6.

23 minutes de lecture

Impossible de dormir. Une simple ligne griffonnée comme une bombe. Un prénom. Une année. Une solution, un révélateur de toutes leurs questions, leur besoin de réponses, qu’ils ne possédaient pas avant de voir les échanges silencieux, mais fermes, entre Acacia et Cam. Des lèvres scellées, qu'ils cherchent par de simples moyens à déverrouiller. Avant ça, ils ne se posaient pas vraiment la question, tout leur semblait normal, dans l’ordre des choses. Aline et les actions de son association. La décision d'Erik et Thom de la suivre, de vivre ces combats, sans s'apprécier l'un l'autre, méfiants. L'incapacité de Théodore et d'Hugo de se mettre d'accord, de se quitter pour de bon, cette fois. La froideur docile et muette d'Acacia envers Quentin. Le sombre profond et impénétrable des yeux de Cam, qui voit l'invisible et plonge trop loin.

Mais il faut dire que les réactions de tous leurs parents sont comme révélations muettes, qui demandent à être expliquées, fouillées. Un rire gêné. Un juron lâché de frustration. La tête dans les nuages. Les enfants savent très bien que les réponses ne viendront pas de leurs parents, sans même leur avoir demandé au préalable. Ils n'y ont pas leur place, même s'ils en ressentent leur impact tous les jours. Toutes ces histoires ont l'air trop lourdes, trop marquantes pour qu’ils se décident à en parler. A se demander qui sont vraiment les adultes, et qui sont ceux qui devraient bénéficier de leur protection. Alors c’est ce qu’ils sont en train de faire tous les trois : provoquer une réaction.

Dès qu’Erik a reçue la photo d'Aline, il n’a pas perdu de temps pour la transmettre à Thom, comme par mécanisme. Il l'a inclus. Et cette réaction l’a d’ailleurs étonné, quand il y a réfléchi après coup. C’est vrai, il ne doit rien à Thom, il ne le connaît même pas. Ils ne partagent rien, l’un et l’autre. Il aurait pu garder cette nouvelle information entre lui et Aline, en secret. Pour autant, il sent bien qu’il lui est redevable, en quelque sorte. Il était présent ce matin-là. Ils ont, semble-t-il, partagé des morceaux de leur enfance, ensemble. Ils se connaissent depuis bien plus longtemps, en réalité. Même si cette nouvelle preuve vient de l’extérieur, soit d’Aline ; elle les impacte, et tous les trois. Ils avancent. Ces secrets de famille les relient tous entre eux, leurs parents de même. Ils sont les causes, leurs enfants vivent les conséquences. De nombreuses années auparavant, ils se sont côtoyé. Ils ont été mis dans les mêmes classes, ils révisaient les mêmes cours pour subir les mêmes examens. Ils ont fêté leur diplôme ensemble, se sont éparpillés pour en obtenir d'autres. Mais ce sont aussi retrouvés pour prendre des nouvelles, conseiller, écouter. Ils ont bu, mangé ensemble, partagé la même table, les mêmes rires, les mêmes blagues. Ils ont été présents, au même endroit. Entourés, des mêmes personnes pendant plus de dix-huit ans.

Face aux murs de silence qu'ils sont désormais, reste maintenant aux enfants de comprendre de quoi sont faits ces fils rouges, qui s’étendent tout autour d’eux, en un système complexe.

Aline, en revanche, a posé une condition concernant la photo, s’ils veulent tous les deux la voir par eux-mêmes, il leur faudra se déplacer et se présenter. La jeune femme monnaye son inclusion aux recherches, elle ne veut être ni oubliée ni mise sur le côté. Et c’est ce qu’ils font, coiffés de bonnets et enfouis sous des manteaux, Erik et Thom se rejoignent discrètement entre le peu de rues qui séparent leurs maisons, avant qu'Erik ne lui indique le chemin à suivre pour atteindre leur troisième complice. D'abord timides, leurs conversations se réchauffe autour de leurs pas.

─ Tu penses que ma théorie est juste ?

─ Si c'est vrai, je comprends qu'ils soient tous muets.

─ C'est clair, ça changerait beaucoup de choses.

Les deux garçons rient légèrement pour chasser les craintes qui les assaillent. Ils ne savent absolument pas s'ils sont dans le vrai, ils fabulent ; mais le pire est tellement plus facile à imaginer que le compliqué.

