7.

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Des jours que cela dure, et les week-ends ne leur suffisent plus. Dès qu’ils le peuvent, Erik, Aline et Thom se rejoignent. Ils déposent, face à eux, les photos, le carnet noirci de Thom, les schémas, la chronologie. Leurs dernières heures de colle, les pauses déjeuner et les intercours. Tout y passe. Tout cela va même au-delà de leur enquête amateure, ils apprécient réellement la présence des uns et des autres. Ensemble. Ils ne se côtoient plus simplement parce qu'il est question de leurs recherches, mais ils partagent également leurs goûts musicaux, les séries qu'ils regardent sur Netflix ou cette terrasse de café, dont le patron commence à les reconnaître.

Leurs recherches leur prennent des heures. Les trois adolescents y mettent bien plus de cœur que leurs propres dissertations ou exercices à rendre. Mais personne ne se plaint de la faible avancée de leur enquête. Elle les animent, les relient. Il y a quelque chose de réconfortant à partager tout ça à trois. Un aspect chaud, duveteux. Cela leur donne une excuse toute simple pour se côtoyer un peu plus longuement. Ils se sentent bien, ensemble, en harmonie. Thom qui ne s'était jamais autant impliqué dans les relations sociales, à l'extérieur, prend de l'assurance et rit bien plus. Les deux garçons fournissent un auditoire de choix pour la dramatique que peut être Aline. Et Erik est plus détendu d'avoir découvert Thom. Ils forment un tout qui se mélange bien.

Ils ont déjà trouvé le visage et le prénom de leur inconnu. Mais aussi les liens qui existent entre les pères d'Erik et Aline. Ce qui leur trotte dans la tête c'est comment Théodore et Florian se seraient rencontrés. Dans quelle circonstances, pour quelles raisons, à quelle époque ? Aline en est persuadée, elle doit pouvoir être capable d’exploiter les documents que son père garde dans son bureau. Elle ne peut pas s’introduire dans celui professionnel, mais le personnel doit valoir bien plus. Le seul problème est de savoir quand est-ce qu’elle peut organiser leur intrusion. Parce que son père est souvent présent à la maison, et quand ce n’est pas le cas, l’adolescente est en cours. Sa mère n'est pas un problème, elle est de nouveau noyée de travail. Il leur faut quelque chose. Un horaire, une fenêtre de tir. Et cela se présente, quand un de leurs cours est annulé, et que Thom n’a pas besoin de se présenter au collège non plus. Ils foncent, saisissent leur chance, qui sera probablement unique.

Les sacs à dos pleins volent et tombent au sol, à peine la porte d’entrée ouverte. Ils ne prennent pas le temps de s’installer devant la console, ou de prendre le goûter. Ils vont droit au but, ils ne perdent pas de vue leur objectif, et il se situe à l’étage. Leurs pas rapides et étouffés par leurs chaussettes. Trois silhouettes rangées les unes derrière les autres. Ombres mouvantes. Une fois à l’intérieur de la pièce, Erik laisse la porte entrouverte pour être alerté si quelqu'un rentre. Leur plan n'est pas infaillible, et Aline a souvent le chic pour se retrouver dans des situations improbable. Ils se sont mise dans une de celle-là, alors l'adolescent prend les devants.

Aline retourne aux tiroirs qu’elle a déjà exploré sommairement. Elle prend le temps, elle lit, elle effleure, elle ouvre et referme des enveloppes. Habitué malgré lui, Thom leur explique la technique, pour que tout reste à sa place, même après leur passage, de façon à ne pas se faire attraper. Les photos sont rapidement prises, ils peuvent débuter leurs tâches respectives. Erik se tourne vers la bibliothèque, sur les étagères, de nombreux rapports de projets achevés, dont les dates sont écrites sur le dos des boites d'archives. D’après leurs indices, Erik saisit la période chronologique qui les intéresse et s’assoit au sol afin de les éplucher. De son côté, Thom se permet de fouiller dans les documents numériques.

Ils ne parlent pas, concentrés. Le silence est interrompu de froissements papier et de cliquètement de souris.

─ Vous avez quelque chose ?

Aline demande, après quelques minutes de recherche, ses doigts tressautent d’excitation et de peur. Elle a le regard brillant, quand elle le pose sur ses deux amis. Leurs pouls battent la cadence avec empressement. Ils sont dans l’interdit, et cela rend les choses encore plus prenantes et délectables. Ils cherchent l’adrénaline, sans se l'avouer.

