9.

19 minutes de lecture

Le soleil s’est faiblement extirpé de son lit de nuages, et Aline est tout autant dans le brouillard. La semaine est passée. Aujourd’hui, elle ouvre les portes de son association. Elle se jette dans le vide. Elle veut être porteuse de messages et d’actions. Elle a besoin de réaliser dans le concret pour pouvoir faire avancer la cause. Cette cause qui lui tient tant à cœur, mais qui lui fait aussi redouter l'événement, parce qu'elle angoisse d'être déçue si son inauguration ne fonctionne pas. Elle a prévenu des amis, a communiqué sur la date, mais elle ne peut s'empêcher de sentir son estomac se tordre de stress.

Nauséeuse, elle envoie un message à Erik et Thom, pour les réveiller afin qu’ils l’accompagnent. La boule au ventre, la gorge nouée, les paumes moites, et les doigts qui tremblent ; tout y est. Elle veut que tout se passe bien. Elle a intégré un morceau de son être, de son âme dans ce projet. Elle veut le faire pour les autres, elle veut être ce refuge, cette place forte, même du haut de ses seize ans. Quand elle sort de la salle de bain, à moitié habillée, elle se stoppe tout près des escaliers pour intercepter une conversation entre ses parents, en bas, à la cuisine.

─ Ils seront tous là ?

─ Pour soutenir Aly, oui.

En silence, la jeune femme sourit en entendant sa mère la surnommer. Mais ensuite, le dialogue se trouble un peu.

─ Flo' aussi alors.

D’en haut, Aline peut percevoir un soupir venant de sa mère, elle l’imagine rouler des yeux. Ils ne haussent pas le ton, l’un à l’autre, mais l’ambiance n’est pas chaleureuse pour autant. Aline entend le bruit des tasses qui sont posées sur la table, un froissement de vêtements, de chaussons.

─ Ça va faire dix ans Théo, faut t'en remettre. On n'est plus des gamins.

La réprobation de l'épouse, fait grogner le mari. Le fait que son père se renseigne sur qui sera présent à l’événement, ne fait que confirmer les soupçons de sa fille. Cela fait écho et lui rappelle qu’il a été convoqué au tribunal, et que son accusation est toujours inscrite dans son casier, aujourd’hui. Et, probablement, jusqu’à sa mort. À la manière de regrets.

─ Mais je comprends pas, comment les filles sont au courant ?

Théodore percute, et cela provoque un ricanement sec du côté d'Hugo. Aline l'imagine adossé à un des plans de travail de la cuisine, bras tendus, pour mieux le fixer avec dédain, froidement.

─ Peut-être parce que je suis aller les voir.

Hugo joue les imbéciles, son ton l'a trahit, et ce petit jeu à le don d'énerver Théodore, parce que sa femme ne lui donne par les réponses claires et directes qu'il lui demande. Il soupire de nouveau.

─ Je croyais que tu avais fait une croix sur elles ?

─ Je croyais que je pouvait m'appuyer sur toi aussi, comme quoi, tout change.

Théodore ne relance pas, parce qu'il serait capable de commencer les hostilités. Elle le teste, elle le pousse, et il ne veut pas y répondre parce qu'il veut se concentrer sur sa fille, sur sa journée importante. Il avait espéré que cela les mettrait dans une situation de trêve, parce que leur fille les rassemble, les soude. Mais Hugo le repousse, et il est fatigué de toujours devoir faire ce pas en avant. Hugo est butée, elle ne mettra jamais un genou à terre pour avouer qu'elle a eu tort.

Et ce qui le fait le plus souffrir, c'est qu'elle ne l'inclue plus. Elle ne prend plus le temps de lui expliquer les choses, de les lui exposer pour qu’il prenne la meilleure décision. Ensemble. Elle ne le consulte pas, et Théodore est largement mis à l'écart, déposé devant le fait accompli, au pied du mur sans qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour exprimer quoi que ce soit. Auparavant, elle lui laissait sa place, et c'est ce qu'elle faisait depuis qu'ils se connaissaient, depuis qu’ils se sont mis ensemble, depuis qu’ils sont mariés.

