10.

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Adrien s'est toujours considéré comme lambda. Du début de ses quatre ans, il ne se souvient que très vaguement du déménagement. Ils habitaient dans un appartement, en ville, qui devenait bien trop petit pour eux trois, mais qui étouffait ses parents aussi, parce qu'eux-mêmes venaient de la campagne. Ils étaient venus habiter au milieu du béton et des hauts immeubles, pour le travail.

Papa gagnait bien sa vie, en retapant des bateaux, au port. Maman sortait d’une longue dépression, qui l'avait fait fondre, après avoir été licenciée d'un cabinet comptable. Ils l'avaient jetée comme une malpropre en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Alors, elle se remettait, doucement. Elle prenait soin de son fils, qui était le soleil de sa vie.

Jusque-là, rien de bien transcendant. Papa restait souvent, tard le soir, et Maman tenait à flot en se plongeant dans son nouveau travail non loin de leur nouveau chez eux. Il a été déchirant de se séparer de son fils, mais ils avaient tous les deux besoin de ça. Une routine à la maison qui ne les écrasait pas. Papa lui achetait des fleurs régulièrement, ils se tenaient la main, s'embrassaient, et avaient toujours ce regard l'un pour l'autre, même après plus de dix ans de mariage, et quinze années de vie commune.

Comme elle rentrait tard, elle aussi, Adrien restait une heure de plus, à l’école le soir, en périscolaire, pour l’attendre. Sa mère se refusait de le laisser à une nourrice, elle ne leur faisait pas confiance, elle avait entendu trop d'histoires de maltraitance. Au début, Adrien, habitué à la présence continuelle de sa mère, lui en a voulu de l'abandonner comme ça. Il voulait être comme les autres enfants, qu'on vienne le chercher en voiture, ou à pieds, dès que la sonnerie retentissait. Mais, comme lui, il y avait des enfants qui n'avaient pas ce privilège. Bien plus qu'il ne le pensait en fait. Il n'a compris que bien plus tard, en grandissant, que cette solitude lui convenait parfaitement.

Plus tard, il s’est aussi demandé si ses parents avaient fait le meilleur choix, en ayant un fils, en étant si occupés par leurs emplois respectifs. Plus tard, il s’est posé la question de savoir s’ils ne l’avaient pas fait parce qu’ils s’en sentaient obligés, par la société de l'époque, et si tout aurait pu très bien aller aussi, sans qu’il ne vienne au monde. Il n’a jamais réfuté le fait qu’ils le désiraient vraiment. Mais, étant donné qu'il était fils unique, il s'est toujours demandé s'il avait vraiment sa place entre eux. Ses parents avaient des gestes tendres pour lui, ils s’intéressaient aux journées qu'il passait à l'école, aux activités qu'il faisait. Ils le considéraient pleinement. Ils lui ont donné un cadre de vie sain où grandir, et s'épanouir.

Parfois, allongé dans l'herbe du jardin, les yeux dans les nuages, Adrien essayait de s’imaginer un monde parallèle où il ne serait pas né. Mais pouvait-il réellement et pleinement le construire, alors qu’il était vivant, lui-même ? Et c'est cette réalisation qui lui a fait pleinement comprendre qu'il ne pouvait pas réfuter son existence, ni même les décisions de ses parents de l'avoir. Adrien a toujours été dans ses pensées, au loin, dans le vague.

Il n’était pas le plus extraverti, il parvenait à se fondre dans la masse, comme tout autre gamin. Il ne faisait pas de vague. Effacé. Il se couchait tard parce qu'il se perdait dans de nombreuses lectures, en solitaire. Solidement appuyé sur ses acquis scolaires pour ne pas travailler de trop.