─ Ça te fait pas peur ?

Thom demande doucement à Erik, en tournant les yeux vers lui, marchant sur le trottoir, les mains dans les poches pour se protéger des températures piquantes. Erik réfléchit une minute, en regardant les arbres qui se découpent à côté d'eux, les passants qu'ils croisent. Puis, il hausse finalement les épaules, comme si cela ne le touchait pas directement. Mais Thom a bien perçu la légère panique, le fait que cela pourrait l'impacter bien plus que de simples mots et suppositions. Il est également étrange qu'ils puissent aussi facilement communiquer. Thom s'inquiète de ses ressentis, et s'intéresse à ses hypothèses. Erik est relaxé par une présence aussi calme, diamétralement opposée à celle d'Aline.

D'ailleurs, en arrivant devant le portail de chez elle, avant qu’ils puissent sonner, elle leur fait signe de sa fenêtre de chambre, juste au-dessus de la porte d’entrée. Ils lèvent tous les deux à la tête, à l'unisson. Erik fronce les sourcils, quand l'extravagance de leur amie, fait sourire Thom.

Autant ne pas éveiller les soupçons, ils se rejoignent dans le jardin, à l'arrière de la maison où ils peuvent accéder par un petit portillon qu'elle leur ouvre. Elle les accueil les cheveux relevés en un chignon défait, pantalon de yoga et sweat-shirt bien trop grand pour elle, qui la recouvre jusqu'au milieu des cuisses. Aline les guide jusqu’à la cabane que son grand-père maternel a construit dans le cerisier. Un par un, ils grimpent à l'échelle dévorée par le temps et la pluie. Cette même cabane où leurs parents devaient probablement se réunir déjà, avant eux. Aline l’imagine comme ça. Hugo a gardé sa maison d’enfance, construites par ses parents, et Théodore n’a pas semblé s’y opposer. En réalité, les trois maisons des trois adolescents sont remplies de souvenirs et des faits des générations précédentes. Ils les poursuivent, les continuent, les enrichissent, sans même s’en rendre pleinement compte. Les façades et les murettes se modernisent, tout comme l'ameublement, mais les noms restent sur la boite aux lettres.

─ Alors c'est le prénom qu'il nous manquait ?

Thom demande, tandis qu’ils sont tous les trois assis sur le plancher vieilli et dévoré d’intempéries, les photos et l’enveloppe au centre de leur cercle fermé. À la manière d’une carcasse nettoyée par les charognards. Comme dans un cocon, les branches tordues de l'arbre, ont continué de pousser autour de ce corps étranger, jusqu'à l’intérieur, par-dessus les planches. Il n'y a plus de dessins, de posters, de polaroids accrochés, plantés dans le bois. Théodore et Hugo ont tout nettoyé pour pouvoir le rendre vierge à leur fille, pour qu'elle puisse y glisser ses rêves, ses histoires, ses cartes au trésors et ses secrets ; sans être impactée par les leurs. Comme maintenant.

─ Je crois bien. Dès qu’ils font des photos en groupe, il est là. Et souvent avec ta mère.

Aline indique d'un index peint couleur cerise, tout contre les clichés jauni et corné aux angles. Thom fronce les sourcils en se penchant sur ses cinq silhouettes élancées, brûlées de soleil, tout sourire, les bras sur les épaules des autres, posant pour l'objectif. Thom ne reconnaît pas sa mère. Il ne la jamais vu aussi lumineuse, épanouie. Ses traits sont lisses, comme si elle n'était pas inquiétée, de rien, comme si ces cinq personnes n'avaient pas de prise et qu'ils ne s'inscrivaient nulle part. C'est une représentation d'eux-mêmes qui a disparu. Aussi bien physiquement que dans leurs pensées, leurs façons de faire et d'être. Et il en est de même pour Erik, qui découvre sa mère plus jeune, les cheveux longs, comme il ne les a jamais vu auparavant, et toujours plus ou moins proche de Théodore. Parfois, quand ils sont éloignés, assis loin de l'autre, elle le regarde, quand Théodore n'en a que pour l'objectif. Aline, de son côté, peut très bien lire le malaise et la rancœur de sa mère. Le regard froid, quand elle n'ignore tout simplement pas celui qui prend les photos. Elle fait la moue, sourit rarement. Aline a le sentiment de la voir mal dans sa peau, peu souriante, les vêtements trop grand autour de ses membres frêles, presque cassant.