Mais, désormais, elle semble fatiguée, éreintée de devoir l’escorter, de devoir lui exposer les choses avec délicatesse, rien que pour ses beaux yeux. Hugo aimerait qu’il prenne son courage à deux mains, qu’il fasse ces choix de lui-même, comme cela lui plaît, comme il l'entend, qu'il hausse la voix avec elle, s'il le faut. Pour qu’il n’ait pas de réflexions interminables, de tergiversations qui conduisent aux regrets, qui se transforment en rancœurs à l’égard de sa femme. Parce qu’il est tellement plus simple de l’accuser, elle, plutôt que de se mordre les doigts parce qu'il a pris sa propre décision, seul, et qu'il en est le seul responsable, bien ou mal.

Ce masque qu'elle porte, cette défense qu'elle monte haut entre son mari et elle, ne sont que de pauvres moyens pour fuir ses peurs, provoquer le difficile et le déchirant, rien que pour se prouver à elle-même qu'elle était dans le vrai, qu'à la première occasion, il la quittera, il rejoindra Cam. Quand Théodore pense encore que leurs nombreuses années de mariage lui sert de justification muette. Mais elle a besoin de plus, depuis des années. Et Théo le sent bien, dans l'air froid de la cuisine, où le silence est revenu. Il s'approche, dépose une main contre son bras et cherche ses yeux.

─ Excuse-moi.

A ce moment, à l'entente de sa voix si basse, si triste, Hugo ne peut que se sentir défaillir. Elle pense aux réflexions de Cam, sur leur relation. Elle se rappelle des encouragements d'Acacia, pour qu'elle remonte la pente et fasse de nouveau confiance à son mari. Fissures. Elle cède. Elle le regarde enfin pleinement.

─ J'ai vraiment besoin de toi.

Leurs corps se rapprochent encore, jusqu'à ce que l'air ne passe plus entre eux. Hugo glisse ses bras autour de son cou, et Théo dépose deux doigts sur sa joue. Ils se rappellent.

─ Laisse-moi t'approcher alors.

Sans répondre, la lèvre inférieure tremblante, d'un simple hochement de tête, Hugo se met à nu. Elle tombe progressivement l'armure. Elle en a assez de se battre, surtout face à lui, surtout quand ils devraient se tenir dans le même camp, surtout quand ses demandes se font répétées. Théodore se penche et l'embrasse, doucement, timidement. Parce que leurs derniers baisers remontent à loin. Ce n'est pas qu'ils ne savent plus faire, qu'ils ne se connaissent plus, au contraire ; quelque chose brûle toujours à l'intérieur. Mais ils se questionnent en silence, rien que par des caresses et des baisers.

C'est ce long silence qui fait comprendre à Aline qu'elle n'en saura pas plus. L’adolescente file s’habiller et se maquiller, elle envoie un nouveau message aux garçons étant donné que son premier n’a pas reçu de réponse.

Le problème c’est qu’Erik et Thom se sont encore couchés tard, et dans le même lit. Le plus âgé l’a incité à jouer sur sa console cette fois, et ils sont tombés de sommeil. Réveillé par les sonneries intempestives de son téléphone, Erik trouve Thom lové dans ses bras, l’air paisible. Erik se penche, lentement, et vient embrasser sa joue, sa tempe, sa mâchoire. Il dépose ses lèvres avec légèreté, sans le réveiller, dans le secret de ce lit, de cette maison réchauffée par les premiers rayons du matin.