─ Tu savais que ton père avait acheté ses voitures de société cash ? Quel homme.

─ Je m’en fous, Erik. Cherche quelque chose qui pourrait avoir un rapport avec l’embauche de ton père.

Celui-ci coopère en hochant la tête, il aurait voulu la taquiner, la faire sourire, mais Aline est préoccupée, elle veut trouver, mais le temps leur est compté. Aline qui se penche par-dessus l’épaule de Thom, pour savoir si c’est plus fructueux de son côté, dans les fichiers de l’ordinateur portable de son père.

─ Ton père a eu des ennuis avec la justice.

─ Pardon ?

─ Je viens de trouver une convocation au tribunal, à son nom. Apparemment c’est une condamnation pour coups et blessures.

Aline ouvre de grands yeux, tout en lisant l’appel judiciaire en diagonale que lui ouvre Thom. C’est bien le nom de son père, et, juste en-dessous celui du père d’Erik. Aline et Thom froncent tous les deux les sourcils. Ils ont beau relire, les identités déclinées dans le document officiel, restent les mêmes. Ce sont bien eux. Théodore. Florian. Ces deux personnes qu’ils connaissent. Aline le sent, ce papier à une valeur capitale, elle le prend en photo.

─ Et ça remonte à quand ?

Erik demande en relevant la tête des dossiers qu'il épluche, pas plus ému que ça de savoir que son père aussi, était de la convocation.

─ Presque vingt ans. Il n’a pas fait de prison, mais c’est marqué dans son casier judiciaire.

─ Mais pourquoi il aurait fait ça ?

Aline ne peut retenir cette question qui lui brûle les lèvres. Thom hausse les épaules, dans l’inconnu, tout autant qu’elle. Ils obtiennent de nouveaux éléments, certes, mais pas tous les rouages qui font que ces informations se tiennent et se lient entre elles. En réalité, elles ne font que les disperser un peu plus. De l’autre côté de la pièce, par-delà le bureau, Erik lâche un « bingo ». Il se redresse ensuite et vient leur apporter ses nouvelles preuves.

─ Mon père et le tien bossaient bien ensemble, dans la même boite. Ils ont été embauchés presque en même temps. Mais au bout de quelque temps, le mien a été promu, et le tien viré. Est-ce que les dates concordent ?

Thom se penche pour analyser le rapport de l’entreprise avant de faire un aller-retour à l’ordinateur, ouvert sur ses cuisses. Il fronce les sourcils.

─ Ça a l’air. L’agression a eu lieu deux semaines après sa mise à la porte.

─ Donc, si on résume, mon père n’a pas eu sa promotion, et est devenu violent. Juste pour ça ? Ça me paraît un peu léger …

Aline, reine des hypothèses, parcourt les fichiers pris en photos. Elle zoome sur les noms, les dates, les faits. Leurs cerveaux fonctionnent à toute vitesse. Ils en oublient le calme et la réflexion de la cabane. Ils sont sous pression. Ils doivent agir vite, ils n’ont pas le temps. Et le nouveau morceau de puzzle qui vient de glisser entre leurs mains est bien trop important pour qu’ils ne le décortique pas immédiatement. Ils ne s’attendaient pas à ça, ce n’est pas réellement ce qu’ils recherchaient, ou du moins ils ne pensaient pas que ces affaires allaient aussi loin. Pas jusqu'au tribunal. Mais il faut croire que leurs parents ont tous des secrets et leurs méfaits inavouables.

─ Est-ce que vous croyez que ça peut être lié au fait que Cam sortait avec mon père au même moment ?

Les sourcils d'Erik ne savent plus quoi faire d'autre que rester froncés. Thom, qui tombe sur cette expression, reste quelques secondes à l'observer. Il le trouve attirant, aussi concentré, incapable de démêler le vrai du faux. Il secoue la tête pour décrocher, et replonge sur les nombreux dossiers ouverts sur l'écran.

─ Mais oui ! Il perd son taf, et son collègue lui pique sa copine. Il tombe dans la violence, schéma classique.

─ Ralentis professeure facilité, ma mère m'a dit qu’ils se voyaient toujours à cette époque. Même après la convocation.

─ Et bien-sûr, elle ne t’a pas dit de quoi ils parlaient ?

─ Apparemment, il essayait de s’en sortir mais le secteur était aussi en crise, et elle le ramenait souvent ivre.