Dans un silence presque religieux, empli de découvertes, Thom note rapidement dans son carnet. Trois regards plus jeunes, du futur, dans un miroir fêlé, mensonger. Ce qui les étonnent aussi, ce sont les expressions qu’ils arborent. Des inconnus que les adolescents ne côtoient pas. Cam a l’air insouciant, rêveur, quand elle peut-être si droite et sérieuse aujourd’hui. Théodore, lui, même à travers son sourire qu'ils retrouvent beaucoup, a très souvent le visage recouvert de coups, de bleus, de griffures, de pansements. Et sur l'une des photos, de points de suture. Et Aline y devine la cicatrice qui parcourt l'arcade sourcilière de son père, jusqu'à sa tempe. Elle se fait d'ailleurs la réflexion qu'elle ne lui a jamais demandé d'où cette blessure pouvait bien provenir. Elle a toujours connu son père avec, elle a dû s'imaginer qu'il était tout simplement né avec, aussi idiot que cela puisse paraître. Théodore a l’allure sauvage, indomptable. Une lueur crépitante, qui est aujourd'hui contenue dans son regard. En cage. Acacia, de son côté, semble bien plus timide. Les mains souvent jointes sur son ventre, le sourire en coin, pas complet, pas entier. On peut remarquer les rougeurs récurrentes qu’elle porte aux joues, et cela est sans doute lié à l’homme qui se tient à son côté. L’inconnu. Qui n’a ni fougue, ni gêne. Il donne un effet de transparence, d'à sa place, d'ancré, de quoi qu’il arrive. Il n’impacte pas les photos, il n'est pas l'instigateur de situations. Il est présent, rien de plus. Tout aussi absent de ces souvenirs que maintenant, face aux adolescents. Pour autant, Thom ne peut décrocher les yeux de ceux de l’inconnu. Par inconscient, il caresse l’arrête de son nez. Il y a quelque chose que ces photos ne leur disent pas, ne justifient pas, et ils sont incapables de mettre la main dessus. Frustrations dans une cabane en bois.

─ Quelque chose ne colle pas … Imaginons qu’ils étaient tous en couple à cette période. Pourquoi Acacia serait avec Quentin, alors ? Et pourquoi mes parents se seraient mariés, si mon père aimait Cam à l'époque ?

Aline lance des hypothèses froidement, comme si cela ne la concernait pas, que cela ne dérangeait pas sa vie, ou ce qu'elle croyait être vrai. Des hypothèses que les deux garçons gardaient encore muettes. Ce qui les irrite encore un peu plus, c'est que tous leurs doutes ne sont pas contenus seulement dans l'absence de la cinquième personne, mais dans bien d'autres choses. Dans leurs foyers. Dans leurs familles.

Cela reste quelque peu difficile d’imaginer, de leurs yeux et expériences d’adolescents, que les choses aient pu être différentes, bien avant leurs naissances. Que c'est si obscur, si compliqué. Leurs parents, qu'ils voyaient comme des adultes ordinaires, sans sortir du cercle, sans histoire ; se révèlent être des gens qu'ils ne reconnaissent pas. Cela les dérange parce que leurs parents les ont été projetés et les ont fait grandir dans un monde qu'ils leur ont construit. Ils en ont défini les limites, en ont créés les paramètres existants, de référence, pour ne leur fournir que ceux qu’ils pouvaient révéler, que ceux qui les arrangeaient tous.

Le silence qui règne dans la cabane est assourdissant de questions qu'ils gardent pour eux, de déceptions, d'incompréhensions. De peurs. Alors, les adolescent se mettent à réfléchir de concert, pour tout repousser et tâcher de comprendre ce qui les mènent jusqu’ici. Dans cette cabane. En plein après-midi. Tous les trois.

─ Ma mère est partie étudier à l’étranger, quand elle avait dix-neuf ans. Peut-être que Théodore s’est rapproché d’Hugo pendant ce temps-là ?