Pourtant, un soir où il attendait sa mère, Adrien a remarqué un gamin qui n'était pas là auparavant. Ils étaient en CE2, et Théodore faisait rebondir un ballon de volley contre un mur pour simuler des passes hautes. Il ne peut pas se l'expliquer, mais Adrien a irrémédiablement été attiré. Il a eu envie de l'approcher, de le rejoindre. Alors, simplement, il lui a demandé son prénom, Théodore, et ils se sont tous deux mis à faire des échanges de ballon. Adrien n'était pas le plus doué, son corps lui répondait mal, mais Théodore ne se moquait pas. Il le conseillait, lui indiquait la marche à suivre, chaque soir après l'école. Adrien ne se sentait plus de trop, mais parfaitement à sa place. Presque pressé d'être au soir pour retrouver Théodore, qui lui faisait oublier que ses parents étaient absents de sa vie. Et l'activité aidant, ils ont commencé à discuter.

Son père aussi appartenait à la mer, il était pêcheur. Il partait très tôt, dans la nuit, et revenait en début d'après-midi. Ils ne se croisaient que peu, lui et Théodore. Une coïncidence commune qui a rappelé, à ces deux enfants, à quel pont cette vaste étendue d'eau, rependait sur eux un sentiment de délaissement.

Théodore habitait deux rues plus loin, leur amitié a, alors, dépassé les murs de l'école. Attaché à leurs petits doigts, le fil rouge a fini par les tirer l’un à l’autre.

D'eux deux, Théodore était le plus bavard, fort de décisions, celui capable de tisser des liens rapidement, facilement. Il souriait beaucoup, même si Adrien était peut-être le seul à savoir que cette simple expression cachait bien plus. Adrien était tout le contraire, la voix frêle, les yeux bas, triturant ses doigts, timide. Il ne se sentait réellement à l’aise, réellement lui, que seul à seul avec Théo. Une chose qu'il lui a d'ailleurs parfois reproché, parce qu'il espérait qu'à son côté, Adrien s'ouvrirait aux autres. Il lui fallait du temps.

Et puis, durant leurs dernières années en primaire, ils ont fini par agrandir le cercle.

Théodore était celui qui habitait le village depuis le plus longtemps. Acacia était sa voisine, ils passaient tous les deux de longues heures, au soleil, à s'envoler sur des balançoires. Cam, elle, tout juste débarquée ici, avait été accompagnée d'Acacia pour son premier jour d'école. Depuis, elles ne se quittaient plus. Adrien avait rencontré Hugo à la kermesse de l'école, parce que leurs mères étaient amies elles-mêmes. D'abord dispersés, Adrien se souvient encore de leur première interaction tous ensemble.

Dans leur école, le système des repas était simple. Les élèves de même niveau mangeaient ensemble, et selon trois services différents, pour ne pas surcharger la petite cantine. Etant les plus âgés, ils y passaient souvent en dernier. Mais Théodore avait, bien évidemment trouvé une combine, parce qu’il était ingénieux, et futé. Et parce que passer outre le règlement, était déjà dans son ADN de tête brûlée.

Adrien n’a jamais pu comprendre comment, mais il se retrouvait toujours au sein du bâtiment, avant même qu’on les ait appelés. À la tête du rang, avant que tous les autres ne s’engouffre. Hugo, qui avait très bien compris son petit manège, parce qu’elle l’utilisait également, l’avait dénoncé aux maîtresses. Pensant, sans doute, qu'elles ne pinceraient que le jeune garçon, elle s'est vendue elle-même, et ils ont été punis de la même manière. Assis tous les deux, face à face dans une salle de classe, à recopier des lignes, Adrien a pleinement fait la connaissance d'Acacia et Cam, lorsqu'il attendait son ami, dans le couloirs, comme elles. Quand il a entendu sonner le prénom de la première, il l'a tout de suite trouvé brillant et pensé qu'il lui allait comme un gant ; à cette jeune fille aux cheveux clairs, presque transparents, et aux prunelles qui lui ont rappelé la pierre de célestine que son oncle lui avait montré.