─ J’ai vu un fichier d’entrée à la clinique de cure Sainte-Dominique.

Thom rebondit au milieu de leurs échanges. Erik scrute ses doigts fins et pâles qui glissent avec la souris. Les informations défilent. Fil par fils, ils remontent doucement les évènements et leurs conséquences. De son côté, même si elle ne le montre pas, ce sont des monceaux d’Aline qui se fissurent puis s’effondrent petit à petit, à chaque nouvelle révélation concernant son père. D’abord, sa potentielle relation avec Cam, la propre mère de son meilleur ami. Ensuite, des excès de violence qu’elle n’a jamais vu ou vécu, de la part de son père. Et, ensuite, une potentielle consommation excessive d’alcool. C’est un tout autre homme qu’elle découvre, en cette fin de matinée. Elle commence lentement à comprendre les raisons du comportement de sa mère à son égard. Peut-être ne lui a-t-elle jamais pardonné ? Peut-être se méfie-elle toujours de lui, même après tout ce temps ? Et, étant donné les lourds bagages qu’il semble porter avec lui, depuis toutes ces années, la réaction de la mère d’Aline lui semble un peu plus logique, désormais. Aline se laisse aller à un silence, triste et affecté. Elle pensait réellement que ses parents avaient été capables de tout surmonter, de passer au-dessus, de serrer leurs doigts en un même ensemble pour protéger ce qui leur importaient. Mais de nombreuses chaînes sont encore attachées à leurs chevilles, leurs poignets, s'enfoncent dans leurs chairs, et les empêchent simplement d’aller de l’avant, côte à côte. A la place ils se délitent et s'éloignent.

Thom clique rapidement, pour leur ouvrir le fichier, Aline prend de nouveau des photos avant de soupirer pour remettre ses idées en place. Elle s’accoude au bureau, sa tête prête à exploser avec l’afflux de toutes ces nouvelles informations qui déconstruisent complètement l’idée qu’elle se faisait de son père, et de leur relation avec sa mère. Face à cette mine déconfite, Erik et Thom restent bien silencieux, incapable de soulager leur amie.

─ Une désintox d’accord, mais avec quel argent ? Mes parents ne roulaient pas sur l’or à cette époque.

Mais est-ce qu’ils auraient encore menti, là aussi ? Avant qu’Erik n’ait pu ouvrir la bouche, ils entendent la serrure tourner en bas. Ils se fixent tous d'un air ahuri, pendant une seconde. Leurs cœurs sont prêts à exploser tandis qu’ils se mettent en branle. Sueurs froides. Un grand fatras tragi-comique, où Thom manque de s'étaler au sol en mélangeant ses jambes avec celles d'Erik. Aline qui se retient de rire avant de les engueuler en chuchotant pour qu'ils aillent plus vite. Ils remettent tout en place sans faire trop de bruit pour ne pas être découverts. Les tiroirs, l'ordinateur et la porte se referment.

Quand Théodore pénètre dans la chambre de sa fille, cravate défaite et cheveux en bataille, elle est assise à son bureau, dos à lui, faussement en train de plancher sur un devoir de biologie. Son père lui embrasse le sommet du crâne en lui demandant comment s’est passé sa journée, la jeune femme ne répond que d’un simple haussement d’épaules. Aline est autant froide parce qu’elle ne veut pas se faire pincer que parce que son père n’a fait que lui mentir depuis qu’elle est petite. Bien évidemment, elle est dans l’incapacité de lui demander des comptes, se serait avouer qu’ils ont fouillé dans leurs passés. Elle est coincée, et cela la frustre de se tenir aussi proche d’une vérité qu’elle ne détient pas, sans pouvoir la saisir pleinement.

─ Tu rentres tôt.

Elle indique, parce qu'elle aurait largement préféré avoir plus de temps sans sa présence gênante.

─ Je n'allais pas te laisser toute seule. J'ai pris mon après-midi, comme je sais que tu n'as pas cours.

Aline plisse les yeux.

─ Je suis assez grande pour me garder toute seule, tu sais.

Théodore ne répond pas à cette petite pique. Il porte les yeux sur toute la largeur de sa chambre. Des photos polaroid, des tickets de concerts, des posters de Maya Angelou, Simone de Beauvoir, Rosa Parks ou encore de Malala Yousafzai. Un collage qui témoigne de tous les sujets importants qui tiennent sa fille, mais aussi de toutes ces années passées, de ce refus de la voir grandir, en somme.