Erik lance, incertain. Il s'est ressaisi. Il relève enfin les yeux sur ses deux amis dépités. Il relance la machine. Ils ne doivent pas se perdre. C’est en tentant, en suggérant des choses qu’on peut, peut-être, en comprendre les erreurs et les corriger. Ils font peut-être aussi totalement fausse route, mais sans rien tenter, ils ne se rapprocheront jamais d’un infime morceau de vérité. De leur vérité. Ils essaient. Ils se prêtent au jeu, sans savoir vraiment, pourquoi cela leur importe tant, alors que ça les serre au ventre.

─ C'est possible, mais comment ? Pour quelle raison ?

Aline demande, même si les deux garçons n'ont pas la réponse. Cela les soulage tout de même de verbaliser ces questions, de ne pas les garder en tête ou sur le papier comme Thom peut le faire. Ils lancent, ils épinglent au mur, ils dessinent à la craie sur un tableau noir immense. Thom, à l'aise avec eux, dans l'intime du bois, exprime à son tour liens qu'il fait.

─ Je pense que c’est la même chose avec l'ancien copain de ma mère. Quelque chose l’a éloigné, alors ma mère s’est peut-être mise avec Quentin pendant son absence.

Ils connaissent tous les trois son nom désormais, mais personne ne l'a encore utilisé, formulé. Comme s'ils avaient peur qu'il prenne pleinement vie, comme si cette identité était définitive, et réelle, cette fois. Comme s'ils n'avaient pas le droit de l'utiliser, qu'ils en étaient interdits par les mensonges et le mutisme de leurs parents.

─ La vraie question au milieu de tout ça, c'est pourquoi ils ne se parlent plus.

Ici aussi, le silence reprend ses droits, entre les quatre murs de bois. Parce qu’ils n’en n’ont pas la réponse, ni aucune certitude. Les histoires sont si entremêlées entre elles, qu'il est bien difficile de trouver une raison logique à tout ça. Ils le savent, ils l'ont expérimenté. Les amitiés qui se tissent, se distordent puis se brisent, quelques mois plus tard, d'une année à l'autre. Et les trois adolescents sont persuadé que leurs parents, avant eux, à leur âge, en ont fait de même.

─ Erik, tu te souviens d’autres choses pendant ce dîner ?

─ Ils étaient tous là, dans le salon. Théodore et ma mère ont joué avec nous, la mienne était à la cuisine … Acacia fumait à cette époque-là, et je crois me souvenir qu’elle discutait avec ce mec sur la terrasse.

Comme s’il était doté de la faculté de voyager dans ses souvenirs, au plus profond, Erik se concentre en fermant les yeux. Ce ne sont que de simples interactions, là, flou derrière ses paupière. Des couleurs. Des odeurs. Des voix, et des rires. Même à ce très jeune âge, Erik semblait déjà très observateur. Attentif aux détails, parce qu'il ne parlait pas beaucoup, et témoignait assez peu d'émotions. Sa mémoire, même d’aussi loin, ne semble pas lui faire défaut. Ce sont des bribes de scènes. L'excitation de voir arriver toutes ces nouvelles personnes chez lui. Un repas et des couverts spéciaux pour cette occasion. Une ambiance rieuse, festive, heureuse parce qu'ils s'étaient tous retrouvés, emplie de fierté face à ces trois enfants.

Quand Aline et Thom, de leur côté, même s'ils étaient présents, sont incapables de remonter un fil aussi lointain de leurs souvenirs. Alors, ils lui font confiance, ne se disent pas une seule seconde, qu’il pourrait mentir, inventer les choses que son inconscient pourrait lui souffler, par malice, ou qu'il se construit seulement de part les paroles de ses propres parents. Thom fronce les sourcils à son annonce, encore quelque chose qu’il ignorait venant de sa mère, dont ils n’ont pas parlé.

─ Je paierais cher pour savoir ce qu’ils se sont dit …

Aline se plaint, en s’adossant à l’un des murs de la cabane. Elle soupir. Bien évidemment, sa demande est clairement impossible. Les yeux vers le toit, noirci de pluies et de neiges, elle essaie sans doute de récréer la scène que leur a confié Erik, pour tenter d’imaginer ce qui pouvait bien être en jeu ce soir-là, lors de ce dîner.

