15.

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La maison est si silencieuse, elle donne le tournis à Acacia, qui n'a pas quitté son lit depuis deux jours. Elle n'a pas répondu aux messages de Cam, aux appels d'Hugo, et encore moins écouté le message vocal que lui a laissé Théodore. Ses mains lui font encore mal, des croûtes profondes les creusent, et lui rappellent jusqu'où elle a été, à quelle profondeur elle s'est enterrée sans plus percevoir de lumière. Acacia ne pensait plus avoir cette colère en elle, cette rage en ébullition, brûlante, ce besoin de cogner pour se sentir mieux. Comme lorsqu'elle rentrait chez elle, le soir, après le lycée, pour trouver sa mère ronflante dans l'un des fauteuils du salon, tout un tas de cadavres de bouteilles déposées autour d'elle, à la manière d'un rituel morbide ; et qu'elle frappait ses meubles du pied, dans sa chambre, tant l'attitude désinvolte de sa propre mère pouvait la rendre dingue. Elle trouvait les jumeaux, si jeunes et pourtant sans surveillance, confinés dans leur chambre, jouant en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas la réveiller, parce qu'elle les avait déjà engueulés tant de fois, auparavant. Gabin, lui, enfonçait son casque sur les oreilles pour ne plus rien entendre d'elle, se berçant de musique, en rêvant du jour où il pourrait enfin partir de cette maison, où trop de choses avaient eu lieu, ou trop de paroles, qu'on ne rattrape pas, avaient été dites, projetées dans les airs, crachées au visage.

L'acharnement qu'elle a eu contre Quentin, lui a rappelé ses cris de frustration accumulée, étouffés dans ses oreillers, les larmes qui coulaient toutes seules tant elle était hors d'elle. Elle a aussi compris que c'est une réaction, des agissements, qu'elle n'a pas eu à la mort d'Adrien. Elle a pleuré, durant de longues heures, des jours étirés, mais elle n'a pas frappé ou insulté quelqu'un. Elle est restée là, inerte, dans le vague, anesthésiée du bruit et de tout ce qui pouvait se passer autour d'elle. Elle se faisait le reproche que tout était de sa faute, qu'elle n'aurait pas dû l'inciter à venir, à la rejoindre, qu'elle aurait dû attendre, l'attendre. Elle n'en a rien fait, et Adrien n'est jamais arrivé.

Alors, d'entendre les révélations crues et alcoolisées de Quentin, tout s'est effondré. Tout ce dont elle se retenait, tout ce qu'elle ne lui disait pas. Si sa propre culpabilité était lourde a porter, il est tellement libérateur d'avoir un objet, une personne, vers laquelle tout rediriger. Peut-être que son malaise, son mal-être, provenaient de là. Peut-être qu'inconsciemment, elle était déjà au courant et se voilait la face de façon stupide. Crédible, elle a cru qu'elle pourrait oublier, Quentin avec elle, mais l'instinct a été le plus fort, et elle n'a pu que le subir, le libérer, le relâcher dans la nature, à coups et à cris. Elle a repousser violemment cette chape d'ombres, pour pouvoir tendre le bras vers le soleil.

Quand Acacia sort enfin de son lit, une fois qu'elle a épuisé son stock de larmes, comme si elle avait fait un deuil à retardement, en décalé ; elle descend à la cuisine et y trouve son fils. Il a le regard dans le vague, une tasse de café fumant dans le creux de la paume. Acacia voit bien le cendrier, non loin de lui, et elle ne peut pas lui refuser, elle comprend, elle a fait pareil, quand elle avait son âge, et que c'est tout ce qui pouvait la soulager, était de se cacher derrière le garage, pour s'en griller une, et tenter d'oublier qu'à l'intérieur, il faudrait qu'elle porte sa mère, amorphe, jusqu'à son lit, pour recommencer le même cirque le lendemain. Décidément, son passé et son présent ne font que se mélanger, s'entremêler.

Thom ne la remarque d'abord pas, et sa gorge se serre, parce qu'est venu le temps, où elle doit affronter et expliquer les choses. Elle aussi a dû se faire à une réalité nouvelle, elle a vu disparaître des croyances, en émerger de nouvelles, de véritables faits, des certitudes, cette fois ; et elle doit autant se les approprier que son fils. Tout est nouveau, pour eux.

Elle s'installe en face de lui, et se serre également du café. Elle renifle, en serrant le cordon de son peignoir sur son pyjama, et Thom se reconnecte. Il revient ici, à eux, il la regarde, sans expression, on croirait presque qu'il ne la reconnaît pas, pâle, et de légères cernes grises sous les yeux.