─ Je voulais juste passer un peu de temps avec toi, c'est tout.

Et, cette sincérité déconcertante, ce timbre profond et doux, elle ne peut que la croire. Elle lui fait confiance, facilement. Parce qu'il reste son papa. Ses joues rosissent légèrement.

─ Je finis ça, et je te rejoins.

Ils se sourient. Son père sort enfin de sa chambre. L'alibi du devoir d'Aline à au moins assez résisté pour couvrir ses amis. Parce que, dans sa penderie, Erik et Thom ont assisté à la scène, et se sont serrés pour ne pas être vus. Une main sur la bouche pour ne pas être entendus.

Ils ont eu le temps de tout ranger à leur place, aucune trace d’eux. Mais, maintenant, reste à savoir comment ils vont sortir d’ici. Le cœur de Thom cogne comme un roulement de tonnerre, ses pommettes prennent feu, à cause de leur proximité. Tandis qu’Erik, dans son dos, bien plus grand que lui, scrute en silence entre les interstices du dressing. Quand la porte de la chambre se referment enfin, ils soupirent tous les deux de soulagement. La crise est évitée. Mais avant qu’Aline ne vienne les chercher, Thom ressent comme des picotements, contre sa hanche, l'arrière de sa cuisse. Il se tourne alors légèrement et tombe sur le regard d'Erik, le visage peint d'une expression désolée. Leurs yeux tombent un peu plus bas. Le jean d'Erik est, en effet, déformé. Courant électrique qui les saisi, les paralyse. Pas le temps de se dire quoi que ce soit, Aline leur ouvre et les fait sortir.

─ On fait comment maintenant ?

─ Par là.

Du nez, Aline vise la fenêtre avant de se tourner de nouveau vers eux.

─ T'es malade ? On va se péter les chevilles.

─ Tu préfères ça, ou que mon père te refasse le visage parce que tu te caches dans les tiroirs à culottes de sa fille ?

La mine dégoûtée, Erik s'avance vers la fenêtre, qu'il ouvre et y glisse une première jambe. Thom le suit sans se faire prier, il a besoin d'air. Après être descendus le long de la gouttière, à la manière de voleurs en pleine matinée, ce qui ne fait pas de sens et les rendent donc suspects ; ils se ruent jusque vers l’extérieur. Thom a les jambes en coton, il tremble tant son cœur tape fort, et Erik le tire par le bras sans ménagement. Pas le temps de s'attarder.

Une fois éloignés de la maison, dans la rue, ils reprennent un pas plus lent, ainsi que leurs respirations. Erik se met à rire, parce que la pression redescend et qu'Aline est une vraie dingue. Ils s'arrêtent. Ils se regardent. Erik demande à Thom s’il veut venir boire quelque chose chez lui. Contrairement à Aline, aucun de ses parents n’est encore rentrés.

Pendant le reste du chemin, ils marchent en silence. Ils sont tous les deux pris à leurs pensées. Erik se demande la raison de la facilité avec laquelle, il arrive à communiquer avec Thom, rien que par les yeux. Quand Aline est, pour ainsi dire, la seule personne qu’il arrive à supporter. Il se demande pourquoi il fait attention aux détails, pour quelle raison il note scrupuleusement, dans sa tête, toutes les informations personnelles que Thom lui donne. Pourquoi le timbre de sa voix le chatouille à l'intérieur. Alors que Thom est bien pâle, complètement chamboulé par le rocambolesque de cette journée et par les réactions corporelles, biologiques, dont il a été témoin mais qu’il ne comprend pas. Surtout dans un tel moment. Il se flagelle mentalement, en essayant de chasser ses pensées sirupeuses, collantes, et les images des lèvres rondes et pleines d'Erik.

Ils passent enfin le portail, et Erik s’efface, à la porte, pour le laisser entrer. Curieux, son regard glisse facilement sur les couleurs aux murs, les meubles. Thom était si mal à l’aise la dernière fois qu’il est venu, par peur d’Erik, qu’il n’y a pas vraiment fait attention. Un mélange de bois brut, de couleur pastel, froides, et de végétation. Erik lui fait signe de le suivre à la cuisine. Là, il prépare du café, puisqu’il a fait attention à lui, et qu'il en a déduit qu’il en buvait aussi. Ils s’assoient tous les deux, face à face, et décident d’un commun accord de faire leurs devoirs à rendre. Des cahiers, des trousses, des photocopies. Une débâcle se répand sur la table en bois, et Thom ne peut se retenir de passer un œil sur l'écriture d'Erik. Serrée, penchée. Mais leur début de concentration ne dure pas. Après une gorgée de café, Erik demande :

─ Tu trouves pas ça bizarre cette histoire de cure, et de procès ? Aline n’avait pas l’air au courant du tout.

