prennent un peu plus forme, parce qu'elles s'étendent désormais à eux deux. Et peut-être aussi parce que les yeux d'Erik sont si clairs par rapport à sa peau mate, et que son sourire fait comme un croissant de lune. Thom s’éclipse avant d’être vu en compagnie d’Erik, par Aline, qui ne comprendrait pas que ces deux-là puissent avoir quelque chose à faire ensemble, sans qu’elle soit présente. Les deux jeunes hommes se saluent simplement. Un secret est plus palpitant quand il est partagé.

Revenu chez lui, Thom oscille entre ses découvertes, le pouls rapide, et le rapport textuel qu’il donne à Erik en différé. Il se sent explorateur dans les ombres qui s'étirent sous la toiture.

Sur les photos que Thom a pu retrouver de leurs parents, bien plus jeunes, ils apparaissent tous les cinq. Et ce que Thom trouve curieux, c’est que généralement, ils sont placés de cette façon : Théodore, le bras autour des épaules de Cam, et non d’Hugo, affichant un large sourire. Sa mère, et l’inconnu donc, les épaules qui se touchent, sur une, ils ont même les doigts fermement liés. Et enfin Hugo, souvent seule, en décalage, l’air renfrognée et l’attitude fermée, le regard ailleurs, qu'en direction de l'objectif. L’ordre des duos ne colle pas. Un mari et sa femme, à l’heure d’aujourd’hui, qui ne semblaient pas s’apprécier plus que ça, il y a des années. Eloignés. Et sa mère a l’air si proche de quelqu’un qu’ils ne reconnaissent même pas. Et où sont Florian et Quentin, à ce moment-là ?

Thom envoie alors un nouveau message à Erik, il hésite cependant quelque peu avant de l’envoyer. Son pouce appuyer sur "envoyer", comme par réflexe.

« Tu penses que ta mère et le père d'Aline pouvaient être ensemble, avant ? »

L’application notifie alors à Thom qu’Erik est en train d’écrire, même quand il est censé être en cours, et son intérêt rassure Thom. Il n'est pas le seul que ça tracasse. Sa réponse ne tarde d'ailleurs pas.

« Il passait souvent à la maison quand j’étais petit. Mais après le fameux dîner dont nous parlait ma mère, je l’ai pas revu, justement. »

En effet, Erik n'a pas hésité à lui expliquer toutes les bribes de souvenirs qu’il possède encore, auxquelles il a accès. Thom, de son côté, ne s’en souvient que vaguement, même s'il en a fait partie. Il était bien trop jeune, et ces souvenirs manquants, lui font défaut aujourd’hui. Il ne se souvient pas non plus d'avoir côtoyés Erik et Aline. Est-ce que ses sens l’auraient guidé jusqu’à eux, de façon inconsciente ? Est-ce que c’est leur mémoire sensorielle, qui les pousse inévitablement les uns vers les autres ? Thom a griffonné trois pages de plus dans son carnet, mais les schémas n’ont pas de logique, et les flèches relient tout juste deux personnes entre elles.

« Ma mère a rencontré Quentin quand ils avaient la vingtaine, mais elle ne m’a jamais parlé d’avant, ou d’eux tous. »

« La mienne m’a dit qu’ils se connaissent depuis la primaire, ils ont tous grandi ici. Ils ne sont jamais parti. Il a dû se passer quelque chose pendant leur adolescence, pour qu'ils s'ignorent comme ça. »

Erik a raison, et Thom est d’accord. Un ensemble qui leur est logique, même s'ils avancent à tâtons. Les éléments les plus importants restent le dîner, mais également les rencontres de leurs parents et leurs naissances à eux, Aline, Erik et lui. En fait, c'est un pan d'une dizaine d'années qui leur manque. L’adolescent se dit que des photographies existent peut-être de cette soirée. Rien que des clichés pris sur le vif, qui leur donnerait des visages, des noms, des interactions les uns entre les autres. Ils ont pu le voir pour les jeunesses de leurs parents, mais pas de l'après, quand ils sont entrés dans la vie active, qu'ils avaient moins le temps de se voir et de se réunir.

Désormais, reste à savoir qui aurait pu les prendre, ces photos. Parce que c'est souvent la même personne, récurrente, qui leur manque, qui ne fait pas partie du cliché, qui se cache derrière l'appareil. Thom est arrivé au bout des deux simples cartons, et rien de plus que ce qu’il a déjà montré à Erik. Et Thom trouve ça un peu triste que sa mère isole ses belles années ici, éloigné de la lumière pleine du jour, sans qu'elle y revienne de temps à autre. Comme si elle avait fait une large croix dessus. Quelque chose de révolu. Il a aussi une légère pointe au cœur quand il voit que tout ce qu'elle a ramené de son enfance est contenu dans si peu d'espace. Deux cartons, ce n'est pas grand chose, pour un peu plus de dix-huit ans de sa vie.