─ On a des sales gueules.

Le commentaire de son fils fait faiblement rire sa mère. Il n'a pas tord. A croire qu'ils sortent d'un tsunami et que la maison est tout ce qui est resté debout. Les photos, les meubles, tout y passé. Une gorgée de café brûlante, et Acacia se racle le gorge.

─ Comment tu te sens ?

Thom demande, avec douceur, parce qu'ils sont les deux survivants d'une catastrophe qui a eu lieu il y a peu de temps, ils s'en tirent, s'en réveillent à peine, tout droit sortis du cauchemar, éberlués.

─ Pas au mieux, mais ça viendra.

Son fils hoche la tête à sa réponse, parce qu'il sait très bien que sa mère n'est pas une femme qui reste où elle est, où on la laissée. Même si cela prend du temps, et qu'elle doit mettre ses genoux, un à un, à terre, elle se relèvera. Elle est si avide de vie, et de couleurs, qu'elle est capable de tout affronter pour les voir lui revenir.

─ Je vais porter plainte contre lui.

Acacia annonce, de façon ferme. Elle a pris sa décision, elle a besoin de protection, de sûreté, pour elle, et son fils également.

─ Tu vas parlé de l'accident ?

─ C'est prescrit maintenant, même s'il y a joué son rôle. Je ne peux que demander à ce qu'il ne revienne pas.

─ Après tout ce qu'il t'as balancé, je ne pense pas qu'il le fasse.

Thom lui répond, concis, factuel, et Acacia se crispe un peu, parce qu'elle comprend que son fils a tout entendu, tout vu. Elle se mentait à elle-même. Il a entendu le naufrage, et vu le sang, qui a tâché les dalles claires de la terrasse. Acacia boit de nouveau, et allume une cigarette à son tour, elle peut bien s'accorder ça. Pendant un moment, un silence se fait, durant lequel Thom gamberge et tergiverse. Il se demande si c'est le moment, s'il a le droit, si sa mère est en état pour lui apporter des réponses. Il se lance, et ses mots se suspendent dans les airs.

─ Quand il a parlé de cette Cerise ...

Thom ne lui laisse aucun répit. Elle comprend très bien qu'il veuille en savoir plus, mais elle est encore si fatiguée par tous ces évènements. Elle se frotte le front, dans un soupir. Elle comprend son besoin d'éclairages, et Quentin en a suggéré des soupçons, il la force à les donner dans leur entièreté à son fils. Le cendrier se rempli, dans un nuage qui voltige, et Acacia déglutit, avant de se lancer. Par mécanisme, sans s'en rendre compte, elle porte la main à plat contre son ventre.

─ Quand tu avais six ans, j'avais enfin réussi à tomber enceinte, de nouveau. C'était une fille, on pensait l'appeler Cerise ... Ta petite sœur.

La voix d'Acacia se brise de nouveau, tend sa gorge s'est resserrée d'un cran. Ses yeux lui piquent, et la font souffrir, tant elle aimerait pouvoir pleurer, mais qu'elle ne peut plus. Irritée, inflammée, elle n'ose tout d'abord pas relever les yeux sur son fils, qui se relève simplement de son siège, pour occuper celui aux côtés de sa mère, et glisser, étendre un bras tout autour de ses épaules. Il lui frotte le dos, se penche pour embrasser sa tempe. Il comprend très bien les souffrances de sa mère, parce qu'elles sont aussi les siennes. Il se souvient alors, par courtes images floues, jaunies, des nombreuses semaines qu'avait passé sa mère, en haut, dans sa chambre, sous ses draps, incapable de se nourrir, d'affronter les autres et l'extérieur. Elle ne pouvait pas prendre de temps pour son fils, écrasée de chagrin, et pour ça aussi, elle s'en veut. Elle n'a pas été présente, elle n'a pas été capable de le consoler, de le soutenir. Elle a été égoïste. Et, pendant que Thom continuait de grandir, souvent seul dans le jardin, même en plein hiver, ou le nez dans des livres, il y avait désormais deux grands absents dans sa vie. Son père qui ne reviendrait pas, et sa mère qui était là sans faire acte de présence. Des disparations à peine allégées par Quentin qui avait pris ses quartiers chez eux, dans sa maison d'enfance, et qui faisait en sorte d'isoler sa mère, en chassant ses amis d'enfance. Des amis qui étaient tout aussi blessés, à qui il manquait désormais un membre, un organe vital et qui espéraient pouvoir aider Acacia. Ils voulaient la voir, lui parler, la consoler, la serrer dans leurs bras, s'allonger à côté d'elle, pleurer en commun, essayer de la faire sourire, d'adoucir le traumatisme. S'ils sonnaient chez eux, presque trois fois par semaine, les visites sont devenus rares, plus aucune sonnerie à la porte, et Acacia se remettait en s'appuyant sur cette béquille fendillée, qu'était Quentin. Une fracture mal soignée, mal réparée, infectée.