Thom redresse la tête. Il plante son regard dans celui d'Erik, qui est largement plus intéressant que sa copie.

─ Elle ne l'était pas. Ce qui m'inquiète, c'est que leurs histoires ont été bien plus loin qu'on le croyait.

Erik hoche la tête, puis dépose son menton dans le creux de sa main, pensif. Ses cheveux, plus longs et bouclés que ceux de Thom, lui retombent nonchalamment le long des tempes.

─ N’empêche qu’on a toujours pas trouvé qui a payé ses soins en cure et son avocat.

─ Hugo ? Ou les autres, quand ils étaient encore tous amis.

─ Donc Adrien aussi.

─ Peut-être.

Il l'a fait, Erik a enfin utilisé le prénom. Là, entre eux, dans cette petite cuisine redevenue silencieuse, où le soleil tombe lentement aux fenêtres, il prend vie, et place. A la manière d'un secret, à l'ombre de la présence de leurs parents. Tous les deux, sans Aline.

─ Les histoires de dettes pourrissent tout.

Erik relance en se levant pour se resservir du café. Thom glisse lentement les yeux contre son dos, par-dessous son large pull informe. Il inspecte le creux de ses omoplates, la largesse de ses épaules. Il se reprend, une nouvelle fois, fixant sa copie.

─ C’est peut-être ce qui s’est passé. Et leurs embrouillent viendraient de Théodore.

─ On ne le voit pas encore.

─ De quoi ?

─ Le lien commun.

Thom clôt la discussion sur un hochement de tête. Ils se remettent au travail, en silence, d'un commun accord, pendant que leurs tasses refroidissent. Ils écrivent, surlignent, s’échangent des stylos de couleur en se remerciant par des sourires légers. Leurs phalanges s’effleurent. Et si Thom, rougit légèrement de ces interactions auxquelles il n’est pas habitué, qui le piquent, Erik a également tendance à détourner les yeux, gêné. Une réaction que Thom n’avait pas encore vu chez Erik. Il semble tellement maître de lui-même, en toute circonstance. Non pas froid, mais sur la réserve. Calme. De nature posée. Thom ne l'aurait jamais imaginé être dans la peau d'un timide, et le fait qu'il soit sans doute le seul au courant, dans le secret, lui chatouille le creux de l'estomac.

Ils finissent rapidement leurs devoirs, et se laissent bientôt glisser dans la chambre d’Erik. Ses parents ne sont toujours pas rentrés, et en regardant l'heure, Thom sait que c'est le cas de sa mère aussi. Quentin, lui, a sans doute trouvé une parade pour se soustraire au foyer.

Erik allume la console de jeu, en face de son lit, et lui tend une manette. Mais Thom reste figé, incapable de savoir ce qu’il doit en faire. Il n’en possède pas, et cela ne l’a jamais vraiment intéressé, au fond. La manette ne se cale pas bien dans ses paumes, et sous ses doigts. Face à son expression perdue, Erik se fend d’un rire franc, avant de s’asseoir à son côté, au sol, le dos contre le lit, pour lui expliquer sommairement sur quelle touche appuyer, et dans quelle situation. Leurs doigts s’effleurent encore. Leurs cuisses se touchent par intermittence, à mesure qu'Erik lui explique. Mais il ne se recule pas, il ne met pas de distance entre eux. Et quand le jeu se lance, un simple Mario Kart, ce sont leurs épaules qui se pressent l'une contre l'autre quand ils bataillent dans les virages des circuits qui s'enchaînent.