Anodin, et pourtant Adrien n’aurait pas imaginé grandir avec eux, aussi longtemps. En vieillissant, il voyait les gens changer, les amitiés se rompre pour en former de nouvelles. Réaliste, il s’attendait à ce que cela se produise entre eux aussi. Mais, jusqu’au milieu du collège, aucun remous ne s’étaient produit. Hugo et Théo se chamaillaient gentiment, constamment. Cam devenait la porte-parole d'une Acacia bien trop farouche. Adrien se plaisait de discuter des étoiles avec Cam, qui lui paraissait être la plus douce, et la plus attentive.

Ils se rejoignaient souvent dans la cabane que le père de Cam, un peu garçon manqué, lui avait construit. Parfois, le père d’Adrien les emmenait en mer, sur le voilier qu'il avait dessiné et construit de ses mains caleuses. Ils prenaient le goûter ensemble, faisait des chasses au trésor, enterraient des capsules temporelles … Ils ont profité du temps de l’innocence, avant qu’on ne leur enlève, morceau par morceau. Leurs activités en plein air, pleines d'imaginations, devenaient apéritifs en soirées, messes-basses chuchotées à l'oreille, regards prolongés sur des corps qui changent, baignades à la mer accompagnées de tout un tas de nouvelles personnes qu'eux cinq.

Leurs corps, leurs pensées et leurs envies devenaient agités. Ils grandissaient tant et si rapidement qu’ils ont fini par se bousculer, se presser, se faire sortir des simples cases de marelle dessinées au sol, à la craie, qui devenaient trop étroites pour eux.

Cam a fini par couper ses cheveux très court, son regard est devenu dur, bien moins rêveur. Hugo posait de la couleur sur ses yeux, ses ongles et ses lèvres, pour se sentir mieux, comme protégée derrière un paravent factice. Acacia, plus renfermée, avait le haut des cuisses tailladées, pour supporter les insultes et les gestes violents de sa mère alcoolisée. Théo revenait les yeux et les jointures des mains pochés de violet et de rouge, parce qu’il ne pouvait pas parler autrement qu’avec ses poings pour extérioriser toute cette colère qui grossissait et s'étendait dans son ventre.

Adrien a vu tout ça. Il en a été le témoin silencieux, quand tous ces changements, physiques et d'attitudes lui glissaient dessus. Et c'est sans doute pour cette raison que, souvent, il était celui à qui ils se confiaient, un par un, à l’abri des autres. Ils étaient des gamins bancals, à qui on demandait bien trop de décisions, de certitudes, et de projets pour leur âge. Des flux réflexifs qui prenaient bien trop de place, pour des crânes encore en cours de développement.

A seize ans, Théo buvait déjà, et Hugo n’a pas été longue à le suivre. Alors, quand ils passaient des soirées tous ensemble, à la cabane, la plage ou l’entrepôt textile désaffecté ; le ton pouvait monter et les paroles leur échapper, devenir irréparables. Adrien parlait peu, n'argumentait pas, il regardait ces scènes se jouer devant ses yeux. Il se levait tout juste pour être le bouclier des uns et de autres, en pleine effervescence, pour stopper tous ces chamboulements.

Adrien qui a commencé à devenir bien plus observateur, et qui pouvait désormais voir se découper les légères nécroses qui bouffaient leur relation, entre eux. Le besoin irrépressible et désespéré d’Hugo, d'obtenir la reconnaissance de Théodore, qui lui tournait le dos, parce qu’il courait, lui-même, après Cam. Les faux semblants et les faux sourires d’Acacia, qui voulait être la médiatrice, sans pouvoir prendre de décisions fermes, parce qu’elle était déjà bien trop cassée, dans le feutré de sa maison. Parce qu'elle se sentait incapable de calmer le jeu, quand elle devait déjà le faire à chaque fois qu'elle rentrait chez elle. Elle préférait se dire que tout allait bien, que tout n'était pas sur le point de leur échapper complétement.