─ Tu l'as perdue en même temps que mon père ?

Thom demande, après un silence, à voix-basse, comme un chuchotement. Et, Acacia qui se cache contre le torse de son fils, hoche tout aussi faiblement la tête. Thom l'a enfin dit. Son père. Adrien. Pas un autre, pas ailleurs. C'est étrange, mais, quelque part, au fond de lui, un soulagement le traverse. Par vagues. Dans un roulis d'eau. Il frotte de nouveau le dos de sa mère, pour la consoler. Ils sont enfin débarrassés de tout ça. Ils peuvent enfin aller de l'avant, avancer désormais. Ensemble. Sans obstacle. Sur un sentier de terre creusé au fil du temps, de leurs pas.

Thom n'en veut pas à sa mère. Elle a fait au mieux, avec les moyens du bord. Des mensonges, rien que pour le protéger, le préserver. C'est plus simple à concevoir aussi, parce qu'il a vu que sa mère, elle-même, n'était pas au courant de tout, qu'on lui avait menti, à elle aussi. Qu'on lui avait laissé croire des choses, pour la manipuler, la forger, la mouler. Thom ne peut pas relativiser en se disant que "personne n'est mort", parce que c'est malheureusement le cas, mais il reste des vivants.

─ Il faut que tu leur parle.

Thom lui souffle. Elle ne peut plus se séparer de cette bande d'amis d'enfance, maintenant. Ils sont tous impliqués, tous pris dans l'ambre de leur passé, et de leurs conneries adolescentes. Acacia hoche encore une fois la tête, simplement, sans un mot. Elle a besoin de rester là, avec lui, tout autour d'elle, encore un peu. Rien qu'un pansement à taille humaine.

* * *

Aline ne trouve pas autant de douceur, et de calme, quand elle se rend à la cuisine. Elle n'était pas présente, mais la soirée écourtée de ses parents lui fait déduire le pire, le dramatique. Elle a eu beau tanner Erik par messages, pour qu'il lui raconte, lui explique, celui-ci a complètement fuit la conversation, ou ne lui a tout simplement pas répondu. Sur les dents, et inquiète, elle s'installe pour prendre son café. Sa mère ne feint même pas de lire, ce matin, elle a le regard au large, dans un espace inaccessible. Elle n'a pas de contenance, et sa fille n'ose d'abord pas la déranger. Son père, lui, a enfilé un bleu de travail, très tôt dans la matinée, pour aller calmer ses nerfs dans le garage, en bricolant. Elles l'entendent taper d'un marteau, et enfoncer des vis.

Depuis qu'ils sont rentrés, sa mère lui a, à peine, parlé. Elle ne s'est pas étendu en détails tandis que son mari était fébrile, indomptable, il devait faire quelque chose de ses mains pour calmer sa tête. Après sa première gorgée de café, Aline inspire et se lance.

─ Papa va encore se faire engueuler par le voisin, parce qu'il fait trop de bruit.

Si la jeune femme sourit à sa mère, celle-ci la voit enfin, elle remarque sa présence, et ça l'a presque fait sursauter. Elle hausse les épaules.

─ Il a besoin de ça.

─ C'est à cause de votre dîner ?

Hugo se saisit de la hanse de son café, et le termine. Elle soupire en la posant de nouveau contre la table. Aline le voit, ils ont, tous les deux les traits tirés, et leur nuit semble avoir été courte. Pendant quelques secondes, elle considère sa fille des yeux. Elle la trouve inquiète, mais à la fois tellement adulte, et capable de saisir tant de choses, même par le silence, qu'elle lui rappelle Cam au même âge. Une vision qui la fait sourire, avant qu'elle ne lui concède d'un hochement de tête. Elle peut lui faire confiance. Hugo la perçoit si grande, à son côté, qu'elle ne retient pas ses mots.

─ Quentin s'est pointé, il était ivre. Il a commencé à nous balancer tout un tas de trucs dégueulasses, surtout à Cassie.