Alors, pendant qu’il remet tout à sa place, Thom demande à Erik, s’il aurait une idée de qui pourrait posséder de telles preuves, des restes, même poussiéreux. Malheureusement, Cam ne semble pas avoir gardé ces choses secrètes, ces témoignages d’un temps révolu, contrairement à Acacia, ou alors dans un endroit dont Erik n’a pas connaissance. Vient alors l’idée qu’Aline, elle aussi, pourrait savoir quelque chose, de par son père, sa mère ; mais Erik s’y refuse complètement, en bloc. Il ne veut pas la mettre au courant, il ne veut pas l’embarquer là-dedans. Le refus est total. Parce qu'Erik sait qu'elle va trop y prendre à cœur, qu'elle va en être obsédée, qu'elle va s'atteler à la tâche jusqu'aux limites, jusqu'à ce que tout se brise, et qu'ils ne puissent plus revenir en arrière. A son avis, il vaut mieux se tenir dans le feutré, dans le discret. Thom n’insiste pas, ils ont déjà bien avancé rien qu'à tous les deux.

En revanche, si Thom se dit qu'il n'a cette réaction ferme simplement pour la protéger, Erik, lui, se fait la remarque que, pour une raison qu’il ne connaît pas, il veut simplement garder ça pour eux. Cet inconnu, ces secrets qui les relient. Ils ont le dialogue facile, finalement, l’un à l’autre. Ils faisaient tant d’efforts pour s’éviter qu’ils auraient été incapables de le savoir, sans leurs recherches. Erik le trouve pertinent dans ses remarques, affirmé dans son besoin de fouiller et de savoir. Il comprend que, peut-être, pour lui, tout ce processus, est une quête d'identité, aussi. Il y a un grand manquant dans sa vie, dont il ne connaît rien, dont il ne peut se rapprocher, même s'il lui ressemble de part ses traits, selon la mère d'Erik.

* * *

─ Comment tu veux t’y prendre ?

─ Créer une vraie asso et faire une demande à la préfecture pour débloquer des fonds de gestion, et de mise en place, et ouvrir une cagnotte en ligne.

Aline explique, une cigarette entre les doigts, assise en face d’Erik, à la terrasse d'un café. Les tasses sont vides et tâchées entre eux. Son ami a l'air préoccupé, comme rarement, à aucun moment il ne lui a fait de réflexion sur la fumée ou sur son paquet de cigarettes qui se vide. Il l’écoute, vaguement, ne la regarde pas plus, même en lui posant des questions concernant l'association. Sans rien dire, il a l'air si insolant, presque hautain. Erik n'est pas le plus bavard d'eux deux. Mais c'est parfois le plus mordant, le plus cinglant par le biais de simples mots, de simples remarques. Aline le trouve pince sans rire, mais également bon entendeur, bon conseiller. Depuis qu’ils se sont rejoints, Erik est complètement ailleurs, alors Aline, piquée, se sent de le mettre face à ses exactions qu’elle a repéré mais ne comprend pas. La jeune femme se redresse sur sa chaise, bien en face de son ami, elle se concentre.

─ De quoi vous parliez avec Thom ?

Erik tique, sortant le nez du recueil de poésie qu’il a apporté avec lui. Ce livre aussi est nouveau, comme son attitude. Et il vient simplement de se trahir en rompant sa contenance, en relevant subitement les yeux en sa direction. Aline est bien trop rôdée à ce jeu-là, elle ne le connaît que trop bien.

─ Je parle pas avec Thom.

Comme pourrait le faire sa mère, Aline se fend d’un léger rire avant de se pencher un peu plus sur la table en verre, au plus près de lui. Elle n’a jamais l'attitude aussi sérieuse que pour le sonder. Aline beaucoup plus préoccupée et amusée par ses réponses, désormais.

─ Il t’a parlé de moi ?

─ Non.

─ Il a eu peur de sa punition et nous a traité de sauvages ?

─ Non plus.

─ Je sais qu'il est reparti avec vous samedi matin, donc ça doit être lié … A Acacia ?

Aline, un doigt appuyé contre les lèvres pour illustrer ironiquement son extrême réflexion, comprend qu’elle touche au but quand Erik la fixe de ses yeux ronds, presque méchamment. Il est irrité qu’elle soit aussi performante, et agacé de sa propre attitude à ne pas savoir masquer la vérité, encore moins à son amie d’enfance. En plein dans le mille, Aline trouve des liens logiques beaucoup plus rapidement qu’on réussi à le faire les deux garçons. L’adolescence se réinstalle dans sa chaise, satisfaite, tandis qu'ils commandent deux nouveaux cafés.

─ Comment tu sais tout ça ?

─ Mes parents se font la gueule depuis que je leur aie dit qu’on la vue à la réunion, qu’est-ce que tu crois, p'tit génie ?