L’air sent l'odeur d'Erik. Thom inspire à fond, parce qu'on ne peut pas l'y prendre, pas comme quand il le détaille des yeux. Tout ici, lui ressemble, à son image. Il s'est construit son propre nid, son propre cocon. Trois des quatre murs de la chambre sont blanc. En revanche, celui derrière la tête de lit et peint d'un bleu profond, un bleu roi. Partout, il a répandu des photos, des articles de presse, des portraits, des dessins dans un immense collage accumulé au grès des années. Du linge sur la chaise de son bureau et une effluve de bibliothèque en merisier, de vieux livres, dont le parfum est si fort qu’il en devient reconnaissable à tous les coups. Est-ce qu’il serait capable de la reconnaître parmi tout un flux d’autres ? Il le croit. Thom lie rapidement ces senteurs aux étincelles qui brillent et virevoltent dans les yeux miel d'Erik.

Il revient à lui quand sa manette se met à vibrer, parce qu'il est tombé dans le vide. Assez facilement, de façon déconcertante, sans résister, Thom se détend. Il se sent plus à l'aise, tout contre la chaleur qui passe du corps d'Erik au sien.

─ On dirait que Valériane ne squatte pas encore ici.

Thom note, dans un sourire. Il a très bien vu les tirages photomaton épinglés au mur. Erik et sa copine. Elle sur ses genoux, toute sourire, les bras autour de son cou, et le visage d'Erik à peine froissé d'une expression rieuse. Comme si elle lui avait imposé l'excursion, comme s'il n'avait pas réellement envie d'être là. Thom l'a compris en s'y attardant, mais est-ce que la jeune femme l'a vu, elle aussi ? Erik ne parle que très rarement d'elle. C'est Aline qui le tient au courant des histoires de leur ami, parce qu'elle n'apprécie pas Valériane plus que ça. Les deux jeunes femmes ont des caractères "trop différents", selon elle.

─ Elle n'est jamais venue.

Tressautement. Erik lui balance ça sans le regarder, concentré sur l'écran. Thom a le sentiment d’avoir pénétré au sein d’une partie profonde et intime d’Erik. C'est bête mais il se sent privilégié. Il essaie tant bien que mal de retenir un sourire. Il ne pensait pas qu'Erik lui répondrait, il ne pensait pas qu'il renchérirait. Lui qui se protégeait plus que de raison, il semble avoir bien vite cédé du terrain à Thom. Il lui fait confiance, quelque part. Rien que cette pensée, fait remonter des couleurs sur les joues de Thom. Quel idiot.

─ D'ailleurs, je crois qu'on va arrêter.

─ Ah bon ?

─ C'est pas de l'amour, c'est du m'as-tu-vu. Je sais très bien qu'au lycée, c'est ce genre d'histoires mais ça me gonfle, je suis pas une putain de voiture d'exposition.

Thom le laisse venir, doucement. Il semble vider un sac qu'il se trimballe partout, dont il ne parle pas. Ce qu'il ne dit pas non plus, c'est qu'il a plutôt la côte, que ce soit au lycée ou même au collège pour les plus âgés de celui-ci. Thom est déjà passé à côté de groupe d'élèves qui, le voyant traverser la cour, ne pouvait s'empêcher d'admirer le physique plutôt que de s'intéresser à ce qu'il pouvait penser et dire. Alors, Thom comprend très bien ce qu'il explique. Il lui donne un coup d'épaule pour lui montrer son soutien. Thom n'a jamais eu ce genre d'actions, avec personne. Il n'a jamais connu et ressenti cette ambiance de confidences et de soutien, et il est heureux de pouvoir le faire auprès d'Erik. Mais peut-être que ce n'est pas désintéressé non plus.

Ensuite, plus un bruit, plus un mot. Ce n'est pas de la gêne ou du mépris, mais bien qu'ils se sentent en confiance l'un avec l'autre. Les silences ne sont pas désagréables, quand on se sent compris et entendu. Les deux adolescents se perdent et enchaînent les parties. Bien-sûr, Erik est souvent le vainqueur, vu ses heures de pratique, mais quand Thom décroche enfin une victoire à la loyale, il lève les bras au ciel et la célèbre dans un rire, qui résonne plus qu’il n’en a l’habitude. À en faire trembler sa coquille, sa cage thoracique. Ça lui donne l'impression d'être un carton de vaisselle cassée, qui cliquette au moindre mouvement.

