11.

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─ Aline, bouge ! Tu vas être en retard.

Sortie violemment d'un sommeil profond, et de courte durée, Aline est tirée du lit par son père, le ton inquiet en ne voyant pas sa fille se lever, malgré l'heure qui avance. Il ouvre les volets, dans un claquement, laisse la lumière, du printemps qui s'en vient, entrer, à brûler les yeux d’Aline. Elle grogne. Elle a du mal à émerger, à se sortir des lourdes couettes chaudes et rassurantes. Elle n'a pas envie d'affronter l'extérieur, les autres aujourd'hui.

─ Papa ... J'irais au lycée demain, s'il-te-plais ...

La voix de sa fille est lancinante, encombrée. Il stoppe son mouvement, et vient bientôt s'asseoir à son côté, sur le lit. Il passe une main, dans ses longs cheveux sombres, doucement, comme auprès d'une chose fragile. Il voit les larges cernes qui descendent en-dessous de ses yeux, qui se creusent et se colorent. Il fronce les sourcils, soucieux de l'état d'Aline.

─ Tu ne te sens pas bien ?

─ Je suis crevée.

─ Aly ... Il te reste à peine trois mois avant la fin de cours.

─ Raison de plus.

Sa fille retrouve son éternel petit sourire en coin, joyeux, à mesure qu'elle sort de sa torpeur matinale, parce qu'elle pense réellement qu'elle va pouvoir le faire céder. Il n'en est rien.

─ Fais au moins la matinée, tu as des cours importants. Appelle-moi à midi, si tu veux que je viennes te chercher.

Un compromis. C'est toujours ce qu'elle obtient de son père, en général. Une première action un peu douloureuse, devant laquelle on rechigne, et puis, le réconfort de savoir qu'on en sera récompensé. Par un chocolat chaud, une virée au port, sur son bateau, ou un allé à la librairie. Ce matin, Théodore transige de même, et obtient de sa fille un hochement de tête, dans un sourire, ainsi qu'une douche et un petit-déjeuner avec ses parents.

La jeune femme trouve dans la cuisine, un calme qu'elle ne connaît que peu, étrange, comme avant une tempête que pourrait déchaîner, libérer, sa mère. Ce moment, juste avant. Pour autant, elle ne lit pas d'irritation sur le visage de sa mère, quand elle se sert une tasse de café. Elle n'évite pas son mari, elle entrelace même ses doigts aux siens, tandis que lui lit le journal, sur une tablette, et qu'elle corrige les épreuve d'un prochain roman, sur lequel elle travaille. Aline est en terrain inconnu. Elle n'est pas mal à l'aise, mais elle retient son souffle en attendant que tout explose. Pour ce matin, cela n'a pas lieu. Aline se presse, elle les embrasse avant de partir, son sac sur l'épaule. Elle fuit quelque peu, autant parce qu'elle en retard qu'elle redoute le moment où la sérénité ne sera plus présente. Parce qu'elle le pressent. Parce qu'elle y est tellement habituée, que le plus étrange serait que tout cela n'ait pas lieu.

Dans la rue, sur la route pour aller au lycée, Aline enfile ses écouteurs, seule, dans son monde. Elle écoute Louise Attaque, Pomme, Cocoon. Des sonorités douces et acoustiques pour essayer de la calmer, de la plonger dans une réflexion, une concentration, dont elle a besoin.

Si elle se retrouve à porter des valises sous les yeux, c'est bien parce qu'elle a discuté, via son téléphone, sur le compte Instagram de son association, avec une personne. Pour le moment, qu'elle ne le genre pas, mais qui avait besoin de poser des mots, sur des actes. Aline a rapidement compris qu'il s'agissait de traumatismes violents, liés à des agissements qui n'aurait pas dû avoir lieu. Des attouchements, des secrets, du harcèlement et des menaces. La personne avec qui elle discute est restée vague. Elle n'a pas précisé où elle se trouvait, dans quelle ville, dans quel établissement. Aline a très bien compris que ces détails importaient peu, face à l'horreur que cette personne a subi. Alors, elle lui a directement dit qu'elle le ou la croyait, que la honte devait changer de camp et que ce n'était pas aux victimes de s'arrêter de vivre pour leur agresseurs. Elle lui a conseillé des lectures, des dépliants. Elle a demandé si cette personne voulait déposer plainte, ce qui n'est pas le cas. Elle a demandé, en se sentant un peu penaude, comment cette personne allait. Ça lui a semblé stupide, mais Aline s'inquiète réellement.