Un silence se pose doucement sur ce point de repère dans leur chronologie, et entre eux. Thom griffonne encore, mais il manque bien trop d’élément pour compléter la frise qu’il a commencé. Aline, lui demande alors de leur répéter encore une fois. Ils ont peut-être oublié quelque chose. Thom hoche la tête et s'exécute, en feuilletant son carnet.

─ Cam était potentiellement avec Théodore, et ma mère avec ... Ce type. Ils ont grandi. Il y a eu le dîner où ils étaient tous là, alors qu’on était déjà nés. Cam a étudié à l’étranger, et il a peut-être quitté la ville aussi. Théodore s’est mis avec Hugo, pendant ce temps-là, et ma mère a rencontré Quentin. Aline tique, avant de poser des yeux arrondis sur Erik.

─ Quoi ?

─ Tu sais comment ta mère a rencontré ton père ?

─ Elle était serveuse dans un restau’ du coin, après ses études, elle avait besoin d’argent. Il venait manger là tous les midis.

─ Et qu’est-ce qu’il faisait ton père ?

─ Il bossait au port, sur les chantiers navales.

À la suite de cette nouvelle information, Aline ouvre des yeux encore bien plus grand, l’iris vibrant, brillant. Erik hausse un sourcil, déjà irrité par son expression théâtral et dramatique à l'excès. Thom relève le nez de son carnet pour écouter ce qu’elle vient de réaliser.

─ Ton père et le mien se connaissaient. Ils bossaient ensemble.

* * *

Sortie plus tôt du bureau, Hugo se prend à flâner dans les rues du centre-ville. Elle n'a pas réellement envie de rentrer et elle a ressenti un besoin de ramener des pâtisserie à la maison. Pas que son mari le mérite, simplement pour elle. Et sa fille. Quand elle pousse la porte à clochettes, elle découvre Cam, dans son tablier noir, derrière la vitrine. La patronne accueille sa cliente avec un grand sourire, quand la seconde ne réagit pas. L’échange est bancal. Hugo ne l'a pas réellement fait exprès de se retrouver ici. Ses pieds l'ont portée toute seule. Elle a oublié. Mais elle se dit aussi que son amie d'enfance est l'une des meilleure pâtissière des environs. Elle la salue tout juste, avant de porter son intérêt sur les mets présentés. Elle s'avance face aux vitrine réfrigérées, les mains dans les poches.

─ Tu sors tôt ce soir.

─ C’est le creux des corrections d’épreuves, la partie la plus calme.

Hugo lui explique, sans porter les yeux à son interlocutrice. Un étrange flux circule entre elle. Un mélange passif-agressif, qu’elles seules ressentent. Cette envie irrépressible de la blesser de maux, tout en cherchant son oreille attentive. Parce qu’il a toujours été là, ce rapport de force, depuis qu’elles sont petites. Depuis que Théodore est un jour venu la chercher chez elle pour aller faire du vélo, et que Cam l'accompagnait, sans qu'elle ne l'ait jamais vu auparavant. De son côté, le regard de Cam ne peut s’empêcher de glisser et se poser sur l’alliance qui orne l’annulaire gauche d’Hugo, quand elle coince une mèche de cheveux derrière son oreille. Brillante, en argent. Et probablement gravé à l’intérieur. Cam le sait, parce qu’elle a failli la porter, cette bague.

Hugo se redresse alors, et lui indique les trois gâteaux miniatures qu’elle désire. Un Paris-Brest pour elle. Un fraisier pour sa fille. Une forêt noire pour Théodore, parce qu'elle ne se sent pas de l'exclure, pas quand la commerçante la voit et pourrait comprendre. Cam qui se fait d'ailleurs la réflexion que, ce gâteau-là, n'est pas le favori de Théodore. Micro sourire. Elle n'en dira rien, elle se sent presque supérieure, mais coupe vite dans cet élan qui la dégoûte. Elle s’active plutôt, et assemble les boites de transport. Pendant qu’elle transfère avec précaution ses créations, elle se sent de lancer :

─ On ne se croise plus. Tu pourrais rester prendre le café après le service, si tu veux. Cassie doit passer me voir.

─ Tu parles encore à Cassie ?

Dans sa bouche, le surnom de leur amie a un son abjecte, ignoble, sur les nerfs. Comme responsable de toutes les peines du monde. Cam passe outre en tapant sur sa caisse enregistreuse.