Quand Thom se ressaisit et se tourne vers son hôte, il s’est rapproché, à son côté, et lui sourit, avec un air de fierté. Thom se met à rougir de nouveau, avant de jeter un œil à son poignet. Il devrait y aller. Il est déjà tard. C’est déjà bien assez, son corps en est exsangue. Il n’a pas l’habitude de partager autant de son temps avec d’autres personnes. Comme s'être tenu sous le soleil piquant, ardent, un peu trop longtemps. Les manettes déposées au sol. Ils redescendent, et Erik le raccompagne jusqu’à la porte. Ils se sourient, face à face, et se serrent maladroitement la main, sous les lumières oranges des lampadaires. Parce qu'il faut bien se dire au-revoir, et que faire se toucher leurs joues serait trop intimiste et proche. C'est le premier vrai contact qu'ils obtiennent. Ça fait courir des frissons le long de leurs bras. Thom est le premier à le remercier et lui souhaiter une bonne soirée avant de se détourner et de franchir le portail, qu'il ferme. Un dernier signe de la main. Un hochement de tête commun.

Une fois parti, Erik soupire lourdement, le dos contre la porte d'entrée. Il relâche la pression. Voilà un moment qu’il n’avait pas autant souri, cela lui en fait presque mal aux mâchoires. Il n'est plus habitué. Ce ne sont pas les mêmes échanges avec Aline, ils se connaissent depuis trop longtemps. Avec Thom, ils se découvrent et ça rend le tout très agréable et excitant. La peau d’Erik est recouverte de picotements, des battements sourds à ses tempes, sa gorge légèrement nouée. De son côté, Thom en a encore les mains tremblantes, et le cœur frappant. Comme si, en présence d’Erik, c’est tout son corps et ses ressentis, qui se mettaient à dégeler après un long hiver.

Au soir, quand les parents et les enfants se retrouvent dans leurs foyers, les ambiances sont toutes différentes. Hugo rejoint son mari et sa fille dans le canapé, devant un documentaire sur le sport mécanique. Florian vient demander à son fils, sur son lit, le nez dans un nouveau roman, ce qui lui ferait plaisir d'avoir au dîner. Et Acacia trouve un Thom les yeux dans le vague, déconnecté de la réalité. À en juger par le petit sourire en coin qu’il porte aux lèvres, elle suppose que son fils a passé une bonne journée. Et accompagné, en plus de ça, selon ses dires.

D'un simple sms Acacia sait que Quentin rentrera encore tard. Elle ne sait même pas pourquoi il se cherche encore des excuses pour fuir la maison. Il n'a tout simplement plus rien à y faire et elle ne l'attend plus. Cela ne la cependant pas empêchée de rouler des yeux, exaspérée.

En passant une main dans les cheveux de son fils, elle lui demande ce qu'il a fait de sa journée, et si ses devoirs sont faits. Thom lui explique que, comme ils n'avaient pas cours, il est allé rejoindre Erik et Aline pour travailler ensemble. Il se sent insoupçonnable quand Acacia se dit qu'ils ont sans doute plus discuté et rigolé que travaillé. Mais rien que de le savoir entouré, un soulagement l'envahi. La mère commence à feuilleter le flyer d'un restaurant qui livre. Elle n'a pas envie de se plonger dans une préparation, mais bien de profiter avec son fils. Seuls. Comme en autarcie. Eux seulement. Tandis qu'elle lit, Thom triture un magazine, pensif. Il répond à peine quand elle propose les plats, et décidé pour lui parce qu'il ne semble pas capable d'être force de proposition. Une fois ce problème, de faible importance réglé, Acacia s’installe à la cuisine, et fait ses compte dans un carnet. Intriguée, elle n’ose d’abord pas lui poser de questions. Mais Thom s’approche de lui-même.

─ Maman ? Ça arrive souvent que ton corps soit tout chamboulé à cause de quelqu’un ?

La mère rit doucement, avant de stopper son activité pour se concentrer sur son fils. Elle retire ses lunettes et les dépose sur la table. Le débat est important, elle le sait, et cela aide sans doute que Quentin soit absent. Thom a besoin de sincérité. Elle aurait aimé recevoir le même traitement, à son âge, la même écoute, le même dialogue.

─ Non, c’est normal à ton âge. Et ça arrive tout le long de ta vie, quand tu trouves la "bonne" personne.

La mère mime les guillemets des doigts, en le considérant avec une douceur infinie.

─ Ça t’es déjà arrivé ?

Thom demande subitement, toute son attention sur elle. Acacia se raidit quelque peu, et cherche à reprendre sa contenance. Mais, pour une fois, au grand étonnement de son fils, elle ne repousse pas l’honnêteté. Il la mérite, il en a besoin. Elle ne veut pas lui cacher plus qu’elle ne l’a déjà fait.