Pendant des heures, jusqu'au matin, Aline a été un soutien, une épaule, une oreille. Elle a tout envoyé balader pour se consacrer à une personne en détresse, dans le besoin. Et elle a bien ressenti que cette victime, se détendait, et était capable d'en dévoiler bien plus, au fil de leurs longs messages.

Aline marche en automatique, et dépasse les grilles du lycée, sans remarquer Erik ou Thom. Son gobelet de café à la main, elle sent bientôt Erik la rattraper par le coude. Elle sursaute, sortie aussi violemment de ses pensées que de son lit. Elle retire un écouteur, et Erik semble réellement soulagé de la voir. Quand elle jette un œil par-dessus son épaule, elle remarque que Thom est à l'écart, il ne se fond pas dans leur cercle. Ses yeux sont collés au bitume de la cour, il ne les relève pas, et ses mâchoires sont serrées. Aline fronce les sourcils et questionne brusquement Erik d'un froncement de sourcils, elle le prend comme responsable, automatiquement, surtout quand il s'agit de Thom. Erik lève les mains en signe de reddition.

Ici aussi, le même genre d'ambiance étrange, similaire à celle, chez elle. Tous les trois ne se parlent pas, ou très peu, tout juste pour échanger des banalités. Ils ont tous les nerfs en pelote. Ils sont irritables. Ça arrive, parfois, sans qu’on ne comprenne pourquoi, et personne ne semble pouvoir l’éviter. C’est un de ces matins.

Aline remarque qu’ils ne se touchent pas, ne se regardent pas, ne se prennent pas par la main, et puis elle lève les yeux au tas d’autres élèves amassés près des grilles du parking. Peut-être qu'il y a le regard des gens. Peut-être qu'ils ne veulent pas être pris à parti, montrés du doigt. C'est malheureux, mais encore aujourd'hui, là, maintenant, c'est peut-être ce qui justifie cette froideur entre eux, aussi injuste soit-il.

Thom salue Aline de la main, et se dirige vers les couloirs du collège. Il ne laisse rien à Erik. Le cœur d'Aline se serre en le voyant faire. Elle prend une gorgée de café, et l'imite, pour se rendre en cours, Erik lui emboîte le pas. Aline, à la manière de Cam, a très bien su lire ce qui se passait, pour autant, elle se sent bien trop exténuée pour s'embarquer là-dedans, pour tirer les verres du nez d'Erik. Et peut-être que ce n'est pas complètement sa place non plus. Alors, elle préfère le mettre au courant de quelque chose d'autre.

─ J’ai encore regardé les photos, hier.

─ T’es toujours là-dessus ?

─ On a toujours pas trouvé ce qui est arrivé à Adrien, je te rappelle. Bref, en parlant de lui, j’ai trouvé qu’il avait des similitudes avec Thom, tu ne trouves pas ?

─ Mais on a prouvé qu’Acacia était déjà avec Quentin à ce moment-là.

─ D’accord, mais et si elle était déjà enceinte, avant Quentin ?

Erik reste interdit face à ce que sous-entend son amie. Il ne répond pas, ne relance pas, parce qu'il comprend bien que cela pourrait réduire le monde de Thom en miettes, si ce n'est à néant.

Parler de leurs recherches calme quelque peu Aline, tout comme ses inquiétudes quant aux distensions qui existent au sein de leur groupe. Mais son manque de sommeil est partout sur ses traits. Silence. Ils entrent dans la classe, et s'installe aux tables les plus éloignées du tableau. Leur prof fait son entrée, et leur rend des copies. Les résultats sont très divers, mais comme à son habitude, Erik est au-dessus de la moyenne, quand Aline y parvient tout juste. Elle n’en fait pas cas, elle passe largement au-dessus. Erik, pas plus ému que ça, se prend à la taquiner.

─ Sale nuit ?

─ C'est mon visage au naturel.

─ J'en étais sûr.

─ Ordure. Non, j'ai discuté avec une victime.

─ Oh ?