─ Il ne voulait pas qu'ils se quittent ?

─ Au contraire, c'est parce qu'elle le virait qu'il est venu faire son show. Ça a mal tourné et elle l'a cogné.

Aline un petit sifflement, impressionné par la réaction d'Acacia, qu'elle ne voyait pas sous ce jour. Et eux non plus, sûrement.

─ Ton père ne m'avait pas tout dit, et il pense que je lui en veux.

─ C'est pour ça, le bricolage matinal.

La fille note et sa mère acquiesce. Aline, cependant, heureuse qu'on lui explique enfin les choses et qu'on les lui montre pour ce qu'elles sont, en profite pour pousser un peu plus cette lumière qui lui est faite, donnée.

─ Et tu lui en veux ?

─ Non, je comprends très bien la démarche ... J'aurais juste aimé être au courant, et que Cassie ne l'apprenne pas comme ça.

─ Ça concernait Adrien, c'est ça ?

Hugo ouvre de grands yeux face à la question d'Aline, qui connaît ce prénom, qui semble bien plus au courant qu'elle ne le paraît. Pour autant, cela ne dure pas, elle se radoucit, et la questionne du regard.

─ Tu te souviens des recherches qu'on faisait avec les garçons ? On a réussi à trouver des photos, des documents ... Bref, on en est arrivés à la conclusion que le père de Thom n'était plus là.

Soufflée par les explications de sa fille, Hugo ne moufte pas, elle ne la coupe pas, elle écoute, presque religieusement. Et, parce qu'elle les voit bien souffrir, chacun de son côté, Aline a décidé de jouer cartes sur table, de tout dévoiler. Elle tiendra les garçons au courant plus tard, ce n'est qu'un juste retour alors qu'ils la maintiennent dans l'obscurité, alors qu'ils en ont vu et entendu bien plus qu'elle. Elle cherche des réponses auprès de sa mère, même si elle garde encore beaucoup de choses pour elle. Elle ne peut pas tout décortiquer ce matin, le reste attendra. Notamment tout ce qui concerne son propre père.

─ Parfois, ta capacité de compréhension me fait peur.

Hugo note, en allant se resservir du café, et ça fait rire sa fille, dans son dos, qui s'attache les cheveux en un chignon haut. Quand elle se tourne de nouveau vers elle, Hugo porte également un petit sourire.

─ Mais tu ne te trompes pas, on ne peut rien te cacher. Adrien s'est tué dans un accident de la route, peu avant Noël, il y a dix ans.

─ Et qu'est-ce que papa savait et pas toi, ou Acacia ?

─ Il a reçu un appel, ce soir-là, un appel de Quentin qui lui soutenait qu'il était celui qu'il fallait à Cassie, et que le bébé qu'elle portait était de lui.

─ Et c'était vrai ?

─ Pas du tout. Cassie a su qu'elle était enceinte, quelques semaines après qu'Adrien soit parti à l'étranger pour le boulot.

─ Il l'a su ?

─ Oui, Cassie lui avait demandé de rentrer en express. Tu sais, à cette période, ils étaient un peu en froid, ils faisaient une pause dans leur relation.

─ Ils ne s'entendaient plus ?

─ Adrien lui cachait des choses, et elle en avait assez qu'il lui mente.

─ Ce qu'il lui cachait, c'était le compte en banque de papa, dont tu parlais, à votre dernier repas ?

─ Mais c'est pas vrai, Aly ! Depuis quand tu nous écoutes comme une espionne ?!

Aline, amusée de la réaction de sa mère, faussement offusquée, se remet à rire. Les deux femmes se regardent intensément, elles partagent quelque chose de nouveau. Hugo sent une deuxième épaule sur laquelle s'appuyer, celle de sa fille. Aline qui se doit bien de lui expliquer pourquoi elle était aussi attentive.

─ J'ai trouvé ça bizarre que tu retrouves tes amis, comme ça. Tu ne me parlais jamais vraiment d'eux, et on ne savait pas pourquoi vous étiez fâchés depuis tant d'années. Mais t'es complètement différente avec eux, ça te fait du bien, vraiment.

L'adolescente explique, avec calme, avant de terminer son exposé dans un demi sourire joueur.

─ Et puis, d'habitude, tu t'engueules plus avec papa.

Défaite, Hugo s'avoue vaincue. Elle lève les mains en signe de reddition avant de la rejoindre, de nouveau. Elle effleure sa joue de la main, et lui sourit, doucement. Leurs doigts s'entrelacent fermement.