Désormais, Erik ose un peu plus. Ces gestes ne sont pas encore complètement habitués, mais bien moins timides, surtout depuis qu'ils entrevoient le fait qu'il se passe quelque chose. De l’un à l’autre. Ils sont incapables de le définir, mais c’est là. Ce flux. Ce courant chaud. Ils restent réservés, ne se permettent que de petites choses. Ils prennent leur temps. Erik ne veut pas brusquer Thom, même s'il se révèle bien plus poussif et pressé qu'il ne le pensait. Il se détend. Il a moins peur. Et il se fait de plus en plus confiance. Erik qui, de son côté, se retient. Il ne veut pas lui avouer et lui montrer qu'il en voudrait bien plus, lui aussi. Soif inarrêtable. Il veut ressentir tout ça. L’entourer de tout son corps, de toute sa présence, jusqu’à ce qu’il soit à lui. Complètement. Inévitablement. Et c’est une faim qui lui tord les tripes, mais le rappelle aussi à l’ordre, quand les joues de Thom rougissent de trop, que sa respiration est obstruée ou que des larmes pointent faiblement entre ses cils teintés d'or. Thom est encore jeune, et c'est à Erik de limiter les dégâts.

Doucement, quand il sent que sa respiration devient moins profonde, Erik lui chuchote, en passant les doigts dans ses ondulations :

─ Al’ nous attend.

Mais il n’a qu’un grognement pour réponse, alors que Thom le serre un peu plus fort contre lui. Il se presse, il entremêle leur jambes et Erik croit devenir fou. Une paume à plat contre ses côtes, il sent Thom venir déposer ses lèvres contre sa joue et dans le creux de son cou. Erik expire, il prend feu. Leurs hanches se superposent, se cognent un peu. Thom se saisit du poignet d'Erik pour faire glisser sa main bien plus bas que sur la terminaison de sa colonne. Erik le bloque, à mi-course.

─ Ne me pousse pas.

Le plus âgé grogne, en le repoussant gentiment. Thom, le corps en ébullition ouvre enfin les yeux en grand, et le regarde. Il a ce petit sourire en coin qui lui rappelle un peu Aline, et c'est presque effrayant.

─ Faut qu'on aille, vraiment.

Thom hoche la tête en silence. Il se frotte les yeux tandis qu'Erik sort des couvertures et lui donne un pull pour affronter la matinée qui n'est pas aussi chaude qu'ils le pensaient.

Ils passent à la douche chacun leur tour. Sous l’eau, Erik ne peut plus décemment nier les emballements de son cœur, ses doigts tremblants de temps à autre, et sa gorge sèche quand il l’aperçoit, de loin. Ses pensées sont encombrées, et il tourne bientôt le robinet pour s’asperger d’eau froide tant son corps entier vibre de ses envies, et de ses ressentis.

Ils s’habillent, en silence, sans se regarder, dos à dos. Il y a bien moins de pudicité entre eux. Ils peuvent cohabiter dans la même pièce désormais, et discrètement Thom se prend à glisser les yeux sur ses épaules, son dos plein, sa peau halée. Il enfile d'ailleurs un des sweat trop larges d’Erik. À ce rythme-là, ils n’auront plus besoin de se cacher, Aline va les repérer instantanément. Erik la remarque, fugace, cette expression bêtement heureuse de Thom, rien que parce qu’il porte son odeur. Ils descendent à la cuisine après de rapides baisers entre deux portes.

Cam et Florian sont déjà partis aider leurs amis d'enfance à tout mettre en place pour l’ouverture, alors les deux garçons descendent à pied jusqu’au local où Aline a élu domicile, de manière associative. À leur arrivée, Cam, aidée d'Hugo, installent les pâtisseries qu’elle a concocté pour accueillir les nouveaux arrivants. Acacia réajuste la décoration avec Théodore. Florian joue les électriciens pour faire les dernières vérifications. Aline est sur le pied de guerre, tendue, stressée. Et quand elle voit enfin arriver les deux retardataires à l'air ensommeillé, elle les dévisage des pieds à la tête, irritée par le fait qu’ils n’arrivent que maintenant, et leur force des piles de tracts dans les bras.

─ Ça, c’est pour le retard.

─ Du démarchage, vraiment ?

─ Le froid vous réveillera. Ta gueule d'ange va enfin servir.

Si Erik va pour rétorquer, Thom se prend à rire, naturellement, et cela détend un peu Cam. Elle lui donne un grand sourire, avant qu'ils ne se tapent tous les deux dans la main, pour la rassurer et lui faire comprendre qu'ils sont tous les deux là pour l'aider. Erik, qui se sent victime d'un complot, roule des yeux.