L'expression d'Erik s'assombrit quelque peu, tant le sujet le touche, lui aussi, mais l'enrage tout autant. Aline se racle la gorge, et griffonne dans son cahier, les réponses qu'attendait leur professeur pour cet examen.

─ Elle a notre âge. Ça s'est passé à une soirée et maintenant, on lui fait du chantage pour qu'elle n'en dise rien, qu'elle n'aille pas à la police.

Les yeux d'Erik s'arrondissent un peu plus à mesure qu'Aline lui donne les détails. Il serre les poings autour de son stylo, et baisse la tête pour l'imiter, et recopier en silence, pendant quelques secondes.

─ Qu'est-ce que tu penses faire ?

─ Etre un soutien pour commencer, ensuite, c'est à elle de voir ce qu'elle veut faire, et quelle que soit l'issue, je serais là.

Aline est déterminée, forte, elle ne laissera rien passer. Surtout pas quand cela concerne une des plus grandes causes de sa vie. Erik dépose les doigts contre le dessus de sa main, rien qu'un contact pour la soutenir un peu plus profondément. Il veut être présent pour elle, il le sera, autant qu'Aline compte se donner à son association, et ceux qui en dépendent.

─ Essaie de te ménager, quand même, tu peux pas supporter tout ce poids sur tes épaules.

A leur pause midi, après avoir mangé dehors, Erik et Aline fument une cigarette. Un gobelet de café vide leur sert de cendrier, et quand ils y jettent leurs cendres, elles crépitent entre eux. Aline ne pense même pas à appeler son père, parce qu'elle se sent un peu mieux, mais aussi parce qu'elle sent bien qu'Erik a besoin d'elle. Surtout quand elle voit Thom se faire la malle, en les dépassant sans s'arrêter, et qu'Erik s'extirpe brusquement de leur table de pique-nique pour le rattraper. Aline ne bouge pas d'un centimètre, ça les concerne, elle n'y a pas sa place. Elle sort son téléphone.

─ Où tu vas ?

Erik demande, sans agressivité, en coupant la route de Thom, qui se stoppe enfin. Erik porte un petit sourire, mais son interlocuteur ne le regarde pas, fermé.

─ J’ai fini.

─ Tu m’attendras ?

─ J’ai des trucs à faire.

─ Et ce soir ?

─ J’ai de la famille à la maison.

Erik tique au simple mot. Il en sait plus qu’il ne veut bien en dire. Thom se défait de la main qu’Erik a porté à son bras pour le retenir, il lui échappe complètement. Pas de doigts entrelacés, pas de baiser, pas de regard. Thom en veut à Erik, mais Aline, dans ses brumes pensives, en les observant de loin, n’arrive pas encore à mettre le doigt sur la raison de leurs interactions aussi brutes et refroidies. Erik lui expliquera peut-être. Il revient vers elle, et se rallume une cigarette, frustré.

─ Ça va sonner dans cinq minutes.

─ Je m’en cogne.

Aline roule des yeux. Ils sont vraiment impossibles quand ils décident de s’y mettre tous les deux. Elle se l'était imaginé, cette situation. Elle s'était demandé ce qui se passerait si, Erik et Thom bien plus proches, en venait à mettre leurs sentiments entre leur amitié. Et c'est le cas, désormais. Thom qui met une distance envers Erik, se retrouve à en faire de même avec elle. Aline trouve ça aussi injustice que douloureux. Elle lui envoie un message, tandis qu'Erik rumine dans sa fumée. « Est-ce que tu veux en parler ? » Mais elle n'obtient pas de réponse. Elle est déçue de Thom, qu'il la mette dans le même sac qu'Erik.

Et leur fin de journée continue sur le même mode. Erik, la mine renfrognée, sans lâcher le moindre mot, tout juste un grognement. Quand elle le quitte, au soir, elle est rassurée de savoir qu’il va taper quelques ballons au volley, ça le calmera peut-être, et il laissera enfin Thom tranquille, qui ne prend même plus la peine de répondre à ses messages ou ses nombreux appels dans le vide.

Et quand Aline rentre chez elle, l’ambiance n’est guère plus attrayante. Son père n’est pas encore rentré du bureau, et il en est de même pour sa mère. Elle soupire en jetant son sac de cours au sol, elle aurait aimé avoir une présence, quelqu'un avec qui pouvoir discuter, vider son sac.