─ Il nous est arrivé beaucoup de choses, mais on a grandi ensemble, on a toujours su que ça devait être comme ça, même maintenant.

─ Il vous manque ?

─ Tous les jours.

Et cette fois, c'est la voix de Théodore qui se joint à la conversation. Prises dans leur dialogue, sans le remarquer, il a tout entendu et suivi depuis l'entrée. Désormais, il se tient dans l'encadrement de la cuisine, et s'imprègne de ce tableau qui lui fait face. Les deux femmes de sa vie.

* * *

Erik est sorti de son sommeil par une inquiétude sévère qui le saisit à la gorge. Il a beau chercher, Thom ne se tient pas à son côté, sous les draps. Par réflexe, il le cherche, mais les derniers évènements lui reviennent en tête. Son refus de contact. Pas de gestes, pas de regard, et encore moins de réponse à ses messages. Il le fuit complètement. Erik peut comprendre, mais même un simple "ça va." lui irait. Mais rien. Erik se retrouve face à un mur de silence. En bas, la radio est allumée, et diffuse du rock des années '80. Sa mère chantonne par-dessus, et Florian la regarde faire. Une étrange légèreté, pour ceux qui ont assisté à la même scène que lui, pourtant. Cam sort des viennoiseries du four, et son compagnon la remercie d'un baiser contre sa joue. Les sourcils froncés, Erik a l'impression de nager, et s'avancer dans un monde parallèle. Il s'assoit sans les saluer, et cette réaction les intrigue.

─ Mal dormi ?

Un haussement d'épaules. Erik plonge le nez dans son bol de café. Sans en être au courant, Acacia vient d'envoyer un message à Cam, pour la remercier d'avoir pris soin d'elle, et de l'avoir empêchée de commettre un meurtre. Elle a le ton à l'humour, et c'est bon signe. Elle se remet, doucement. Il faudra encore beaucoup de temps, mais Cam et Florian sont prêt à le prendre, à lui donner. Ils seront là. Ils ne s'en faisaient pas, même si tout était très impressionnant. Elle s'est libéré. Elle a enfin fait ses comptes avec le passé, la vérité. La leur, à tous.

Cam s'installe en face de Florian, et à côté de son fils. Elle continue de battre la mesure de la chanson, des doigts, contre le bois de la table, et ça irriterait presque Erik. Et Cam le fait aussi un peu exprès pour le pousser, pour qu'il leur parle. Et ça ne tarde pas. Il tape vivement du poing sur la table, et ses parents échangent un regard amusé.

─ Bordel, pourquoi vous êtes heureux comme ça ?! Ça vous fait vibrer les bastons, ou quoi ?

─ On ne se plaint pas.

Florian lance, en inspectant ses ongles, de façon théâtrale, parce qu'il a, lui-même été l'instigateur de bastons, comme le dit son fils, étant plus jeune. Cam rit en le voyant faire, avant de poser le menton dans sa main, pour regarder son fils aux cheveux ébouriffés.

─ C'est ce qu'on attendait, Erik, que Cassie fasse enfin la paix avec elle-même.

─ En cognant Quentin ?

─ Non, c'est vrai, on ne l'avait pas imaginé comme ça.

─ Sacrée droite la Cassie.

Les deux parents rient de nouveau et Erik est complètement perdu. Il ouvre la bouche, mais rien n'en sort, décontenancé. Puis il se frotte les tempes, parce que l'absurde de ses parents commencent à lui donner la migraine.

─ On ne pensait pas que ça irait aussi loin, mais ça lui a fait du bien, c'est ce qu'il faut que tu comprennes.

─ Comprendre quoi ? Que la mère de mon copain est une ancienne boxeuse ? Super.

Cam pouffe, et Florian sourit à pleines dents. Ils saisissent quelque chose qu'Erik est incapable de voir, toujours tendu par le silence de Thom. Que se dit-il ? Comment a-t-il réagit, ce matin, en retrouvant sa mère après tant de déchaînements ? A-t-il eu peur ? L'estomac d'Erik en saut périlleux, tant il est en attente de ses nouvelles.

Au moment où ils terminent leur petit-déjeuner, ils font preuve d'une certaine langueur, personne ne veut vraiment quitter la table, ils veulent rester ensemble. En rangeant leurs bols dans le lave-vaisselle, Florian presse l'épaule de son fils, en passant, pour le soutenir, parce qu'il le voit très bien fixer son téléphone, et que celui-ci ne scintille pas pour autant. Cam ramène sa tablette pour mettre à jour les réseaux sociaux de sa boulangerie, et Florian parcourt un catalogue de nouveautés maritimes. Et l'idée vient à Erik comme ça. Dans la brume, il en sort dans un sursaut.