─ Oui, et puis nos fils se connaissent.

─ Une heure de colle ne fait pas les bons amis.

Le ton d’Hugo est cassant, et cela refroidit quelque peu Cam. Mais la pâtissière ne se démonte pas, et le prend au rire.

─ Je te rappelle qu’on s’est tous rencontrés comme ça, nous aussi.

Le silence que laisse planer Hugo, empli la pièce d’une odeur agrumes et d’été. Dans tout le café. Elles s’en souviennent toutes les deux. Tous les cinq, dans cette classe d'arts plastiques, en CM1, les fenêtres ouvertes, et les mains dans la peinture. Et puis, Théodore, sauvage, qui décide qu'il est plus drôle de peindre sur les bras et les joues d'Adrien. Adrien qui s'en vexe d'abord, puis qui le prend au rire et lui rend la pareille. Et, puisque les filles veulent être incluses aussi, les visage de Cam, Acacia et Hugo prennent des teintes jaunes, vertes et rouges.

Hugo se radoucie alors. Elle secoue la tête, comme pour chasser les images qui l’assaillent. Elles n’ont rien à faire ici, et maintenant.

─ On avait dix ans. Tout est différent maintenant.

─ Je serais contente qu’on puisse rattraper un peu de ce temps perdu, tu sais.

Cam emballe le paquet, avec du ruban, avant de glisser jusqu'à elle. Les deux femmes se retrouvent face à face, au comptoir. Et quand elle sort son porte-monnaie, Cam la refuse, sans se départir de son sourire. Mais si la pâtissière pensait que son amie d’enfance allait simplement prendre sa commande et lui donner un pauvre « bonsoir », avant de sortir, celle-ci l’étonne.

─ Tu finis à quelle heure ?

Cam jette un œil à l’horloge puis hausse les épaules.

─ Normalement dans vingt minutes, mais c’est plutôt calme ce soir. Je te mets le paquet au frigo et tu t’installes ?

Hugo hésite. Elle laisse quelques secondes se suspendre, le paquet entre elle. Elle pourrait juste la remercier, monter dans sa voiture et rentrer. Elle pourrait lui barrer le passage et ne pas la laisser prendre un peu plus de place dans sa vie, qu'elle ne l'a déjà fait auparavant. Elle pourrait. Elle se sent si seule à ce moment. Elle est épuisée de devoir se protéger, de tout et de tous. Alors elle cède et hoche la tête. Pour la première fois, son sourire est sincère. Translucide. Clair comme une pierre minérale. Elle lui laisse un peu de terrain, Cam passe outre un peu de ses barrières fortifiées.

Lorsqu’Acacia fait tinter le grelot de la porte, elle est étonnée de voir que Cam n’est pas seule. Les présentoirs sont vides, propres, et éteints. Les tables sont rangées et nettoyées. Seule la machine à café glougloute dans son coin. Trois cuillères.

─ Tu peux tourner le panneau, s’il-te-plais ?

Cam lui demande doucement et Acacia s’exécute, par habitude. Le magasin est officiellement fermé, personne ne viendra les déranger. Elles ont besoin de cet espace de sincérité, de bunker contre le monde. Et quand Acacia s’approche, elle reconnaît rapidement Hugo, même de dos. Son cœur se met à s'agiter, doucement, un souffle de vent sur une surface d'eau plate. Elles sont là, toutes les trois, plus aussi jeunes, dans le secret. Cette vision la sidère. Hugo la salut d'une main levée, le visage sans agression. Acacia dépose son sac à main au sol et s’installe avec elles. Cam se redresse pour verser le café brûlant.

─ Elle a enfin réussi à te piéger ici ?

Hugo glousse, de bon cœur, en haussant les épaules. Son attitude froide n’a pas tenu le coup. Elle s'est largement brisée comme plaque de glace. Après un moment, Acacia remarque, elle aussi, l’alliance d’Hugo. Elle n’avait pas réellement eu le temps de la voir, depuis qu’Hugo a décidé de s’exiler d’eux tous. Elle n’avait pas réellement eu le temps de s’y habituer. Acacia a pris quelques minutes pour scruter son visage plus aussi lisse, pour réapprendre ses gestes et les mots et expressions qu'Hugo utilise maintenant. Ce sont pourtant les mêmes personnes avec lesquelles elle a grandi qui lui font face, les mêmes qui ont accepté ses confidences, les mêmes qui l'ont conseillée, les mêmes qui l'ont soutenue.