─ Oui, il y a longtemps. J’étais toute bizarre quand il était là, qu’est-ce que ça pouvait m’énerver.

Un petit rire de sa part, tandis que Thom se concentre un peu plus sur elle. Il a le sentiment que son regard fait projecteur comme dans un interrogatoire qui dure de trop. La voix de sa mère est douce, rieuse, mais elle a quelque chose de brisé, de fendu. Les prunelles claires de Thom brillent d’un éclat curieux, intéressé. La discussion vient de changer d’orientation. Il n’est plus question de lui, mais bien de ce qu’il va être capable de soutirer des souvenirs de sa propre mère. Thom profite de ce moment suspendu, détendu, direct. Ils participent tous les deux à un jeu de roulette. La bille est lancée, reste à savoir qui bluffe et qui va se coucher.

─ T’avais quel âge ?

─ Treize, quatorze ans.

─ Et il l’a su ?

─ Quand j'ai enfin eu le courage de lui dire, il le savait déjà. Il était tombé amoureux de moi bien avant, en fait.

Acacia a le sourire bienveillant, mais il n’est pas assez épais pour cacher les fissures et la dureté de la réalité. Ils ne se le disent pas, mais ils savent très bien tous les deux qu'ils n'est aucunement question de Quentin. Parce que ses prunelles ne brillent pas de cet éclat et son ton n'est pas aussi enjoué quand elle parle de lui. Plus rien ne les rattache. Thom fronce les sourcils. Il se sent quelque peu coupable de lui imposer cela. Mais cette culpabilité est reléguée au second plan tant il a la curiosité dévorante, quand sa mère ne veut peut-être simplement pas y revenir, et s’en protéger. Pourtant, elle porte également cette expression, ce regard vague, bien plus loin qu'ici, plongés dans ses souvenirs, la douceur de ceux-ci qui l’emporte.

─ Mais alors vous vous êtes mis ensemble ?

─ Oui, et ça a duré huit ans.

─ Et pourquoi t’es pas restée avec lui, si tu l’aimais tant que ça ? Il est où maintenant ?

Les questions de Thom e succèdent, et ce qu'Acacia redoutait et ne voulait pas affronter. Mais son fils grandit, et les absents de leurs vies prennent de plus en plus de place.

─ Il est … Décédé.

Claquement d’aiguille bloquée. Les révélations de sa mère tombent à plat, entre eux, et imposent le silence. Après cet aveux, Thom a comme le sentiment que le temps s’arrête, et son cœur avec. Il ouvre la bouche mais rien n'en sort. Il est sidéré. Il pense aux schémas dans son carnet, aux photos jaunies qui les accompagnent. Pourquoi cela le touche-t-il autant ? Il ne la connaît pas, cette personne. Du moins, il n'est pas censé la connaître. Pourtant, à cet instant, il a l’impression de ressentir, dans son immensité, la douleur et la détresse que sa mère éprouve, et ce, depuis des années. De fines lames se plantent profondément en lui. Il pourrait se tordre de douleur, se jeter au sol, même si elles n’existent pas. Ces maux sont invisibles. La frustration reste. Il vient d'obtenir une information majeure. Un morceau conséquent qui leur manquait. Thom l’a entendu, la voix de sa mère a tremblé, chaviré. Même si, à la base, il partait en investigation pour trouver une solution à son problème, il n’en a pas oublié les zones d’ombres qui lui font défaut. Elle n’a pas donné son nom, mais, dans le secret, le feutré, Thom sait parfaitement de qui elle parle. Mais, avant que Thom n’ait eu le temps de lui en demander plus, la sonnette retenti et Acacia se lève pour aller chercher leur dîner à la porte. Thom, lui, sonné, ne sort pas encore son téléphone pour notifier Erik de sa trouvaille. Il lui faut du temps pour digérer l'information, s'y faire.

Ils dînent en reprenant des conversations anodines, tandis que la télévision fait son d'ambiance. Ils discutent de façon légère mais l'annonce de sa mère leur reste en travers de la gorge. Quelque chose est bloqué.

Quand ils ont terminé, ils migrent jusqu'au canapé pour regarder une série ensemble. Le fils se serre contre sa mère, mais ses caresses et sa chaleur ne font pas pareil que la présence d'Erik, évidemment. Thom y pense. Ça fait crépiter son ventre. Ils partent tous les deux se coucher avec un goût d'inachevé sur la langue.

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