Du nez, Thom l'incite à le suivre dehors pour accomplir la mission confiée par leur amie. Sur le chemin, dans les rues, Thom est un peu pensif et il laisse clairement Erik faire tout le travail. Il a cette petite pointe au cœur, parce qu'il se sent quelque peu coupable. Il a le sentiment de s'éloigner d'Aline, à mesure qu'il se rapproche d'Erik. Et, à la fois, c'est normal, mais d'un autre côté, ça le brise un peu, parce qu'il ne veut pas la perdre. Elle compte beaucoup pour lui, elle tient une importante place dans sa vie. Il ne veut pas devenir égoïste parce que de nouvelles choses s'offrent à lui. Il ne veut pas prendre partie, il ne veut pas faire de choix. Il veut tout mélanger.

─ Je suis étonné, elle nous a pas engueulés tant que ça.

Thom ne se départit pas de son sourire. Erik récupère sa pile de tracts, ce qui lui libère les mains pour tenir celle d'Erik. Et c'est lui-même, qui vient accrocher ses doigts aux siens. Ils avancent ensemble.

Aline, qui était quelque peu figée, change rapidement d’expression pour un sourire, quand elle aperçoit les premiers curieux qui entrent. Elle vient à leur rencontre et leur explique alors le projet. Pendant ce temps, elle jongle avec les réseaux sociaux, pour en faire parler au maximum. La jeune femme est complètement aspirée par l'esquisse de quelque chose qui pourrait être plus grand. Elle ne s’en rend pas bien compte. Tout ça est réellement en train de se passer, de lui arriver.

Hugo a pris la peine d’amener tous les livres féministes que sa maison d’édition a pu créer, publier ou imaginer, et les répand un peu partout dans le local. Elle a également passer quelques appels pour faire imprimer des tracts, afin de répondre aux questions les plus simples concernant les buts visés de l’association, et ses futures actions. Puis, Hugo se glisse bientôt aux côtés de Cam, pour l’aider à arranger le buffet.

─ Ta fille est vraiment douée.

─ Elle a l’air vraiment heureuse d'être dans son élément.

Les deux femmes se redressent et portent les yeux sur l’adolescente, en pleine conversation avec des camarades de lycée. Un air de fierté les envahi toutes les deux, à leur en faire grossir leur cœur, et rosir les joues. Elle représente ce qu’elles n’ont jamais eu le courage de faire, ou d’être. Elle est la force qu’elles avaient, à l’époque, mais qui n’a été que brisée, et contenue. Aline est sans chaîne. Elle ne le sait pas, mais elle le doit sans doute au fait que Cam, Hugo et Acacia ont traîné ces boulets, bien avant elle, comme de nombreuses générations de femmes.

─ Et puis ça à l'air de faire du bien à Acacia.

Cam dit tandis qu'Hugo hoche la tête, alors qu’elles ballaient toutes deux la pièce des yeux. En effet, leur amie discute avec un trentenaire. Elle sourit et est à l'aise dans la conversation. Elle qui était bien trop timide dans leur enfance pour ne serait-ce qu'enclencher une conversation avec quelqu'un d'autre. Et puis, elles se disent qu'elle ne doit pas voir grand monde, aux prises avec un conjoint qui s'échappe, qui ne fait plus acte de présence, qui l'a fuit, qu'elle a quitté depuis bien plus longtemps qu'elle le dit.

Hugo et Cam surveillent tout autant les événements qui pourraient ou non se produire ici. Parce qu'ils sont là, tous les cinq, réunis en un même endroit et qu’elles savent que leurs relations ne sont pas toutes au beau fixe. Si elles sont toutes les trois parvenues à passer à autre chose, à en discuter et se retrouver parce qu'elles ne supportaient plus cet éloignement, parce qu'elles ont besoin les unes des autres ; ce n'est pas le cas de Théodore et Florian. Hugo la prévenue, Cam lui a carrément fait promettre de ne pas se laisser emporter. La même réflexion est revenue dans les deux maisons, ils sont adultes, ils ne peuvent plus se permettre d'agir comme ils le faisaient il y a plus de dix ans.