Avec tout ça, tout ce qui se passe, comment peut-elle se détendre, et prendre la décision de se concentrer sur ses devoirs. Son téléphone vibre. Revoilà son interlocuteur nocturne, qui lui demande comment s'est passé sa journée. La jeune femme sourit quelque peu face à cette notification scintillante. Elle n'est pas si seule qu'elle ne le pensait. Mais, elle perd bien vite son expression quand, les messages affluent pour lui expliquer, qu'aujourd'hui, cette victime a eu droit à de nouvelles menaces, des insultes. Aline expire, elle sent que l'air se raréfie dans ses poumons, à mesure qu'elle lit le déroulement de sa journée. Elle s'approche de trop près, elle ne prend pas de distance ou de recul. Elle prend tout ça en plein visage, à pleine vitesse. Les mains d'Aline se mettent à trembler, face aux détails à profusion. Montée de chaleur. Les sonneries de notifications de messages continuent, jusqu’à la noyer, à lui en faire résonner le crâne. Vertiges. Bruit sourd. Aline, la vision brouillée, croit apercevoir sa mère qui rentre en trombe dans le salon, et se ruer vers elle, au sol. Et puis, le trou noir.

* * *

─ Non, je ne sais pas ... Ils parlent d’une crise d’angoisse. Erik m’a dit que personne n’était bien aujourd’hui ... Oui, d’accord ... Je te rappelle quand elle sort.

Hugo raccroche, dans un long soupir, dos aux murs des couloirs de l’hôpital. Elle a pleuré, de peur, d'angoisse. C’est Acacia qu’elle a appelé en premier. Sans s’en rendre compte, ses doigts se sont instinctivement dirigés vers ce contact, sans qu’elle le contrôle. Elle n'a pas appelé son mari tout de suite, il est passé après, parce qu'elle n'a pas encore le réflexe de pouvoir lui faire pleinement confiance. Cam a également été mise au courant, mais comme Hugo est tombé sur sa messagerie, c’est Erik qui a pu l’éclairer un peu plus.

Ils étaient tous sur les nerfs, que ce soit sa fille ou les fils de ses amies. Hugo est assaillie par la culpabilité. Elle n'a rien vu. La terreur a agit comme adrénaline. Elle a pris sa fille, dans ses bras, solidement, elle la hissé contre elle, afin de la glisser dans la voiture, et l'emmener aux urgences. Elle a roulé vite, le cœur battant. Il y a longtemps qu'elle n'avait pas ressenti tout ce stress et cette électricité dans son corps. Ça lui a rappelé le dîner, l'accident. Elle a été terrifiée, et tout s'est abattu sur elle avec violence.

Hugo se laisse glisser dans une chaise, dans la salle d’attente, face à l’accueil. Elle retire ses escarpins, qui la font souffrir. Il est déjà tard. L’hôpital n’est pas surchargé, ils ont pu prendre leur fille rapidement en charge. Elle semblait si fatiguée. Le genre d’éreintement qu’elle ne devrait clairement pas connaître à son âge. Hugo n'a pas compté combien de fois sa fille s'est excusée. La mère se prend le visage dans les paumes, inquiète et fautive. Qu’est-ce qui peut bien clocher dans les veines qu’elles partagent ?

Finalement, Théodore arrive en trombe, sa cravate défaite et Hugo se redresse tout juste, avant qu’il ne la prenne dans ses bras. Leurs corps se percutent, et elle expire largement quand elle dépose son front contre le torse de son mari. Elle a besoin de lui, elle est soulagée de le voir et le sentir ici, auprès d'elle. Il lui frotte le dos, et demande bientôt :

─ Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

─ Peut-être une crise d’angoisse. Elle a fait une chute de tension, c’est pour ça qu’elle est tombée.

Théodore serre les dents, préoccupé, et interdit. Il serre fermement son épouse contre lui. Ils soupirent, et se rassoient côte à côte. Théodore se frotte le visage, tandis qu’Hugo rassure tout le monde par messages. Elles aussi se sont créé une conversation groupée, rien que pour les elles, ces amies d'enfance.

─ C’est à cause de nous ?