Erik la pensait enquêtrice, voyante, il n’en est rien. Elle a simplement réussi à lire la situation et faire ses propres rapprochements de son côté. Humilié, Erik serre les dents en détournant les yeux, refermant son livre. Il aurait préféré que tout ça reste au statut de non-dit, tout juste du perçu. Mais son amie ne manque jamais une occasion de lui prouver qu'elle en sait plus que n'importe qui, qu'elle a raison. Aline écrase sa cigarette et porte le fond de sa tasse à ses lèvres. Elle hausse un sourcil, en analysant un peu plus son ami.

─ Vous avez commencé des recherches, les scientifiques ?

─ Arrête de me lire, on dirait ma mère.

Et quand ces mots sortent de sa bouche, Erik se fige. Il regarde enfin Aline, pleinement comme frappé par une révélation, ou la foudre. Les yeux arrondis. Et si c'était ça ? Et si les secrets allaient bien plus loin ? Sa mère, Aline, Théodore … Pris de panique irrationnelle, Erik espère se tromper, faire fausse route, s'imaginer des choses qui n'ont aucun sens, pas lieu d'être. Pour autant, il dégaine tout de suite son téléphone pour écrire à Thom, sous les cris de protestations d’Aline. Légèrement tremblant après l’envoi, Erik se réfugie lui aussi auprès de son café, pour se calmer. Au grand damne d’Aline, elle n’aura pas plus d’éclaircissements. Erik préférera changer de sujet de discussion, et l'embêter sur un de ces mecs qui lui tourne autour.

Et c’est dans cette atmosphère de frustration qu’elle rentre en claquant la porte, en fin d’après-midi. Dans un lourd soupir, elle s’écrase aux côtés de sa mère, déjà rentrée, dans le canapé. Un verre de vin blanc trône encore sur la table basse. Il est vide, et la bouteille aussi. Aline ne dit rien, mais n'en pense pas moins. Aline pousse un long soupir en se frottant nerveusement les yeux. Son mascara part avec et son attitude bien trop présente, fait tourner Hugo vers sa fille, et la questionner.

─ Qu’est-ce qui t’arrive ma puce ?

─ Thom et Erik jouent les petits détectives et ils veulent pas m’en parler.

─ A quel propos ?

─ Je sais pas … Des trucs entre Acacia et papa.

Aline le sait, elle aurait très bien pu garder tout ça pour elle, le masquer comme elle sait si bien le faire. Mais elle veut pousser sa mère, peut-être qu'elle aussi possède des réponses enfouies, des souvenirs qui sont intactes. Sa mère qui ne lui répond pas tout de suite, et ça soulève encore un peu plus de questionnements de la part de sa fille. Aline hausse un sourcil, elle lui a dévoilé la qualité de ses soucis, comme une menace, pour provoquer une réaction chez sa mère. Hugo tend le bras pour se saisir de son verre, pour se donner une contenance, mais le repose quand elle sent qu'il est bien trop léger. Aline a appris à le faire, elle sait lire toutes les micro-expressions, les mots choisis, comme sa mère le lui fait subir.

─ Ils n’ont vraiment rien d’autre à faire.

Hugo se dissocie, en roulant des yeux de façon méprisante. Mais elle ne peut pas se le cacher, son cœur s’est accéléré, subitement. Et elle vient de parfaitement répondre aux soupçons d’Aline. Quelque chose se cache, entre eux, en profondeur, lointain, mais personne, d'eux trois, ne semble avoir la capacité de mettre la main dessus.

Alors, faisant mine de monter dans sa chambre pour faire ses devoirs, et parce qu'elle est vexée de ne pas pouvoir rattraper son avance sur Erik et Thom, Aline se glisse dans le bureau de son père, et en ferme la porte avec précaution, silencieusement. Elle s’assoit dans le fauteuil en cuir et ouvre son ordinateur portable. Elle tape le mot de passe facilement, rapidement, et se rend directement dans la mémoire de la machine, le dossier « Images ». Là, s’étendent de nombreuses dates. Des anniversaires, des réunions de famille, des vacances. Mais rien concernant les photos qu’il aurait pu garder d’eux plus jeunes. Elles ne sont sans doute pas numérisées, alors Aline ouvre les tiroirs avec lenteur, pour ne pas faire de bruit, et en examine leur contenus. Des dossiers, des clefs USB, mais rien de concret. Pourtant, tout au fond de l’un d’eux, sous des dossiers d'assurance et des pochettes colorées remplies de papiers de banque, Aline aperçoit une enveloppe jaunie que son père a simplement nommé « Avant ». Elle y reconnaît son écriture. Aline s’en saisit, des fourmis dans les doigts, des courants électriques partout dans le corps. Devant ses yeux une trentaine de photos. Son père et Cam. Eux tous en camping en forêt. Eux tous devant une place de la ville où ils habitent encore tous, en plein été, dos à la fontaine. Eux cinq posant devant trois mobylettes, en short et t-shirt, tout sourire et les cheveux longs. Aline se saisit de son téléphone pour prendre en photo le dos de cette dernière image, écrite. Elle y ajoute une légende « C’est lui que vous cherchez ? ».

[1] « Autumn Song » ─ W.H. AUDEN.

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