Pour le moment, ils ont décidé de s’ignorer, de s’éviter. Ils ne prennent pas le risque qu'une simple conversation, une banale réflexion n'envenime les choses. Ils ont fait un choix curieusement mature, pour eux qui ont le sang-chaud et l'agissement impulsif, sur un coup de tête, d’habitude.

Hugo a un petit sourire, quand elle voit son mari décharger le camion de cartons de tracts et de goodies. Non seulement parce qu’elle le trouve très attirant en réalisant une activité manuelle, en t-shirt, les bras nus et tatoués ; mais également parce que, même après avoir tergiversé avec elle, ce matin, il est capable de se prendre en main. Elle le lui a répété, ils ne sont plus les mêmes personnes avec lesquelles ils ont grandis. Il faut qu'il s'y fasse et le comprenne. Même si cela ne résout rien, cela contient tout de même les choses. Rien ne s’aggrave. Ils temporisent, simplement.

En revanche, ils l'ont tous remarqué, un des grands absents reste Quentin. Mais Acacia ne semble pas y accorder la moindre importance. À aucun moment, elle ne consulte son téléphone ou pars s’isoler dehors pour passer des appels. Elle ne l'a même pas prévenu. Les filles en savent un peu plus, contrairement aux garçons qui étaient prêts, comme par réflexe instinctif, par habitude, parce que c'est tout ce qu'ils connaissent ; à protéger la jeune femme ou vanner son conjoint parce qu'ils ne l'ont jamais vraiment apprécié, ni l'un ni l'autre. Peut-être la seule chose qu'ils veulent bien laisser les rapprocher. Parce que Quentin n'est pas à la hauteur, il ne mérite pas la brillance d'Acacia. Pour eux, il ternit les souvenirs qu'ils ont d'elle avec Adrien.

Toujours est-il qu'ils n'auront pas à jouer les gros bras puisque Acacia le maintient à l'écart, la tête sous l'eau. Châtiment du silence méprisant et desseins nocturnes quand à savoir comment le faire pleinement sortir de sa vie.

Aline, de son côté, est sur un petit nuage. Sa liste d’adhérents ne fait que grandir, dans la bienveillance, l'écoute, mais aussi la rage brûlante de se faire entendre et voir. C’est prometteur, et elle se dit que le projet est bien trop plaisant, important, pour qu’elle le laisse tomber un jour, pour qu’elle se désintéresse et abandonne. Tout y est bien trop estimable, tout comme les histoires des personnes qui sont venus à sa rencontre aujourd'hui.

Erik et Thom, malgré leur panne de réveil, ont été très serviables. C'est grâce à eux qu'il y a eu autant de mouvements et de brouhaha à l'intérieur. Ils ont bien fait leur travail, et Aline se sent fière de pouvoir compter sur eux. La pression redescend et, quand ils reviennent enfin, elle leur donne un véritable sourire, elle les remercie et les serre contre elle.

Les prochains événements annoncés seront une marche et des collages dans la ville. Aline est si remplie intérieurement, qu’elle en veut encore, elle veut se battre, elle veut qu’on les entende claquer dans les rues, comme un roulement de tonnerre menaçant. Cette association leur donne la visibilité nécessaire, et malheureusement, les combats à mener sont encore bien trop nombreux. Mais, pour le moment, elle prend une pause en s’asseyant sur l’un des fauteuil en cuir, au fond de la salle, un gobelet de café en face d'elle. Elle embrasse des yeux tous ces accomplissements, cette aide familiale et amicale précieuse ; cette chaleur humaine, qui la rassure et lui dit que, désormais, personne ne doit rester seul. Ils ont besoin les uns des autres. Il faut tendre les mains.