─ Tu lui a conseillé d’ouvrir sa propre asso ?

Cam relance la conversation dont le début échappe à Acacia. Elle comprend rapidement que cela concerne Aline, et la punition que leurs trois enfants ont dû effectuer ensemble, comme point de départ. Hugo, quand elle parle de sa fille, a les yeux qui brille d'une fierté nouvelle, qu'elles n'avaient jamais vu.

─ Elle a besoin d’un projet pour se canaliser, et elle est impliquée, alors …

─ Je trouve que c’est génial. Elle a déjà fait les démarches ?

Il ne faut pas beaucoup de temps à Acacia pour se prendre au jeu, et retrouver la simplicité qui pouvait les lier, il y a des années. Tout était toujours plus facile, quand ils n’y avaient qu’elles, sans les garçons pour les faire changer de comportement, et les menacer. Quand elle y pense, Acacia ne sera plus jamais idiote pour lui, maintenant.

─ Elle a envoyé le formulaire en préfecture, et lancé sa cagnotte en ligne.

─ Je pourrais la sponsorisée, comme une sorte de partenariat, pour qu'elle puisse bien démarrer.

Cam lance tandis qu’Acacia hoche la tête d’un commun accord, en proposant également son aide via sa petite entreprise de loisirs créatifs et d'imprimerie.

─ C’est elle qui gère tout, vous n’aurez qu’à lui en parler.

Hugo les conseille simplement, en plongeant de nouveau les lèvres dans son Mocha. Les conversations battent leur plein, les sujets s'enchaînent et, l’espace de quelques minutes, tout semble si spontané. Si facile. Si normal. Il n'y a plus les blessures, les mots partis trop vite, les disparus. Elles en oublient les rancœurs, et les frustrations qu’ils ont tous pu tisser ensemble, à être si proches.

Un silence se fait soudain, tandis qu’Hugo se sent d’ouvrir à nouveau ce grimoire épais de tous leurs souvenirs, qu’ils protègent à tout prix.

─ Aline m’a dit un truc bizarre cette semaine … Apparemment, elle, Erik et Thom font des recherches sur nous.

─ Comment ça ?

─ Quand tu as croisé Théo au collège, tu ne lui a pas parlé, alors ça les asticote.

Acacia se frotte les yeux, en soupirant profondément, les joues gonflées comme elle sait si bien le faire, et elle en a toujours eu l'habitude. Une réaction qui fait sourire ses deux amies.

─ Ils ne pourraient pas être comme tous les ado', et faire comme si on existait pas.

Cam la couvre de ce regard doux et réconfortant, qui fait comprendre à Acacia qu'elles en attendent toutes les deux plus. Alors, elle se ressaisit et les regarde tour à tour.

─ Je n’arrive pas à lui pardonner. Ce n’est pas contre toi Hugo mais–

La concernée lève les deux mains en signe de reddition, encourageant silencieusement Acacia à poursuivre, prendre confiance en elle, et se défaire du trop plein qu'elle a sur le cœur.

─ Ne t’inquiètes pas, c’est peut-être mon mari, mais ça vous concerne, pas moi.

─ À aucun moment, il ne s’est excusé. Pour le procès, l’argent prêté …

Acacia soupire de nouveau. À mesure que les mots sortent de sa bouche, elle semble s’affaisser, de plus en plus fatiguée, exsangue. Sa gorge se noue, également. Elle se défait de toutes ces couches de protection qu'elle enfile chaque matin pour, ne serait-ce que survivre au monde et à sa journée.Tout ça la touche encore bien trop. Elle y est bien trop attachée, elle le sait pourtant.

─ Aujourd’hui, il fait comme si tout allait bien, il joue les papas poules, mais je n’oublie pas.

─ Je ne suis pas sûre qu’il ait oublié. Il doit sans doute toujours s’en vouloir, on le connaît.