Théodore demande, après un silence. Dehors, il fait nuit, les deux parents ne sont éclairés par de faibles néons, grésillant. Théodore pose la paume contre la cuisse d’Hugo, s’enfonçant dans cette chaise trop petite pour sa carrure trop large. Ses jambes s’étendent jusqu’à l’autre rangée de sièges, en face d'eux. Elle ne sait pas pourquoi, mais dans le léger brouhaha de l’hôpital, Hugo fait attention à ces détails. Peut-être pour se rassurer, peut-être pour ne pas complètement perdre la raison.

─ Erik m'a dit qu'elle avait discuté avec quelqu'un qui a besoin de l'asso, toute la nuit. Elle se met trop de pression. Je l'ai sentie ailleurs ces derniers temps, et je n'ai rien fait ...

Hugo avoue, au bord des larmes, les mêmes qui viennent plus facilement lorsque son mari est présent. La main de Théodore remonte, il la serre aux épaules, contre lui, comme pour la protéger. Il embrasse son crâne, doucement. Leurs habitudes et leurs besoins de contacts reviennent vite quand ils se trouvent dans des situations telles que celle de ce soir.

─ Elle ne nous en a pas parlé.

─ Elle a pris de toi, elle garde tout pour elle.

Hugo note, comme s’il s’agissait de quelque chose de mal. Le silence héréditaire. Théodore se frotte les yeux, en colère. Il se mord la lèvre. Le silence s'étend de nouveau entre eux. Ils ne rompent pas leur étreinte.

─ Tu vas enfin me dire ce que c’est, ce compte bancaire ?

Hugo relance, calmement, sans transition. Elle a rangé son téléphone, et relève les yeux sur les patients et les proches, réunis dans la salle d'attente des urgences.

Ce compte bancaire, elle l’a trouvé par hasard en faisant leurs propres comptes, Théodore n’avait pas fermé sa session personnelle. Elle y a vu une somme assez élevée, et des dépôts pour le moins régulier. Depuis sa découverte, son mari se refuse d’avouer la raison de la présence de ce compte, alors forcément, Hugo a commencé à croire qu’il y avait une autre femme, peut-être même un autre enfant.

Il n'y a pas d'agressivité dans le ton d'Hugo, ni de jugement. Elle le questionne sur un des éléments qu'elle a découvert sans le chercher, et qui a donné lieu à de nombreuses disputes entre eux. Elle est terrifiée d'entendre ses explications, parce que les scénarios qu'elle s'est imaginé, envoient valser leur vie complète et réduisent tout à néant. Mais, ce soir, elle a eu si peur pour leur fille, qu'elle est prête à l'entendre, à réellement l'écouter.

─ C’est pour Thom.

Théodore lâche la bombe à voix basse, abattu, le visage de nouveau masqué derrière ses mains caleuses. C'est puérile, mais c'est la seule défense qu'il a trouvé. Quel que soit son âge, où l’époque où il vit, il est bien incapable de garder les choses dans le feutré, pour lui seul. Hugo le trouvera toujours. Elle ne dit rien. Elle attend simplement qu’il lui explique avec ses propres mots.

─ Adrien m’avait avancé la cure, et je n’ai jamais eu le temps de le rembourser, alors je me suis dit que je pouvais au moins financer les études de son fils, s’il veut en faire, ou quelques loyers de son premier appart’.

Hugo hoche la tête, simplement. Elle garde le silence, le temps de bien comprendre et de saisir toutes les informations qu'il lui délivre. Elle lui donne du temps, et de l'écoute. Elle sent son rythme cardiaque faiblir et se calmer, parce qu'elle voit s'effondrer, un par un, tous les mirages catastrophe qu'elle s'était construit.

Maintenant qu'Adrien n'est plus là pour en témoigner, elle est la seule à savoir que Théo a eu besoin d’aide, pendant de nombreux mois, qu’il devait se soigner. Parce qu'il se noyait dans les bouteilles, et prenait médicaments et substances pour tenir le coup, comme faible pansements pour sa tête et son cœur brisé.