Adrien aurait pu prendre son rôle. Il aurait pu devenir la forte tête qui crève les abcès pour le bien-être de tous. Il aurait rêvé de dire à Hugo de regarder ailleurs, d'ouvrir les fenêtres de sa vision périphérique et en œillères. Il aurait jubilé de crier à Théo et Cam qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre, ces idiots. Et il aurait implosé intérieurement en avouant à Acacia qu'il aurait aimé passé bien plus de temps avec elle, en tête à tête, seuls, en lui tenant la main.

Mais il ne l’a pas fait.

Peut-être parce qu'il se disait que ce n'était pas son rôle, qu'il n'avait pas à interférer auprès d'eux, que tout se résoudrait de soi-même. Peut-être parce qu'il avait peur de s'impliquer. Sur le coup, ces choses, ces réalités, l’affectaient, bien-sûr, mais elles ne lui étaient pas propre. Elles n’influaient en rien sur sa vie, n’est-ce pas ? Quand il passait la porte de la maison, elle se taisaient jusqu’à ce qu’il les retrouve de nouveau, en ressortant au-dehors, en rejoignant son groupe d'amis de longue date.

En fait, Adrien n’avait pas changé. Il se sentait toujours aussi lambda. Banal. Il se disait que ça viendrait à lui, un jour, plus tard, que ce n’était pas encore le moment pour lui, que rien ne l’avait giflé assez fort au visage, pour qu’il prenne de réelles mesures de changements.

Simple spectateur, il a continué à percevoir le regard possessif que posait Théodore sur Cam, de plus en plus, et à quel point celle-ci le fuyait, par peur. Parce qu'elle l'avait vu avec trop d'alcool dans le sang, quand il devenait bruyant, révolté et en rage. Parce qu'elle avait déjà dû le raccompagner, le soutenant par le bras, jusque chez lui, et qu'il avait avoué, soufflé, qu'il crevait pour elle.

Adrien a aussi compris rapidement que sa présence mettait Acacia mal à l’aise, du moins bien plus qu'à l'accoutumé. Il a vu ses joues rosies, ses yeux bas, ses paroles qui avaient du mal à sortir de sa gorge nouée. Adrien était simplement plus doué pour cacher ses sentiments, et se voiler la face, mimer la simple amitié quand un simple regard, un simple geste de sa part le faisait frissonner.

Et Hugo … Hugo, la laissée pour compte, souffrait en silence. Elle changeait souvent de petit-ami, sautait d'une relation à l'autre pour ne jamais être seule. Elle crachait son venin sur tout et tout le monde, à qui voulait bien l'entendre, pour se sentir mieux, sans que ce soit le cas. Elle était enfermée dans un corps et une existence de mal-être constant qui la rendait bien plus sombre, froide, et cassante.

Lors de leur dernière année de lycée, Adrien n’aurait pas dû se tenir là. Mais, en poussant la porte des vestiaires, en plein entraînement de volley, il les a vu. Cam et Théodore, en train de s’embrasser. Il l’entourait de ses bras, à la taille, comme tout autour d’une chose fragile, à protéger. Et Cam, d’habitude si stoïque, semblait tout simplement, fondre, passant ses bras autour de son cou, sur la pointes des pieds pour atteindre ses lèvres. Ils s'étaient cédé.

Pris sur le fait, Adrien a dû jurer à une Cam honteuse, les pommettes rougies, et un Théodore menaçant, de ne pas en dire un mot aux autres. Tous les deux donnaient une grande importance à leur groupe. Ils ne voulaient blesser personne, mais ils ne pouvaient pour autant pas s’empêcher de s'accorder une chance, l’un à l’autre. Ils étaient si jeunes. Adrien pouvait parfaitement le comprendre. Ils savaient tous que mettre des relations amoureuses au beau milieu de leur amitié pouvait tout faire prendre feu. Et Adrien le savait parfaitement parce qu’il ne leur disait pas non plus que, de temps à autre, il prenait la main d’Acacia, et qu’ils entrelaçaient leurs doigts en un même ensemble, qu'elle posait sa tempe contre son épaule et respirait son odeur. Durant de longues et de nombreuses minutes. Ils se disaient qu’ils partageaient tout, qu’ils étaient tout pour les autres, mais l’écran de fumée derrière lequel ils se cachaient tous était si épais, qu’ils ont fini par s’y perdre, et accomplir ce qu’ils redoutaient le plus : se mentir.