Cam distille les propos avec des hypothèses. Elle ne peut pas se permettre d’être directe et sûre d’elle, pas quand Hugo est là, en tout cas. Elle ne peut pas avouer, ici et maintenant, qu’elle a pris le temps, en tête-à-tête avec lui, d’en discuter à tête reposée et cœur ouvert. Elle ne peut pas dire qu’elle possède toujours ce lien particulier avec lui, et que Théodore est sans doute la seule personne au monde qu’elle comprend le mieux. Mais, à en juger par l’expression d’Hugo, Cam est dans le vrai. Tout le monde semble s’en être rendu compte. Même s’il se contraint à le masquer, le cacher de son mieux, pauvrement, vainement.

Leur échange douloureux est subitement interrompu par une sonnerie de téléphone. Le bruit rompt la dureté des mots, et des souvenirs. C’est Quentin. Il se demande sans doute où est sa compagne. Pendant plusieurs secondes, Acacia ne réagit pas, elle laisse faire. La sonnerie insiste et elle roule lourdement des yeux. Elle jette le téléphone dans son sac, mais le moment de communion, de sororité est déjà rompu.

─ Pourquoi tu le dégages pas ?

Cam demande, un peu plus froide dans son attitude, parce qu'elle refuse de voir son amie souffrir, blessée encore un peu plus qu'elle ne l'est déjà. Hugo garde le silence, pas tout à fait au courant de ce qui se trame dans la vie personnelle d'Acacia, déjà aux prises avec la sienne.

─ J'y arrive pas. Je sais que je dois le faire, mais j'ai pas le courage.

─ Tu crois qu'il aurait laissé faire, lui ?

Hugo demande, fermement, campée sur ses positions, les yeux dans ceux d'Acacia, qui se mord les lèvres avant de baisser la tête.

─ Evidémment qu'il ne l'aurait pas fait, mais je suis pas aussi forte que vous, moi ...

─ Je vais pas te faire un discours cliché en te disant que t'es "la personne la plus forte que je connaisse", Cassie, mais fait le pour Thom, fait le pour le respect que tu te portes, à toi-même.

Après ces paroles inspirantes, ce sont les téléphones de Cam et d'Hugo qui se mettent à scintiller, eux aussi. Elles rient pour chasser la grisaille. Alors, les trois femmes se lèvent, se rhabillent. Acacia est celle qui part en premier, après avoir remerciée leur hôte d’un soir. L'une après l'autre, elles se prennent dans les bras, se serrent, et se soufflent des mots de soutien et de force. Hugo regarde alors Acacia disparaître après un bruit de clochette. Cam et elle se retrouvent seules. Hugo avoue.

─ Merci pour ce soir, j’en avais vraiment besoin.

─ Ne te referme pas, s'il-te-plais. On a besoin des potes.

Cam lui répond, avec douceur, en déposant leurs trois tasses dans levier, à l'arrière. Cam sait que ces aveux sont plus simples quand elle lui tourne le dos. La gérante ferme boutique et descend le rideau de fer, éteint les lumières. Elles sortent dans la rue, mais ne se quittent pas encore.

─ On devrait le refaire. Entre le boulot, et Aline, je n’ai le temps pour rien, et ... Discuter avec vous, c’est plus facile.

Cette réflexion fait sourire Cam, et la touche plus profondément qu’elle ne l’aurait cru. Alors, elle s’en est aussi rendu compte, elle s'est ouverte. Cam s'approche, et dépose une main sur son épaule, elle la saisit doucement. Elles se reconnectent, elles ont besoin de contact, de se rattacher l'une à l'autre depuis tout ce temps. Elles renouent le fil rouge, et y laisse circuler l’énergie qui les relie.

─ Tu sais que je suis là, je bouge pas.

Le regard de Cam est si chaud, si sincère et qu'Hugo hésite à s'y laisser tomber. A tout lui raconter, lui avouer. Mais les digues ne tomberont pas en un soir et elle se mordille la lèvre. Cam comprend qu'il s'agit du signal, elle se recule, mais ne perd pas son expression.

Les deux femmes se remercient, se saluent. Cam est seule qui se détourne en premier, et ferme son manteau pour affronter le froid. Hugo s'attarde encore quelques secondes, avant qu'elle ne la voit complètement disparaître. Le paquet qu'elle lui a confectionné semble lui peser une tonne, et le ruban lui couper les phalanges. Pourtant, elle retourne jusqu'à sa voiture, elle aussi, avec le sentiment que l'air a changé.

Annotations

Vous aimez lire Betty K. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0