─ Papa ?

─ Oui, mon lapin ?

A ce surnom, Erik fusille Florian des yeux et Cam se remet à rire, de bon cœur.

─ Tu crois que le temps permet de sortir Facetious ?

L'idée émerge, et une lueur s'allume dans le regard de son père. Cam interrompt déjà ce qu'elle était en train de faire, parce qu'elle accepte, en silence.

* * *

Un branle-bas de combat et des messages envoyés rapidement. Tout le monde s'habille, on prépare des glacières de repas, les crèmes solaires, des coupe-vent, et des appareils photos. En faisant son sac, de son côté, Erik est anxieux. Il se demande si Thom sera là, quand il ne se fait pas de soucis pour Aline.

Il a reconnu un empressement auquel ses parents sont habitués, qui les fait fonctionner. Théo avait ce même genre de remarque, comme ça, sur un coup de tête, sans que cela ne soit préparé, ou qu'ils n'en aient discuté. Une virée en moto, un road-trip en voiture. Si Aline rappelle Cam à Hugo, Cam, elle, aperçoit des similitudes de Théo en son fils. Des réactions, des attitudes, des paroles qui se dégagent et se mélangent entre elles. Ils sont un seul et même arbre, des racines, qui se prolongent en tronc, en branches, puis en feuilles d'un vert éclatant.

Cam monte dans la chambre de son fils, pour venir le chercher, lui dire qu'ils partent. Elle s'approche, doucement, et s'assoit sur son lit, pour le regarder finir de se préparer. Au mur, elle aperçoit des photos de lui, avec Aline, avec Thom. Elle sourit doucement. Elle se doit de le mettre au courant, pour le rassurer.

─ Cassie n'était pas sûre de venir.

En entendant ce prénom, Erik se redresse vivement, et fixe sa mère, suspendu à ses lèvres pour en savoir plus.

─ C'est Thom qui la poussé. Il sait qu'elle a besoin de sortir, de voir du monde ... De nous voir.

─ Il sera là, alors ?

Cam lui répond d'un simple hochement de tête, toute sourire, et elle peut voir la large stature de son fils, en pleine croissance, se détendre, se calmer, s'affaisser quelque peu. La mère se redresse et traverse de nouveau la pièce, dans l'autre sens, elle frappe dans ses mains pour le motiver.

─ Départ dans cinq minutes !

Erik ferme son sac, amusé, et la poursuit dans les escaliers.

Au port, deux voitures se rejoignent. Dans la première, Hugo est au volant, et Théo ne tient pas en place, à son côté. A l'arrière, Acacia a suivi tout le trajet par la fenêtre, tandis que Thom, assis au centre, lui tenait la main pour l'encourager. Elle porte peut-être encore des traits tirés, des yeux rougis de ses pleurs, et un manque de sommeil visible, flagrant ; mais elle a aussi cette lumière, ce petit sourire en coin, cette impatience mêlée d'excitation. Aline, elle, est de l'autre côté de l'habitacle, heureuse de partager ce moment avec eux tous. Dans la seconde voiture, Cam a laissé la conduite à Florian, parce que trop impatient d'arriver, et Erik, sur la banquette arrière, n'a pas pu s'empêcher de se triturer les doigts, tout le long du trajet, parce que fébrile et empressé de retrouver Thom depuis les évènements de vendredi soir et son silence radio.

Les portières claquent, et ils se retrouvent près des pontons de la marina. Un par un, ils serrent tous Acacia dans leurs bras. Même Théodore, qui s'excuse de nouveau, auprès d'elle, tout proche de son oreille. Florian l'encourage en lui tapant dans le dos, et les femmes se retrouvent en un cercle fermé sur l'extérieur, indestructible, préparé à toute épreuve. Et ces attentions touchent et réchauffent tant Acacia qu'elle pourrait de nouveau en pleurer. Les adolescents eux, se dispersent un peu. Aline est venu embrasser rapidement la joue de Thom avant d'aller aider son père. Elle le fait aussi pour leur laisser de l'air.

Inquiet, Erik le cherche des yeux, et il trouve un Thom un peu secoué, fissuré, mais qui paraît aussi tellement grand, homme, adulte. Apaisé aussi. Et la nouveauté est tellement flagrante qu'Erik n'ose d'abord rien dire. Sa réaction fait sourire Thom, qui lui attrape bientôt la main, pour entremêler leurs doigts. D'abord, sans relever le visage, il s'excuse.