C’est étrange, mais ce genre de moment reviennent clairement à Adrien. Il se rappelle les expressions, les mots, les ressentis assez clairement, alors que le temps aurait dû tout faire faner. Peut-être que tout avait trop d'importance pour lui, finalement.

Il se souvient très bien aussi de cette soirée, où Hugo s’était présentée en compagnie d’Ambrose, le regard fier, presque hautain. Ambrose et sa carrure d'athlète, parce qu'il pratiquait le volley avec Théo, seule chose qu'il n'avait pas laissé tomber, avec Cam.

De loin, Adrien l'avait trouvé chaleureux, il se mélangeait bien à la masse que leur groupe représentait, il ne se vexait pas quand les blagues se tournaient vers lui, il avait de l'auto-dérision. Mais ce sourire semblait contenir quelque chose de bien plus amer, de jaloux. Et Théodore avait l'air au courant de quelque chose puisque ses yeux se sont largement assombris, quand il l'a vu arriver, ils se sont embués, aveugles de colère. Avec le sentiment qu'il ne voulait protéger qu'Hugo, à l'instinct, cet argument était rêvé, inespéré, afin que Cam puisse fuir Théodore, et lui faire comprendre, ou bien le manipuler à comprendre, tout dépend le point de vue ; qu’ils devraient arrêter leur relation. Elle l’a achevé en lui expliquant qu’à la fin de l’année, elle partirait en Norvège, pour ses études. Alors que cela ne faisait que quelques mois, alors que personne n'était au courant, alors qu'Adrien avait très bien pu percevoir ce courant électrique qui les traversait quand ils ne faisaient que simplement se regarder.

Assommé de toute part, Théodore n’a rien trouvé d’autre pour soulager sa peine, que de se mettre à boire, en grandes quantités, comme son père. Et cogner tous ceux dont la tête ne lui revenait pas, comme son père.

Mais, là encore, Adrien ne s’est pas dit qu’il avait changé, qu'il devait intervenir, qu'il devait essayer de retenir Cam auprès de Théodore. Les autres le faisaient à sa place, alors il s’est laissé entraîner. Combien d'heures à passer Acacia à le laisser pleurer sur son épaule, pour tenter vainement de calmer son sentiment d'injustice, ses frustrations, son manque de Cam. Combien de fois Hugo s'est permise de le faire se sentir plus bas que terre, en leur expliquant qu'Ambrose était celui qu'elle attendait, alors que, sous ses chemisiers, ses jupes, se cachaient de larges bleus qu'il lui donnait, pour avoir regardé Théodore de trop, en sa présence. A aucun moment, Adrien n'est intervenu. Et ça l'enserrait à la gorge rien que de sentir son impuissance, son incapacité à l'ouvrir et remettre les choses en ordre entre eux tous.

Après le départ douloureux de Cam, ils se sont retrouvés comme des âmes en peine, à qui il manquait un membre. Cam leur écrivait, les appelait. Mais elle s'était tellement éloignée pour se protéger elle-même, qu'elle ne se rendait absolument pas compte des dégâts qu'elle avait causé dans sa fuite. Non pas qu'Adrien la blâme pour cela mais ils avaient tellement besoin d'elle. Ils avaient besoin d'elle quand Théodore se noyait dans les bouteilles et les produits. Ils avaient besoin d'elle quand, tout le monde savait qu'Ambrose pouvait être rude avec Hugo. Ils auraient aimé qu'elle soit là quand Adrien et Acacia ont emménagés ensemble.