Le menton dans une main, elle se prend à observer Thom et Erik. Elle a bien vu le sweat, bien trop grand sur le plus jeune d'eux trois. Les regards complices qui veulent en dire bien plus. Les sourires ensoleillés. Les gestes qui n’ont plus peur d’être plus appuyés, rapprochés, protecteurs. Elle l’a vu, lors de leur démarchage, Erik a glissé la main rougie de froid, de Thom dans la poche de sa veste, pour ensuite y glisser la sienne. Elle a vu la façon, presque admirative, dont Thom couvre Erik. Et la manière de ce dernier de déposer une main dans son dos pour le guider, le rassurer. Elle est heureuse pour eux, mais cette fois, elle n’en dira rien. Elle les laisse faire. Elle regarde tout ça de loin sans s'impliquer. Elle sera présente pour les debriefings, les questions, les conseils, bien évidemment. Elle ne peut s’empêcher de sourire.

Une dernière gorgée de café et elle les rejoint bientôt. Le local se vide, ils entreprennent de tout ranger, tous ensemble, en fin d’après-midi. Le calme commun revient. Celui qui leur manquait, qui leur faisait défaut. Une harmonie qu'ils sont capables de concevoir.

Mais, en début de soirée, alors qu'ils ont débouché le champagne pour fêter ça dignement, entre eux, les passants se font un peu plus obscurs et alcoolisés. Bientôt, un groupe s’amuse à hurler des insultes face aux vitrines, et faire des gestes obscènes. Aline se crispe, parce que cela lui rappelle les réactions auxquelles elle a dû faire face ors de 'l'incident' au lycée. Sans se consulter, d'un commun accord, d’un même mouvement, à la manière d'une meute de loups menaçante ; ce sont Florian, Théo et Hugo qui se lèvent et se dirigent dehors. Ils ne vont pas laisser faire, laisser passer. Sans se démonter, ils discutent d'abord avec les quelques hommes qui troublent leur événement. Mais, bien vite, Hugo balance la canette de bière que l'un des fauteurs de trouble tient à la main. Elle le fusille des yeux, sur place. La boisson se répand sur les pavés, et avant qu'ils aient pu lui répondre, ce sont Florian et Théo qui se tiennent fermement autour d'elle. Leurs présences semblent si immenses et imposante que le petit groupe fuit bientôt les lieux.

Les trois adolescents sont sidérés. Ils n'avaient jamais vu leurs parents sous ce jour. Ils peuvent enfin voir à quoi pouvait bien ressembler leurs liens, lorsqu’ils étaient plus jeunes. Leurs manières d’agir. Leurs réactions. Leur peur de rien. Ils sont tous les trois impressionnés, par les impressionnants. Et quand ils rentrent de nouveau à l'intérieur, Cam se permet d'applaudir, quand Acacia se frotte le front, désespérée de leurs comportements à tous les trois. Les têtes brûlées. Les grandes gueules.

Réaction en réflexe, ils n'ont pas réfléchi. Ils ne se sont pas retenus. Et d’un regard, Théo et Florian se comprennent enfin. Ils se retrouvent. Ils retombent sur la même fréquence radio. Ils se sourient, d’abord timidement, puis se tapent finalement dans la main. Hugo, roule des yeux, pour la forme, même si dans le fond, cela la fait sourire de retrouver leur cohésion, la masse qu'ils représentent. Une réaction qui fait bien évidemment rire Cam et Acacia, de concert. Ils versent le champagne dans des flûtes, et l’ambiance semble enfin plus légère. L’air se réchauffe, brille doucement. Ils trinquent à bien plus de chose que le premier projet d'Aline, entre eux, secrètement.

D’un seul coup, les trois plus jeunes se retrouvent projetés au milieu d’une bande de copains qui n’a jamais cessé de s’aimer, dont les liens sont si forts qu’ils semblent incassables. Auxquels personne ne semble échapper en quelque sorte. Des rires, des blagues, des voix qui montent. Peut-être leur suffisait-il simplement de ce premier pas, de cet événement qui les ont enfin réunis. Dans la même pièce. Au même endroit. Proches les uns des autres. Et, Aline ne pouvait pas le prévoir, mais l’ouverture de sa propre association, en est la raison. Et si elle est extrêmement heureuse de cette première chose, elle ne peut que l’être encore plus en les voyant tous interagir les uns avec les autres. En les voyant aussi complices, piquants, taquins. Mais surtout parce qu'ils s'aiment tous d'un lien si fort, qu'il aurait été profondément injuste de le laisser à l'abandon et loin des regards.