─ J'aurais dû te répondre. Je savais pas vraiment quoi dire.

─ "Laisse-moi tranquille vieux type, je suis juste en train de tout apprendre sur ma famille", quelque chose comme ça, peut-être.

Thom se met à rire, et ils se regardent enfin. Ils se rapprochent, et le léger clapotis de l'eau contre les coques des bateaux amarrés les berce. Thom retrouve enfin la chaleur réconfortante et protectrice d'Erik, dans laquelle il se fond. Celle-là même qu'ils avaient avant que tout ne vire et ne s'échoue, sur cette terrasse. Erik se penche, et dépose sa paume libre contre sa joue. Ils sont enfin en paix avec eux-mêmes, quand ils se retrouvent, quand ils sont ensemble. Erik se penche et l'embrasse d'une douceur infinie.

─ Tu te considères comme un vieux type, alors ?

Thom le taquine alors que tout le monde se met en marche, après avoir déchargé les voitures. Erik lève les yeux au ciel, et le rire de Thom n'a jamais été aussi clair et coloré.

Ils embarquent. Théodore à la barre du Mischievous, sa fille se tenant droite à son côté, et Florian aux commandes du Facetious. Deux petits voiliers similaires, construits ensemble, sur le même chantier, à la même période, et qui ont pour autant chacun leurs particularités. De la même manière que leurs capitaines. Hugo et Acacia rejoignent le premier bateau, majoritairement féminin par son équipage. Le second est investi par sa compagne, leur fils, ainsi que Thom. Tous s'installent, tandis que les deux voiliers sortent du port, lentement, à l'aide de leur petits moteurs. Une fois à bonne distance, et que la mer se creuse un peu plus, les voiles sont hissé, et la vitesse de croisière est atteinte. Il fait encore frais, mais les rayons de soleil glissent sur eux, les imprègnent. A la manière d'un convoi, Théodore suit Florian, à bonne distance, tandis qu'ils parcourent la côte. Hugo fait d'ailleurs la remarque à son mari.

─ Depuis quand tu n'es plus le bateau de tête, toi ?

Théo rit doucement, en portant les yeux au loin, sous ses lunettes de soleil et sa casquette. Hugo se rapproche, et il enlace ses hanches d'un bras. Acacia, elle, est assise sur le ponton, un plaid autour de ses épaules, accompagnée d'Aline.

─ Nos gamins sont à bord, je peux pas me permettre de faire des bêtises.

─ Ça ne te gênait pas, quand c'était que nous.

─ Vous aviez l'estomac bien accroché.

─ Cassie a vomi trois fois.

─ Je vous entend !

L'intéressée commente et ils se mettent à rire bruyamment, comme des idiots. Aline, profite de ce son résonnant, et délicieux à ses oreilles. Elle déguste les embruns, et le soleil qui les cuit. La journée est magnifique, et l'adolescente veille sur Acacia, qui a le visage de quelqu'un de libéré, la poitrine plus légère, et les yeux vers l'avenir, à l'horizon. Elle discute aussi, dans sa tête, avec Adrien. Est-ce qu'il peut la voir ? Si c'est le cas, elle espère qu'il en est heureux, rempli, rassuré. Le creux d'une vague, et de l'eau projetée sur tout le monde. Voilà la réponse, le signe qu'Acacia attendait.

Sur le voilier meneur, Thom et Erik sont planqués sous une couverture commune. Ce qui leur permet de se tenir la main, de déposer de légers baisers sur l'un et l'autre. Cam les considère avec une affection particulière, un attachement instinctif. Elle leur laisse le ponton, et rejoint son capitaine.

─ Il a eu une bonne idée.

Elle note, tandis que Florian s'occupe de certains cordages. Il lui sourit avant que son expression ne change, pour quelque chose de plus enjoué, de taquin.

─ Mais il manque quelque chose.

─ Ne me dis pas que tu veux recommencer ?

Faussement outrée, l'expression théâtrale, Cam lui cède avant de se diriger vers la cabine. Là, elle saisit une enceinte et la connecte à son téléphone. Elle remonte le tout, et le place là où tout le monde peut les entendre, et surtout, leurs poursuivants. Erik fronce les sourcils en la voyant faire, pas coutumier de leurs manies maritimes, mais surtout de leurs frasques, lorsqu'ils se retrouvent ensemble.