Et Hugo l’a aidé dans ce sens. Elle venait le voir à chaque fois que c’était possible, soit au minimum, une fois par semaine. Elle lui racontait ce que les autres faisaient, à l'extérieur, le nouveau boulot qu’elle avait décroché, elle lui demandait s’il avait des projets pour sa sortie, et il lui prenait la main. Et souvent, de plus en plus, il arrivait qu’ils s’embrassent, alors que cela ne s’était jamais produit auparavant. Dans le trop blanc de la clinique, tout en froissements, en chuchotis, à l'abri des regards. Ils n’en avaient pas eu le temps. Ils n’avaient jamais vraiment été seuls. Ils ne s'étaient jamais vus et reconnus aussi clairement, que dans cette chambre de soins. On leur a donné un sablier suspendu, et ils l’ont saisi. Même s’ils étaient d’abord timides, l’un envers l’autre, et que les sentiments adolescents et lancinants d’Hugo, tout comme les blessures encore ouvertes de Théodore les entravaient au départ, ils ont su se reconnaître l’un en l’autre. Ils ont été capables de se faire confiance. Ils avaient tous les deux besoin de quelqu'un sur qui compter.

Hugo ne peut retenir un sourire, rien qu'en repensant à cette époque de leur vie. Elle se tourne pour le regarder, lui faire face. Elle retire le faible paravent d'épiderme qui l'empêche d’accéder à lui. Les prunelles d'Hugo débordent d’une fierté nouvelle, d’une reconnaissance lumineuse. Le courant, obstrué entre eux, se remet à circuler, avec chaleur.

Emue, Hugo repense aux paroles d’Acacia, qui se plaignait de ne jamais avoir entendu Théodore s’excuser. Depuis plus de dix ans, c’est en réalité ce qu’il fait. Hugo l’a vu, il a de plus en plus mis de côté à mesure qu’il a retrouvé un travail stable et bien placé au sein de son agence. En réalité, Théo n’a jamais cessé de s’excuser, et tenté de se faire pardonner, de réparer ses fautes. Alors, Hugo tend la main pour caresser sa joue, où une légère barbe se répand, et elle replace quelques mèches qui lui tombent dans les yeux. Ils se penchent doucement l'un vers l'autre et échange un baiser. Ils signent un cessez-le-feu, en silence. Dans leurs dos, on les appelle. Leur fille vient de se réveiller.

Doucement, en silence, les deux parents inquiets, crispés, pénètrent dans la chambre aux couleurs pastel. Ils se placent de chaque côté du lit, saisissent chacun une main de leur enfant. Les cheveux longs, noirs et emmêlés d’Aline se répandent sur l’oreiller. Elle a pleuré, ses yeux sont rougis, et soulignés de gris. Elle les regarde tour à tour avant de lancer, pour dédramatiser :

─ Pas de quoi paniquer, je vais bien.

Ses deux parents rient doucement. Elle est si forte, si grande déjà, leur Aline. Hugo caresse ses cheveux pour y remettre de l’ordre, pour se calmer les nerfs. Quand Théodore embrasse le dos de sa main, enfin soulagé de la retrouver. La pression redescend enfin. Elle est là, éveillée, avec eux. Ils sont réunis.

─ Ils vont te garder en observation pour ce soir, on viendra te chercher demain matin, et tu retourneras au lycée quand tu te sentiras prête.

─ Quoi ? Mais et l’asso ?

Hugo coupe court à ce retour d’angoisses et d’obligations, de responsabilités. Elle étend sur Aline une large cape maternelle, profonde et résistante à toutes les attaques venues de l'extérieur.

─ Je vais m’en occuper avec Cam et Cassie. Toi, tu te reposes.

Si Aline portait haut la façade qu’elle s’est construite, à ce moment, après les mots rassurants de sa mère, et la présence protectrice de son père, son visage devient plus lisse. Elle se recouche. Elle est grande, mature, oui, mais ses parents lui ont toujours assurés qu'ils seraient présents pour elle, quoi qu'il arrive. Ce soir en témoigne.

Aline expire. Un poids semble tomber de ses épaules, et Hugo et Théo le voient très bien. Ils ont un regard complice. L’adolescente s’endormira rapidement, épuisée. Son stock de larmes enfin vide. Ils resteront encore un moment, afin d’être sûrs que tout va bien. Pour chasser les potentiels cauchemars qui pourraient l’assaillir.

Ce soir, Hugo et Théodore dormiront dans la même pièce, le même lit, et dans les bras et la chaleur l’un de l’autre.

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