Muet, Adrien ne la tenait pas au courant de tous ces événements, il la tenait à l'écart parce qu'il le pensait juste, sans s'impliquer. Adrien était juste lambda. Lambda dans tout ce qu’il entreprenait, et tout ce qui venait effleurer son existence.

Adrien ne se sentait pas en retard, ou laissé pour compte. Il vivait simplement, sans se poser de question, et ça été le cas, jusqu’à ce qu’il ne soit plus. Vraiment rien qui ne sorte du cadre, et Adrien a fini par se faire à l’idée que, ce cadre, ne changeait pas, il ne faisait que grandir avec lui. Il le suivrait jusqu’au bout. Alors que ses amis faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour s’en débattre et s’en défaire. Parfois, Adrien se disait que c’était peut-être la seule chose à faire, pour trouver quelque chose de plus profond, d’imperceptible, qu’il s’agissait là d’un but, d’une fin en soi. Il n'avait juste pas le courage de l'affronter. D’autres fois, quand Théodore lui tapait sur les nerfs ou qu’Hugo restait butée sur quelque chose, il leur souhaitait secrètement de ne jamais en venir à bout, de ce cadre, et de finalement accepter la fatalité. Ce qu’il n’a eu de cesse de faire en grandissant, et vieillissant.

En réalité, Adrien n’a jamais réellement trouvé quelque chose qui pouvait l'intriguer, lui plaire à l’empêcher de dormir, à le rendre dingue. La raison plus que les émotions, le tout dans le feutré, sans hausser les tons. Il attendait cependant toujours son tour. Il l'espérait un peu.

Après ses courtes études, par besoin d’argent et avec sa nouvelle indépendance, il a accepté toutes les offres professionnelles qui s’offraient à lui. Serveur, garagiste, fleuriste, pendant quelques temps aux côtés d’Acacia, réceptionniste dans un hôtel. Sans passion, il n’avait pas besoin de faire un métier qui le prenait aux tripes. Alors, quand on lui a proposé ce poste de gardien de nuit dans une galerie d’Art, il s’est juste dit qu’il pourrait profiter du silence, et d’être seul. Un environnement qui lui convenait toujours mieux, même en temps qu’adulte. Son contrat prolongé, il a donc fini par se dire que cette place lui convenait, qu'elle était ici, que c’est ce qu’il voulait et devait faire. Sans chercher plus loin.

Avec le temps, et des journées qui se ressemblent, Adrien n’attendait plus de voir, entendre ou vivre un de ces évènement qui changeraient le cour d'une vie, dont ses amis lui avaient si souvent parlé. Qu’y avait-il a changé ? Qu'y avait-il de mal à cela ? Il se sentait à l’aise, pas besoin de chercher ailleurs. Pourtant, ce qui rend ces faits uniques, c’est leur spontanéité.

Un soir de printemps, en rentrant d’une de ses gardes, il a vu que la petit lumière de la cuisine était encore allumée, en rentrant chez eux. Il était si tard. C'était étrange. Acacia l’attendait, les cheveux longs, en bataille, en cascades le long de son dos, et les yeux soulignés de fatigue. Dans sa chemise de nuit, un verre de limonade sur la table, elle lui a donné un sourire en le voyant. Le même que celui ensoleillé, quand ils sont allés à la mer, à dix-huit ans, tout juste le permis en poche. Et cette expression a rendu la scène si dramatique qu’Adrien a senti un courant d’air frais souffler sur son visage et il s’est dit « ça y est, c’est ici ». Au centre de la table, un test de grossesse positif.

Durant toute la grossesse, Adrien pouvait sentir cette chaleur grossir et grossir encore au sein de son ventre, dès qu’il posait la main ou les yeux, sur celui arrondi d’Acacia. Un petit soleil dans l'estomac qui entrerait bientôt en éruption. Son grand changement était en marche, il venait enfin de lui parvenir, même après tant de délai. Lettre prise dans la glace enfin délivrée.