─ Qu'est-ce que tu fait, maman ?

─ Tu vas voir.

Bientôt, c'est le rythme entraînant et disco de "You Make Me Feel (Mighty Real)", qui se lance sur le ponton, à plein volume. Cam, en se redressant, se met à se déhancher, en faisant de grands signes, au bateau d'en face qui s'est rapproché d'eux. Ils ont eu la même idée, évidemment. Hugo lui fait face, la défiant des yeux, toute sourire. A son côté, Aline a la même expression d'imcompréhension que les deux plus jeunes, et Acacia s'est redressé pour faire front commun avec Hugo.

Quand la première chanson se termine, Hugo n'est pas en reste puisqu'elle leur lance une réponse avec "Gimme! Gimme! Gimme! (A Man After Midnight)" d'ABBA. Les cinq amis d'enfance se mettent alors à danser et tournoyer. Aline n'est pas difficile à convaincre, et saisit les mains qu'Acacia lui tend pour entrer dans leur jeu musical. Si Erik et Thom étaient d'abord sur la réserve, ils se perdent également dans leurs échangent.

Ici, sur le bateau, face au vent, avec ces chansons libératrices, ils sont tout le monde et personne à la fois. Ils recommencent tout, poursuivent le reste. Ils reprennent leur passé où ils l'ont laissé, les parents donnent des souvenirs magnifiques à leurs enfants, des rires aussi. Ils se construisent, ensemble, à quatre, à huit, un présent qui donne sur le futur, en commun, sans se lâcher, sans s'éloigner. Ils reviennent à des récurrences qu'ils connaissent bien, mais qu'ils modifient. Avec de nouveaux participants, de nouveaux regards.

Les deux voiliers s'arrêtent près d'une baie creusée dans la roche, à l'abri des regards, et du bruit. Si Théo et Hugo, les deux têtes brûlées, se jettent dans l'eau encore fraîche pour rejoindre le rivage, les autres prennent l'option de sûreté avec les petits zodiacs. Ils se rejoignent donc tous sur le sable pour le repas. Cam et Hugo sont venues préparées. Des parasols, des serviettes, et des raquettes. C'est un véritable camp de vacances qui est installé rapidement. Ils s'assoient en un rond et commence à manger, en discutant.

La journée s'étire, jusqu'à ne devenir qu'un morceau de soleil qui plonge au fond de l'eau. On se baigne, on sèche au soleil, on lit, on prend connaissance de tout ce que tout le monde à fait durant ces dernières années. Encore un peu, pour savoir et posséder tous les détails, même infimes.

Puis, ils rangent et remontent sur les bateaux, dans le calme. La traversée retour est bien plus silencieuse, tant la bonne fatigue se fait ressentir. Acacia s'est déjà assoupie, et Hugo la couvre. Une fois au port, et les voiliers amarrés, c'est une nouvelle tournée de rires, d'embrassades, et de corps qui se serrent les uns contre les autres, tout près des voitures. Les cinq amis d'enfance se réunissent en rond, par rituel, comme à chaque fois qu'ils revenaient d'une sortie en mer telle que celle-ci. Des bras autour des épaules, et leurs visages tout proche. Ils se sourient, avant de pousser un cri commun, animal, spontané.

─ LE COUR DE PEINTURE DE MADAME VILLA !

─ Qu'est-ce c'est que ça, encore ?

─ Je sais pas, mais ça fait peur.

─ Terrifiant, même.

Les trois adolescents commentent, de loin, tout sourire, rassemblés, le regard accusateur sur tous leurs parents. Mais ils les trouvent beaux, magnifiques, même, tous ensemble. Ils brûlent et brillent d'un soleil commun, qu'ils ont enflammé eux-mêmes. Puis le cercle se rompt, et ils se mélangent de nouveau. Les haillons des coffres claquent, tout le monde se dit au-revoir, encore et encore, parce qu'ils sont incapables de se séparer, en définitive. Ils ne peuvent pas vivre, pas bien respirer sans les autres. Tout le monde monte en voiture. Erik et Thom s'embrassent pour se dire de nombreuses choses, mais surtout "bonne nuit" et "à demain". Ils n'en finissent plus de sourire.

La grisaille est chassée à grands coups de rayons solaires, d'amitiés indéfectibles. Ils nagent en pleines euphorie, et auront tous du mal à trouver le sommeil, même apaisés et épuisés. Mais surtout avec une nouvelle vague, une nouvelle ère en tête. Ils remontent à la surface.

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