A ce moment, Aline se demande s'il est réellement utile de poursuivre leurs recherches. Une réflexion qui la frappe quand elle aperçoit Erik et Thom qui semblent s'être trouvés. Quand elle voit Acacia, d'abord refroidie, oser discuter avec Théodore, bien que timidement au premier abord. Quand elle sent Cam si proche et complice d'Hugo, alors qu'elles avaient l'air séparées par une montagne sur les photos jaunies de leur jeunesse. Quant à Florian, il rit avec un Théodore quelque peu gêné, coupable, alors qu'ils ont été tous les deux traînés en justice par la faute de l'un.

Tout semble trop simple, trop beau. Aline, dans son euphorie d’aujourd’hui, a dû louper des mots, des gestes, des regards. Et ce n’est pas Erik et Thom, plongés dans les prunelles l’un de l’autre, qui auraient pu la tenir au courant. Quelque chose cloche. La scène parait bien trop surréaliste pour qu’elle ait bien lieu. Ce n’est peut-être qu’en surface mais rien ne s’oublie vraiment. Ils ne se pardonnent pas tout, ils veulent juste rendre les choses plus simples, là, à ce moment précis. Ils n’ont pas besoin de faire de vagues quand leurs enfants sont présents, et que l’une d’elle est à l’honneur. Ils se retiennent. Parfois, les sourires sont un peu figés aussi.

Mais ils ne peuvent pas non plus nier le lien, le fil rouge. Immuable, ils le subiront probablement toute leur vie. Ils ont beau s’être éloignés, voilà où ils en sont actuellement. Tous au sein de la même ville. Proches. Et leurs enfants en font de même, ils vivent ce maléfice, puisque même parmi les nombreux élèves du collège et du lycée, ils se sont trouvés. Tous les trois. Le sort continue d’agir, même sur la nouvelle génération.

S'ils discutent de nouveau librement, et de façon légère, il y a encore beaucoup de non-dits. Ils accusent le coup, et se méfient des réactions que cela pourrait provoquer. Ils angoissent peut-être aussi de tomber dans l'indifférence. S'approcher, mais pas de trop.

Ce qu'ils ne se disent pas, c'est qu'Acacia se retrouve à héberger un homme infidèle, qui la fait plus souffrir que sourire. Ce qu'ils ne s'avouent pas, c'est que Florian, en faisant un pas vers son ancien collègue, espère des excuses claires, et sincères de la part de Théodore. Ce qu'ils ne se montrent pas, c'est qu'Hugo est particulièrement attentive aux agissements et discussions entre Cam et son mari, parce qu'elle angoisse toujours, de façon infondée, et puérile. Ce qu'ils essaient d'oublier, ce sont les ronces dans la gorge de Cam chaque fois qu'elle surprend le bras de Théodore autour des hanches de sa femme, à chaque fois qu'il l'embrasse sur la joue ou lui tient simplement la main. Elle tâche de faire bonne figure. Pour son propre fils. Pour les enfants de ses amis d'enfance. Ils n'ont pas à vivre ça, ce sont leurs histoires, leurs coups-bas, leurs coups de sang.

Ils ont tous leurs comptes à rendre, leurs rancœurs. Mais s’ils ne tenaient pas les uns aux autres, tout ça, ce trop plein d'émotions diverses, n’existeraient tout simplement pas.

Et puis, il y a ce que personne ne soulève, le tut, mais que tout le monde pense, gravé, marqué au fer rouge. La lourde absence. Ce cercle mal fermé.

Adrien n'est pas présent pour les rejoindre.

Annotations

Vous aimez lire Betty K. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0