Le matin, aux aurores, quand leur fils a décidé qu’il en était trop, qu’il voulait voir les choses par lui-même, et plus par l'intermédiaire des voix de ses parents ; Adrien était encore endormi. Doucement, malgré la douleur lancinante, par à-coups, Acacia l’a réveillé, l’a prévenu avec douceur. Il est alors sorti du lit en trombe, il a récupérée la valise déjà prête, tandis qu’Acacia se changeait péniblement dans la salle de bain, pliée en deux de douleur. Ils sont tous les deux montés en voiture mais Thom n’a, semble-t-il, pas pu attendre, trop pressé. Leur fils est né dans de grands cris, et dans la voiture, sur le parking même de l’hôpital. Les médecins et infirmières sont alors venus les prendre en charge, au pas de charge. Les parents tous les deux en pleurs, de bonheur. On venait de leur offrir, de leur confier, quelque chose de surréaliste. Et Adrien ne se remettra jamais.

Revenus à l’appartement, après la convalescence d'Acacia, le jeune père ne se lassait pas d’observer son fils dans son berceau. Il ne disait rien, ne le touchait pas, mais ils savaient tous les deux, qu’ils étaient en présence de l’autre, et ça suffisait à Adrien, tout comme cela semblait calmer Thom. Acacia, elle, prenait plaisir à les regarder faire. Un tableau en trois lectures. Entre sa venue au monde, et son intégration au leur, il n'y a pas eu de temps mort, de blanc. Ils se sont tous de suite tous habitués à l'autre. Comme il revenait tard du travail, Adrien s'occupait des biberons du soir, et du début de la nuit. Acacia, pouvait alors profiter de se reposer. Leur mécanique était huilée, sans faille, une partition de musique., un relai

C’est à ce moment qu’Adrien a compris qu’il était revenu au point de départ. Trois personnes dans un appartement trop petit, et duquel il leur faudrait bientôt déménager.

Personnellement, il ne connaissait que cette façon de faire. Ce schéma. Tout ce qu’il espérait, c’était être le produit de ses deux parents, parce que cela lui promettait de vivre longtemps, toujours aussi amoureux de la femme qui partageait sa vie, et au plus près de son fils, pour le voir grandir et évoluer.

En revanche, il redoutait le fait que, à son tour, Thom se pose des questions quant à sa réelle place ici, auprès d'eux, dans ce monde et pas un autre ; tout comme il l’avait fait il y a de nombreuses années. Et puis, à mesure qu'ils voyaient Thom former ses premiers mots, faire ses premier pas, Adrien s'est senti menacé. Quelques fois, sur l'instant, comme un vague sentiment, cette phrase se répétait dans sa tête : « Arrivera un moment, où nous ne pourrons plus être ensemble ». Ce n’était pas aussi terrifiant qu’une épée de Damoclès, en permanence au-dessus de sa tête. C'était, comme ça, de temps à autre, comme un coup de blues qui se fait la mal aussi rapidement qu'il est venu. Sans aucun sens, ni réel fondement. Mais il n’en a jamais oublié l'enserrement aux tripes que cela lui provoquait, la pression sur ses épaules, à lui couper le souffle.

Ils ont fini par trouvé une maison, comme leurs parents, vingt-trois ans auparavant. Plus éloignée de la ville, ils voulaient que Thom puisse se perdre dans les champs, et lire au soleil, comme ses parents aimaient tant le faire, eux aussi. L’évènement a tout de suite emballée Acacia. Pour la première fois, ils investissaient sur l'avenir, ensemble, ils faisaient leurs choix.

Elle a pu décorer et aménager à son goût, et Adrien ne se refusait pas de peindre les murs de plusieurs carrés de couleurs pour qu’elle fasse son choix. Pour autant, alors que les travaux arrivaient pratiquement à leur fin, vers le cinquième anniversaire de Thom, le sentiment s’est renforcé.

« Arrivera un jour, où nous ne pourrons plus être ensemble ».

Intimement convaincu, Adrien ne pouvait pas croire que tout devait s’arrêter. Et pour quelles raisons ? Par quelles manières ? C'était futile. La seule façon qu’il trouvait de faire taire cette phrase, était d’écouter les rires et les gazouillements de leur fils. Les chantonnements estivaux d’Acacia, qui jouait du piano sous la véranda. Ou en fixant des yeux, cette bague en argent dans son écrin de velours.

Adrien voulait à tout prix voir cette conviction disparaître, mais à l’aube des six ans de Thom, elle était là. Tous les jours. Tout le temps. Qu’il soit éveillé ou endormi. Sortant ou entrant du lit. Comme une prémonition qui lui collait à la peau, elle ne le laissait pas respirer. Sans relâche. Peut-être était-ce parce qu’il était loin de chez lui, à Berlin, en déplacement avec l’équipe de la galerie pour une exposition. Peut-être parce qu’Acacia voulait qu’il se reprenne en main, et cesse les mensonges qu’il avait pu inventer, pour couvrir un ami. Peut-être parce qu’elle leur avait imposé une pause, entre eux, le temps de son voyage d’affaires, et qu’ils verraient où cela les mènerait. Elle voulait, mais ne pouvait plus lui faire confiance, parce que l'homme, qu'elle voulait être son mari, restait incroyablement muet. Adrien terrifié, parce que prisonnier.

Résultat, il n’a pas pu avouer la vérité à Acacia, parce que Théodore l’a fait jurer, comme ce jour-là dans le vestiaire. Même pour sa compagne, Adrien était incapable de trahir les liens qui l'unissait avec son premier ami.

Il a, alors, pris un appartement, pour lui. Elle a retrouvé quelqu’un. « Arrivera un jour, où nous ne pourrons plus être ensemble. » Adrien pensait y être arrivé. Oui, ça y est, c’est fini. C'est fait. Ils se sont éloignés. Elle peut bien le laisser tranquille désormais, la conviction. Les faits sont là. Mais, impossible, la phrase continuait de l’obséder, de tourner et de se répéter dans sa tête, encore et encore. Elle l’empêchait de dormir, perturbait son attention, le mortifiait de savoir ce qui se passerait si il venait à revenir chez eux.

Jusqu’à ce message, et cet appel.

Théodore venait, enfin, de tout déballer à Acacia, de tout expliquer. De lui-même. Il a dû ressentir la détresse, la douleur qui écrasait le couple, et par sa faute. Il ne pouvait pas se le pardonner. Il était sorti de route, d'accord, mais impossible que cela soit aussi le cas pour ses amis d’enfance. L'argent manquant dans leur compte en banque était allé dans une clinique de désintoxication, parce qu'Adrien a réellement vu Théodore prêt, volontaire à passer à autre chose, cesser de se battre contre ce qui pourrait le rendre heureux.

Acacia lui a alors écrit : « rentre à la maison. j’ai quelqu’un a te présenter. » Joins aux mots, une photo d’un nouveau test de grossesse, une nouvelle fois positif. On peut dire qu’Acacia avait le sens de la surprise, et de la présentation. Adrien n’a pas hésité une seule seconde. Il a pris ses clefs de voiture, il a roulé une grande partie de la nuit, et sur une route que la neige commençait à saupoudrer. Mais sur le trajet, son téléphone le notifie d’un appel en absence et d’un message vocal. Il est de Quentin, le nouveau petit-ami d'Acacia. Adrien a serré les dents et écouté.

Il y a ces mots, très distincts, qui lui font perdre son attention, le plonge dans un mirage, un vertige.

Puis il y a cette plaque de verglas. La perte de contrôle. Le choc. Le bruit de la taule froissée. L’alarme des airbags qui se sont gonflés subitement. Les feux de détresse et la fumée noire provenant du moteur. Du sang sur la neige et des vitres brisées.

« Arrivera un jour, où nous ne pourrons plus être ensemble. »

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